PREMIÈRE
SECTION
AFFAIRE VEZYRGIANNIS c. GRÈCE
(Requêtes
nos 37992/08 et 8571/09)
ARRÊT
STRASBOURG
3
juillet 2012
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches
de forme.
En l’affaire Vezyrgiannis c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première
section), siégeant en un Comité composé de :
Anatoly Kovler, président,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12
juin 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 37992/08 et 8571/09) dirigées
contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M.
Konstantinos Vezyrgiannis (« le requérant »), a saisi la Cour les 25
juillet 2008 et 19 janvier 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la
Convention »).
. Le requérant
est représenté par Me Ch. Chrysanthakis, avocat au barreau d’Athènes.
Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, Mme G. Papadaki,
assesseure auprès du Conseil juridique de l’Etat, M. I. Bakopoulos et
Mmes M. Germani et
G. Kotta, auditrices auprès du Conseil juridique de l’Etat.
. Les 5 novembre
2009 et 17 novembre 2010 respectivement, les requêtes ont été communiquées au
Gouvernement.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1939 et réside à Palaio Psychiko.
. Il est propriétaire d’un terrain situé à Athènes. En vertu de l’acte no 1695/1995
(modifié par trois actes nos 743/1997, 1555/1997, 1920/1998), rendu
par la Direction de l’urbanisme d’Athènes de l’est, le terrain voisin de celui
du requérant fut déclaré constructible.
. Le 29 janvier
1999, le requérant saisit le Conseil d’Etat d’un recours en annulation des quatre
actes précités en affirmant que la constructibilité du terrain en cause
entraînerait la dévalorisation de l’environnement local ainsi que la
dépréciation de son propre terrain.
. Le 1er
février 1999, il introduisit une demande en référé tendant à obtenir la
suspension de la construction litigieuse.
. Le 13 avril
2005, la cinquième chambre du Conseil d’Etat s’abstint de se prononcer
définitivement et renvoya l’affaire devant sa composition élargie (arrêt no
1107/2005).
. Le 28 février
2007, la formation de sept membres de la cinquième chambre du Conseil d’Etat
déclara le recours tardif quant aux trois premiers actes administratifs
attaqués. S’agissant de l’acte no 1920/1998, elle constata que celui-ci n’apportait que des modifications
insignifiantes au bâtiment avoisinant, telles que la réduction de la hauteur du
bâtiment de 70 cm, le déplacement de quelques fenêtres et le changement d’une
porte. Le Conseil d’Etat conclut que ces modifications ne pourraient en aucun
cas causer un préjudice important au requérant et, par conséquent, il n’avait
pas d’intérêt pour agir. Par la suite, le tribunal déclara le recours
irrecevable dans son ensemble (arrêt no 3828/2007).
Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le 29 janvier 2008.
. Le 21 juillet
2008, la Commission des suspensions du Conseil d’Etat rejeta la demande en
référé au motif qu’elle était dépourvue d’objet. En particulier, la Commission
considéra qu’il n’y avait plus lieu de se prononcer sur la demande de mesures
provisoires, puisque le recours du requérant avait déjà été rejeté par l’arrêt
no 3828/2007 (décision no 770/2008).
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
. Compte tenu de la similitude des requêtes
quant aux faits et à la question de fond qu’elles posent, la Cour décide de les
joindre et de les examiner conjointement dans un seul et même arrêt.
II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE
L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION AU REGARD DE LA DURÉE DES PROCÉDURES
. Le requérant
allègue que la durée de la procédure en référé et de la
procédure principale ont méconnu le principe du
« délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la
Convention. Il allègue également que la durée excessive de la procédure en
référé a porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal. L’article 6 § 1 de
la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un
délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
. En premier
lieu, le Gouvernement excipe de l’inapplicabilité de l’article 6 en ce qui
concerne la procédure en référé. En citant l’arrêt Micallef
c. Malte ([GC], no 17056/06, CEDH 2009),
le Gouvernement considère que la procédure litigieuse ne satisfait pas aux
conditions d’applicabilité de l’article 6 établies par l’arrêt précité. En
particulier, il note que la procédure
en référé n’était pas déterminante pour les droits et obligations de caractère
civil du requérant puisque son recours principal a été déclaré irrecevable
comme tardif et pour défaut d’intérêt pour agir.
. La Cour rappelle
que l’applicabilité de l’article 6 aux mesures provisoires dépend de certaines
conditions. Premièrement, le droit en jeu tant dans la procédure au principal
que dans la procédure d’injonction doit être « de caractère civil »
au sens autonome que revêt cette notion dans le cadre de l’article 6 de la
Convention. Deuxièmement, la nature, l’objet et le but de la mesure provisoire,
ainsi que ses effets sur le droit en question, doivent être examinés de près.
Chaque fois que l’on peut considérer qu’une mesure est déterminante pour le
droit ou l’obligation de caractère civil en jeu, quelle que soit la durée
pendant laquelle elle a été en vigueur, l’article 6 trouvera à s’appliquer (Micallef, précité, §§ 83-85).
. En l’espèce,
il y a lieu d’observer que l’action de requérant tendait à faire annuler les
actes administratifs déclarant constructible
le terrain voisin, ce qui entraînerait, d’après lui, la dévalorisation de l’environnement
local ainsi que la dépréciation de son propre terrain. De plus, par sa demande en référé, le requérant tendait à obtenir la suspension de la construction litigieuse.
. La Cour
rappelle que dans d’autres affaires portant sur pareils litiges (voir,
notamment Ortenberg c. Autriche, 25 novembre 1994, § 28, série A no 295‑B ; Bielec c. Pologne, no 40082/02, §
45, 27 juin 2006 et Fuchs c. Pologne, (déc) nº
33870/96, 11 décembre 2001), elle a conclu à l’applicabilité de l’article 6 à
la procédure dans le cadre de laquelle les requérants s’opposaient à la
délivrance à leur voisin d’un permis de construire, estimant
que l’issue de ladite procédure avait des répercussions sur leur droit de
propriété. Compte tenu de ces précédents, la Cour estime qu’en l’espèce, tant
la procédure en référé que la procédure principale portaient sur des droits de
« caractère civil ». Par ailleurs, la Cour considère que la procédure
en référé, visant à la suspension temporaire de la construction litigieuse,
était déterminante pour les droits de « caractère civil » du
requérant.
. Dès lors, il
y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement et de conclure que l’article 6
est applicable à la procédure litigieuse.
. En deuxième
lieu, le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours
internes car il aurait dû saisir les juridictions administratives d’une action
en indemnisation fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement
du code civil.
. La Cour
rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de constater que la voie de recours
susmentionnée ne constitue pas un recours effectif au sens de la Convention
pour ce qui est de la durée des procédures judiciaires (Tsoukalas
c. Grèce, no 12286/08, §§ 37-43, 22 juillet 2010).
La Cour n’aperçoit en l’espèce aucune raison de s’écarter de cette
jurisprudence et estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement
des voies de recours internes.
. La Cour constate que ces griefs ne
sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 (a) de la
Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il
convient donc de les déclarer recevables.
B. Sur le fond
1. Périodes à
prendre en considération
. S’agissant de
la procédure principale, la période à considérer a débuté le 29 janvier 1999 avec la saisine du Conseil d’Etat
par le requérant et s’est terminée le
29 janvier 2008, avec la mise au net de l’arrêt no 3828/2007 du
Conseil d’Etat. Elle a donc duré neuf ans pour un degré de
juridiction. En ce qui concerne la procédure en référé, la période à considérer
a débuté le 1er février
1999 avec l’introduction de la demande en référé par le requérant et s’est terminée le 21 juillet 2008, avec la décision
no 770/2008 de la Commission des suspensions du Conseil d’Etat.
Elle a donc duré neuf ans et cinq mois environ pour un
degré de juridiction.
2. Caractère
raisonnable de la durée des procédures
. La Cour
rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie
suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa
jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement des
requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour
les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France
[GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
. La Cour a
traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle
du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la
Convention (voir Frydlender précité).
. Après avoir
examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le
Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion
différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière,
la Cour estime qu’en l’espèce la durée des procédures litigieuses est excessive
et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ». Partant, il y
a eu violation de l’article 6 § 1.
25. Eu égard
au constat de violation ci-dessus, la Cour estime dès lors qu’il n’y a pas lieu
d’examiner séparément le grief du requérant concernant son droit d’accès à un
tribunal en raison de la durée excessive de la procédure en référé.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
. Invoquant l’article
6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint que le Conseil d’Etat a rejeté
son recours pour des raisons purement formalistes. Il y voit aussi une
violation de son droit d’accès à un tribunal. Invoquant enfin l’article 1 du
Protocole no 1, le requérant se plaint que la construction sur le terrain
avoisinant a dégradé l’environnement de son terrain et a porté ainsi une
atteinte à son droit au respect de ses biens.
Compte
tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, la Cour, dans la mesure où
elle est compétente pour connaître des allégations formulées, n’a relevé aucune
apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses
Protocoles.
Il
s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit
être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR
L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
. Aux termes de
l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant réclame
550 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel. Il affirme que cette
somme illustre la dépréciation de sa propriété. Le requérant réclame en outre 400 000 EUR
au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
. Le Gouvernement invite la Cour à écarter la
demande au titre du dommage matériel. Il affirme en outre qu’un constat de
violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante au titre
du dommage moral.
. La Cour rappelle qu’elle a conclu à la
violation de l’article 6 § 1 en raison du dépassement du « délai
raisonnable ». Par conséquent, elle n’aperçoit pas de lien de causalité
entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette donc cette
demande. En revanche, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 10 000
EUR au titre du préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
. Le requérant demande également 3 000 EUR
pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 1 500
EUR pour ceux devant la Cour.
. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il
souligne que le requérant ne produit pas les justificatifs nécessaires des
sommes qu’il réclame.
. La Cour rappelle que l’allocation de frais et
dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur
réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis
c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH
2000-XI). Compte tenu de l’absence de toute justificatif de la part de
requérant et de sa jurisprudence en la matière, la Cour rejette la demande
relative aux frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes et de les examiner conjointement dans un seul
arrêt ;
2. Déclare les requêtes
recevables quant aux griefs tirés de la durée excessive de la procédure
principale et de la procédure en référé et irrecevables pour le surplus ;
3. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention quant aux griefs tirés de la durée de la
procédure principale et de la procédure en référé ;
4. Dit
qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré du droit d’accès à un
tribunal en raison de la durée de la procédure en référé ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois, 10 000 EUR (dix mille
euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage
moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un
taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
6. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 3 juillet 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
André Wampach Anatoly
Kovler
Greffier adjoint Président