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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> DIMOVI v. BULGARIA - 52744/07 - HEJUD (French text) [2012] ECHR 1885 (06 November 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/1885.html
Cite as: [2012] ECHR 1885

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    QUATRIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE DIMOVI c. BULGARIE

     

    (Requête no 52744/07)

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    6 novembre 2012

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Dimovi c. Bulgarie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

              Lech Garlicki, président,
              David Thór Björgvinsson,
              Päivi Hirvelä,
              Ledi Bianku,
              Nebojša Vučinić,
              Vincent A. De Gaetano, juges,
              Pavlina Panova, juge ad hoc,
    et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 octobre 2012,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 52744/07) dirigée contre la République de Bulgarie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Konstantin Dimov et Ivan Dimov (« les requérants »), ont saisi la Cour le 4 novembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le 30 juin 2011, Mme Zdravka Kalaydjieva, juge élue au titre de Bulgarie, s’est déportée de l’examen de l’affaire (article 28 du règlement de la Cour). Le 4 avril 2012, le Président de la Section IV a désigné Mme Pavlina Panova, en qualité de juge ad hoc, pour siéger à sa place (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement de la Cour).

  3. .  Les requérants sont représentés par Me N. Runevski, avocat à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme N. Nikolova, du ministère de la Justice, avec l’assistance de Mme V. Hristova, experte.

  4. .  Les requérants allèguent en particulier que les autorités n’ont pas mené une enquête effective sur la mort de leur mère survenue à la suite d’un incendie.

  5. .  Le 19 septembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
  6. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  7. .  Les requérants sont nés respectivement en 1968 et 1971 et résident à Varna.
  8. A.  L’incident du 22 novembre 1989


  9. .  La mère des requérants, E. Dimova, travaillait au sein du conseil municipal de l’Union des syndicats de Razgrad. Le 22 novembre 1989, le bâtiment qui abritait, entre autres, les locaux de cette organisation, prit feu. Une équipe de sapeurs-pompiers secoururent E. Dimova qui se trouvait dans un état de santé grave et la conduisirent à l’hôpital. Elle y décéda le 28 novembre 1989 des suites d’une pneumonie des séquelles cérébrales provoquées par l’inhalation importante de gaz carbonique.
  10. B.  La procédure pénale concernant le décès d’E. Dimova


  11. .  Une procédure pénale dirigée contre X pour incendie causé par négligence fut ouverte le jour de l’incident, soit le 22 novembre 1989. Le 9 mai 1990, le procureur de district de Razgrad ordonna un non-lieu. Il nota en particulier que, selon un rapport de contrôle d’un inspecteur des services municipaux de protection contre les incendies datant du mois de mars 1989, l’installation électrique souffrait de plusieurs manquements aux normes de sécurité. L’inspecteur avait adressé au président du conseil municipal de l’Union des syndicats, T. T., des instructions pour mettre le système aux normes. Il avait en outre indiqué qu’il était nécessaire d’arrêter l’utilisation d’appareils électriques d’appoint car ceux-ci surchargeaient les capacités du système. Quelques jours avant l’incendie, le système de chauffage étant en panne, T. T. avait autorisé le branchement de chauffages électriques d’appoint à puissance réduite tout en appelant à la vigilance en raison du risque d’incendie.

  12. .  Selon une expertise technique établie dans le cadre de l’enquête, le jour de l’incendie le réseau électrique avait été surchargé par de nombreux chauffages électriques d’appoint. Un des fusibles avait surchauffé et sa protection avait brûlé, ce qui avait provoqué un court-circuit qui avait mis feu au tableau électrique.

  13. .  Le procureur nota en outre que l’entretien électrique du bâtiment n’avait pas été confié à un électricien professionnel et que le remplacement des fusibles était effectué par des employés non qualifiés. Il estima dès lors qu’il n’était pas garanti que les nouveaux fusibles fussent adéquats à la charge du réseau électrique. Les employés effectuant le remplacement pouvaient alors en principe voir leur responsabilité pénale engagée pour incendie causé par négligence. Il n’y avait toutefois aucun moyen de les identifier, ni de savoir à quel moment les remplacements avaient été faits.

  14. .  Le procureur considéra ensuite que les responsables de l’incendie pouvaient aussi être les personnes ayant branché des chauffages électriques d’appoint et contribué ainsi à la surcharge du système et à la survenance du court-circuit, mais là aussi, il n’était pratiquement pas possible de les identifier.

  15. .  Sur appel de l’époux d’E. Dimova, le père des requérants, l’ordonnance de non-lieu du procureur de district fut confirmée, le 11 septembre 1990, par le procureur régional. Le 29 octobre 1990, le père des requérants s’en plaignit auprès du parquet général.

  16. .  Par une ordonnance du 12 décembre 1990, le procureur général renvoya l’affaire au procureur de district et lui indiqua que des actes d’instruction supplémentaires devaient être effectués.

  17. .  De nouveaux actes d’enquête furent effectués. Par une ordonnance du 30 avril 1991, le procureur de district conclut que T. T. ne pouvait être tenu pénalement responsable de l’incident et rendit à nouveau un non-lieu. Il constata que T. T., averti du mauvais fonctionnement du réseau électrique en mars 1989, avait ordonné la réalisation d’une étude en vue d’améliorer la sécurité des locaux et que cette étude était en cours au moment de l’incendie. Il avait donc pris les mesures nécessaires, ce qui dégageait sa responsabilité. De plus, il avait été établi, lors de l’inspection des lieux après l’incident, que des appareils électriques ayant contribué à la surcharge du réseau étaient aussi branchés dans des locaux du bâtiment occupés par d’autres organisations qui ne se trouvaient pas sous la direction de T. T.

  18. .  Le 8 août 1991, le père des requérants contesta l’ordonnance du 30 avril 1991 auprès du procureur régional. Il insista sur le fait qu’il convenait de diriger la procédure pénale contre T. T. et les sapeurs-pompiers au motif que ces derniers n’avaient pas secouru E. Dimova avec diligence. Il argua qu’il n’avait pas été clairement établi que l’incendie avait été causé par un court-circuit du tableau électrique.

  19. .  Par une ordonnance du 8 novembre 1991, le procureur régional annula partiellement l’ordonnance du procureur de district. Il indiqua que T. T. devait être mis en examen et ordonna la réalisation d’actes d’enquête supplémentaires. Il confirma l’ordonnance du procureur de district dans sa partie relative à l’établissement de la cause de l’incendie.

  20. .  Le 9 janvier 1992, T. T. fut mis en examen. Par une ordonnance du 10 décembre 1992, le procureur de district considéra qu’il n’avait pas été prouvé que celui-ci n’avait pas accompli ses obligations relatives à la sécurité des locaux et mit fin à la procédure à cet égard. Il renvoya le dossier pour le reste aux services d’instruction pour poursuite pénale contre X.

  21. .  Le père des requérants contesta cette ordonnance. Le 1er mars 1993, le procureur régional l’annula au motif qu’il existait des preuves engageant la responsabilité de T. T. Il constata des lacunes dans l’instruction et ordonna la réalisation d’une expertise technique supplémentaire, ainsi que l’audition des témoins.

  22. .  A une date non précisée, T. T fut de nouveau mis en examen.

  23. .  Par une ordonnance du 28 décembre 1994, le procureur de district considéra que la responsabilité de celui-ci n’avait pas été établie. Il mit fin à la procédure dirigée contre T. T. et suspendit la procédure pénale dans sa partie dirigée contre X.

  24. .  Le 18 mai 1995, sur appel du père des requérants, le procureur régional confirma l’ordonnance du procureur de district.

  25. .  Le 4 juillet 1996, les ordonnances en date du 28 décembre 1994 et du 18 mai 1995 furent annulées par le procureur près le parquet général. Ce dernier indiqua au procureur de district d’établir un acte d’accusation contre T. T.

  26. .  Le 25 juillet 1997, constatant que l’acte d’accusation n’avait pas été établi, le procureur général ordonna au procureur régional de prendre des mesures à cet égard.

  27. .  Le 15 août 1997, le procureur de district remit au tribunal de district un acte d’accusation contre T. T. pour incendie par négligence ayant causé la mort d’E. Dimova.

  28. .  A la première audience, tenue le 2 février 1998, les requérants demandèrent d’être constitués en tant qu’accusateurs et partie civile dans la procédure pénale. A une date non précisée, leurs demandes furent accueillies.

  29. .  Dans la période du 2 février 1998 au 27 juin 2002, le tribunal de district fixa douze audiences, dont au moins sept furent ajournées en raison de l’absence de certains témoins, des experts ou de l’accusé, ainsi que du déport du juge.

  30. .  A une date non précisée en 2003, l’affaire fut renvoyée pour complément d’enquête en 2003.

  31. .  Par un jugement du 20 septembre 2006, le tribunal de district acquitta T.T. et rejeta l’action en dommages et intérêts des requérants. Le tribunal considéra, en particulier, qu’étant donné le nombre de preuves non complémentaires ou contradictoires du dossier, il n’était pas possible de conclure, au-delà de tout doute raisonnable et d’une manière convaincante, que T. T. pouvait être tenu pour pénalement responsable de l’incendie. La surcharge du système électrique aurait pu être le résultat de plusieurs facteurs - le fait que le système était très ancien, que les pièces usées avaient été remplacées par des personnes non qualifiées, qu’un nombre d’appareils d’appoint a été connecté, y compris par des personnes qui ne dépendaient pas de la direction de T. T. De plus, T. T. ne représentait qu’une seule parmi les nombreuses organisations occupant le bâtiment, alors qu’elles utilisaient toutes le même système électrique. Par conséquent, il n’était pas possible d’établir avec certitude si la responsabilité de l’incident pouvait être attribuée à T. T. ou quelle aurait été la part de ce dernier dans cette responsabilité.

  32. .  Par un jugement du 11 juin 2007, le tribunal régional (Окръжен съд) de Schumen confirma le jugement du tribunal de district au motif qu’il n’était pas établi que l’accusé était le responsable de l’acte incriminé. Les juridictions se basèrent sur les déclarations de l’accusé et des témoins, les expertises techniques, les procès-verbaux des inspections du lieu de l’incident, et des photographies.
  33. II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A.  Le code pénal de 1968


  34. .  Le code pénal, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, punissait le fait de provoquer par négligence un incendie ayant causé la mort d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans (article 331 en relation avec l’article 330).
  35. B.  La mise en œuvre de l’action publique


  36. .  D’après l’article 192 du code de procédure pénale (CPP) de 1974, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, l’action publique ne pouvait être déclenchée que par un procureur ou un magistrat instructeur, agissant à la suite d’une plainte ou de leur propre initiative. L’infraction en cause dans la présente affaire était passible de poursuites à la diligence du procureur.

  37. .  Selon l’article 237, alinéa 6, tel que libellé avant le 1er janvier 2000, la victime pouvait interjeter appel d’une décision de classement sans suite devant un procureur de rang supérieur. Les victimes ne disposaient d’aucun autre moyen de contester un refus d’engager des poursuites.
  38. C.  L’exercice de l’action civile


  39. .  La victime d’une infraction pénale a la faculté d’introduire une action en réparation du préjudice résultant d’une infraction en se constituant partie civile dans le cadre de la procédure pénale (article 60, alinéa 1, du CPP de 1974). La constitution de partie civile n’est pas recevable si les juridictions civiles ont déjà été saisies d’une telle action. Par ailleurs, l’examen de l’action civile ne doit pas avoir pour effet de retarder la procédure pénale ; dans pareil cas, la juridiction pénale peut refuser l’examen conjoint de l’action civile (article 64, alinéa 2, CPP de 1974). La juridiction pénale se prononce sur l’action civile dans son jugement. Le nouveau code de 2006 conserve ces principes.

  40. .  La victime peut aussi directement introduire sa demande en réparation devant les juridictions civiles. Dans ce cas, étant donné que les juridictions civiles sont liées par les jugements définitifs des juridictions pénales en ce qui concerne la commission des faits et la culpabilité du prévenu (article 372, alinéa 2, du CPP, article 222 du code de procédure civile de 1952[1] - CPC), la procédure est en règle générale suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure pénale (article 182, alinéa 1 (д), du CPC de 1952). Ces principes ont été conservés par l’article 229, alinéa 1, et l’article 300 du nouveau CPC.
  41. EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


  42. .  Les requérants allèguent que l’enquête sur les circonstances du décès de leur mère n’a pas été effective. Ils invoquent l’article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :
  43. « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

    A.  Sur la recevabilité


  44. .  S’appuyant sur les conclusions auxquelles est parvenue la Cour dans l’affaire Blečić c. Croatie ([GC], no 59532/00, § 63-69, CEDH 2006-III), le Gouvernement soulève une exception préliminaire tirée de l’incompatibilité ratione temporis avec la Convention du grief tiré de l’article 2. Il argue que la plupart des actes d’enquête ont été accomplis immédiatement après le décès de la victime et avant la ratification de la Convention par la Bulgarie, le 7 septembre 1992.

  45. .  Les requérants répliquent qu’une fois la Convention ratifiée par la Bulgarie, l’obligation procédurale des autorités découlant de l’article 2 s’applique à toutes les procédures pénales en cours et que les investigations menées en l’espèce ne font pas exception, d’autant plus que celles-ci ont continué environ quinze ans après la date de la ratification.

  46. .  La Cour rappelle les principes posés par son arrêt Šilih c. Slovénie selon lesquels l’obligation procédurale que recèle l’article 2 de mener une enquête effective est devenue une obligation distincte et indépendante. Bien qu’elle procède des actes concernant les aspects matériels de l’article 2, elle peut donner lieu à un constat d’ « ingérence » distincte et indépendante, au sens de l’arrêt Blečić (précité, § 88). Dans cette mesure, elle peut être considérée comme une obligation détachable résultant de l’article 2 et pouvant s’imposer à l’État, même lorsque le décès est survenu avant la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cet État (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, §§ 159-160, 9 avril 2009).

  47. .  Cependant, compte tenu du principe de sécurité juridique, la compétence temporelle de la Cour pour vérifier le respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 relativement à un décès antérieur à la date critique n’est pas sans limites (ibidem, § 161).

  48. .  Premièrement, dans le cas d’un décès survenu avant la date critique, seuls les actes et/ou omissions de nature procédurale postérieurs à cette date peuvent relever de la compétence temporelle de la Cour. Deuxièmement, pour que les obligations procédurales imposées par l’article 2 deviennent applicables, il doit exister un lien véritable entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur. Ainsi, il doit être établi qu’une part importante des mesures procédurales requises par cette disposition - comme une enquête effective sur le décès de la personne concernée - ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la date critique. La Cour n’exclut pas, toutefois, que dans certaines circonstances ce lien puisse également reposer sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective (ibidem, §§162-163).

  49. .  En l’espèce, la Cour observe que la procédure dirigée contre X pour incendie causé par négligence a été initiée rapidement après l’incident en 1989, mais a continué après le 7 septembre 1992, date de la ratification de la Convention par la Bulgarie, et n’a fait l’objet d’un jugement définitif du tribunal régional que le 11 juin 2007.

  50. .  Appliquant aux circonstances de l’espèce les principes énoncés ci-dessus, la Cour relève que, si le décès de la mère des requérants s’est produit environ trois ans avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Bulgarie, l’ensemble de la procédure devant les juridictions pénales s’est déroulé après cette date, ainsi qu’une partie importante de l’enquête préliminaire comprise entre le moment de la ratification et 1997. Il est vrai que la procédure pénale a débuté fin 1989, lorsque le parquet a ouvert une enquête pénale contre X sur les causes de l’incendie, que plusieurs actes d’enquête ont alors été effectués et que T. T. a été mis en examen le 9 janvier 1992 (paragraphes 8-17 ci-dessus). Toutefois, l’enquête a continué après 1992, c’est-à-dire après la date critique (paragraphes 17 et suivants, ci-dessus).

  51. .  La Cour observe que le grief procédural des requérants tiré de l’article 2 porte pour l’essentiel sur la procédure susmentionnée, qui a été menée après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Bulgarie, et dont l’objet était précisément d’établir les circonstances du décès ainsi que toute responsabilité éventuelle.

  52. .  A la lumière des considérations qui précèdent, la Cour juge qu’elle est compétente ratione temporis pour connaître de l’allégation de violation de l’article 2 dans son aspect procédural. Elle se bornera à rechercher si les faits survenus après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Bulgarie révèlent une violation de cette disposition.

  53. .  Il s’ensuit que l’exception préliminaire du Gouvernement doit être rejetée. Ce grief ne se heurtant par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, il convient de le déclarer recevable.
  54. B.  Sur le fond


  55. .  Les requérants estiment que l’enquête sur les circonstances du décès de leur mère n’a pas été conduite de manière effective. Ils considèrent que les autorités se sont limitées au seul chef de mort causée par négligence, ignorant ainsi l’hypothèse d’un homicide volontaire. Ils mettent en avant également que la procédure s’est prolongée de manière excessive en raison du comportement des autorités.

  56. .  Le Gouvernement soutient que l’enquête a été ouverte immédiatement après l’incident et que de nombreux actes d’enquête ont eu lieu dès son début. La conclusion des autorités selon laquelle l’accusé n’avait pas provoqué la mort de la mère des requérants par négligence était fondée sur une analyse approfondie et effective des nombreux éléments de preuve recueillis.

  57. .  La Cour réaffirme que l’article 2 implique, dans la première phrase de son premier paragraphe, l’obligation positive pour les Etats de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction. Pour la Cour, cette obligation doit être interprétée comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 71, CEDH 2004-XII, et Anna Todorova c. Bulgarie, n23302/03, § 72, 24 mai 2011). La Cour rappelle aussi que selon l’article 2 de la Convention, l’Etat a l’obligation de s’assurer qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes. Cette obligation s’applique également dans des cas où l’accident violent n’a pas impliqué les autorités de l’Etat (Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V ; Angelova et Iliev c. Bulgarie, no 55523/00, §§ 92-93, 26 juillet 2007, et Seidova et autres c. Bulgarie, no 310/04, §§ 48-49, 18 novembre 2010).

  58. .  Afin qu’une enquête menée au sujet d’un homicide puisse passer pour effective, elle doit permettre de conduire à l’identification et, éventuellement, au châtiment des responsables (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 88, CEDH 1999-III). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident (voir, par exemple Salman c. Turquie [GC], nº 21986/93, § 106, CEDH 2000-VII, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 109, CEDH 1999-IV, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000, et Güngör c. Turquie, no 28290/95, § 69, 22 mars 2005). Tout défaut de l’enquête propre à nuire à sa capacité à établir la cause du décès de la victime ou à identifier la ou les personnes responsables peut faire conclure à son ineffectivité (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 127, CEDH 2001-III (extraits). Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Il est essentiel que les investigations soient menées à bref délai lorsque survient un décès dans une situation controversée, car l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traverse la famille du défunt (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002-II, et Seidova et autres précité, § 51).

  59. .  Se tournant vers la présente espèce, la Cour constate que la mère des requérants est décédée, le 28 novembre 1989, à la suite d’une pneumonie pulmonaire et des séquelles cérébrales provoquées par l’inhalation de gaz carbonique lors d’un incendie ayant eu lieu dans son lieu de travail (paragraphe 7 ci-dessus). Une enquête avait été ouverte déjà le jour de l’incendie, soit le 22 novembre 1989 (paragraphe 8 ci-dessus). Les circonstances de l’espèce font apparaître que plusieurs actes d’enquête ont été diligentés, tels que l’audition des témoins, des expertises techniques, des inspections des lieux.

  60. .  La Cour note, pour ce qui est des critiques exprimées par les requérants au sujet du choix des pistes d’investigation à privilégier et de l’appréciation des éléments de preuve recueillis, que l’on ne saurai reprocher aux autorités d’avoir écarté, au vu des résultats de leurs investigations, l’hypothèse d’un homicide volontaire. Dès lors, ces points de désaccord entre les requérants et les autorités d’investigation ne sauraient suffire en soi pour démontrer l’existence de lacunes dans l’enquête ou de défauts entravant la capacité à établir les circonstances du décès de la mère des requérants (Al Fayed c. France (déc.), no 38501/02, 27 septembre 2007).

  61. .  En revanche, la Cour relève que ce n’est qu’après plus de dix-sept ans après le décès de la mère des intéressés que la procédure pénale s’est terminée, soit environ quinze ans après la ratification de la Convention par la Bulgarie. Cette durée globale excessive de la procédure jette un doute sérieux sur l’efficacité de l’enquête (voir Anna Todorova, précité, §§ 76 et 79, où la Cour a jugé que la durée de plus de dix ans d’une procédure pénale sur un décès causé lors d’un accident de voiture était excessive). La Cour relève en particulier que l’affaire a été renvoyée à plusieurs reprises entre les procureurs pour n’être finalement transmise devant les tribunaux qu’au bout d’environ sept ans d’instruction préliminaire. Puis, il a fallu encore environ dix ans auxdits tribunaux statuant à deux degrés de juridiction pour prononcer un jugement définitif. La Cour ne décèle pas d’éléments permettant de constater que les requérants aient pu contribuer par leur comportement à la durée de la procédure.

  62. .  Ces considérations suffisent à la Cour pour conclure que l’Etat défendeur n’a pas rempli l’obligation de mener une enquête effective qui lui incombe en vertu de l’article 2 de la Convention.

  63. .  Il y a eu donc violation cette disposition.
  64. II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION


  65. .  Les requérants se plaignent aussi de la durée de la procédure pénale examinée en l’espèce, dans laquelle ils se sont constitués partie civile. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention dont les parties pertinentes sont libellées comme suit :
  66. « 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...). »


  67. .  Le Gouvernement conteste cette thèse.

  68. .  Eu égard au constat relatif à l’article 2 (paragraphe 54 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, entre autres, Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 121, 27 juin 2006, Šilih, précité, § 261, et Anna Todorova, précité, § 87).
  69. III.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES


  70. .  Les requérants contestent, enfin, au regard de l’article 6, la qualification de l’infraction litigieuse par le parquet, ce qui aurait conduit à l’acquittement de l’accusé et à l’impossibilité d’obtenir des dommages et intérêts. Ils précisent qu’ils ne pouvaient demander la modification de cette qualification.

  71. .  En ce qui concerne cette partie de la requête, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
  72. IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    60.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  73. .  Les requérants réclament 150 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

  74. .  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

  75. .  La Cour observe que l’Etat défendeur n’est pas responsable du décès de la mère des requérants. Toutefois, il n’a pas fourni une réponse prompte quant aux circonstances de l’incendie ayant provoqué la mort de celle-ci. La Cour estime que les intéressés ont dû éprouver une frustration à cet égard. Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer 6 000 EUR à chaque requérant, au titre du préjudice moral.
  76. B.  Frais et dépens


  77. .  Les requérants demandent également 3 308 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Ils présentent à cet égard un décompte d’honoraires d’avocat pour 40 heures de travail rémunérées à 80 EUR l’heure, soit un total de 3 200 EUR. Ils demandent également, justificatifs à l’appui, le remboursement des frais de traduction à hauteur de 80 EUR et des frais de courrier pour un montant d’approximativement 28 EUR (54,30 levs bulgares (BGN).

  78. .  Le Gouvernement juge ces prétentions excessives.

  79. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession, des critères susmentionnés et de la complexité de l’affaire, la Cour estime raisonnable un montant forfaitaire de 1 500 EUR et l’accorde aux requérants.
  80. C.  Intérêts moratoires


  81. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  82. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation procédurale de l’article 2 de la Convention.

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention concernant la durée de la procédure pénale dans laquelle les requérants se sont constitués partie civile ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares (BGN) au taux applicable à la date du règlement :

    i)  6 000 EUR (six mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

         Fatoş Aracı                                                                         Lech Garlicki
    Greffière adjointe                                                                       Président

     



    [1].  Abrogé depuis l’entrée en vigueur d’un nouveau code le 1er mars 2008.

     


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