QUATRIÈME
SECTION
AFFAIRE DIMOVI c. BULGARIE
(Requête
no 52744/07)
ARRÊT
STRASBOURG
6
novembre 2012
Cet arrêt
deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2
de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dimovi c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième
section), siégeant en une chambre composée de :
Lech Garlicki, président,
David Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
Ledi Bianku,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano, juges,
Pavlina Panova, juge ad hoc,
et de Fatoş Aracı, greffière
adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16
octobre 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 52744/07) dirigée contre la
République de Bulgarie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Konstantin Dimov
et Ivan Dimov (« les requérants »), ont saisi la Cour le 4 novembre
2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales (« la Convention »).
. Le 30 juin
2011, Mme Zdravka Kalaydjieva, juge élue au titre de Bulgarie, s’est
déportée de l’examen de l’affaire (article 28 du règlement de la Cour). Le 4
avril 2012, le Président de la Section IV a désigné Mme Pavlina
Panova, en qualité de juge ad hoc, pour siéger à sa place (articles 26 §
4 de la Convention et 29 § 1 du règlement de la Cour).
. Les requérants
sont représentés par Me N. Runevski, avocat à Sofia. Le gouvernement
bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme
N. Nikolova, du ministère de la Justice, avec l’assistance de Mme V.
Hristova, experte.
. Les requérants
allèguent en particulier que les autorités n’ont pas mené une enquête effective
sur la mort de leur mère survenue à la suite d’un incendie.
. Le 19 septembre 2011, la requête a été communiquée au
Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre
été décidé que la
chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Les requérants
sont nés respectivement en 1968 et 1971 et résident à Varna.
A. L’incident du 22 novembre 1989
. La mère des
requérants, E. Dimova, travaillait au sein du conseil municipal de l’Union des
syndicats de Razgrad. Le 22 novembre 1989, le bâtiment qui abritait, entre
autres, les locaux de cette organisation, prit feu. Une équipe de
sapeurs-pompiers secoururent E. Dimova qui se trouvait dans un état de santé
grave et la conduisirent à l’hôpital. Elle y décéda le 28 novembre 1989
des suites d’une pneumonie des séquelles cérébrales provoquées par l’inhalation
importante de gaz carbonique.
B. La procédure pénale concernant le
décès d’E. Dimova
. Une procédure
pénale dirigée contre X pour incendie causé par négligence fut ouverte le jour
de l’incident, soit le 22 novembre 1989. Le 9 mai 1990, le procureur de
district de Razgrad ordonna un non-lieu. Il nota en particulier que, selon un
rapport de contrôle d’un inspecteur des services municipaux de protection
contre les incendies datant du mois de mars 1989, l’installation électrique
souffrait de plusieurs manquements aux normes de sécurité. L’inspecteur avait
adressé au président du conseil municipal de l’Union des syndicats, T. T., des
instructions pour mettre le système aux normes. Il avait en outre indiqué qu’il
était nécessaire d’arrêter l’utilisation d’appareils électriques d’appoint car
ceux-ci surchargeaient les capacités du système. Quelques jours avant l’incendie,
le système de chauffage étant en panne, T. T. avait autorisé le branchement de
chauffages électriques d’appoint à puissance réduite tout en appelant à la
vigilance en raison du risque d’incendie.
. Selon une
expertise technique établie dans le cadre de l’enquête, le jour de l’incendie
le réseau électrique avait été surchargé par de nombreux chauffages électriques
d’appoint. Un des fusibles avait surchauffé et sa protection avait brûlé, ce
qui avait provoqué un court-circuit qui avait mis feu au tableau électrique.
. Le procureur
nota en outre que l’entretien électrique du bâtiment n’avait pas été confié à
un électricien professionnel et que le remplacement des fusibles était effectué
par des employés non qualifiés. Il estima dès lors qu’il n’était pas garanti
que les nouveaux fusibles fussent adéquats à la charge du réseau électrique.
Les employés effectuant le remplacement pouvaient alors en principe voir leur
responsabilité pénale engagée pour incendie causé par négligence. Il n’y avait
toutefois aucun moyen de les identifier, ni de savoir à quel moment les
remplacements avaient été faits.
. Le procureur
considéra ensuite que les responsables de l’incendie pouvaient aussi être les
personnes ayant branché des chauffages électriques d’appoint et contribué ainsi
à la surcharge du système et à la survenance du court-circuit, mais là aussi,
il n’était pratiquement pas possible de les identifier.
. Sur appel de
l’époux d’E. Dimova, le père des requérants, l’ordonnance de non-lieu du
procureur de district fut confirmée, le 11 septembre 1990, par le
procureur régional. Le 29 octobre 1990, le père des requérants s’en plaignit
auprès du parquet général.
. Par une
ordonnance du 12 décembre 1990, le procureur général renvoya l’affaire au
procureur de district et lui indiqua que des actes d’instruction
supplémentaires devaient être effectués.
. De nouveaux
actes d’enquête furent effectués. Par une ordonnance du 30 avril 1991, le
procureur de district conclut que T. T. ne pouvait être tenu pénalement
responsable de l’incident et rendit à nouveau un non-lieu. Il constata que T.
T., averti du mauvais fonctionnement du réseau électrique en mars 1989, avait
ordonné la réalisation d’une étude en vue d’améliorer la sécurité des locaux et
que cette étude était en cours au moment de l’incendie. Il avait donc pris les mesures
nécessaires, ce qui dégageait sa responsabilité. De plus, il avait été établi,
lors de l’inspection des lieux après l’incident, que des appareils électriques
ayant contribué à la surcharge du réseau étaient aussi branchés dans des locaux
du bâtiment occupés par d’autres organisations qui ne se trouvaient pas sous la
direction de T. T.
. Le 8 août
1991, le père des requérants contesta l’ordonnance du 30 avril 1991 auprès
du procureur régional. Il insista sur le fait qu’il convenait de diriger la
procédure pénale contre T. T. et les sapeurs-pompiers au motif que ces
derniers n’avaient pas secouru E. Dimova avec diligence. Il argua qu’il n’avait
pas été clairement établi que l’incendie avait été causé par un court-circuit
du tableau électrique.
. Par une
ordonnance du 8 novembre 1991, le procureur régional annula partiellement l’ordonnance
du procureur de district. Il indiqua que T. T. devait être mis en examen
et ordonna la réalisation d’actes d’enquête supplémentaires. Il confirma l’ordonnance
du procureur de district dans sa partie relative à l’établissement de la cause
de l’incendie.
. Le 9 janvier
1992, T. T. fut mis en examen. Par une ordonnance du 10 décembre 1992, le
procureur de district considéra qu’il n’avait pas été prouvé que celui-ci n’avait
pas accompli ses obligations relatives à la sécurité des locaux et mit fin à la
procédure à cet égard. Il renvoya le dossier pour le reste aux services d’instruction
pour poursuite pénale contre X.
. Le père des
requérants contesta cette ordonnance. Le 1er mars 1993, le procureur
régional l’annula au motif qu’il existait des preuves engageant la
responsabilité de T. T. Il constata des lacunes dans l’instruction et ordonna
la réalisation d’une expertise technique supplémentaire, ainsi que l’audition
des témoins.
. A une date
non précisée, T. T fut de nouveau mis en examen.
. Par une
ordonnance du 28 décembre 1994, le procureur de district considéra que la
responsabilité de celui-ci n’avait pas été établie. Il mit fin à la procédure
dirigée contre T. T. et suspendit la procédure pénale dans sa partie dirigée
contre X.
. Le 18 mai 1995,
sur appel du père des requérants, le procureur régional confirma l’ordonnance
du procureur de district.
. Le 4 juillet
1996, les ordonnances en date du 28 décembre 1994 et du 18 mai 1995 furent
annulées par le procureur près le parquet général. Ce dernier indiqua au
procureur de district d’établir un acte d’accusation contre T. T.
. Le 25 juillet
1997, constatant que l’acte d’accusation n’avait pas été établi, le procureur
général ordonna au procureur régional de prendre des mesures à cet égard.
. Le 15 août
1997, le procureur de district remit au tribunal de district un acte d’accusation
contre T. T. pour incendie par négligence ayant causé la mort d’E. Dimova.
. A la première
audience, tenue le 2 février 1998, les requérants demandèrent d’être constitués
en tant qu’accusateurs et partie civile dans la procédure pénale. A une date
non précisée, leurs demandes furent accueillies.
. Dans la
période du 2 février 1998 au 27 juin 2002, le tribunal de district fixa douze
audiences, dont au moins sept furent ajournées en raison de l’absence de certains
témoins, des experts ou de l’accusé, ainsi que du déport du juge.
. A une date
non précisée en 2003, l’affaire fut renvoyée pour complément d’enquête en 2003.
. Par un
jugement du 20 septembre 2006, le tribunal de district acquitta T.T. et rejeta
l’action en dommages et intérêts des requérants. Le tribunal considéra, en
particulier, qu’étant donné le nombre de preuves non complémentaires ou
contradictoires du dossier, il n’était pas possible de conclure, au-delà de
tout doute raisonnable et d’une manière convaincante, que T. T. pouvait être
tenu pour pénalement responsable de l’incendie. La surcharge du système
électrique aurait pu être le résultat de plusieurs facteurs - le fait que le
système était très ancien, que les pièces usées avaient été remplacées par des
personnes non qualifiées, qu’un nombre d’appareils d’appoint a été connecté, y
compris par des personnes qui ne dépendaient pas de la direction de T. T. De
plus, T. T. ne représentait qu’une seule parmi les nombreuses organisations
occupant le bâtiment, alors qu’elles utilisaient toutes le même système
électrique. Par conséquent, il n’était pas possible d’établir avec certitude si
la responsabilité de l’incident pouvait être attribuée à T. T. ou quelle aurait
été la part de ce dernier dans cette responsabilité.
. Par un
jugement du 11 juin 2007, le tribunal régional (Окръжен
съд) de Schumen confirma le jugement du
tribunal de district au motif qu’il n’était pas établi que l’accusé était le
responsable de l’acte incriminé. Les juridictions se basèrent sur les
déclarations de l’accusé et des témoins, les expertises techniques, les procès-verbaux
des inspections du lieu de l’incident, et des photographies.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
A. Le code pénal de 1968
. Le code
pénal, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, punissait le fait de provoquer
par négligence un incendie ayant causé la mort d’une peine d’emprisonnement pouvant
aller jusqu’à cinq ans (article 331 en relation avec l’article 330).
B. La mise en œuvre de l’action publique
. D’après l’article
192 du code de procédure pénale (CPP) de 1974, tel qu’en vigueur à l’époque des
faits, l’action publique ne pouvait être déclenchée que par un procureur ou un
magistrat instructeur, agissant à la suite d’une plainte ou de leur propre
initiative. L’infraction en cause dans la présente affaire était passible de
poursuites à la diligence du procureur.
. Selon l’article
237, alinéa 6, tel que libellé avant le 1er janvier 2000, la victime
pouvait interjeter appel d’une décision de classement sans suite devant un
procureur de rang supérieur. Les victimes ne disposaient d’aucun autre moyen de
contester un refus d’engager des poursuites.
C. L’exercice de l’action civile
. La victime d’une
infraction pénale a la faculté d’introduire une action en réparation du
préjudice résultant d’une infraction en se constituant partie civile dans le
cadre de la procédure pénale (article 60, alinéa 1, du CPP de 1974). La
constitution de partie civile n’est pas recevable si les juridictions civiles
ont déjà été saisies d’une telle action. Par ailleurs, l’examen de l’action
civile ne doit pas avoir pour effet de retarder la procédure pénale ; dans
pareil cas, la juridiction pénale peut refuser l’examen conjoint de l’action
civile (article 64, alinéa 2, CPP de 1974). La juridiction pénale se prononce sur l’action civile dans son
jugement. Le nouveau code de 2006 conserve ces principes.
. La victime
peut aussi directement introduire sa demande en réparation devant les
juridictions civiles. Dans ce cas, étant donné que les juridictions civiles sont liées par les jugements
définitifs des juridictions pénales en ce qui concerne la commission des faits
et la culpabilité du prévenu (article 372, alinéa 2, du CPP, article 222 du code de procédure civile de 1952 - CPC), la procédure est en règle
générale suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure pénale (article
182, alinéa 1 (д), du CPC de
1952). Ces principes ont été conservés par l’article 229, alinéa 1, et l’article
300 du nouveau CPC.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
2 DE LA CONVENTION
. Les
requérants allèguent que l’enquête sur les circonstances du décès de leur mère
n’a pas été effective. Ils invoquent l’article 2 de la Convention, qui est
ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à
la vie est protégé par la loi. (...) »
A. Sur la recevabilité
. S’appuyant
sur les conclusions auxquelles est parvenue la Cour dans l’affaire Blečić c. Croatie ([GC], no
59532/00, § 63-69, CEDH 2006-III), le Gouvernement soulève une exception préliminaire tirée de l’incompatibilité
ratione temporis avec la Convention du grief tiré de l’article 2. Il
argue que la plupart des actes d’enquête ont été accomplis immédiatement après
le décès de la victime et avant la ratification de la Convention par la
Bulgarie, le 7 septembre 1992.
. Les
requérants répliquent qu’une fois la Convention ratifiée par la Bulgarie, l’obligation
procédurale des autorités découlant de l’article 2 s’applique à toutes les
procédures pénales en cours et que les investigations menées en l’espèce ne
font pas exception, d’autant plus que celles-ci ont continué environ quinze ans
après la date de la ratification.
. La Cour
rappelle les principes posés par son arrêt Šilih c.
Slovénie selon
lesquels l’obligation procédurale que recèle l’article
2 de mener une enquête effective est devenue une obligation distincte et
indépendante. Bien qu’elle procède des actes concernant les aspects matériels
de l’article 2, elle peut donner lieu à un constat d’ « ingérence »
distincte et indépendante, au sens de l’arrêt Blečić
(précité, § 88). Dans cette mesure, elle peut être considérée comme une
obligation détachable résultant de l’article 2 et pouvant s’imposer à l’État,
même lorsque le décès est survenu avant la date d’entrée en vigueur de la
Convention à l’égard de cet État (Šilih c. Slovénie
[GC], no 71463/01, §§ 159-160, 9 avril 2009).
. Cependant,
compte tenu du principe de sécurité juridique, la compétence temporelle de la
Cour pour vérifier le respect de l’obligation procédurale découlant de l’article
2 relativement à un décès antérieur à la date critique n’est pas sans limites (ibidem,
§ 161).
. Premièrement,
dans le cas d’un décès survenu avant la date critique, seuls les actes et/ou
omissions de nature procédurale postérieurs à cette date peuvent relever de la
compétence temporelle de la Cour. Deuxièmement, pour que les obligations
procédurales imposées par l’article 2 deviennent applicables, il doit exister
un lien véritable entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard
de l’État défendeur. Ainsi, il doit être établi qu’une part importante des
mesures procédurales requises par cette disposition - comme une enquête
effective sur le décès de la personne concernée - ont été ou auraient dû être
mises en œuvre après la date critique. La Cour n’exclut pas, toutefois, que
dans certaines circonstances ce lien puisse également reposer sur la nécessité
de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la
sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective (ibidem,
§§162-163).
. En l’espèce,
la Cour observe que la procédure dirigée contre X pour
incendie causé par négligence a été initiée rapidement après l’incident en 1989,
mais a continué après le 7 septembre 1992, date de la ratification de la
Convention par la Bulgarie, et n’a fait l’objet d’un jugement définitif du
tribunal régional que le 11 juin 2007.
. Appliquant
aux circonstances de l’espèce les principes énoncés ci-dessus, la Cour
relève que, si le décès de la mère des requérants s’est produit environ trois
ans avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Bulgarie, l’ensemble
de la procédure devant les juridictions pénales s’est déroulé après cette date,
ainsi qu’une partie importante de l’enquête préliminaire comprise entre le
moment de la ratification et 1997. Il est vrai que la procédure pénale a débuté
fin 1989, lorsque le parquet a ouvert une enquête pénale contre X sur les
causes de l’incendie, que plusieurs actes d’enquête ont alors été effectués et
que T. T. a été mis en examen le 9 janvier 1992 (paragraphes 8-17 ci-dessus).
Toutefois, l’enquête a continué après 1992, c’est-à-dire après la date critique
(paragraphes 17 et suivants, ci-dessus).
. La Cour
observe que le grief procédural des requérants tiré de l’article 2 porte pour l’essentiel
sur la procédure susmentionnée, qui a été menée après l’entrée en vigueur de la
Convention à l’égard de la Bulgarie, et dont l’objet était précisément d’établir
les circonstances du décès ainsi que toute responsabilité éventuelle.
. A la lumière
des considérations qui précèdent, la Cour juge qu’elle est compétente ratione
temporis pour connaître de l’allégation de violation de l’article 2 dans
son aspect procédural. Elle se bornera à rechercher si les faits survenus après
l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Bulgarie révèlent une
violation de cette disposition.
. Il s’ensuit
que l’exception préliminaire du Gouvernement doit être rejetée. Ce grief ne se
heurtant par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, il convient de le
déclarer recevable.
B. Sur le fond
. Les
requérants estiment que l’enquête sur les circonstances du décès de leur mère n’a
pas été conduite de manière effective. Ils considèrent que les autorités se
sont limitées au seul chef de mort causée par négligence, ignorant
ainsi l’hypothèse d’un homicide volontaire. Ils mettent en
avant également que la procédure s’est prolongée de manière excessive en raison
du comportement des autorités.
. Le
Gouvernement soutient que l’enquête a été ouverte immédiatement après l’incident
et que de nombreux actes d’enquête ont eu lieu dès son début. La conclusion des
autorités selon laquelle l’accusé n’avait pas provoqué la mort de la mère des
requérants par négligence était fondée sur une analyse approfondie et effective
des nombreux éléments de preuve recueillis.
. La Cour
réaffirme que l’article 2 implique, dans la première phrase de son premier
paragraphe, l’obligation positive pour les Etats de prendre toutes les mesures
nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur
juridiction. Pour la Cour, cette obligation doit être interprétée comme valant
dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu
le droit à la vie (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 71, CEDH 2004-XII,
et Anna Todorova c.
Bulgarie, no 23302/03, § 72, 24 mai 2011). La Cour rappelle aussi que selon l’article 2 de la Convention, l’Etat a
l’obligation de s’assurer qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il
y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement
mortelles dans des circonstances suspectes. Cette obligation s’applique
également dans des cas où l’accident violent n’a pas impliqué les autorités de
l’Etat (Menson c. Royaume-Uni (déc.),
no 47916/99, CEDH 2003-V ; Angelova et Iliev c.
Bulgarie, no 55523/00, §§ 92-93, 26 juillet 2007, et Seidova
et autres c. Bulgarie, no 310/04, §§ 48-49, 18 novembre 2010).
. Afin qu’une
enquête menée au sujet d’un homicide puisse passer pour effective, elle doit
permettre de conduire à l’identification et, éventuellement, au châtiment des
responsables (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 88, CEDH 1999-III). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les
autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement
accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident
(voir, par exemple Salman c. Turquie [GC], nº 21986/93, § 106, CEDH
2000-VII, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94,
§ 109, CEDH 1999-IV, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre
2000, et Güngör c. Turquie, no
28290/95, § 69, 22 mars 2005). Tout défaut de l’enquête
propre à nuire à sa capacité à établir la cause du décès de la victime ou à
identifier la ou les personnes responsables peut faire conclure à son
ineffectivité (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 127, CEDH 2001-III (extraits). Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans
ce contexte. Il est essentiel que les investigations soient menées à bref délai
lorsque survient un décès dans une situation controversée, car l’écoulement du
temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles,
et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des
investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traverse la famille du
défunt (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002-II, et Seidova et autres
précité, § 51).
. Se tournant
vers la présente espèce, la Cour constate que la mère des requérants est
décédée, le 28 novembre 1989, à la suite d’une pneumonie pulmonaire et des séquelles cérébrales provoquées par l’inhalation de gaz carbonique
lors d’un incendie ayant eu lieu dans son lieu de travail (paragraphe 7
ci-dessus). Une enquête avait été ouverte déjà le jour de l’incendie, soit le
22 novembre 1989 (paragraphe 8 ci-dessus). Les circonstances de l’espèce font
apparaître que plusieurs actes d’enquête ont été
diligentés, tels que l’audition des témoins, des expertises techniques, des
inspections des lieux.
. La Cour note,
pour ce qui est des critiques exprimées par les requérants au sujet du choix
des pistes d’investigation à privilégier et de l’appréciation des éléments de
preuve recueillis, que l’on ne saurai reprocher aux autorités d’avoir écarté,
au vu des résultats de leurs investigations, l’hypothèse d’un homicide
volontaire. Dès lors, ces points de désaccord entre les requérants et les
autorités d’investigation ne sauraient suffire en soi pour démontrer l’existence
de lacunes dans l’enquête ou de défauts entravant la capacité à établir les
circonstances du décès de la mère des requérants (Al Fayed c. France
(déc.), no 38501/02, 27 septembre 2007).
. En revanche,
la Cour relève que ce n’est qu’après plus de dix-sept ans après le décès de la
mère des intéressés que la procédure pénale s’est terminée, soit environ quinze
ans après la ratification de la Convention par la Bulgarie. Cette durée globale
excessive de la procédure jette un doute sérieux sur l’efficacité de l’enquête
(voir Anna Todorova, précité, §§ 76 et 79, où la Cour a jugé
que la durée de plus de dix ans d’une procédure pénale sur un décès causé lors
d’un accident de voiture était excessive). La Cour relève
en particulier que l’affaire a été renvoyée à plusieurs reprises entre les
procureurs pour n’être finalement transmise devant les tribunaux qu’au bout d’environ
sept ans d’instruction préliminaire. Puis, il a fallu encore environ dix ans
auxdits tribunaux statuant à deux degrés de juridiction pour prononcer un
jugement définitif. La Cour ne décèle pas d’éléments permettant de constater
que les requérants aient pu contribuer par leur comportement à la durée de la
procédure.
. Ces
considérations suffisent à la Cour pour conclure que l’Etat défendeur n’a pas rempli
l’obligation de mener une enquête effective qui lui incombe en vertu de l’article
2 de la Convention.
. Il y a eu
donc violation cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. Les
requérants se plaignent aussi de la durée de la procédure pénale examinée en l’espèce,
dans laquelle ils se sont constitués partie civile. Ils invoquent l’article 6 §
1 de la Convention dont les parties pertinentes sont libellées comme
suit :
« 1. Toute personne a droit à ce
que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...). »
. Le
Gouvernement conteste cette thèse.
. Eu égard au
constat relatif à l’article 2 (paragraphe 54 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y
a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 6 § 1 de
la Convention (voir, entre autres, Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 121, 27 juin 2006, Šilih, précité, § 261, et Anna Todorova, précité, § 87).
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
. Les
requérants contestent, enfin, au regard de l’article 6, la qualification de l’infraction
litigieuse par le parquet, ce qui aurait conduit à l’acquittement
de l’accusé et à l’impossibilité d’obtenir des dommages et intérêts. Ils précisent
qu’ils ne pouvaient demander la modification de cette
qualification.
. En ce qui
concerne cette partie de la requête, compte tenu de l’ensemble des éléments en
sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des
allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des
droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que ces griefs sont
manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article
35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
60. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Les
requérants réclament 150 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice
moral qu’ils auraient subi.
. Le
Gouvernement conteste ces prétentions.
. La Cour observe
que l’Etat défendeur n’est pas responsable du décès de la mère des requérants.
Toutefois, il n’a pas fourni une réponse prompte quant aux circonstances de l’incendie
ayant provoqué la mort de celle-ci. La Cour estime que les intéressés ont dû
éprouver une frustration à cet égard. Statuant en équité, elle considère qu’il
y a lieu d’octroyer 6 000 EUR à chaque requérant, au titre du préjudice
moral.
B. Frais et dépens
. Les requérants
demandent également 3 308 EUR pour les frais et dépens engagés devant la
Cour. Ils présentent à cet égard un décompte d’honoraires d’avocat pour 40
heures de travail rémunérées à 80 EUR l’heure, soit un total de 3 200 EUR.
Ils demandent également, justificatifs à l’appui, le remboursement des frais de
traduction à hauteur de 80 EUR et des frais de courrier pour un montant d’approximativement
28 EUR (54,30 levs bulgares (BGN).
. Le
Gouvernement juge ces prétentions excessives.
. Selon la
jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu
des documents en sa possession, des critères susmentionnés et de la complexité
de l’affaire, la Cour estime raisonnable un montant forfaitaire de 1 500
EUR et l’accorde aux requérants.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable
quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention, et irrecevable pour le
surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
procédurale de l’article 2 de la Convention.
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner
le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention concernant la durée de la
procédure pénale dans laquelle les requérants se sont constitués partie civile ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux
requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes
suivantes, à convertir en levs bulgares (BGN) au taux applicable à la date du
règlement :
i) 6 000 EUR (six mille euros) à
chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour
dommage moral ;
ii) 1 500 EUR (mille cinq cents
euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants,
pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
5. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 6 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Fatoş
Aracı Lech
Garlicki
Greffière adjointe Président