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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> M.N. v. BULGARIA - 3832/06 - HEJUD (French text) [2012] ECHR 1980 (27 November 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/1980.html
Cite as: [2012] ECHR 1980

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    QUATRIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE M.N. c. BULGARIE

     

    (Requête no 3832/06)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    27 novembre 2012

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire M.N. c. Bulgarie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

              Ineta Ziemele, présidente,
              David Thór Björgvinsson,
              Päivi Hirvelä,
              George Nicolaou,
              Ledi Bianku,
              Zdravka Kalaydjieva,
              Vincent A. De Gaetano, juges,
    et Lawrence Early, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 novembre 2012,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 3832/06) dirigée contre la République de Bulgarie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme M.N. (« la requérante »), a saisi la Cour le 12 janvier 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 3 du règlement).

  2. .  La requérante est représentée par Mes S. Stefanova et M. Ekimdjiev, avocats à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme M. Dimova, assistée de Mme V. Hristova, expert, du ministère de la Justice.

  3. .  La requérante allègue en particulier une violation des articles 3, 8 et 13 de la Convention en raison de l’inefficacité prétendue de l’enquête pénale pour viol engagée à la suite de sa plainte.

  4. .  Le 25 février 2010, le président de l’ancienne cinquième section a décidé de communiquer au Gouvernement les griefs formulés sur le terrain des articles 3 et 8. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

  5. .  Le 1er février 2011, la Cour a modifié la composition de ses sections. L’affaire a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée.
  6. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  7. .  La requérante est née en 1980 et réside à Karlovo.

  8. .  Le 4 octobre 1994, alors âgée de 14 ans, elle fut violée par quatre individus. L’intéressée, accompagnée de ses parents, porta plainte au commissariat de Karlovo dans les heures qui suivirent. Elle fit une description de ses agresseurs et indiqua les prénoms de trois d’entre eux.

  9. .  Le 5 octobre 1994, elle fut examinée par un médecin légiste. Le rapport médical constata plusieurs œdèmes et ecchymoses sur la tête, le dos et les cuisses, des abrasions de la muqueuse vaginale et la perforation de l’hymen.

  10. .  Le même jour, D.T., Y.M. et D.K. furent mis en examen pour le viol et interrogés. Tous les trois admirent les faits de viol et de violences commis sur la requérante. Ils donnèrent le prénom du quatrième agresseur.

  11. .  La requérante fit deux tentatives de suicide dans les jours qui suivirent. Le 7 octobre 1994 et le 1er novembre 1994, elle fut examinée par un expert psychiatre.

  12. .  Aucun autre acte d’instruction ne fut réalisé entre le 5 octobre 1994 et le 19 octobre 2004, date à laquelle les trois mis en examen furent de nouveau interrogés. Ils revinrent sur leurs dépositions et nièrent leur participation au viol.

  13. .  La requérante et des témoins furent interrogés dans les jours et mois qui suivirent. Une expertise psychiatrique de la requérante fut ordonnée en octobre 2005.

  14. .  En janvier 2006, l’avocate de la requérante s’adressa au parquet pour se plaindre de la durée de l’instruction et attirer l’attention de celui-ci sur le risque d’extinction des poursuites par l’effet de la prescription. Par une ordonnance du 6 avril 2006, le procureur de district de Karlovo prononça un non-lieu partiel à l’égard de Y.M. et D.T. Il constata qu’aucun acte de poursuite n’avait été effectué entre le 5 octobre 1994 et le 19 octobre 2004 et qu’en conséquence le délai de prescription de dix ans, applicable en raison du fait que les intéressés étaient mineurs au moment de la commission des faits, était atteint.

  15. .  Par un acte d’accusation du 28 avril 2006, le procureur de district renvoya D.K. devant le tribunal du chef de viol en réunion sur mineure, ayant provoqué un dommage corporel et ayant été suivi d’une tentative de suicide, qualifications aggravantes de l’infraction en vertu de l’article 152 du code pénal.

  16. .  A la première audience devant le tribunal de district, le 30 mai 2006, la requérante se constitua partie accusatrice et partie civile. Elle introduisit une action civile en réparation du préjudice moral et matériel subi, évalué à 52 500 levs bulgares (BGN).

  17. .  Par un jugement du 1er novembre 2006, le tribunal déclara D.K. coupable des faits reprochés et le condamna à une peine de cinq ans d’emprisonnement. Il fit droit à la demande de réparation à hauteur de 20 024 BGN, augmentés des intérêts au taux légal à compter de la commission des faits. Par ailleurs, le tribunal établit que l’agression avait été commise par quatre individus, mais que le quatrième n’avait pas été identifié dans la procédure et que l’acte d’accusation ne le mentionnait pas.

  18. .  L’accusé comme le procureur interjetèrent appel.

  19. .  Par un jugement du 4 mai 2007, le tribunal régional de Plovdiv confirma le constat de culpabilité et la peine infligée. Il considéra à cet égard que compte tenu de la gravité des faits une peine plus élevée aurait été justifiée mais que la situation familiale de l’accusé et la durée excessive de la procédure nécessitaient une réduction de celle-ci. Concernant la durée de la procédure, le tribunal constata que l’instruction préliminaire avait été retardée pour des raisons non déterminées et que le parquet n’avait effectué aucun contrôle sur le déroulement de celle-ci ; cette situation avait mené à la prescription de l’infraction à l’égard de deux des personnes mises en examen, à l’impossibilité d’identifier le quatrième responsable et à des difficultés dans l’administration des preuves.

  20. .  S’agissant de l’action civile, le tribunal fit droit au moyen soulevé par l’accusé à hauteur d’appel, tiré de la prescription de l’action en responsabilité délictuelle, et rejeta la demande de la requérante. Le tribunal constata que le délai de prescription de cinq ans avait couru à compter de la commission des faits et n’avait pas été interrompu, dans la mesure où la requérante n’avait introduit d’action en réparation ni dans le cadre de l’instruction pénale en cours ni devant les juridictions civiles avant le 30 mai 2006.

  21. .  D.K. introduisit une demande de réouverture de la procédure au motif de graves irrégularités de procédure et d’application du droit, sur le fondement de l’article 420 du nouveau code de procédure pénale. Cette demande fut rejetée par la Cour suprême de cassation le 20 juillet 2007.
  22. II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A.  Le code pénal


  23. .  L’article 152, alinéa 1 du code pénal définit ainsi le viol :
  24. « une relation sexuelle avec une femme

    1.  incapable de se défendre, lorsqu’elle n’y a pas consenti ;

    2.  contrainte par la force ou la menace ;

    3.  mise hors d’état de se défendre du fait de l’agresseur. »


  25. .  Selon l’article 152, alinéas 2 et 3 de ce code, constituent des circonstances aggravantes, entre autres : l’âge mineur de la victime (moins de dix-huit ans), l’accomplissement de l’acte en réunion, la survenue de dommages corporels moyennement graves, ou encore la tentative de suicide de la victime à la suite de l’agression.
  26. A.  L’exercice de l’action civile


  27. .  En vertu de l’article 60, alinéa 1, du code de procédure pénale (CPP) de 1974 (désormais abrogé avec l’entrée en vigueur d’un nouveau code le 29 avril 2006), la victime d’une infraction pénale avait la faculté d’introduire une action en réparation du préjudice résultant de l’infraction en se constituant partie civile (граждански ищец) dans le cadre de la procédure pénale. A l’époque des faits de l’espèce, l’action civile pouvait être introduite dès la phase de l’instruction préliminaire.

  28. .  La victime pouvait aussi directement introduire sa demande en réparation devant les juridictions civiles. Dans ce cas, étant donné que les juridictions civiles sont liées par les conclusions adoptées par les jugements définitifs des juridictions pénales en ce qui concerne la commission des faits et la culpabilité du prévenu (article 372, alinéa 2, du CPP, article 222 du code de procédure civile (CPC) de 1952), la procédure civile était en général suspendue (article 182, alinéa 1, du CPC). Si les juridictions civiles avaient été saisies, l’intéressé ne pouvait plus se constituer partie civile dans la procédure pénale (article 60, alinéa 2, du CPP).
  29. B.  La prescription de l’action civile


  30. .  Aux termes de l’article 110 de la loi sur les obligations et les contrats (Закон за задълженията и договорите), l’action en responsabilité délictuelle se prescrit par un délai de cinq ans. Ce délai court à compter de la survenance du dommage ou la découverte du responsable (article 114, alinéa 3).

  31. .  Selon l’article 115 (ж) de la loi, le délai de prescription ne court pas tant que dure « une procédure judiciaire ayant pour objet la créance ». Des divergences ont toutefois existé dans la jurisprudence de la Cour suprême de cassation concernant l’application de cette règle lorsque le fait délictuel était constitutif d’une infraction pénale. Certaines décisions considéraient que seule l’introduction d’une action civile, dans le cadre d’une procédure pénale ou devant les juridictions civiles pouvait suspendre le cours du délai de prescription (Pеш. № 541 от 28.10.2002 по н.д. 420/2002, I н.о. ; Pеш. № 635 от 3.06.2003 по н.д. 536/2002, III н.о.) ; d’autres estimaient que ce délai était suspendu en cas d’ouverture d’une procédure pénale à l’encontre du responsable, même en l’absence de constitution de partie civile (Pеш. № 456 от 18.05.2000 г. по н.д. № 435/1999 г., ВКС, І н.о.).

  32. .  Face à cette pratique contradictoire, en 2005, la Cour suprême de cassation a été saisie d’une demande d’interprétation de cette disposition. Par un arrêt interprétatif du 5 avril 2006, ayant force obligatoire pour les juridictions inférieures, l’Assemblée des chambres civile et commerciale réunies de la Cour suprême de cassation a considéré que la notion de « procédure judiciaire ayant pour objet la créance » impliquait qu’une action civile ait été introduite, soit devant les juridictions civiles, soit dans le cadre d’une procédure pénale (Tълк. реш. № 5 от 05.04.2006 по т.д. 5/2005, ОСГТК на ВКС, бюл. 2005, кн. 9).
  33. EN DROIT

    I.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 3, 8 ET 13 DE LA CONVENTION


  34. .  La requérante se plaint du caractère inefficace de l’enquête menée sur le viol dont elle a été victime et allègue qu’elle ne disposait pas d’un recours effectif pour la protection de ses droits. Elle invoque les articles 3, 8 et 13 de la Convention, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :
  35. Article 3

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    Article 8 § 1

    « Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...) »

    Article 13

    « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »


  36. .  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
  37. A.  Sur la recevabilité


  38. .  La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
  39. B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties


  40. .  La requérante soutient que les autorités n’ont pas respecté leur obligation positive d’assurer une protection adéquate de l’individu contre les atteintes à son intégrité physique et à sa dignité.

  41. .  Elle dénonce en particulier la durée de l’instruction préliminaire et la passivité des autorités en charge du dossier, qui auraient entraîné la prescription des poursuites contre deux des responsables et, en ce qui concerne D.K., le prononcé d’une peine minime. Elle rajoute enfin que les autorités n’ont pas fait tout ce qui était dans leur pouvoir pour retrouver le quatrième auteur du viol alors que les trois autres l’avaient identifié dès le début de l’enquête et qu’il pouvait être facilement localisé dans la petite ville où il habitait.

  42. .  Le Gouvernement soutient que l’enquête ouverte à la suite de la plainte de la requérante a été approfondie et effective, et qu’elle a abouti à une condamnation, en conformité avec le droit pénal applicable. Il admet que la durée pendant laquelle l’instruction préliminaire n’a connu aucun acte d’enquête a été excessive. Toutefois, il estime que la procédure n’a pas souffert de retards dans sa phase judiciaire. En effet, trois instances ont examiné l’affaire en l’espace d’environ un an et six mois.
  43. 2.  Appréciation de la Cour


  44. .  La Cour estime que le viol et les violences dont la requérante a été victime, alors qu’elle était mineure, entrent dans le champ d’application de l’article 3 et de l’article 8 de la Convention (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 148, CEDH 2003-XII).

  45. .  Elle rappelle qu’en règle générale, les actes contraires à l’article 3 n’engagent la responsabilité de l’Etat que s’ils sont commis par des agents de celui-ci. La Cour rappelle toutefois que, combinée avec l’article 3, l’obligation imposée par l’article 1 de la Convention aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-75, CEDH 2001-V, E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 88, 26 novembre 2002, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 149).

  46. .  Cette protection commande en particulier la mise en place d’un cadre législatif permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri de traitements contraires à l’article 3 (A. c. Royaume-Uni, précité, § 24, M.C. c. Bulgarie, précité, § 153).

  47. .  Concernant le cadre législatif à adopter, la Cour a déjà eu l’occasion de considérer que les obligations positives qui pèsent sur les Etats pouvaient commander, s’agissant de certains actes particulièrement graves commis par des particuliers, l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (voir notamment, en ce qui concerne des actes sexuels non consensuels, M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 151-153, et Szula c. Royaume-Uni (déc.), no 18727/06, 4 janvier 2007).

  48. .  L’article 3 impose en outre, seul ou combiné avec l’article 13 de la Convention, le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3, même administrés par des particuliers (M.C. c. Bulgarie, précité, § 153, 97 membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et 4 autres c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007, Nikolay Dimitrov c. Bulgarie, no 72663/01, § 68, 27 septembre 2007, et Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 75, 25 juin 2009).

  49. .  L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est toutefois implicite dans ce contexte. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins, des expertises et, le cas échéant, une expertise médicale propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures subies (Bati et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV (extraits), Šecic c. Croatie, no 40116/02, § 54, 31 mai 2007, Nikolay Dimitrov, précité, § 69, Beganović, précité, loc.cit.).

  50. .  En outre, l’obligation positive qui incombe à l’Etat en vertu de l’article 8 de protéger l’intégrité physique de l’individu appelle, dans des cas aussi graves que le viol, des dispositions pénales efficaces et peut s’étendre par conséquent sur les questions concernant l’effectivité de l’enquête pénale qui a pour but de mettre en œuvre ces dispositions législatives (M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 150, 152 et 153). La Cour a par ailleurs eu l’occasion d’étendre davantage la portée de cette obligation positive de l’État dans le cas des atteintes sexuelles sur les mineurs où il s’avère particulièrement important de mettre en œuvre des mesures d’accompagnement appropriées facilitant le rétablissement et la réintégration sociale des jeunes victimes d’abus sexuels (voir C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, §§ 72, 82 et 83, 20 mars 2012).

  51. .  Se tournant vers la présente espèce, la Cour estime que compte tenu de la gravité particulière des traitements allégués par la requérante, l’Etat avait le devoir, pour satisfaire aux obligations positives découlant de l’article 3, d’adopter des dispositions pénales qui sanctionnent effectivement les actes de violence en cause (paragraphe 36 ci-dessus). Il se devait par ailleurs de mettre en œuvre ces dispositions, notamment par le biais d’une enquête effective en cas de plainte suffisamment étayée et déposée conformément aux voies légales.

  52. .  La Cour observe que le droit bulgare érige le viol en infraction pénale. Le fait que le viol ait été accompli sur une personne mineure et/ou en réunion, et qu’il ait entraîné des dommages corporels moyennement graves et une tentative de suicide, constituent des circonstances aggravantes (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Il ne fait dès lors pas de doute que les dispositions du droit pénal bulgare prohibent les faits dénoncés par la requérante. Ainsi, la Cour ne saurait reprocher aux autorités bulgares une quelconque omission de mettre en place un cadre législatif de protection dans la présente espèce.

  53. .  Concernant l’obligation de mener une enquête effective, la Cour constate qu’immédiatement à la suite du dépôt de plainte par la requérante et ses parents, une enquête a été ouverte, trois présumés responsables ont été mis en examen et interrogés, des expertises ont été effectuées. Les autorités n’ont donc pas fait preuve de passivité à ce stade de la procédure.

  54. .  Toutefois, la Cour relève que ces actes d’enquête se situent dans la période du 5 octobre au 1er novembre 1994 et que l’enquête est demeurée au point mort rapidement après son début et n’a plus connu d’évolution jusqu’au 19 octobre 2004, soit durant environ dix ans (paragraphes 5-11 ci-dessus). Cette circonstance est confirmée par les constats du tribunal régional, qui a observé que l’instruction souffrait de retards et qu’aucun contrôle n’avait été effectué par le parquet à cet égard (paragraphe 18 ci-dessus). Le Gouvernement reconnaît aussi ce manquement (paragraphe 33 ci-dessus) et ne fournit pas d’explication pour cette inactivité d’environ dix ans. Même si des actes d’enquête ont été repris dans l’intervalle allant du mois d’octobre 2004 au mois d’octobre 2005, et si, comme le souligne le Gouvernement, la procédure devant trois niveaux de juridiction s’est déroulée sans retards supplémentaires, le retard de dix ans déjà accusé au cours de l’instruction préliminaire n’est pas conciliable avec l’impératif de célérité et de diligence raisonnable (paragraphe 39 ci-dessus). La Cour considère que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et que l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les victimes (voir, mutatis mutandis, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002-II).

  55. .  Par ailleurs, même si l’enquête a par la suite été reprise et a abouti à un jugement de condamnation d’un des responsables, cette reprise s’est située en dehors du délai de dix ans dont l’écoulement avait entraîné la prescription de la responsabilité pénale des deux autres responsables présumés (paragraphe 11 ci-dessus).

  56. .  La Cour rappelle à cet égard que si l’exigence d’effectivité de l’enquête n’impose pas une obligation de résultat supposant que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes (Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006-XII (extraits) ; Vasil Petrov c. Bulgarie, no 57883/00, § 78, 31 juillet 2008). La Cour a également considéré, dans une affaire qui concernait, comme celle de l’espèce, des mauvais traitements administrés par des particuliers, que la protection contre des actes de violence ne pouvait être considérée comme effective lorsque les poursuites pénales s’étaient trouvées prescrites en raison de l’inactivité des autorités compétentes de l’Etat (Beganović, précité, § 86).

  57. .  En l’espèce, les deux présumés responsables avaient été mis en examen dès le début de l’enquête, mais la procédure fut clôturée à leur égard le 6 avril 2006 au motif que la prescription était intervenue. La Cour vient d’établir que les autorités d’instruction ont démontré une passivité non expliquée pendant le délai de prescription de dix ans. Elle estime dès lors que cette passivité a conduit à la prescription des poursuites contre deux des présumés responsables du viol. Partant, les autorités ont manqué à l’obligation invoquée d’assurer une protection effective contre les actes de violence (paragraphe 46 ci-dessus). A cet égard, la Cour note qu’il n’est pas clair du dossier si la requérante ou ses parents ont entrepris de démarches pour s’informer du cours de la procédure ou se plaindre de l’inactivité des autorités pendant la longue période de dix ans qui s’est écoulée sans évolution. Cependant, compte tenu de la gravité des faits, de l’âge de la victime et des possibles séquelles psychologiques, y compris les tentatives de suicide manifestées, la Cour pourrait difficilement lui reprocher de ne pas se renseigner régulièrement auprès des autorités, surtout une fois qu’elle avait porté plainte et que des poursuites avaient été engagées.

  58. .  Quant à l’argument de la requérante selon lequel le quatrième individu qui aurait participé au viol n’a pas été poursuivi, la Cour observe que les allégations de l’intéressée selon lesquelles les auteurs de son agression étaient au nombre de quatre cadraient avec les dépositions des trois individus mis en examen le 5 octobre 1994, qui ont tous cité le prénom du quatrième participant. Malgré cela, aucun élément du dossier n’indique que des actes de recherche de l’individu en question aient été réalisés - que ce soit en octobre 1994 ou à la suite de la reprise de l’enquête en 2004. Le Gouvernement ne présente pas d’explications à cet égard. La Cour peut toutefois constater que les deux juridictions ont établi que l’agression avait bien été commise par quatre personnes, mais que l’acte d’accusation ne mentionnait pas la quatrième, et qu’il s’agissait d’une carence de l’instruction préliminaire (paragraphes 16 et 18 ci-dessus). Dans ces circonstances, il apparaît que l’enquête a été défaillante à cet égard également, dans la mesure où les autorités ont omis d’effectuer certains actes d’instruction alors qu’elles étaient en possession d’éléments démontrant une éventuelle responsabilité à examiner. La Cour rappelle à cet égard que la mise à l’écart d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (voir, mutatis mutandis, Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009)

  59. .  La Cour considère que la passivité des autorités d’instruction pendant une période d’environ dix ans, ayant de surcroît contribué à l’acquisition du bénéfice de la prescription par deux des présumés responsables, ainsi que l’absence de certains actes d’instruction jugés nécessaires, ont compromis l’efficacité requise de l’enquête.

  60. .  La Cour conclut par conséquent qu’il y a eu, en l’espèce, violation des obligations qui incombent à l’Etat défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention. Elle estime par ailleurs qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 de la Convention, combiné avec les articles 3 et 8.
  61. II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES


  62. .  Par une communication du 5 octobre 2007, la requérante soulève un grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1. Elle estime qu’elle avait une espérance légitime, constitutive d’un « bien » au sens de cette disposition, d’obtenir une indemnisation pour le préjudice subi du fait de l’infraction et que le rejet de son action l’a privée de ce bien sans justification valable. L’intéressée invoque également à cet égard l’article 13 de la Convention. Par une communication en date du 7 novembre 2007, la requérante soutient que le rejet de son action civile au motif de la prescription constitue également une atteinte à son droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention.

  63. .  En ce qui concerne cette partie de la requête, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
  64. III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    53.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  65. .  La requérante réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.

  66. .  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

  67. .  La Cour estime que la requérante a subi un dommage moral certain en raison des violations constatées de ses droits garantis par les articles 3 et 8 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer 15 000 EUR pour dommage moral.
  68. B.  Frais et dépens


  69. .  La requérante demande également 4 080 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Elle présente à cet égard un décompte d’honoraire d’avocat pour 56 heures de travail rémunérées à 70 EUR l’heure, soit un total de 3 920 EUR. L’intéressée expose que la différence de 160 EUR correspond à des frais de poste, de fourniture de bureau et de traduction. Elle ne présente pas de justificatifs pour ces frais. Enfin, elle demande à la Cour d’ordonner le versement de la somme allouée au titre des frais et dépens sur le compte bancaire de ses avocats.

  70. .  Le Gouvernement conteste ces prétentions

  71. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour accorde à l’intéressée une somme de 2 000 EUR pour frais de représentation, à verser sur le compte bancaire de ses avocats.
  72. C.  Intérêts moratoires


  73. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  74. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3, 8 et 13 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :

    i)  15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de ses avocats ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

      Lawrence Early                                                                     Ineta Ziemele
            Greffier                                                                               Président

     


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