En l’affaire M.N. c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième
section), siégeant en une chambre composée de :
Ineta Ziemele, présidente,
David Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Vincent A. De Gaetano, juges,
et Lawrence Early, greffier de
section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6
novembre 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 3832/06) dirigée contre la
République de Bulgarie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme M.N.
(« la requérante »), a saisi la Cour le 12 janvier 2006 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a
accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante
(article 47 § 3 du règlement).
. La requérante
est représentée par Mes S. Stefanova et M. Ekimdjiev, avocats à
Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été
représenté par son agent, Mme M. Dimova, assistée de Mme
V. Hristova, expert, du ministère de la Justice.
. La requérante
allègue en particulier une violation des articles 3, 8 et 13 de la Convention
en raison de l’inefficacité prétendue de l’enquête pénale pour viol engagée à
la suite de sa plainte.
. Le 25 février 2010, le président de l’ancienne
cinquième section a décidé de communiquer au Gouvernement les griefs formulés
sur le terrain des articles 3 et 8. Comme le permet l’article 29 § 1 de la
Convention, il a en outre été décidé que
la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
. Le 1er
février 2011, la Cour a modifié la composition de ses sections. L’affaire a été
attribuée à la quatrième section ainsi remaniée.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. La requérante
est née en 1980 et réside à Karlovo.
. Le 4 octobre
1994, alors âgée de 14 ans, elle fut violée par quatre individus. L’intéressée,
accompagnée de ses parents, porta plainte au commissariat de Karlovo dans les
heures qui suivirent. Elle fit une description de ses agresseurs et indiqua les
prénoms de trois d’entre eux.
. Le 5 octobre
1994, elle fut examinée par un médecin légiste. Le rapport médical constata
plusieurs œdèmes et ecchymoses sur la tête, le dos et les cuisses, des
abrasions de la muqueuse vaginale et la perforation de l’hymen.
. Le même jour,
D.T., Y.M. et D.K. furent mis en examen pour le viol et interrogés. Tous les
trois admirent les faits de viol et de violences commis sur la requérante. Ils donnèrent
le prénom du quatrième agresseur.
. La requérante
fit deux tentatives de suicide dans les jours qui suivirent. Le 7 octobre 1994
et le 1er novembre 1994, elle fut examinée par un expert psychiatre.
. Aucun autre
acte d’instruction ne fut réalisé entre le 5 octobre 1994 et le 19 octobre
2004, date à laquelle les trois mis en examen furent de nouveau interrogés. Ils
revinrent sur leurs dépositions et nièrent leur participation au viol.
. La requérante
et des témoins furent interrogés dans les jours et mois qui suivirent. Une
expertise psychiatrique de la requérante fut ordonnée en octobre 2005.
. En janvier
2006, l’avocate de la requérante s’adressa au parquet pour se plaindre de la
durée de l’instruction et attirer l’attention de celui-ci sur le risque d’extinction
des poursuites par l’effet de la prescription. Par une ordonnance du 6 avril
2006, le procureur de district de Karlovo prononça un non-lieu partiel à l’égard
de Y.M. et D.T. Il constata qu’aucun acte de poursuite n’avait été effectué
entre le 5 octobre 1994 et le 19 octobre 2004 et qu’en conséquence le délai de
prescription de dix ans, applicable en raison du fait que les intéressés
étaient mineurs au moment de la commission des faits, était atteint.
. Par un acte d’accusation
du 28 avril 2006, le procureur de district renvoya D.K. devant le tribunal du
chef de viol en réunion sur mineure, ayant provoqué un dommage corporel et
ayant été suivi d’une tentative de suicide, qualifications aggravantes de l’infraction
en vertu de l’article 152 du code pénal.
. A la première
audience devant le tribunal de district, le 30 mai 2006, la requérante se
constitua partie accusatrice et partie civile. Elle introduisit une action
civile en réparation du préjudice moral et matériel subi, évalué à 52 500
levs bulgares (BGN).
. Par un
jugement du 1er novembre 2006, le tribunal déclara D.K. coupable des
faits reprochés et le condamna à une peine de cinq ans d’emprisonnement. Il fit
droit à la demande de réparation à hauteur de 20 024 BGN, augmentés des
intérêts au taux légal à compter de la commission des faits. Par ailleurs, le
tribunal établit que l’agression avait été commise par quatre individus, mais
que le quatrième n’avait pas été identifié dans la procédure et que l’acte d’accusation
ne le mentionnait pas.
. L’accusé comme
le procureur interjetèrent appel.
. Par un
jugement du 4 mai 2007, le tribunal régional de Plovdiv confirma le constat de
culpabilité et la peine infligée. Il considéra à cet égard que compte tenu de
la gravité des faits une peine plus élevée aurait été justifiée mais que la
situation familiale de l’accusé et la durée excessive de la procédure
nécessitaient une réduction de celle-ci. Concernant la durée de la procédure,
le tribunal constata que l’instruction préliminaire avait été retardée pour des
raisons non déterminées et que le parquet n’avait effectué aucun contrôle sur
le déroulement de celle-ci ; cette situation avait mené à la prescription
de l’infraction à l’égard de deux des personnes mises en examen, à l’impossibilité
d’identifier le quatrième responsable et à des difficultés dans l’administration
des preuves.
. S’agissant de
l’action civile, le tribunal fit droit au moyen soulevé par l’accusé à hauteur
d’appel, tiré de la prescription de l’action en responsabilité délictuelle, et
rejeta la demande de la requérante. Le tribunal constata que le délai de
prescription de cinq ans avait couru à compter de la commission des faits et n’avait
pas été interrompu, dans la mesure où la requérante n’avait introduit d’action
en réparation ni dans le cadre de l’instruction pénale en cours ni devant les
juridictions civiles avant le 30 mai 2006.
. D.K.
introduisit une demande de réouverture de la procédure au motif de graves
irrégularités de procédure et d’application du droit, sur le fondement de l’article
420 du nouveau code de procédure pénale. Cette demande fut rejetée par la Cour
suprême de cassation le 20 juillet 2007.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
A. Le code pénal
. L’article 152,
alinéa 1 du code pénal définit ainsi le viol :
« une relation sexuelle avec une femme
1. incapable de se défendre, lorsqu’elle
n’y a pas consenti ;
2. contrainte par la force ou la
menace ;
3. mise hors d’état de se défendre du
fait de l’agresseur. »
. Selon l’article
152, alinéas 2 et 3 de ce code, constituent des circonstances aggravantes,
entre autres : l’âge mineur de la victime (moins de dix-huit ans), l’accomplissement
de l’acte en réunion, la survenue de dommages corporels moyennement graves, ou encore
la tentative de suicide de la victime à la suite de l’agression.
A. L’exercice de l’action civile
. En vertu de l’article
60, alinéa 1, du code de procédure pénale (CPP) de 1974 (désormais abrogé avec
l’entrée en vigueur d’un nouveau code le 29 avril 2006), la victime d’une
infraction pénale avait la faculté d’introduire une action en réparation du
préjudice résultant de l’infraction en se constituant partie civile (граждански
ищец) dans le cadre de la
procédure pénale. A l’époque des faits de l’espèce, l’action civile pouvait
être introduite dès la phase de l’instruction préliminaire.
. La victime
pouvait aussi directement introduire sa demande en réparation devant les
juridictions civiles. Dans ce cas, étant donné que les juridictions civiles
sont liées par les conclusions adoptées par les jugements définitifs des
juridictions pénales en ce qui concerne la commission des faits et la
culpabilité du prévenu (article 372, alinéa 2, du CPP, article 222 du code de
procédure civile (CPC) de 1952), la procédure civile était en général suspendue
(article 182, alinéa 1, du CPC). Si les juridictions civiles avaient été saisies,
l’intéressé ne pouvait plus se constituer partie civile dans la procédure
pénale (article 60, alinéa 2, du CPP).
B. La prescription de l’action civile
. Aux termes de
l’article 110 de la loi sur les obligations et les contrats (Закон
за
задълженията
и договорите), l’action en responsabilité délictuelle se prescrit par un délai de
cinq ans. Ce délai court à compter de la survenance du dommage ou la découverte
du responsable (article 114, alinéa 3).
. Selon l’article
115 (ж) de la loi, le délai de prescription ne court pas tant que dure
« une procédure judiciaire ayant pour objet la créance ». Des
divergences ont toutefois existé dans la jurisprudence de la Cour suprême de
cassation concernant l’application de cette règle lorsque le fait délictuel
était constitutif d’une infraction pénale. Certaines décisions considéraient
que seule l’introduction d’une action civile, dans le cadre d’une procédure
pénale ou devant les juridictions civiles pouvait suspendre le cours du délai
de prescription (Pеш. № 541
от 28.10.2002 по н.д. 420/2002, I
н.о. ; Pеш.
№ 635 от 3.06.2003 по
н.д. 536/2002, III н.о.) ; d’autres
estimaient que ce délai était suspendu en cas d’ouverture d’une procédure
pénale à l’encontre du responsable, même en l’absence de constitution de partie
civile (Pеш. № 456 от 18.05.2000
г. по н.д. № 435/1999 г.,
ВКС, І н.о.).
. Face à cette
pratique contradictoire, en 2005, la Cour suprême de cassation a été saisie d’une
demande d’interprétation de cette disposition. Par un arrêt interprétatif du 5
avril 2006, ayant force obligatoire pour les juridictions inférieures, l’Assemblée
des chambres civile et commerciale réunies de la Cour suprême de cassation a
considéré que la notion de « procédure judiciaire ayant pour objet la
créance » impliquait qu’une action civile ait été introduite, soit devant
les juridictions civiles, soit dans le cadre d’une procédure pénale (Tълк. реш. № 5 от
05.04.2006 по т.д. 5/2005,
ОСГТК на ВКС,
бюл. 2005, кн. 9).
EN DROIT
I. SUR
LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 3, 8 ET 13 DE LA CONVENTION
. La requérante
se plaint du caractère inefficace de l’enquête menée sur le viol dont elle a
été victime et allègue qu’elle ne disposait pas d’un recours effectif pour la
protection de ses droits. Elle invoque les articles 3, 8 et 13 de la Convention,
dont les parties pertinentes se lisent ainsi :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à
des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8 § 1
« Toute personne a droit au respect de sa
vie privée (...) »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés
reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un
recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation
aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs
fonctions officielles. »
. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
. La Cour
constate que cette partie de la requête n’est pas
manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle
relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
. La requérante
soutient que les autorités n’ont pas respecté leur obligation positive d’assurer
une protection adéquate de l’individu contre les atteintes à son intégrité
physique et à sa dignité.
. Elle dénonce
en particulier la durée de l’instruction préliminaire et la passivité des
autorités en charge du dossier, qui auraient entraîné la prescription des
poursuites contre deux des responsables et, en ce qui concerne D.K., le
prononcé d’une peine minime. Elle rajoute enfin que les autorités n’ont pas
fait tout ce qui était dans leur pouvoir pour retrouver le quatrième auteur du
viol alors que les trois autres l’avaient identifié dès le début de l’enquête
et qu’il pouvait être facilement localisé dans la petite ville où il habitait.
. Le
Gouvernement soutient que l’enquête ouverte à la suite de la plainte de la
requérante a été approfondie et effective, et qu’elle a abouti à une
condamnation, en conformité avec le droit pénal applicable. Il admet que la
durée pendant laquelle l’instruction préliminaire n’a connu aucun acte d’enquête
a été excessive. Toutefois, il estime que la procédure n’a pas souffert de retards
dans sa phase judiciaire. En effet, trois instances ont examiné l’affaire en l’espace
d’environ un an et six mois.
2. Appréciation de la Cour
. La Cour
estime que le viol et les violences dont la requérante a été victime, alors qu’elle
était mineure, entrent dans le champ d’application de l’article 3 et de l’article
8 de la Convention (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 148,
CEDH 2003-XII).
. Elle rappelle
qu’en règle générale, les actes contraires à l’article 3 n’engagent la
responsabilité de l’Etat que s’ils sont commis par des agents de celui-ci. La
Cour rappelle toutefois que, combinée avec l’article 3, l’obligation imposée
par l’article 1 de la Convention aux Hautes Parties contractantes de garantir à
toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés
par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que
lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même
administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, 23
septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, Z. et
autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-75, CEDH 2001-V,
E. et autres c. Royaume-Uni,
no 33218/96, § 88, 26 novembre 2002, et M.C. c. Bulgarie, précité,
§ 149).
. Cette
protection commande en particulier la mise en place d’un cadre législatif
permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri de traitements
contraires à l’article 3 (A. c. Royaume-Uni,
précité, § 24, M.C. c. Bulgarie, précité, § 153).
. Concernant le
cadre législatif à adopter, la Cour a déjà eu l’occasion de considérer que les
obligations positives qui pèsent sur les Etats pouvaient commander, s’agissant
de certains actes particulièrement graves commis par des particuliers, l’adoption
de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique
(voir notamment, en ce qui concerne des actes sexuels non consensuels, M.C. c.
Bulgarie, précité, §§ 151-153, et Szula c. Royaume-Uni
(déc.), no 18727/06, 4 janvier 2007).
. L’article 3 impose en outre, seul ou combiné avec l’article 13 de la
Convention, le devoir pour les autorités nationales de
mener une enquête officielle effective lorsqu’une personne allègue de manière
défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3, même administrés
par des particuliers (M.C. c. Bulgarie, précité, § 153, 97 membres de la
Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et 4 autres c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai
2007, Nikolay Dimitrov c.
Bulgarie, no 72663/01, § 68, 27
septembre 2007, et Beganović c. Croatie, no
46423/06, § 75, 25 juin 2009).
. L’obligation
de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat.
Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est toutefois implicite
dans ce contexte. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont
elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y
compris, entre autres, les dépositions des témoins, des expertises et, le cas
échéant, une expertise médicale propre à fournir un compte rendu complet et
précis des blessures subies (Bati et autres c. Turquie, nos
33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV (extraits), Šecic c. Croatie,
no 40116/02, § 54, 31 mai 2007, Nikolay Dimitrov, précité, § 69, Beganović, précité, loc.cit.).
. En outre, l’obligation positive qui incombe à l’Etat en vertu de l’article 8 de
protéger l’intégrité physique de l’individu appelle, dans des cas aussi graves
que le viol, des dispositions pénales efficaces et peut s’étendre par
conséquent sur les questions concernant l’effectivité de l’enquête pénale qui a
pour but de mettre en œuvre ces dispositions législatives (M.C. c. Bulgarie,
précité, §§ 150, 152 et 153). La Cour a par ailleurs eu l’occasion d’étendre
davantage la portée de cette obligation positive de l’État dans le cas des atteintes
sexuelles sur les mineurs où il s’avère particulièrement important de mettre en
œuvre des mesures d’accompagnement appropriées facilitant le rétablissement et
la réintégration sociale des jeunes victimes d’abus sexuels (voir C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no
26692/05, §§ 72, 82 et 83,
20 mars 2012).
. Se tournant
vers la présente espèce, la Cour estime que compte tenu de la gravité
particulière des traitements allégués par la requérante, l’Etat avait le devoir,
pour satisfaire aux obligations positives découlant de l’article 3, d’adopter
des dispositions pénales qui sanctionnent effectivement les actes de violence en
cause (paragraphe 36 ci-dessus). Il se devait par ailleurs de mettre en œuvre
ces dispositions, notamment par le biais d’une enquête effective en cas de
plainte suffisamment étayée et déposée conformément aux voies légales.
. La Cour
observe que le droit bulgare érige le viol en infraction pénale. Le fait que le viol ait été accompli sur une personne mineure et/ou
en réunion, et qu’il ait entraîné des dommages corporels moyennement graves et
une tentative de suicide, constituent des circonstances aggravantes
(paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Il ne fait dès lors pas de doute que les
dispositions du droit pénal bulgare prohibent les faits dénoncés par la
requérante. Ainsi, la Cour ne saurait reprocher aux autorités bulgares une quelconque
omission de mettre en place un cadre législatif de protection dans la présente
espèce.
. Concernant l’obligation
de mener une enquête effective, la Cour constate qu’immédiatement
à la suite du dépôt de plainte par la requérante et ses parents, une enquête a
été ouverte, trois présumés responsables ont été mis en examen et interrogés,
des expertises ont été effectuées. Les autorités n’ont donc pas fait preuve de
passivité à ce stade de la procédure.
. Toutefois, la
Cour relève que ces actes d’enquête se situent dans la période du 5 octobre au
1er novembre 1994 et que l’enquête est demeurée au point mort rapidement
après son début et n’a plus connu d’évolution jusqu’au 19 octobre 2004, soit durant
environ dix ans (paragraphes 5-11 ci-dessus). Cette circonstance est
confirmée par les constats du tribunal régional, qui a observé que l’instruction
souffrait de retards et qu’aucun contrôle n’avait été effectué par le parquet à
cet égard (paragraphe 18 ci-dessus). Le Gouvernement reconnaît aussi ce
manquement (paragraphe 33 ci-dessus) et ne fournit pas d’explication pour cette
inactivité d’environ dix ans. Même si des actes d’enquête
ont été repris dans l’intervalle allant du mois d’octobre 2004 au mois d’octobre
2005, et si, comme le souligne le Gouvernement, la procédure devant trois niveaux
de juridiction s’est déroulée sans retards supplémentaires, le retard de dix
ans déjà accusé au cours de l’instruction préliminaire n’est pas conciliable
avec l’impératif de célérité et de diligence raisonnable (paragraphe 39
ci-dessus). La Cour considère que l’écoulement du temps
érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et que l’apparence
d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations
menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les victimes (voir, mutatis
mutandis, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002-II).
. Par ailleurs,
même si l’enquête a par la suite été reprise et a abouti à un jugement de
condamnation d’un des responsables, cette reprise s’est située en dehors du
délai de dix ans dont l’écoulement avait entraîné la prescription de la
responsabilité pénale des deux autres responsables présumés (paragraphe 11
ci-dessus).
. La Cour
rappelle à cet égard que si l’exigence d’effectivité de l’enquête n’impose pas une obligation de résultat supposant que toute procédure pénale doive
se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée,
les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à
laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes (Okkalı c. Turquie, no 52067/99,
§ 65, CEDH 2006-XII (extraits) ; Vasil Petrov c. Bulgarie, no 57883/00,
§ 78, 31 juillet 2008). La Cour a également
considéré, dans une affaire qui concernait, comme celle de l’espèce, des
mauvais traitements administrés par des particuliers, que la protection contre
des actes de violence ne pouvait être considérée comme effective lorsque les
poursuites pénales s’étaient trouvées prescrites en
raison de l’inactivité des autorités compétentes de l’Etat (Beganović, précité, § 86).
. En l’espèce,
les deux présumés responsables avaient été mis en examen dès le début de l’enquête,
mais la procédure fut clôturée à leur égard le 6 avril 2006 au motif que la
prescription était intervenue. La Cour vient d’établir que les autorités d’instruction ont démontré
une passivité non expliquée pendant le délai de prescription de dix ans. Elle
estime dès lors que cette passivité a conduit à la
prescription des poursuites contre deux des présumés responsables du viol. Partant,
les autorités ont manqué à l’obligation invoquée d’assurer
une protection effective contre les actes de violence (paragraphe 46 ci-dessus). A cet égard, la Cour note qu’il n’est pas clair du dossier si la
requérante ou ses parents ont entrepris de démarches pour
s’informer du cours de la procédure ou se plaindre de l’inactivité des
autorités pendant la longue période de dix ans qui s’est écoulée sans
évolution. Cependant, compte tenu de la gravité des faits, de l’âge de la
victime et des possibles séquelles psychologiques, y compris les tentatives de
suicide manifestées, la Cour pourrait difficilement lui reprocher de ne pas se
renseigner régulièrement auprès des autorités, surtout une fois qu’elle avait
porté plainte et que des poursuites avaient été engagées.
. Quant à l’argument
de la requérante selon lequel le quatrième individu qui aurait participé au
viol n’a pas été poursuivi, la Cour observe que les allégations de l’intéressée
selon lesquelles les auteurs de son agression étaient au nombre de quatre cadraient
avec les dépositions des trois individus mis en examen le 5 octobre 1994, qui
ont tous cité le prénom du quatrième participant. Malgré cela, aucun élément du
dossier n’indique que des actes de recherche de l’individu en question aient été
réalisés - que ce soit en octobre 1994 ou à la suite de la reprise de l’enquête
en 2004. Le Gouvernement ne présente pas d’explications à cet égard. La Cour
peut toutefois constater que les deux juridictions ont établi que l’agression
avait bien été commise par quatre personnes, mais que l’acte d’accusation ne
mentionnait pas la quatrième, et qu’il s’agissait d’une carence de l’instruction
préliminaire (paragraphes 16 et 18 ci-dessus). Dans ces circonstances, il apparaît
que l’enquête a été défaillante à cet égard également, dans la mesure où les
autorités ont omis d’effectuer certains actes d’instruction alors qu’elles
étaient en possession d’éléments démontrant une éventuelle responsabilité à examiner.
La Cour rappelle à cet égard que la mise à l’écart d’une
piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon
décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité
des personnes responsables (voir, mutatis mutandis, Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201,
5 novembre 2009)
. La Cour
considère que la passivité des autorités d’instruction pendant une période d’environ
dix ans, ayant de surcroît contribué à l’acquisition du bénéfice de la
prescription par deux des présumés responsables, ainsi que l’absence de
certains actes d’instruction jugés nécessaires, ont compromis l’efficacité
requise de l’enquête.
. La Cour
conclut par conséquent qu’il y a eu, en l’espèce, violation des obligations qui
incombent à l’Etat défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention.
Elle estime par ailleurs qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain
de l’article 13 de la Convention, combiné avec les articles 3 et 8.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
. Par une
communication du 5 octobre 2007, la requérante soulève un grief tiré de l’article
1 du Protocole no 1. Elle estime qu’elle avait une espérance
légitime, constitutive d’un « bien » au sens de cette disposition, d’obtenir
une indemnisation pour le préjudice subi du fait de l’infraction et que le
rejet de son action l’a privée de ce bien sans justification valable. L’intéressée
invoque également à cet égard l’article 13 de la Convention. Par une communication
en date du 7 novembre 2007, la requérante soutient que le rejet de son action
civile au motif de la prescription constitue également une atteinte à son droit
d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention.
. En ce qui
concerne cette partie de la requête, compte tenu de l’ensemble des éléments en
sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des
allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des
droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que ces griefs sont
manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article
35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
53. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. La requérante
réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.
. Le
Gouvernement conteste ces prétentions.
. La Cour
estime que la requérante a subi un dommage moral certain en raison des
violations constatées de ses droits garantis par les articles 3 et 8 de la
Convention. Elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer 15 000 EUR
pour dommage moral.
B. Frais et dépens
. La requérante
demande également 4 080 EUR pour les frais et dépens engagés devant la
Cour. Elle présente à cet égard un décompte d’honoraire d’avocat pour 56 heures
de travail rémunérées à 70 EUR l’heure, soit un total de 3 920 EUR. L’intéressée
expose que la différence de 160 EUR correspond à des frais de poste, de
fourniture de bureau et de traduction. Elle ne présente pas de justificatifs
pour ces frais. Enfin, elle demande à la Cour d’ordonner le versement de la
somme allouée au titre des frais et dépens sur le compte bancaire de ses
avocats.
. Le
Gouvernement conteste ces prétentions
. Selon la
jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des éléments en
sa possession et des critères susmentionnés, la Cour accorde à l’intéressée une
somme de 2 000 EUR pour frais de représentation, à verser sur le compte
bancaire de ses avocats.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable
quant aux griefs tirés des articles 3, 8 et 13 de la Convention et irrecevable pour
le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
des articles 3 et 8 de la Convention ;
3. Dit qu’aucune question
distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 combiné avec les articles 3
et 8 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à
la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les
sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du
règlement :
i) 15 000 EUR (quinze mille
euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage
moral ;
ii) 2 000 EUR (deux mille
euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante,
pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de
ses avocats ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
5. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 27 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Lawrence Early Ineta
Ziemele
Greffier Président