En l’affaire Banu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième
section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina
Pardalos,
Johannes Silvis, juges,
et de Marialena
Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20
novembre 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 60732/09) dirigée contre la
Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Gheorghe Banu (« le requérant »),
a saisi la Cour le 6 novembre 2009 en vertu de l’article 34 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention »).
. Le requérant,
qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me A.
Răducanu, avocat à Targovişte. Le gouvernement roumain (« le
Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Cambrea,
du ministère des Affaires étrangères.
. Le requérant alléguait
en particulier qu’il a dû subir des conditions de détention inhumaines lors de
son incarcération dans la prison de Jilava.
. Le 15 septembre 2011, la requête a été communiquée au
Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre
été décidé que la
chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
. A la suite du
déport de M. Corneliu Bîrsan (article 28 du Règlement de la Cour), juge élu au
titre de la Roumanie, le président de la chambre a désigné Mme
Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc
(articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du Règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1951 et réside à Targovişte.
. Accusé d’avoir
commis une escroquerie au détriment d’une société commerciale, il fut arrêté le
20 mai 1999 et placé en détention provisoire jusqu’au 25 mai 1999. A sa
libération, il s’établit au Royaume-Uni et ne participa plus au procès.
. Par un arrêt définitif
du 30 janvier 2002, la Cour suprême de justice condamna le requérant à sept ans
et six mois de prison pour escroquerie.
. Le requérant
demeura au Royaume-Uni où il fut condamné deux fois en 2002 et 2005 et purgea
deux peines de prison pour diverses infractions.
. A sa sortie
de prison, le 23 septembre 2008, il fut expulsé en Roumanie afin d’y purger la
peine pour escroquerie. Il fut incarcéré à la prison de Rahova d’où, le 2 décembre
2008, il fut transféré à la prison de Jilava.
. Le 18 mai
2010, il bénéficia d’une mesure de remise en liberté conditionnelle.
Les conditions de détention à la prison de Jilava
. Le requérant
et le Gouvernement s’accordent sur le fait que les cellules du requérant (nos
417, 418 et 510) avaient une superficie comprise entre 34 et 38 m² et que
chacune contenait dix-neuf lits. Elles avaient plusieurs fenêtres,
deux toilettes et diverses pièces de mobilier. L’espace des douches et
celui du stockage des aliments étaient à l’extérieur des cellules.
. Quant aux nombre
de détenus dans les cellules, où le requérant purgea sa peine et les conditions
d’hygiène, les versions divergent.
1. Version du requérant
. Le requérant
affirme que les cellules étaient surpeuplées et que parfois ils étaient
plusieurs détenus à se partager un lit. Il dénonce la capacité insuffisante du
local des douches où les détenus se lavaient deux fois par semaine pendant
quinze minutes dans des conditions d’hygiène déplorables.
. Selon le requérant,
la cellule était infestée par des insectes et des rats. Il affirme également
que l’eau n’était pas potable et que la nourriture était de très mauvaise
qualité.
. Enfin, le
requérant soutient qu’en raison des mauvaises conditions de détention sa santé
s’est détériorée et qu’il a contracté de nombreuses maladies chroniques.
2. Version du Gouvernement
. Le
Gouvernement affirme que le nombre de détenus n’a pas dépassé celui de la
capacité d’accueil des cellules. Selon le Gouvernement, les cellules étaient
convenablement aérées et meublées et les toilettes et les douches étaient
équipées correctement et étaient propres.
. Le
Gouvernement précise que les espaces communs étaient régulièrement nettoyés et
désinfectés par des sociétés spécialisées et que la direction de la prison
mettait à la disposition des détenus le matériel nécessaire au nettoyage de
leurs cellules.
. Quant à l’assistance
médicale, le Gouvernement souligne que le requérant souffrait au moment de son
incarcération d’hypertension et de diabète et qu’il ressort de sa fiche
médicale qu’il a été soumis à des contrôles médicaux réguliers et a reçu un traitement
spécifique, y compris en régime d’hospitalisation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
. Les
dispositions du droit interne relatif aux modalités d’exécution des peines
privatives de liberté et aux voies de recours, ainsi que les observations du
Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains et dégradants (CPT) rendues à la suite des visites effectuées dans
des prisons de Roumanie sont résumées dans l’arrêt Iacov
Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 113-129, 24 juillet 2012).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
3 DE LA CONVENTION
. Le requérant
allègue que les conditions de détention dans la prison de Jilava ont enfreint
son droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants. Il se
plaint en particulier de la surpopulation carcérale et de l’absence d’hygiène
qui auraient provoqué l’apparition de plusieurs maladies. Il invoque l’article
3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à
des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
. Le
Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il
soutient que le requérant aurait pu saisir le juge délégué à la prison de
Jilava ou les juridictions civiles d’une action portant sur les conditions de
détention ou la prétendue absence de soins médicaux. Il estime que ces recours
étaient efficaces et qu’ils pouvaient remédier à la situation dénoncée par le
requérant.
. Le requérant
n’a pas formulé d’observations sur ce point.
. S’agissant de
la partie du grief portant sur les conditions matérielles de détention, la Cour
rappelle avoir déjà rejeté plusieurs exceptions similaires, ayant jugé qu’il n’y
avait pas de recours effectif à épuiser par le requérant (voir, par
exemple, Petrea c. Roumanie, no
4792/03, § 37, 29 avril 2008 ; Brânduşe c. Roumanie, no
6586/03, §§ 37-40, 7 avril 2009 et Eugen Gabriel Radu c. Roumanie, no 3036/04, § 24, 13 octobre 2009). Les arguments
du Gouvernement ne sauraient mener en l’espèce à une conclusion différente.
Par ailleurs, la
Cour constate que cette partie du grief n’est pas manifestement mal fondée au
sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève qu’elle ne se heurte à
aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
. Quant aux
allégations du requérant concernant l’aggravation de son état de santé et le défaut
d’assistance médicale appropriée, la Cour observe que le diabète et l’hypertension
étaient antérieurs à son incarcération et qu’il ressort de sa fiche médicale fournie
par le Gouvernement qu’il a bénéficié d’un suivi médical régulier à cet égard.
S’agissant des autres maladies chroniques dont il serait tombé malade en prison,
la Cour constate que le requérant n’a présenté aucun commencement de preuve à l’appui
de ses allégations et qu’il ne s’en est plaint à aucun moment aux autorités de
la prison.
. Il s’ensuit
que cette partie du grief est manifestement mal fondée et qu’elle doit être
rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la
Convention.
B. Sur le fond
. Le requérant
allègue que la surpopulation carcérale et l’absence d’hygiène à la prison de
Jilava ont représenté un traitement humiliant.
. Le
Gouvernement affirme que les conditions de détention étaient adéquates et
renvoie aux renseignements fournis par les autorités pénitentiaires.
. La Cour
relève que les mesures privatives de liberté impliquent habituellement pour un
détenu certains inconvénients. Toutefois, elle rappelle que l’incarcération ne
fait pas perdre à un détenu le bénéfice des droits garantis par la Convention.
Dans ce contexte, l’article 3 fait peser sur les autorités une obligation
positive qui consiste à s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions
qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution
de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une
intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention
et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le
bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła
c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 93-94,
CEDH 2000-XI, Norbert Sikorski c. Pologne, no 17599/05, §
131, 22 octobre 2009).
. S’agissant
des conditions de détention, la Cour rappelle que lorsque la surpopulation
carcérale atteint un certain niveau, le manque d’espace dans un établissement
pénitentiaire peut constituer l’élément central à prendre en compte dans l’appréciation
de la conformité d’une situation donnée à l’article 3 (en ce sens, Karalevičius
c. Lituanie, no 53254/99, § 39, 7 avril 2005).
. S’agissant en
particulier de ce dernier facteur, la Cour relève que lorsqu’elle a été
confrontée à des cas de surpopulation flagrante, elle a jugé que cet élément, à
lui seul, pouvait suffire pour conclure à la violation de l’article 3 de
la Convention. En règle générale, étaient concernés les cas de figure où l’espace
personnel accordé à un requérant était inférieur à 3 m² (Kantyrev
c. Russie, no 37213/02, §§ 50-51,
21 juin 2007, Andreï
Frolov c. Russie, no 205/02, §§ 47-49, 29 mars 2007,
Kadiķis c. Lettonie (no 2), no 62393/00, § 55,
4 mai 2006, et Melnik
c. Ukraine, no 72286/01, § 102, 28 mars 2006).
. Faisant
application des principes susmentionnés au cas d’espèce, la Cour se penchera
sur le facteur qui est en l’occurrence central, à savoir l’espace personnel
accordé au requérant à la prison de Jilava.
. Selon les
données communiquées par le Gouvernement, le requérant a disposé dans les
cellules nos 417, 418 et 510 d’un espace
personnel compris entre 1,78 et 2 m² et ce
sans prendre en compte le mobilier, dont la présence réduisait encore cette
superficie.
. La Cour en
conclut que le requérant a vécu pendant environ un an et cinq mois, dans la
prison de Jilava, disposant d’un espace individuel extrêmement réduit, inférieur
à la norme recommandée par le CPT.
. La Cour a
déjà conclu à plusieurs reprises à l’égard de la Roumanie, à la violation de l’article
3 à cause des conditions de détention inappropriées dans la prison de Jilava (voir, Eugen
Gabriel Radu, précité; Flamînzeanu c. Roumanie, no 56664/08, 12 avril 2011 et Iacov
Stanciu, précité).
. Après avoir
examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour estime qu’en l’espèce
l’Etat, par le biais de ses organes spécialisés, n’a pas déployé tous les
efforts nécessaires afin d’assurer au requérant des conditions de détention qui soient compatibles avec le respect de la dignité humaine et afin d’assurer
que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une
détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de
souffrance inhérent à la détention.
. De l’avis de
la Cour, les conditions de détention subies par le requérant ont dépassé le
seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention.
. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de
la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
. Sans invoquer
d’article de la Convention, le requérant se plaint des agressions commises par
les surveillants de la prison et de l’iniquité de la procédure qui a abouti à
sa condamnation pour escroquerie.
. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa
possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des
allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des
droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit
que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35
§§ 1, 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
42. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant réclame
au titre du préjudice matériel et moral 250 euros (EUR) pour chaque jour
de détention « illégale ».
. Le
Gouvernement s’oppose à cette demande. Il estime qu’il n’y a pas de lien de
causalité entre le préjudice prétendument subi et l’objet de la requête. A cet
égard, il fait remarquer que la demande du requérant concerne la prétendue
illégalité de la détention, aspect qui n’a pas fait l’objet de l’examen de la
Cour.
. La Cour considère
que le requérant a subi un préjudice moral certain du fait d’avoir été soumis à
des traitements contraires à l’article 3 de la Convention durant la
période de détention à la prison de Jilava, préjudice que le constat de
violation seul ne saurait effacer. Certes, le requérant a employé le mot
« illégale » pour décrire la détention qui lui a causé un préjudice matériel
et moral. Néanmoins, la Cour estime qu’il serait artificiel d’écarter sa
demande au titre de l’article 41 de ce fait. Par conséquent, elle décide qu’il
y a lieu de lui octroyer 3 750 EUR de ce chef.
B. Frais et dépens
. Le requérant n’a
formulé aucune demande à ce titre.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable
dans sa partie relative aux conditions de détention du requérant à la prison de
Jilava et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 3 de la Convention en raison de la surpopulation carcérale dans
cette prison ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser
au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 750
EUR (trois mille sept cent cinquante euros) pour dommage moral, à convertir
dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement,
plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un
taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 11 décembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena
Tsirli Josep
Casadevall
Greffière adjointe Président