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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ILEANA CONSTANTINESCU v. ROMANIA - 32563/04 - HEJUD [2012] ECHR 2061 (11 December 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/2061.html
Cite as: [2012] ECHR 2061

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ILEANA CONSTANTINESCU c. ROUMANIE

     

    (Requête no 32563/04)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    11 décembre 2012

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Ileana Constantinescu c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Josep Casadevall, président,
              Alvina Gyulumyan,
              Ján Šikuta,
              Luis López Guerra,
              Nona Tsotsoria,
              Kristina Pardalos,
              Johannes Silvis, juges,
    et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 novembre 2012,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32563/04) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Ileana Constantinescu (« la requérante »), a saisi la Cour le 26 août 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  La requérante est représentée par Me Cătălin Paraschiv, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Irina Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

  3. .  La requérante allègue en particulier une violation de sa liberté d’expression par la condamnation pénale prononcée à son encontre à la suite de la publication de son livre sur la vie de son père.

  4. .  Le 24 mai 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

  5. .  A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
  6. EN FAITITMarkFactsComplaintsStart

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  7. .  La requérante est née en 1950 et réside à Bucarest. Elle est la fille de l’économiste N.N. Constantinescu, qui fut notamment professeur et auteur d’ouvrages d’économie et membre de l’Académie roumaine.

  8. .  Après le décès de son père en décembre 2000, la requérante, elle-même professeure de langues étrangères à l’Académie des sciences économiques de Bucarest, publia en août 2002 aux éditions Milena Press le livre intitulé « La vie de N.N. Constantinescu », qui décrivait sur environ cinquante pages la vie privée et professionnelle de ce dernier, dont notamment sa carrière scientifique et universitaire, ses engagements associatifs, ainsi que certaines difficultés d’ordre personnel auxquelles il avait dû faire face, comme sa maladie et son état de faiblesse pendant les deux dernières années de sa vie.

  9. .  D’après les dires de la requérante, non contredits par le Gouvernement, ce livre parut après que les 3, 5 et 6 juillet 2002, plusieurs articles la visant avaient été publiés dans le journal « Economistul », sous le titre « Pour une personne divaguant dans la forêt des... mensonges » (Pentru o rătăcită în pădurea... minciunilor). L’auteur de ces articles était I.E., économiste et ancien collaborateur du père de la requérante, détenant les fonctions de directeur d’un journal économique et de vice-président de l’association des économistes de Roumanie.

  10. .  Le 9 avril 2003, s’estimant diffamé par certains passages du livre de la requérante, I.E. saisit le tribunal de première instance de Bucarest d’une plainte pénale contre cette dernière. Le plaignant mentionnait plusieurs passages du livre.

  11. .  Les deux premiers passages mentionnés par I.E. figuraient aux pages 22 et 27-28 du livre. Selon le plaignant, ces passages suggéraient qu’il aurait laissé à l’abandon (lăsat în paragină) la construction de la Maison des économistes et qu’en sa qualité de directeur des Editions économiques il aurait fait des « dépenses inutiles », et de surcroît très élevées à la Maison des économistes (Casa economiştilor), par exemple « avec l’installation de l’air conditionné (...) et l’achat de voitures très chères ».

  12. .  Ces passages - tels que cités par le plaignant - étaient ainsi rédigés :
  13. « Malheureusement, après le décès de mon père et jusqu’à présent, les travaux à la Maison des économistes se sont arrêtés. Pourquoi ? Personnellement, je ne comprends pas, mais je me rappelle que lorsque mon père vivait et qu’il était en bonne santé, des appels aux dons étaient publiés dans le journal « Economistul », ces dons ayant servi avec les fonds de la maison Éditions économiques (Editura Economică) et ceux du journal « Economistul » à la construction [de la Maison des économistes] jusqu’à son état d’avancement qui peut être vu également aujourd’hui. A la différence qu’aujourd’hui la construction a été laissée, je ne sais pas pour quelle raison, à l’abandon et la maison d’Éditions économiques est devenue la propriété de [I.E.], le directeur mis en place par mon père, qui est devenu, je ne sais pas comment, actionnaire majoritaire des Éditions économiques. »

    « [I.E.], en dépit du fait qu’il était seulement directeur aux Editions économiques et pas encore patron comme aujourd’hui, a commencé à faire certaines dépenses inutiles, et de surcroît très élevées, comme, par exemple l’installation aux étages VII et VIII rue Griviţei, 21, d’appareils de climatisation (...) Il a aussi acheté des voitures très chères et, ainsi, la construction de la Maison des économistes avançait très lentement. »


  14. .  Les trois derniers passages mentionnés par I.E. figuraient aux pages 37-38, 40 et 47 du livre. Selon le plaignant, ces passages suggéraient :
  15. -  qu’il aurait profité du mauvais état de santé du père de la requérante afin d’obtenir, à l’aide d’un notaire qu’il aurait influencé, un pouvoir concernant les droits de deux livres dont N.N. Constantinescu était l’auteur ;

    -  il aurait eu intérêt à ce que le père de la requérante conclue un mariage avec S.B. dans le seul but d’obtenir une partie des bénéfices d’un ouvrage intitulé « Pages choisies » (Scrieri alese) ;

    -  il aurait eu l’intention d’induire en erreur le public quant à l’état de santé du père de la requérante afin de donner une apparence de légalité à des actes juridiques conclus à l’époque du mariage de ce dernier avec S.B., en juillet 2000, alors qu’il était hospitalisé et quelques mois avant son décès.


  16. .  Ces passages litigieux - tels que cités par le plaignant - étaient ainsi rédigés :
  17. « Pendant ce temps, j’ai appris que le 27 janvier 2000, le frère de mon père, abusant de l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait, lui a demandé de signer un pouvoir (...) Au mois de janvier 2000, j’ai démarré la procédure de mise sous tutelle de mon père afin de le protéger pour éviter qu’il soit manipulé et qu’il donne des signatures à l’encontre de ses intérêts. (...) Le 8 mars 2000, le même notaire devant lequel le premier pouvoir avait été donné, a authentifié un second pouvoir par lequel mon père cédait à [I.E.], vice-président de l’AGER [Association générale des économistes de Roumanie] les droits d’auteur sur deux livres, pour une période de cinq ans, aux fins de la construction de la Maison des économistes. Il s’agit de « L’histoire de la pensée économique roumaine » et de « L’histoire économique de la Roumanie », tome II, paru comme le premier aux Éditions économiques, appartenant à AGER à l’époque. Évidemment, Monsieur [I.E.] ne m’a rien dit. Je l’ai appris ailleurs. »

    « Ce qui est surprenant, c’est que l’état de santé de mon père s’aggravait, mais que, en parallèle, le journal « Economistul » publiait des articles de lui, sur des économistes qu’il avait présentés bien des années auparavant dans son livre (...) Probablement, il s’agissait, d’un côté, du souhait de [I.E.] de bien vendre le journal et, de l’autre coté, toujours d’un souhait de [I.E.] de faire croire aux lecteurs [du journal] que mon père était en bonne santé, d’autant plus que le 13 juillet 2000 son mariage secret avec [S.B.] avait été conclu à l’hôpital Elias. »

    « Ce mariage s’est fait à notre insu et à l’insu du chef de clinique, le docteur [O.], un jeudi, jour de visite, lors duquel le concierge avait été probablement moins vigilant, mais en présence de [A.], comme maître de cérémonie, ainsi que [S.B.] l’a déclaré. Cette dernière avait un intérêt partagé avec [I.E.] pour les bénéfices des droits d’auteur sur les deux volumes de « Pages choisies » (Scrieri alese) de mon père, publiés par [I.E.] aux Editions économiques, sous la houlette de l’épouse de [A.]. »


  18. .  Par un jugement du 20 février 2002, le tribunal de première instance condamna la requérante pour diffamation et lui infligea une amende pénale de 5 000 000 anciens lei roumains (ROL), ainsi que le paiement de dommages et intérêts d’un montant de 30 000 000 ROL au titre du préjudice moral et de 750 000 ROL au titre des frais de justice. Le tribunal jugea que la requérante avait exposé I.E. au mépris public et à de possibles sanctions.

  19. .  Le tribunal estima que la requérante avait écrit le livre après le décès de son père alors qu’elle contestait, en justice, la validité de certains actes que celui-ci avait accomplis pendant la dernière période de sa vie, dans l’intention de montrer les moyens par lesquels diverses personnes auraient abusé de sa faiblesse afin d’en tirer profit pour elles-mêmes.

  20. .  S’agissant des affirmations concernant la mauvaise administration des travaux de la Maison des économistes, le tribunal justifia la condamnation de la requérante par le fait que, bien que la possibilité d’apporter la preuve de la vérité de ses affirmations lui ait été offerte, elle n’avait pas réussi à le faire.

  21. .  Pour ce qui est des affirmations concernant la prétendue influence exercée par I.E. sur le père de la requérante afin de le convaincre de céder ses droits d’auteur sur deux de ses ouvrages, le tribunal constata que I.E. n’avait jamais été condamné au pénal pour ces faits et que, le 8 février 2001, soit avant la publication du livre, la requérante avait déjà été déboutée de son action civile tendant à l’annulation du contrat de cession, au motif que l’absence de discernement chez son père n’avait pas été prouvée.

  22. .  Quant au prétendu « intérêt » que I.E. aurait eu à ce que le père de la requérante conclue un mariage avec S.B., le tribunal estima qu’aucun indice sur l’implication de I.E. à cet égard ne ressortait des considérants des décisions de justice ayant débouté la requérante de son action en constatation de la nullité du mariage.

  23. .  Pour ce qui est des affirmations concernant la prétendue intention de I.E. d’induire en erreur le public quant à l’état de santé du père de la requérante afin de créer une apparence de légalité pour certains actes juridiques conclus en juillet 2000, alors qu’il était hospitalisé, soit quelques mois avant son décès, le tribunal estima que la preuve apportée par la requérante, à savoir que I.E. faisait l’objet d’une enquête pénale pour diffusion d’œuvre sans le consentement de l’auteur à l’égard de certains ouvrages de N.N. Constantinescu n’était pas pertinente, car elle ne démontrait pas qu’il soit effectivement coupable.

  24. .  Le tribunal estima également que la requérante n’avait pas de raisons de croire raisonnablement que ces faits pussent être vrais. Il écarta les déclarations de deux témoins, qui considéraient que ces faits étaient vrais, comme subjectives car non corroborées par d’autres preuves.

  25. .  Ce jugement fut confirmé par une décision du tribunal départemental de Bucarest, rendue le 14 juin 2004. Après avoir repris l’ensemble du raisonnement du tribunal de première instance, le tribunal départemental considéra succinctement qu’il n’y avait aucune raison de s’en écarter.
  26. II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS


  27. .  L’essentiel de la règlementation interne pertinente, à savoir des extraits du code pénal, du code civil et du code de procédure pénale, est décrit dans les affaires Boldea c. Roumanie (no 19997/02, §§ 16-18, CEDH 2007-... (extraits)) et Constantinescu c. Roumanie (n28871/95, § 37, CEDH 2000-VIII).

  28. .  La loi no 178 du 4 juillet 2006 portant modification du code pénal et d’autres lois a abrogé les articles 205 à 207 du code incriminant l’insulte et la diffamation.

  29. .  Par une décision no 62/2007 du 18 janvier 2007, la Cour constitutionnelle roumaine a déclaré inconstitutionnelle la loi d’abrogation des articles 205 à 207 du code pénal incriminant l’insulte et la diffamation, au motif que la réputation des personnes, telle que garantie par la Constitution, devait nécessairement être protégée par des sanctions de droit pénal.
  30. ITMarkFactsComplaintsEndEN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION


  31. .  Invoquant en substance l’article 10 de la Convention, la requérante se plaint de sa condamnation pénale pour diffamation à la suite du livre qu’elle a publié sur la vie de son père, un économiste réputé. L’article 10 de la Convention est ainsi libellé :
  32. « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

    A.  Sur la recevabilité


  33. .  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
  34. B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties


  35. .  La requérante estime que sa condamnation pénale pour avoir écrit un livre sur la vie de son père avait été injuste, a enfreint sa liberté d’expression et a porté atteinte à sa carrière de professeur à l’Académie des sciences économiques de Bucarest. Elle dit avoir seulement eu l’intention, avec son livre, de présenter la vérité et de répondre aux articles diffamatoires à son égard publiés auparavant par son adversaire I.E. sous le titre « Pour une personne égarée dans la forêt des... mensonges » (Pentru o rătăcită în pădurea... minciunilor) dans les numéros des 3 et 5-6 juillet 2002 du journal « Economistul » qui aurait été fondé par son père.
  36. Se référant à la procédure pénale à la suite de laquelle elle a été condamnée au pénal pour diffamation, elle indique que l’administration de plusieurs preuves qu’elle avait proposées afin de prouver la vérité de ses affirmations lui a été refusée, notamment l’expertise médicolégale sur l’état de santé de son père qui aurait montré l’abolition de son discernement. De même, elle indique que les témoins qu’elle a fait comparaître devant le tribunal ont confirmé ses affirmations, mais que le tribunal a écarté leurs témoignages.


  37. .  Le Gouvernement estime que, malgré les garanties d’ordre procédural dont la requérante a bénéficié, elle n’a pas réussi à établir devant le tribunal la vérité des affirmations contenues dans son livre au sujet desquelles son adversaire I.E. avait porté plainte. Le Gouvernement en conclut que les affirmations litigieuses ne reposaient sur aucune base factuelle. De même, le Gouvernement estime que les propos en question ne visaient pas un sujet d’intérêt général, mais faisaient partie d’une querelle privée et que, par conséquent, les motifs avancés par les tribunaux pour justifier la condamnation de la requérante étaient pertinents et suffisants. A cet égard, le Gouvernement fait valoir que le but légitime poursuivi par cette condamnation était la protection de la réputation de I.E., en sa qualité de directeur du journal Economistul et de vice-président de l’association des économistes de Roumanie, étant donné que le livre de la requérante avait donné lieu à des commentaires dans l’environnement associatif et professionnel de l’intéressé.
  38. Enfin, le Gouvernement estime que la condamnation pénale infligée à la requérante est proportionnée au but légitime poursuivi.


  39. .  Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement indique qu’il n’appartient pas à la Cour de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, ou de substituer sa propre appréciation des éléments de preuve à celle des juridictions nationales.
  40. 2.  L’appréciation de la Cour

    a)  Les principes généraux applicables


  41. .  La Cour ne cesse de rappeler que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, parmi beaucoup d’autres Cornelia Popa c. Roumanie, no 17437/03, § 26, 29 mars 2011).
  42. Elle renvoie à cet égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, CEDH 2008-... (extraits), §§ 60 à 64).

    31.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés à la requérante et le contexte dans lequel celle-ci les a tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, n31457/96, § 52, CEDH 2000-I).


  43. .  En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, et Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 171, 15 décembre 2005).

  44. .  La Cour doit par ailleurs vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres, précité, § 70 in fine). Cette dernière disposition peut nécessiter l’adoption de mesures positives propres à garantir le respect effectif de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 57, CEDH 2004-VI, et Petrina c. Roumanie, no 78060/01, § 35, 14 octobre 2008).
  45. b)  Application de ces principes en l’espèce


  46. .  La Cour estime que la condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.

  47. .  La Cour note que le tribunal s’est fondé, afin d’aboutir à la condamnation de la requérante, sur l’article 206 du code pénal incriminant la diffamation, et sur l’article 998 du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle. L’ingérence était dès lors « prévue par la loi ».

  48. .  La Cour note que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation d’autrui, en l’occurrence celle de I.E., directeur du journal Economistul et vice-président de l’association des économistes de Roumanie.

  49. .  Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le but légitime poursuivi et, le cas échéant, proportionnée à ce dernier. A cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte à la liberté d’expression (Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, Vellutini et Michel c. France, no 32820/09, § 43, 6 octobre 2011, Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011, et Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 56, 19 juin 2012). Si la fixation des peines est en principe l’apanage des juridictions nationales, la Cour considère qu’une sanction pénale pour un délit d’opinion n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles (voir, mutatis mutandis, Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 63, 8 juillet 1999, Feridun Yazar c. Turquie, no 42713/98, § 27, 23 septembre 2004, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 59, CEDH 2011).

  50. .  Dans la présente affaire, les tribunaux qui ont condamné pénalement la requérante pour diffamation ont considéré qu’au travers des propos litigieux tenus dans son livre « La vie de N.N. Constantinescu », elle avait exposé I.E. au mépris public et à de possibles sanctions. Il convient donc d’examiner, en tenant compte des principes susmentionnés, si les motifs avancés par le tribunal départemental de Bucarest pour justifier la condamnation de l’intéressé étaient « pertinents et suffisants ».

  51. .  La Cour rappelle à ce titre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (Andreescu c. Roumanie, no 19452/02, § 89, 8 juin 2010). Ainsi, elle doit tenir compte de l’ensemble du contexte dans lequel les propos litigieux ont été formulés (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III).

  52. .  La Cour relève à titre liminaire qu’au moins une partie des propos incriminés de la requérante s’inscrivait dans le contexte d’un débat d’intérêt général pour la communauté des économistes roumains, à savoir la construction de la Maison des économistes.
  53. Les autres propos concernaient le respect des droits d’auteur du père de la requérante, l’académicien N.N. Constantinescu. Hormis l’intérêt personnel que la requérante a pu trouver à revendiquer la propriété intellectuelle de son père, la protection des droits d’auteur est elle aussi une question d’intérêt général dans les sociétés contemporaines, tout particulièrement dans les milieux scientifiques et les environnements professionnels comme celui des économistes, fréquentés tant par la requérante que par son adversaire I.E. (voir aussi Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 57, CEDH 2007-II (extraits)).


  54. .  La Cour rappelle, en outre, que, s’il n’est pas exact que les personnes ayant des activités publiques s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme les hommes politiques (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I), il n’en reste pas moins que les limites de la critique admissible sont plus larges lorsque sont visées des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles que lorsqu’il s’agit de simples particuliers (Mamère c. France, no 12697/03, § 27, CEDH 2006-XIII). En l’espèce, les propos litigieux visaient I.E. en sa qualité d’éditeur du journal Economistul et de vice-président de l’association des économistes. A cet égard, il faut noter que les propos incriminés ne portaient pas sur des aspects de la vie privée d’I.E., mais sur des comportements relevant de ses activités professionnelles et associatives (voir, mutatis mutandis, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 50, CEDH 1999-VI, et Sabou et Pircalab c. Roumanie, no 46572/99, § 39, 28 septembre 2004).

  55. .  En outre, tout en rappelant que les décisions judiciaires mises en cause doivent être examinées au vu de l’ensemble du dossier, y compris la publication litigieuse et les circonstances dans lesquelles elle fut écrite, la Cour note que le livre de la requérante faisait écho à une série d’articles publiés par son adversaire (sous le titre « Pour une personne divaguant dans la forêt des... mensonges »), qui contenaient ce qu’elle estimait être des insultes à son égard. Les articles en question étaient manifestement destinés à susciter une réaction (Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 31, Recueil 1997-IV).

  56. .  Il convient ensuite de rappeler la jurisprudence désormais bien établie de la Cour selon laquelle il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I, et Cornelia Popa c. Roumanie, no 17437/03, § 35, 29 mars 2011). Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II).

  57. .  En l’occurrence, lorsqu’on examine les affirmations litigieuses au regard du livre publié par la requérante dans son ensemble, on se trouve en présence d’un mélange de jugements de valeur portant, par exemple, sur le caractère excessif des dépenses engagées par I.E. dans le projet de construction de la Maison des économistes, et de certains éléments factuels.

  58. .  La Cour observe qu’il ressort de la décision du tribunal de première instance que l’enquête pénale diligentée contre I.E. pour diffusion d’œuvre sans le consentement de l’auteur était également à l’origine de la critique à son égard. De même, la réalité du contrat de cession de droits d’auteurs conclu par le père de la requérante en faveur de I.E. et celle du mariage tardif du père de la requérante avec S.B. alors qu’il était hospitalisé n’ont jamais été contestées. Dans ce contexte, la Cour estime que la requérante a agi de bonne foi. Or, les tribunaux ont quant à eux estimé que les non-lieux prononcés par le parquet suffisaient à établir que les informations contenues dans le livre étaient fausses et cela sans avoir donné aucun poids aux preuves fournies par la requérante (Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 50, CEDH 1999-VI).

  59. .  Si la requérante n’a pu prouver devant les juridictions internes que ses allégations avaient une base factuelle suffisante, la Cour note qu’elle s’est activement investie dans son procès, a constamment offert de faire la preuve de la vérité de ses propos, son comportement examiné globalement démontrant qu’elle a agi de bonne foi, convaincue d’un problème de déontologie professionnelle chez I.E. (voir dans le même sens Cornelia Popa, précité, § 39 et, a contrario, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie, no 33348/96, § 104, 10 juin 2003 ; Stângu et Scutelnicu, précité, § 51, Ivanciuc c. Roumanie (déc.), no 18624/03, 8 septembre 2005, et Ţiţei c. Roumanie (déc.), no 1691/03, 23 mai 2006).

  60. .  Qui plus est, la requérante n’a pas directement et explicitement accusé I.E. d’avoir profité de la dégradation de l’état de santé de son père, et encore moins, d’avoir eu un quelconque intérêt à ce que le mariage de ce dernier avec S.B. soit conclu. Elle s’est uniquement référée à deux actes de cession de droits faits par son père, dont l’un en faveur de I.E., alors qu’il était hospitalisé et qu’une procédure de mise sous tutelle avait été initiée, ainsi qu’au mariage conclu dans les mêmes conditions, alors qu’un livre de son père s’apprêtait à paraître aux éditions dirigées par I.E. (voir aussi Andreescu, précité, § 94).

  61. .  Dès lors, les motifs avancés par les tribunaux pour justifier la condamnation de l’intéressée n’étaient pas « pertinents et suffisants ».

  62. .  Enfin, compte tenu de la sévérité d’une sanction pénale doublée d’une condamnation à des dommages et intérêts, auxquels s’ajoute le remboursement des frais de justice, la Cour estime que les moyens employés ont été disproportionnés par rapport au but visé, à savoir « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ».

  63. .  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les tribunaux internes sont allés, en l’occurrence, au-delà de ce qui aurait constitué une restriction « nécessaire » de la liberté d’expression de la requérante.
  64. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    51.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  65. .  La requérante réclame 55 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi du fait de la violation de sa liberté d’expression ainsi que des graves conséquences sur sa vie personnelle et professionnelle de sa condamnation pénale. Elle sollicite également les sommes suivantes au titre du préjudice matériel : 500 nouveaux lei roumains (RON) représentant le montant de l’amende pénale pour diffamation qu’elle a payée, à laquelle s’ajoutent 90 RON payés au titre des frais de justice et 3 571 RON représentant les dommages et intérêts - y compris les frais d’exécution forcée - qu’elle a dû payer en raison de sa condamnation pour diffamation.

  66. .  Le Gouvernement demande que soient octroyés à la requérante uniquement les montants correspondant aux préjudices réellement subis.

  67. .  La Cour constate que la requérante a payé tant l’amende pénale que les dommages-intérêts infligés à la suite de sa condamnation pénale. Dès lors, compte tenu de l’ensemble des éléments soumis par les parties sur ce point, elle estime qu’il convient d’accorder à la requérante 1 000 EUR au titre du préjudice matériel.

  68. .  En outre, la requérante a subi un tort moral indéniable. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, la Cour estime qu’il y a lieu de lui octroyer 7 000 EUR au titre du préjudice moral.
  69. B.  Frais et dépens


  70. .  La requérante demande également, justificatifs à l’appui, 1 000 RON pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes. Les autres montants demandés à ce titre, soit au total 2 000 EUR, ne sont pas accompagnés de justificatifs.

  71. .  Le Gouvernement demande qu’il soit octroyé à la requérante uniquement les montants correspondant aux frais pour lesquels il est établi qu’ils ont été réellement exposés.

  72. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 140 EUR au titre des frais et dépens de la procédure nationale et l’accorde à la requérante.
  73. C.  Intérêts moratoires


  74. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

  75. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i)  1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

    ii)  7 000 EUR (sept mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    iii)  140 EUR (cent quarante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 décembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

      Marialena Tsirli                                                                   Josep Casadevall
    Greffière adjointe                                                                       Président


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