En l’affaire Vicente Cardoso c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en un Comité composé de :
Dragoljub Popović, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19
février 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 30130/10) dirigée contre la
République portugaise et dont un ressortissant de cet Etat, M. Carlos
Alberto Vicente Cardoso (« le requérant »), a saisi la Cour le
18 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
. Le requérant a
été représenté par Me H. Guerra, avocat à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a
été représenté par son agent, Mme M. F. Carvalho,
procureur général adjoint.
. Le 18 octobre
2011, la Requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1955 et réside à Quarteira (Portugal).
A. Les faits à l’origine de la procédure
contre l’État
. Le requérant
était le gérant-associé de la société de droit portugais S. qui avait pour
activités principales le transport et le stockage de marchandises dans le port
de Sines.
. Entre le 23
juin 1994 et le 26 mai 1995, la société S. accepta le dépôt de conteneurs de
cigarettes, provenant des Etats-Unis. Faisant droit aux demandes présentées par
la société, les autorités douanières autorisèrent la sortie des conteneurs en
direction des ports de Leixões et de Lisbonne. Elles n’exigèrent néanmoins pas
de garantie du principal obligé ou du transporteur.
. Le 23 juin 1995,
l’entrepôt de la société fut perquisitionné par la douane et la police. Ayant
constaté la disparation des conteneurs de cigarettes, les autorités mirent sous
scellé l’entrepôt et saisirent la marchandise et les équipements de la société.
. Une enquête
fut ouverte contre la société par le parquet près le tribunal de Santiago do
Cacém des chefs de soustraction de marchandises à la surveillance douanière et
faux et usages de faux. Elle fut classée sans suite par une décision du tribunal
de Santiago do Cacém du 17 mai 1995, confirmée par un arrêt de la cour d’appel
d’Évora du 9 novembre 1999.
. Le 23 juillet
1997, la société reçut le décompte de la dette douanière relative aux années
1995, 1996 et 1997, laquelle s’élevait à plus de sept millions d’euros. Le 12
février 1998, elle contesta le montant qui lui était réclamé. Le recours fut
conclu par une décision du 27 janvier 2009 (son issue n’est pas précisée).
. Par un
jugement du 1er octobre 1999, le tribunal de Santiago do Cacém
déclara la faillite de la société S.
. Le 17
septembre 2003, le requérant porta plainte contre un agent des douanes, l’accusant
de corruption active. Par une ordonnance du 12 février 2008, l’affaire fut
toutefois classée sans suite.
. Consécutivement
aux faits décrits ci-dessus, le 29 novembre 2007, le requérant fut inscrit dans
la liste des plus gros débiteurs du fisc. Son nom fut retiré de cette liste le
17 mars 2011, la dette douanière ayant été considérée comme prescrite. Le
requérant allègue être toutefois toujours considéré comme débiteur de dettes
fiscales au Portugal.
B. L’action en responsabilité civile
extracontractuelle (procédure interne no 465/03) devant le tribunal
administratif de Lisbonne
. Le 16
septembre 2003, le requérant saisit le tribunal administratif de Lisbonne d’une
action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’Etat, réclamant
réparation pour les dommages subis en raison des divers actes pratiqués par les
autorités douanières à l’encontre de la société S. entre les années 1994 et
1997.
. Par une ordonnance
préparatoire du 14 décembre 2009, faisant droit à l’exception qui avait été
soulevée par l’Etat, le tribunal déclara la demande du requérant irrecevable
pour tardiveté. Il estima que les actes de l’administration douanière contestés
avaient été pratiqués entre les années 1994 et 1995, le délai de trois ans prescrit
par la loi pour introduire une action en indemnisation ayant dès lors été
dépassé. Le tribunal considéra que le requérant n’avait pas étayé le caractère
criminel des actes dénoncés pour lui permettre de bénéficier des délais de
prescription plus longs prévus en matière pénale.
. Le requérant
interjeta appel de cette ordonnance devant le tribunal central administratif du
Sud, contestant la prescription de son droit à une indemnisation. Par un arrêt
du 10 novembre 2011, le tribunal confirma l’ordonnance, déboutant ainsi le
requérant de sa prétention.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. Le requérant
allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai
raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi
libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un
délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
. La période à
considérer a débuté le 16 septembre 2003 et s’est terminée le 10 novembre 2011.
Elle a donc duré 8 années, 1 mois et 26 jours, pour deux instances.
A. Sur la recevabilité
. Le Gouvernement soulève une exception tirée du
non-épuisement des voies de recours internes en faisant valoir que le requérant
a omis d’introduire au niveau interne une action en responsabilité civile
extracontractuelle pour se plaindre de la violation de l’article 6 § 1 de la
Convention.
. La Cour rappelle la jurisprudence établie dans l’arrêt
Martins Castro et Alves Correia de Castro c. Portugal, no 33729/06, 10 juin 2008 selon laquelle l’action en responsabilité
extracontractuelle de l’Etat ne peut être considérée comme un recours « effectif »
au sens de l’article 13 de la Convention, aussi longtemps que la jurisprudence
qui se dégage de l’arrêt de la Cour suprême administrative du 28 novembre 2007
n’aura pas été consolidée dans l’ordre juridique portugais, à travers une
harmonisation des divergences jurisprudentielles. L’exception soulevée par le
Gouvernement ne peut donc être retenue.
. La Cour constate que le grief tiré de la durée de la
procédure n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article
35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun
autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
. Le
Gouvernement estime que l’État ne peut être tenu responsable de la durée de la
procédure dans la mesure où la demande indemnitaire était déjà prescrite au
moment de l’introduction de l’action.
. La Cour
rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie
suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa
jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du
requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour
les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France
[GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
. La Cour a
traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle
du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la
Convention (voir Frydlender précité).
. Après avoir
examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le
Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion
différente dans le cas présent. La Cour note qu’il a fallu plus de six ans au
tribunal administratif et fiscal de Lisbonne pour prononcer l’ordonnance
préparatoire, rejetant la demande du requérant pour tardiveté.
. Compte tenu
de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de
la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du
« délai raisonnable ».
. Partant, il y
a eu violation de l’article 6 § 1.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
. Invoquant l’article
6 de la Convention, le requérant conteste l’appréciation du délai de
prescription par les juridictions administratives. Il estime être victime d’un déni
de justice, alléguant que les juridictions administratives ont omis de se prononcer
quant au fond de sa demande en la rejetant pour des motifs formels.
La Cour
rappelle que c’est au premier chef aux juridictions nationales qu’il incombe d’interpréter
la législation interne, s’agissant notamment des règles de nature procédurale,
son rôle se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets
de pareille interprétation (Tejedor García c.
Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts
et décisions 1997-VIII).
Néanmoins, compte tenu de ce que la réglementation relative aux formalités et
aux délais à respecter vise à assurer la bonne administration de la justice et
le respect du principe de la sécurité juridique, les intéressés doivent pouvoir
s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Stone Court Shipping Company S.A. c. Espagne, no 55524/00, § 34,
28 octobre 2003).
En l’espèce,
le requérant conteste l’interprétation par les juridictions internes du délai de
prescription. Il n’apporte toutefois aucun élément prouvant que cette interprétation
ait été arbitraire, ses griefs s’assimilant ainsi à une « quatrième
instance » (Kemmache c. France (no 3), 24 novembre
1994, § 44, série A no 296-C). Dans ces conditions, il n’y a aucune
apparence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard. Il s’ensuit
que le grief tiré de l’iniquité de la procédure doit être rejeté pour défaut
manifeste de fondement.
III. SUR
L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
. Aux termes de
l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant
réclame 7 775 052,14 euros (EUR) et 300 000 EUR au titre du
préjudice matériel et moral qu’il aurait respectivement subis.
. Le Gouvernement
conteste ces prétentions, les estimant excessives.
. La Cour n’aperçoit
pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel
allégué et rejette cette demande. En revanche, la Cour estime que le requérant a
subi un tort moral certain. Statuant en équité, elle lui accorde 4 800 EUR
à ce titre.
B. Frais et dépens
. Le requérant
demande également 44 200 EUR pour les frais et dépens engagés devant les
juridictions internes et devant la Cour.
. Le
Gouvernement conteste ces prétentions.
. Compte tenu
des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour rejette la
demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale et estime
raisonnable la somme de 1 200 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde
au requérant.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable
quant au grief tiré de la durée excessive de la procédure civile et irrecevable
pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée excessive de la
procédure;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser
au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i) 4 800 EUR (quatre mille huit
cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage
moral ;
ii) 1 200 EUR (mille deux cents euros),
plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 12 mars 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Dragoljub Popović
Greffière adjointe Président