En l’affaire Manso Rogeiro c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en un Comité composé de :
Dragoljub Popović, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19
février 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 39607/10) dirigée contre la
République portugaise et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Isabel
Maria Manso Rogeiro (« la requérante »), a saisi la Cour le 7 juillet
2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales (« la Convention »).
. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a
été représenté par son agent, Mme M. F. Carvalho,
procureur général adjoint.
. Le 14 décembre
2011, la Requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. La requérante
est née en 1965 et réside à Covilhã (Portugal).
A. La procédure civile devant le
tribunal de Covilhã
. Le 25
septembre 2003, une procédure d’inventaire fut ouverte devant le tribunal de
Covilhã, suite au décès de la mère de la requérante (affaire interne no
2035/03.2TBCVL).
. Par une
ordonnance du 16 juin 2005, le tribunal suspendit l’instance dans l’attente de
la conclusion d’une autre procédure d’inventaire. La suspension fut levée le 7
novembre 2008.
. Aux dernières
informations reçues, lesquelles remontent au 17 décembre 2012, la
procédure était toujours pendante.
B. Les autres procédures
. Le 27 mai
2004, la requérante porta plainte pour insulte, devant le parquet près le
tribunal de Fundão, contre le gestionnaire du syndic de sa copropriété (affaire interne no 203/2004.9TAFND).
A une date non précisée, elle demanda à intervenir en qualité d’assistente (auxiliaire
du ministère public) dans le cadre de la procédure. Le 29 juin 2005, le parquet
rendit une ordonnance de classement sans suite au motif que la requérante avait
omis de présenter son accusation privée (acusação particular).
. Le 23 mars
2006, la requérante porta plainte pour coups et blessures, devant le parquet
près le tribunal de Covilhã, contre une voisine (affaire interne no 118/2006.6PBCVL).
L’affaire fut renvoyée devant le tribunal de Covilhã. Par un jugement du 30 mai
2007, le tribunal acquitta la voisine de la requérante. Cette dernière
interjeta appel de la décision. A une date non précisée, le tribunal déclara le
recours irrecevable au motif que la requérante ne s’était pas constituée en
qualité d’assistente dans le cadre de la procédure.
. Le 2 décembre
2007, la requérante saisit le parquet près le tribunal de Covilhã d’une plainte,
contre un voisin, pour coups et blessures (affaire interne no 314/2007.9PBCVL).
Par une ordonnance du 26 février 2008, le parquet classa l’affaire sans suite.
La requérante n’indique pas avoir fait appel de cette ordonnance.
. Le 17 février
2009, la requérante porta plainte devant le parquet près le tribunal de Covilhã
contre un de ses professeurs, à l’université, pour coups et blessures affaire
interne no 58/2009.7PBCVL). Par une ordonnance du 3 février
2011, le parquet prononça une ordonnance de classement sans suite. La
requérante n’indique pas avoir fait appel de cette ordonnance.
. A une date
non précisée, la requérante fut condamnée pour coups et blessures par le
tribunal de Covilhã, lequel lui ordonna de verser 400 euros de dommages et
intérêts à la victime (affaire interne no 16/2009.1PBCVL). Elle
n’indique pas avoir appel de ce jugement.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. La requérante
allègue que la durée de la procédure d’inventaire devant le tribunal de Covilhã
a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article
6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un
délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
. La période à
considérer a débuté le 25 septembre 2003 et n’avait pas encore pris fin au 17
décembre 2012. A la date de l’adoption de l’arrêt, elle avait duré 9
années, 4 mois et 28 jours pour une instance.
A. Sur la recevabilité
. Le Gouvernement soulève une exception tirée du
non-épuisement des voies de recours internes en faisant valoir que la requérante
a omis d’introduire au niveau interne une action en responsabilité civile
extracontractuelle pour se plaindre de la violation de l’article 6 § 1 de la
Convention.
. La Cour rappelle la jurisprudence établie dans l’arrêt
Martins Castro et Alves Correia de Castro c. Portugal, no 33729/06, 10 juin 2008 selon laquelle l’action en responsabilité
extracontractuelle de l’Etat ne peut être considérée comme un recours
« effectif » au sens de l’article 13 de la Convention, aussi
longtemps que la jurisprudence qui se dégage de l’arrêt de la Cour suprême
administrative du 28 novembre 2007 n’aura pas été consolidée dans l’ordre
juridique portugais, à travers une harmonisation des divergences
jurisprudentielles. L’exception soulevée par le Gouvernement ne peut donc être
retenue.
. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé
au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne
se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer
recevable.
B. Sur le fond
. Le Gouvernement
estime que la durée de la procédure n’a pas dépassé le « délai
raisonnable » au sens de l’article 6 de la Convention, attribuant les
retards de la procédure à la complexité de l’affaire et à l’attitude litigieuse
des parties. Il affirme, en outre, que l’on ne peut tenir compte, en l’espèce,
de la période pendant laquelle la procédure a été suspendue, dans l’attente de
la conclusion de la deuxième procédure d’inventaire.
. La Cour
rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie
suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa
jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement de la
requérante et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour
les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France
[GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
. La Cour a
traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle
du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la
Convention (voir Frydlender précité).
. Après avoir
examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le
Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion
différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière,
la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive
et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
. Partant, il y
a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
. Sans invoquer
aucune disposition de la Convention, la requérante dénonce l’iniquité des diverses
procédures pénales. Elle se plaint aussi de ne pas avoir pu faire appel du
jugement du 30 mai 2007 (affaire interne no 118/2006.6PBCVL).
. En ce qui
concerne la procédure interne no 118/2006.6PBCVL, la Cour
constate que la requérante n’a pas demandé à intervenir en qualité d’assistente.
Quant à la procédure no 203/2004.9TAFND,
elle relève que la requérante n’a pas présenté son accusation privée. Partant,
s’agissant de ces deux procédures, la requérante n’a pas épuisé les voies de
recours internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention, les griefs
portant sur ces procédures doivent donc être rejetés en application de l’article
35 § 4 de la Convention.
. Pour ce qui
est des restantes procédures pénales, la requérante n’indique pas avoir fait
appel des décisions litigieuses. N’étant pas étayés, les griefs portant sur ces
procédures doivent être rejetés pour défaut manifeste de fondement,
conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
. Aux termes de
l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
. La requérante
n’a pas présenté sa demande de satisfaction équitable dans le délai qui lui
avait été imparti bien que dans la lettre qui lui a été adressée le 13 avril
2012, son attention fût attirée sur l’article 60 du règlement de la Cour qui
dispose que toute demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de
la Convention doit être exposée dans le délai imparti à cet effet. Dès lors, la
Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer de somme au titre de l’article 41
de la Convention (Willekens c. Belgique, no 50859/99, § 27, 24 avril
2003).
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable
quant au grief tiré de la durée excessive de la procédure d’inventaire et irrecevable
pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention concernant la procédure d’inventaire.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 12 mars 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise
Elens-Passos Dragoljub Popović
Greffière adjointe Président