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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> FRAUMENS v. FRANCE - 30010/10 - HEJUD (French text) [2013] ECHR 27 (10 January 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/27.html
Cite as: [2013] ECHR 27

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    CINQUIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE FRAUMENS c. FRANCE

     

    (Requête no 30010/10)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    10 janvier 2013

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Fraumens c. France,

    La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

              Mark Villiger, président,
              Angelika Nußberger,
              Boštjan M. Zupančič,
              Ann Power-Forde,
              André Potocki,
              Helena Jäderblom,
              Aleš Pejchal, juges,
    et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2012,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 30010/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. David Fraumens (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le requérant est représenté par Me L. Misson, avocat à Liège. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, Directrice des Affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.

  3. .  Le requérant allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence de motivation de l’arrêt rendu par la cour d’assises.

  4. .  Le 25 août 2011, la Requête a été communiquée au Gouvernement.
  5. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  6. .  Le requérant est né en 1975 et il est actuellement détenu.
  7. 6.  Il fut mis en examen le 17 mars 2006 pour tentative d’homicide volontaire et, par une ordonnance du 22 mars 2006, le juge des libertés et de la détention ordonna son placement en détention provisoire.

    7.  Par une ordonnance du 5 décembre 2006, le requérant et son frère furent mis en accusation, ce dernier étant poursuivi pour détention et port d’arme de quatrième catégorie. Le juge d’instruction chargé de l’affaire les renvoya devant la cour d’assises de Saint-Denis de La Réunion. Le 14 décembre 2006, le requérant interjeta appel de cette décision.

    8.  Le 27 mars 2007, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion confirma l’ordonnance de mise en accusation.

    9.  Par un arrêt du 7 décembre 2007, la cour d’assises de Saint-Denis de La Réunion acquitta le requérant et ordonna sa mise en liberté. Elle condamna par ailleurs le coaccusé à une peine de quatre années d’emprisonnement et ordonna sa détention. Le 12 décembre 2007 le ministère public interjeta appel de cette décision.

    10.  Le 3 octobre 2008, après quatre jours d’audience devant la cour d’assises d’appel de Saint-Denis de La Réunion, les débats ayant débuté le 30 septembre, le requérant fut déclaré coupable de tentative d’homicide volontaire avec la circonstance aggravante que le crime avait été commis avec préméditation. Il fut condamné à la peine de réclusion criminelle de trente ans et, à titre de peine complémentaire, à une interdiction des droits civiques, civils et de famille pour une durée de dix ans. Le coaccusé du requérant vit la peine à laquelle il avait été condamné en première instance confirmée. A l’issue des débats, quatre questions avaient été posées au jury, dont deux concernaient le requérant et auxquelles le jury avait répondu « oui à la majorité des dix voix au moins » :

    « - L’accusé Fraumens David est-il coupable d’avoir, à Saint Denis (Réunion), le 1er janvier 2001, tenté de donner volontairement la mort à [D.A], ladite tentative, manifestée par un commencement d’exécution, n’ayant manqué son effet qu’en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur ?

    - La tentative spécifiée ci-dessus a-t-elle été commise avec préméditation ? »

    11.  Le requérant, invoquant l’article 6 de la Convention, forma un pourvoi en cassation le 6 octobre 2008. Il reprocha à l’arrêt son absence de motivation ce qui l’empêcha de comprendre les considérations qui avaient convaincu la cour d’assises et le jury de sa culpabilité et de connaître les raisons concrètes pour lesquelles il avait été répondu positivement à chaque question. Il estima que l’absence de motivation ne permettait pas à la Cour de cassation d’exercer efficacement son contrôle sur la légalité de la décision attaquée.

    12.  Par un arrêt du 9 décembre 2009 la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Après avoir rappelé que les magistrats et jurés composant la cour d’assises d’appel avaient statué, en leur intime conviction, dans la continuité des débats, à vote secret et à la majorité qualifiée des deux tiers, la Cour de cassation considéra que la procédure était conforme à l’article 6 de la Convention dès lors qu’étaient assurés l’information préalable des charges fondant l’accusation, le libre exercice des droits de la défense et que l’impartialité des juges était garantie.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    Voir Agnelet c. France, no 61198/08, §§ 29 à 34, 10 janvier 2013.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    13.  Le requérant se plaint de l’iniquité de la procédure, compte tenu de l’absence de motivation de l’arrêt de la cour d’assises d’appel. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »


  8. .  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
  9. A.  Sur la recevabilité


  10. .  Après avoir présenté la procédure criminelle, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité, estimant que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il considère que les articles 315 et 316 du code de procédure pénale lui permettaient de contester la formulation des questions en déposant des conclusions écrites et de provoquer un incident contentieux sur lequel la cour d’assises devait statuer par un arrêt incident motivé. Par ailleurs, l’article 352 prévoit que la cour d’assises statue dans les mêmes conditions en cas d’incident contentieux à propos des questions dont le président a donné lecture après clôture des débats. Il rappelle que la Cour a déjà considéré, dans les affaires Hakkar et Verrier c. France (respectivement no 43580/04, 7 avril 2009 et no 1958/06, 20 avril 2010), que l’opposition à des questions spéciales et des incidents sur le déroulement d’une audience de cour d’assises doit donner lieu à l’exercice du recours prévu par l’article 315 du code de procédure pénale avant de la saisir. Par conséquent, si le requérant considère que les questions posées étaient laconiques et insuffisantes, à elles-seules, pour motiver ou expliquer les raisons de sa culpabilité, il aurait dû formuler des contestations ou soulever un incident devant la cour d’assises.

  11. .  Le requérant souligne que les deux arrêts de la Cour Hakkar et Verrier c. France invoqués par le Gouvernement concernaient l’absence d’audition de témoins, question relevant du chapitre du code de procédure pénale consacré aux débats devant la cour d’assises. Or, en l’espèce, les Requêtes concernent la phase de délibération, qui relève d’un chapitre distinct du code de procédure pénale. Par ailleurs, il estime que, dans son arrêt, la Cour de cassation ne fait pas égard au fait que le requérant aurait dû avoir recours à la procédure visée par l’article 315 du code de procédure pénale.

  12. .  La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple, Remli c. France, 23 avril 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, et Selmouni c. France, [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).

  13. .  Néanmoins, les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, notamment, Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998-I, et Selmouni, précité, § 75).

  14. .  En l’espèce, la Cour note tout d’abord que la Cour de cassation a répondu au moyen du requérant tiré de l’absence de motivation, sans lui opposer ni évoquer le défaut de recours aux possibilités offertes par les articles 315 et 316 du code de procédure pénale.

  15. .  Par ailleurs, elle constate que les jurisprudences invoquées par le Gouvernement ne sont pas transposables en l’espèce et que le recours invoqué n’est pas susceptible de redresser le grief soulevé devant elle. En effet, comme le relève d’ailleurs le Gouvernement dans ses observations sur le fond, le requérant se réfère notamment à l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], n926/05, CEDH 2010-...), « dont il résulte, selon lui, une obligation de motivation des arrêts de cours d’assises ». Le grief du requérant ne concerne donc pas la formulation des questions posées à la cour et au jury, ou encore un incident dans le déroulement des débats, mais le fait que l’arrêt de la cour d’assises, postérieur non seulement à la lecture desdites questions par le président, mais également au délibéré pendant lequel il a été décidé de la culpabilité de l’accusé et de la peine infligée, ne soit pas motivé. Ainsi, la formulation des questions ne constitue pas le cœur du grief en l’espèce : elle ne représente qu’un critère identifié parmi d’autres par la Cour dans sa jurisprudence pour apprécier, dans le cadre de l’examen sur le bien-fondé, le respect de l’article 6 en cas d’absence de motivation de l’arrêt lui-même.

  16. .  L’exception soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.

  17. .  Par ailleurs, la Cour constate que la Requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
  18. B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties


  19. .  Le requérant souligne que peu de temps après l’arrêt Taxquet rendu par la Grande Chambre (précité), l’Etat français a adopté la loi no 2011-939 du 10 août 2011 qui prévoit que les arrêts des cours d’assises sont désormais motivés. Il estime que les justifications du Gouvernement à ce sujet ne peuvent être retenues, notamment au regard des travaux préparatoires qui attestent de la volonté de prise en compte de la jurisprudence de la Cour, à l’instar notamment de l’étude d’impact du 11 avril 2011, publiée sur le site internet du Sénat. Cette étude précise que « le projet introduit une motivation obligatoire des arrêts de cours d’assises, afin de tirer les conséquences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ».

  20. .  Il relève par ailleurs que le juge d’instruction, qui prononce la mise en accusation dans une ordonnance, est chargé d’instruire à charge et à décharge. Or, puisque l’ordonnance de mise en accusation serait à la fois particulièrement motivée, selon le Gouvernement, et basée sur une instruction réalisée à charge et à décharge, il est d’autant plus nécessaire d’obtenir une explication, par la juridiction de jugement, des raisons pour lesquelles les différents éléments à charge et à décharge ont ou non été retenus. Cette ordonnance ne permet donc pas de pallier, au moins en partie, l’exigence de motivation. Au contraire, elle implique une explication adéquate et détaillée en cas de condamnation.

  21. .  S’agissant des deux questions posées en l’espèce, le requérant relève un ensemble d’éléments : les faits étaient complexes et controversés ; il a toujours clamé son innocence ; il avait été acquitté en première instance ; certaines zones d’ombre subsistaient ; divers raisonnement juridiques ont été tenus dans le cadre du procès, la tentative et la préméditation ayant été retenus ; l’enjeu était considérable puisqu’il a été condamné à trente ans de réclusion. Les deux questions ne contenaient en fait rien en termes de motivation et, concrètement, sa culpabilité n’a pas été motivée.

  22. .  Le Gouvernement estime, à la lumière des critères dégagés dans l’arrêt de la chambre Taxquet c. Belgique du 13 janvier 2009, que la procédure criminelle suivie en l’espèce répondait aux exigences conventionnelles. Il indique tout d’abord que l’obligation de motiver les décisions de justice, qui ne figure pas dans la Convention, doit être considérée comme l’une des composantes du procès pris dans son ensemble et auquel il faut se référer. Partant, la Cour ne remet pas en cause l’absence de motivation des arrêts de cour d’assises en droit français : ce constat d’une chambre dans la décision Papon c. France du 15 novembre 2001 (no 54210/00, § 26, CEDH 2001-XII) a donc été confirmé par la Grande Chambre dans l’arrêt Taxquet (précité, §§ 90 et 93). La motivation ne constitue pas le seul moyen de comprendre la décision, dès lors que la décision de la cour d’assises sur la culpabilité est le fruit d’un raisonnement que l’intéressé peut comprendre et reconstruire grâce à un ensemble de garanties entourant le déroulement du procès (Taxquet, précité, § 92).

  23. .  Il relève que le requérant a interjeté appel de l’ordonnance de renvoi devant la cour d’assises et que l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel a été lu dans son intégralité par le greffier au cours des audiences d’assises, en première instance et en appel.

  24. .  Le Gouvernement ajoute que, pour tous les accusés, la lecture est faite non seulement de l’ordonnance de mise en accusation ou de l’arrêt de la chambre de l’instruction, mais également, devant les cours d’assises d’appel, des questions posées à la première cour d’assises, de ses réponses et de sa décision.

  25. .  Il précise que les charges, exposées oralement, sont ensuite discutées contradictoirement. Au cours des débats d’assises, chaque élément de preuve est discuté et l’accusé est assisté d’un avocat, dont le rôle est aussi d’informer et de conseiller ses clients.

  26. .  Le Gouvernement insiste en outre sur le fait que les magistrats et les jurés se retirent immédiatement après la fin des débats et la lecture des questions : le dossier de la procédure ne leur étant pas accessible, ils ne se prononcent que sur les éléments contradictoirement débattus. Il relève qu’à la différence du système belge, dans lequel les jurés délibèrent seuls, le système français fait jouer un rôle important aux magistrats professionnels tout au long de la procédure et durant le délibéré.

  27. .  Enfin, le Gouvernement rappelle que, depuis la loi du 15 juin 2000, les décisions des cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par une cour d’assises statuant en appel et dans une composition élargie, ce qui faisait défaut dans l’affaire Taxquet (précitée, § 99).

  28. .  S’agissant de la situation spécifique du requérant, le Gouvernement considère tout d’abord que l’ordonnance de mise en accusation du 5 décembre 2006, longue de quatorze pages, était particulièrement motivée, qu’il s’agisse des constatations matérielles, des expertises, des témoignages et déclarations des parties, des investigations et des contradictions qui constituaient autant de charges justifiant le renvoi devant la cour d’assises. L’arrêt de la chambre de l’instruction du 27 mars 2007, tout aussi détaillé, se concluait par la reprise de l’ensemble des « éléments graves, précis et concordants » mettant en cause le requérant. L’ordonnance du 5 décembre 2006 et l’arrêt du 27 mars 2007 ont été lus dans leur intégralité. Il estime en outre que les questions posées étaient suffisamment précises pour servir de fondement à la décision. Le requérant, assisté de ses conseils, a notamment pu, au cours de plusieurs jours d’audience, librement se défendre et discuter chacun des éléments de preuve produits.

  29. .  La question portant sur les faits principaux contenait de nombreuses indications (date et lieu de commission des faits, identité de la victime et de l’accusé, éléments constitutifs de l’infraction de tentative d’homicide volontaire). Quant à la question spéciale relative à la préméditation, le président a indiqué qu’il envisageait de la poser car cette circonstance aggravante ressortait des débats et n’avait pas été retenue par la décision de mise en accusation. Pour le Gouvernement, la lecture des seules questions permet, en l’espèce, de comprendre que le requérant était accusé d’avoir prémédité et mis à exécution une tentative d’assassinat sur une personne identifiée, le 1er janvier 2001, à La Réunion.
  30. 2.  Appréciation de la Cour

    a.  Principes généraux

    34. La Cour rappelle que la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n’est pas motivé. L’absence de motivation d’un arrêt qui résulte de ce que la culpabilité d’un requérant avait été déterminée par un jury populaire n’est pas, en soi, contraire à la Convention (Saric c. Danemark (déc.), n31913/96, 2 février 1999, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 89, CEDH 2010 -...).

    35.  Il n’en demeure pas moins que pour que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été rendu. C’est là une garantie essentielle contre l’arbitraire. Or, comme la Cour l’a déjà souvent souligné, la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention (Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de la justice, ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société démocratique (Suominen c. Finlande, no 37801/97, § 37, 1er juillet 2003, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007-III, et Taxquet, précité).


  31. .  La Cour rappelle également que devant les cours d’assises avec participation d’un jury populaire, il faut s’accommoder des particularités de la procédure où, le plus souvent, les jurés ne sont pas tenus de - ou ne peuvent pas - motiver leur conviction (Taxquet, précité, § 92). Dans ce cas, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation. Ces garanties procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des questions précises, non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury (ibidem, et Papon c. France (déc.), no 54210/00, ECHR 2001-XII). Enfin, doit être prise en compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de recours.

  32. .  Eu égard au fait que le respect des exigences du procès équitable s’apprécie sur la base de la procédure dans son ensemble et dans le contexte spécifique du système juridique concerné, la tâche de la Cour, face à un verdict non motivé, consiste donc à examiner si, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire et a permis à l’accusé de comprendre sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Ce faisant, elle doit garder à l’esprit que c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (Salduz c. Turquie, [GC] no 36391/02, § 54, CEDH 2008 -..., et ibidem).

  33. .  Dans l’arrêt Taxquet (précité), la Cour a examiné l’apport combiné de l’acte d’accusation et des questions posées au jury. S’agissant de l’acte d’accusation, qui est lu au début du procès, elle a relevé que s’il indique la nature du délit et les circonstances qui déterminent la peine, ainsi que l’énumération chronologique des investigations et les déclarations des personnes entendues, il ne démontre pas « les éléments à charge qui, pour l’accusation, pouvaient être retenus contre l’intéressé ». Surtout, elle en a relevé la « portée limitée » en pratique, dès lors qu’il intervient « avant les débats qui doivent servir de base à l’intime conviction du jury » (§ 95).

  34. .  Quant aux questions, au nombre de trente-deux pour huit accusés, dont quatre seulement pour le requérant, elles étaient rédigées de façon identique et laconique, sans référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation », à la différence de l’affaire Papon, où la cour d’assises s’était référée aux réponses du jury à chacune des 768 questions posées par le président de cette cour (§ 96).

  35. .  Il ressort de l’arrêt Taxquet (précité) que l’examen conjugué de l’acte d’accusation et des questions posées au jury doit permettre de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l’affirmative aux quatre questions le concernant, et ce afin de pouvoir notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre le choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; connaître les motifs pour lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins sévèrement punis ; justifier le recours aux circonstances aggravantes (§ 97). Autrement dit, il faut des questions à la fois précises et individualisées (§ 98).
  36. b.  Application de ces principes au cas d’espèce


  37. .  La Cour constate d’emblée que tous les accusés, à l’instar du requérant, bénéficient d’un certain nombre d’informations et de garanties durant la procédure criminelle française : l’ordonnance de mise en accusation ou l’arrêt de la chambre de l’instruction en cas d’appel sont lus dans leur intégralité par le greffier au cours des audiences d’assises ; les charges sont exposées oralement puis discutées contradictoirement, chaque élément de preuve étant débattu et l’accusé étant assisté d’un avocat ; les magistrats et les jurés se retirent immédiatement après la fin des débats et la lecture des questions, sans disposer du dossier de la procédure ; ils ne se prononcent donc que sur les éléments contradictoirement examinés au cours des débats. Par ailleurs, les décisions des cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par une cour d’assises statuant en appel et dans une composition élargie.

  38. .  S’agissant de l’apport combiné de l’acte de mise en accusation et des questions posées au jury en l’espèce, la Cour relève tout d’abord que nonobstant la présence de deux accusés, seul le requérant se voyait reprocher la commission d’un crime, son frère étant poursuivi pour des délits.

  39. .  Par ailleurs, l’arrêt de mise en accusation avait une portée limitée, puisqu’il intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès, ce dont conviennent les parties. La Cour constate néanmoins qu’il était circonstancié et que les charges ont ensuite été débattues pendant quatre jours, à savoir du 30 octobre au 3 octobre 2008. Concernant les constatations de fait reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé contre le requérant, la Cour ne saurait cependant se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré et l’arrêt finalement rendu par la cour d’assises.

  40. .  Quant aux questions, elles s’avèrent d’autant plus importantes que le Gouvernement indique lui-même que, pendant le délibéré, les magistrats et les jurés ne disposent pas du dossier de la procédure et qu’ils se prononcent sur les seuls éléments contradictoirement discutés au cours des débats, même s’ils disposaient également en l’espèce, comme cela ressort des arrêts et conformément à l’article 347 du code de procédure pénale, de l’ordonnance et de l’arrêt de mise en accusation.

  41. .  La Cour note par ailleurs que l’enjeu était considérable, le requérant, après avoir fait l’objet d’un acquittement, ayant été ensuite condamné à une peine de trente ans de réclusion criminelle.

  42. .  En l’espèce, quatre questions ont été posées, mais seulement deux d’entre-elles concernaient le requérant.

  43. .  L’une de ces deux questions concernait la préméditation, qui n’avait pas été retenue lors de la mise en accusation, en raison de la teneur des débats devant la cour d’assises. La Cour estime que cela témoigne de ce que la décision du jury ne se confond pas avec l’acte de mise en accusation. Elle considère en outre que cette question, résultant des débats, a nécessairement permis à l’accusé de comprendre une partie du raisonnement du jury.

  44. .  Cependant, le requérant, pour dénoncer l’absence de motivation de l’arrêt prononcé par la cour d’assises d’appel, précise notamment qu’il avait été acquitté en première instance.

  45. .  Or, aux yeux de la Cour, dès lors que l’accusé a été acquitté en première instance puis déclaré coupable en appel, qui plus est en se voyant infliger une peine très lourde, il devait disposer d’éléments susceptibles de lui permettre de comprendre le verdict de condamnation : tel ne pouvait être le cas avec un examen conjugué de l’acte de mise en accusation et des deux seules questions posées au jury en l’espèce.

  46. .  En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce le requérant n’a pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre.

  47.   Enfin, la Cour prend note de la réforme intervenue depuis l’époque des faits, avec l’adoption de la loi no 2011-939 du 10 août 2011 qui a notamment inséré, dans le code de procédure pénale, un nouvel article 365-1. Ce dernier prévoit dorénavant une motivation de l’arrêt rendu par une cour d’assises dans un document qui est appelé « feuille de motivation » et annexé à la feuille des questions. En cas de condamnation, la loi exige que la motivation reprenne les éléments qui ont été exposés pendant les délibérations et qui ont convaincu la cour d’assises pour chacun des faits reprochés à l’accusé. Aux yeux de la Cour, une telle réforme, semble donc a priori susceptible de renforcer significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

  48. .  En l’espèce, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
  49. II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    53.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage moral


  50. .  Le requérant demande une somme de 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral.

  51. .  Le Gouvernement considère que le versement d’une somme de 2 000 euros constituerait une réparation adéquate.

  52. .  La Cour estime que le requérant a dû éprouver un préjudice moral certain, auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt (paragraphe 57 ci-dessus) ne suffit pas à remédier. Elle rappelle cependant que les autorités nationales ont réformé la législation ayant donné lieu au constat de violation de l’article 6 § 1, par l’adoption de la loi no 2011-939 du 10 août 2011 (paragraphe 55 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour note que la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes ayant inséré dans le Code de procédure pénale un titre III relatif au « réexamen d’une décision pénale consécutif au prononcé d’un arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme », le requérant dispose effectivement de la possibilité de demander à ce que sa cause soit réexaminée (voir, mutatis mutandis, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005-IV, et Taxquet, précité, § 107). Par conséquent, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer un montant de 2 000 EUR pour le dommage moral subi.
  53. B.  Frais et dépens


  54. .  Le requérant sollicite la somme de 12 282 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.

  55. .  Le Gouvernement estime qu’il ne pourrait être fait droit à cette demande qu’à hauteur de 8 282 EUR, pour les seuls frais exposés devant la Cour de cassation (3 282 EUR) et devant la Cour (5 000 EUR).

  56. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant le montant de ses frais engagés devant la Cour de cassation et dans le cadre de la présente procédure, soit une somme totale de 8 282 EUR.
  57. C.  Intérêts moratoires


  58. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  59. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

    3.  Dit

    a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

    i)  2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  8 282 EUR (huit mille deux cent quatre-vingt deux euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 janvier 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Claudia Westerdiek                                                                Mark Villiger
           Greffière                                                                              Président


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