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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> DAGABAKAN AND YILDIRIM v. TURKEY - 20562/07 - Chamber Judgment (French text) [2013] ECHR 305 (09 April 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/305.html
Cite as: [2013] ECHR 305

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE DAĞABAKAN ET YILDIRIM c. TURQUIE

     

    (Requête no 20562/07)

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    9 avril 2013

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Dağabakan et Yıldırım c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Danutė Jočienė,
              Peer Lorenzen,
              András Sajó,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Helen Keller, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20562/07) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Mehmet Dağabakan et Çetin Yıldırım (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Les requérants ont été représentés par Me T. Öztürk, avocat à Bursa. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  3. .  Les requérants allèguent une violation des articles 3, 6 et 13 de la Convention.

  4. .  Le 4 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
  5. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  6. .  Les requérants sont nés respectivement en 1945 et 1969 et résident à Bursa.

  7. .  Le 15 mars 1999, selon le procès-verbal établi le même jour à 14 h 30 par trois policiers, les requérants furent arrêtés et placés en garde à vue. L’un des fils du premier requérant était recherché par la police.

  8. .  Le même jour, Fikret Dağabakan, un autre fils de Mehmet Dağabakan, fut également placé en garde à vue, puis libéré à 17 h 30.

  9. .  Le rapport médical collectif établi le 15 juin 1999 à 17 h 50 au nom de Çetin Yıldırım et de Fikret Dağabakan précisa qu’ils n’avaient pas de plaintes relatives à des violences. Le rapport mentionnait une « absence de [traces de] violence » (Darp izine rastlanmadı) sur leurs corps.

  10. .  Toujours le 15 juin 1999, les requérants déposèrent une plainte pénale pour mauvais traitements à l’encontre des responsables de leur garde à vue. Dans leur plainte, ils indiquaient ce qui suit : Bülent, un fils de Mehmet Dağabakan, était recherché pour escroquerie ; les policiers les avaient arrêtés ; ils avaient tous deux été frappés et injuriés par le commissaire de police M.D.

  11. .  Le rapport médical du 17 juin 1999 établi par l’institut médicolégal de Bursa indiqua que Çetin Yıldırım présentait sous le côté gauche du menton une enflure et une sensibilité ; l’institut demandait le transfert du requérant à l’hôpital public de Bursa pour examen puis son retour à l’institut avec le rapport correspondant aux examens effectués.

  12. .  Le 18 juin 1999, Çetin Yıldırım fut entendu par le procureur de la République de Bursa. Il déclara ceci :
  13. - Le 15 juin 1999 il se trouvait chez son oncle maternel Mehmet Dağabakan en compagnie de son fils Fikret Dağabakan. Puis sur appel téléphonique de la police, son oncle s’était rendu au commissariat. Peu de temps après, plusieurs policiers en tenue civile s’étaient rendus au domicile de son oncle pour les emmener, lui et Fikret Dağabakan, au commissariat de police. A son arrivée au commissariat de police, le commissaire M.D. l’avait frappé à coups de poings et de pieds. Ce commissaire avait également injurié son oncle. Puis, tous les trois avaient été placés dans une même cellule. Mehmet Dağabakan avait été mis en liberté aussitôt après, alors que Fikret Dağabakan et lui-même étaient restés en garde à vue.


  14. .  Le 21 juin 1999, le procureur de la République entendit Mehmet Dağabakan. Il fit la déposition suivante :
  15. - Il avait été convoqué au commissariat de police au sujet d’un de ses fils, qui était recherché par la police au motif qu’il aurait acheté une voiture sans avoir payé le vendeur. Le commissaire M.D. lui aurait ordonné de retrouver son fils et l’aurait injurié. Il portait plainte contre ce commissaire pour atteinte à sa dignité.


  16. .  Le 21 juin 1999, le procureur de la République entendit Fikret Dağabakan, qui réitéra la déposition de Çetin Yıldırım.

  17. .  Le rapport médical du 22 juin 1999 établi par l’hôpital public de Bursa indiqua que Çetin Yıldırım avait subi un examen radiologique et qu’il se plaignait de douleurs sur la mandibule gauche. Il précisait que l’avis médical définitif devait être rendu par l’institut médicolégal. A ce rapport étaient joints les radiographies et le rapport du radiologue.

  18. .  Le rapport médical du 3 août 1999 établi par l’institut médicolégal de Bursa indiqua que la radiographie de Çetin Yıldırım montrait sous le côté gauche du menton une enflure et une sensibilité. Il concluait à une incapacité de travail de trois jours.

  19. .  Par un acte d’accusation du 7 septembre 1999, le procureur de la République de Bursa engagea, sur le fondement de l’ancien article 245 du code pénal, une action pénale contre le commissaire M.D. Il indiquait dans cet acte que le commissaire avait placé les requérants en garde à vue pour les obliger à révéler l’endroit où se cachait Bülent ou à retrouver celui-ci et à le livrer à la police. Il mentionnait en outre que Çetin Yıldırım avait eu une incapacité temporaire de travail de trois jours.

  20. .  Lors de l’audience du 7 décembre 1999, Mehmet Dağabakan expliqua avoir été convoqué au commissariat à plusieurs reprises au sujet de son fils recherché par la police. Le 15 juin 1999, le commissaire, après lui avoir une nouvelle fois demandé l’endroit où se cachait son fils, l’aurait injurié puis placé en garde à vue.

  21. .  Le 7 décembre 1999, Mehmet Dağabakan et Çetin Yıldırım se constituèrent « partie intervenante » (müdahil) dans la procédure pénale engagée contre le commissaire en question, en réservant leurs droits personnels.

  22. .  Lors de l’audience du 5 avril 2000, le tribunal correctionnel entendit comme témoin Fikret Dağabakan, fils de Mehmet Dağabakan. Fikret Dağabakan déclara qu’il avait été emmené au commissariat avec Çetin Yıldırım, que celui-ci avait été battu par le commissaire M.D. et que le commissaire avait également injurié son père, Mehmet Dağabakan.

  23. .  Par un jugement du 6 juillet 2000, le 7e tribunal correctionnel de Bursa acquitta le commissaire de police pour absence de preuve déterminante et suffisante. Dans ses attendus, le tribunal indiquait ce qui suit : Mehmet Dağabakan n’avait subi aucun mauvais traitement ; le rapport médical établi le jour de l’arrestation indiquait qu’il n’y avait aucune trace de violence sur le corps de Çetin Yıldırım ; le rapport médical établi le 17 juin 1999, deux jours après la fin de la garde à vue, par l’institut médicolégal constatait que Çetin Yıldırım avait été blessé et qu’il avait besoin d’un arrêt de travail de trois jours. Toujours dans ses attendus, considérant que le témoin Fikret Dağabakan était un plaignant (olayın müştekisi olduğu), le tribunal ne prit pas en considération son témoignage.

  24. .  Le 15 août 2000, en leur qualité de « partie intervenante », les requérants formèrent un pourvoi contre ce jugement devant la Cour de cassation.

  25. .  Par un arrêt du 15 février 2002, la Cour de cassation infirma le jugement du tribunal correctionnel de Bursa du 6 juillet 2000.

  26. .  A l’audience du 24 septembre 2003, le tribunal correctionnel entendit le médecin A.Ö., membre de l’institut médicolégal de Bursa. Il déclara que le rapport médical du 15 juin 1999 avait été établi sans que Çetin Yıldırım ait été correctement examiné par le médecin, alors que le rapport médical du 17 juin 1999 avait, lui, bien été établi après que Çetin Yıldırım ait été examiné correctement pour déterminer s’il avait subi des violences. Le médecin A.Ö. confirma les lésions constatées dans le rapport médical du 17 juin 1999.

  27. .  Par un jugement du 14 octobre 2003, le tribunal correctionnel de Bursa condamna le commissaire M.D. à une peine d’emprisonnement de six mois et à l’exclusion de la fonction publique pour une durée de six mois pour mauvais traitements. Considérant toutefois le comportement du policier et le fait que son casier judiciaire était vierge, et convaincu par là que l’intéressé ne commettrait plus d’infraction à l’avenir, le tribunal, se fondant sur l’article 6 de la loi no 647, ordonna le sursis à l’exécution de la peine (teciline).

  28. .  Par un arrêt du 26 janvier 2006, à la suite de l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, la Cour de cassation infirma le jugement du tribunal correctionnel de Bursa du 14 octobre 2003.

  29. .  Par un jugement du 14 septembre 2006, le tribunal correctionnel de Bursa réitéra son jugement du 14 octobre 2003.

  30. .  Le 6 novembre 2006, les requérants déposèrent leur mémoire ampliatif devant la Cour de cassation.

  31. .  Par un arrêt du 11 juin 2008, la Cour de cassation déclara l’action publique éteinte par la prescription.
  32. II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT


  33. .  Le droit interne en vigueur à l’époque des faits est présenté dans les arrêts Batı et autres c. Turquie (nos 33097/96 et 57834/00, §§ 96-100, CEDH 2004-IV) et Okkalı c. Turquie (no 52067/99, §§ 47-53, CEDH 2006-XII). Il convient également d’avoir égard à la modification du code pénal entrée en vigueur le 1er juin 2005 Ciğerhun Öner c. Turquie (no 2), (no 2858/07, §§ 72-76, 23 novembre 2010).

  34. .  L’article 243 de l’ancien code pénal disposait :
  35. « Le président et les membres d’un tribunal ou d’un organisme officiel ou tout autre fonctionnaire qui, pour faire avouer des délits, torturent ou commettent des sévices, se rendent coupables d’actes inhumains ou violent la dignité humaine seront punis de cinq ans de réclusion au maximum et de l’interdiction à perpétuité ou à temps d’exercer des fonctions publiques. »


  36. .  L’article 6 § 1 de la loi no 647 sur l’exécution des peines se lit ainsi :
  37. « Quiconque n’ayant jamais été condamné (...) à une peine autre qu’une amende et se voyant infliger (...) une amende (...) et/ou une peine d’emprisonnement d’un an [maximum] peut bénéficier d’un sursis à l’exécution de cette peine, si le tribunal est convaincu que [l’auteur], compte tenu de [sa] tendance à transgresser la loi, se gardera de récidiver si on lui accorde un tel sursis (...) »


  38. .  Concernant les conditions dans lesquelles une victime peut devenir « partie intervenante » dans une action publique, la Cour se réfère à l’aperçu du droit interne figurant dans l’arrêt Beyazgül c. Turquie (no 27849/03, §§ 34-36, 22 septembre 2009).
  39. EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3, 6 ET 13 DE LA CONVENTION


  40. .  Les requérants se plaignent de mauvais traitements pendant leur garde à vue, de la durée de la procédure pénale engagée devant les juridictions nationales ainsi que de la manière dont celles-ci ont examiné leurs allégations. Ils invoquent les articles 3, 6 et 13 de la Convention.

  41. .  Eu égard à la formulation des griefs des requérants, la Cour estime qu’il convient de les examiner sous l’angle de l’article 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 147, CEDH 2004-IV (extraits), Fahriye Çalışkan c. Turquie, no 40516/98, § 45, 2 octobre 2007, et Karaman et autres c. Turquie, no 60272/08, § 37, 31 janvier 2012). Cette disposition est ainsi libellée :
  42. « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »


  43. .  Le Gouvernement s’oppose à ces thèses.
  44. A.  Sur la recevabilité

    1.  Exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes


  45. .  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes à un double titre. En premier lieu, il fait valoir que les requérants n’ont pas utilisé les voies de recours administrative et civile contre l’Etat ou bien contre les forces de l’ordre, voies qui étaient pourtant propres à leur permettre, le cas échéant, d’obtenir des dommages et intérêts.

  46. .  Cette première branche de l’exception est combattue par les requérants.

  47. .  La Cour rappelle avoir déjà, dans des circonstances similaires à celles de l’espèce, rejeté une telle exception (voir, entre autres, Sonkaya c. Turquie, no 11261/03, § 21, 12 février 2008, et Fazıl Ahmet Tamer et autres c. Turquie, no 19028/02, § 75, 24 juillet 2007). Ayant examiné la présente affaire, elle considère que le Gouvernement n’a fourni en l’espèce aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente. Partant, il convient de rejeter cette branche de l’exception du Gouvernement.

  48. .  En second lieu, le Gouvernement pointe le fait que les requérants ont introduit leurs requêtes sans attendre l’issue de la procédure pénale pendante devant les juridictions nationales, procédure qui était pourtant selon lui susceptible d’apporter un redressement aux griefs qu’ils soumettent à la Cour.

  49. .  Cette seconde branche de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes est également combattue par les requérants.

  50. .  La Cour rappelle qu’elle tolère que le dernier échelon des recours internes soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne soit appelée à se prononcer sur la recevabilité (Okçu c. Turquie, no 39515/03, § 35, 21 juillet 2009, E.K. c. Turquie (déc.), no 28496/95, 28 novembre 2000). Partant, il convient de rejeter cette branche de l’exception du Gouvernement.
  51. 2.  Exception tirée du non-respect du délai de six mois


  52. .  En se référant à l’affaire Varnava et autres c. Turquie [GC] (nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, §§ 161 et suivants, CEDH 2009) ainsi qu’à la lenteur de la procédure pénale menée par les juridictions nationales, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas respecté le délai de six mois. En effet, il est d’avis que les requérants auraient dû saisir la Cour de Strasbourg bien avant le 3 mai 2007 dans la mesure où ils avaient été interrogés au sujet de leurs allégations en juin 1999.

  53. .  Les requérants contestent cette exception.

  54. .  La Cour rappelle d’abord que la modalité d’application de la règle des six mois retenue dans l’affaire Varnava et autres [GC], précitée, concerne les affaires relevant de l’article 2 de la Convention dans les cas de disparition de personnes. Par conséquent, elle n’est pas convaincue de la pertinence de cette jurisprudence au cas d’espèce. Ensuite, la Cour estime qu’il ne saurait être reproché aux requérants - qui ont déposé une plainte formelle devant les juridictions nationales au sujet de leurs allégations - d’avoir attendu le résultat de leurs démarches devant le tribunal correctionnel puis la Cour de cassation avant d’introduire leur requête devant la Cour de Strasbourg. En effet, les requérants pouvaient légitimement attendre de la Cour de cassation qu’elle se prononce en dernier ressort sur leurs allégations tirées de l’article 3 de la Convention. Il convient de conclure que le délai de six mois commence à courir, dans les circonstances particulières du cas d’espèce, à partir de la date de l’arrêt de la Cour de cassation du 11 juin 2008, déclarant l’action publique éteinte par la prescription. Or, la Cour de Strasbourg a été saisie par les requérants le 3 mai 2007, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention.

  55. .  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
  56. 3.  Concernant les allégations de Mehmet Dağabakan


  57. .  Mehmet Dağabakan réitère ses allégations.

  58. .  Le Gouvernement précise que dans sa plainte déposée devant le procureur de la République, Mehmet Dağabakan indiquait qu’il avait été injurié en l’absence de témoin. Le Gouvernement fait valoir qu’il n’existe aucun élément prouvant qu’il aurait fait l’objet de mauvais traitements.

  59. .  La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Hüsniye Tekin c. Turquie, no 50971/99, § 43, 25 octobre 2005, Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 121, 2 novembre 2004).

  60. .  En l’espèce, la Cour constate que le requérant ne présente aucun rapport médical indiquant des traces quelconques de lésions sur son corps pour étayer ses allégations selon lesquelles il aurait subi des mauvais traitements pendant sa garde à vue. La Cour relève, tout au plus, qu’il ressort de la déposition des personnes entendues et du requérant lui-même qu’il semble avoir été injurié par le commissaire de police en question.

  61. .  A l’examen des éléments soumis à son appréciation, la Cour considère que ceux dont elle dispose quant à l’allégation de mauvais traitements lors de la garde à vue ne fournissent pas d’indices de nature à étayer une telle conclusion. Par ailleurs, quelle qu’ait pu être la nature des injures proférées par le fonctionnaire de police à l’encontre du requérant, la Cour ne dispose pas de suffisamment d’éléments, « au-delà de tout doute raisonnable », pour conclure à une violation matérielle de l’article 3 de la Convention.
  62. 51.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.

    B.  Sur le fond

    Concernant les allégations de Çetin Yıldırım


  63. .  Le requérant réitère ses allégations.

  64. .  Le Gouvernement soutient que le rapport médical établi le 15 juin 1999 indiquait que Çetin Yıldırım ne s’était plaint d’aucune violence et mentionnait l’absence de traces de violence sur son corps. Le rapport médical du 17 juin 1999 établi par l’institut médicolégal de Bursa indiquait que Çetin Yıldırım se plaignait d’avoir été frappé et qu’il avait une enflure et une sensibilité sous le côté gauche du menton. Le rapport médical du 22 juin 1999 établi par l’hôpital de Bursa indiquait que le requérant se plaignait de douleurs à la mandibule gauche. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation a infirmé le jugement de première instance, estimant qu’il y avait une contradiction entre ces rapports médicaux. Par la suite le tribunal correctionnel a condamné le commissaire mis en cause mais la Cour de cassation a déclaré l’action publique éteinte par la prescription.

  65. .  En se référant à l’affaire Batı et autres, précitée, § 147, le Gouvernement soutient que les autorités nationales ont minutieusement examiné tous les aspects de l’affaire. Elles ont initié aussitôt une enquête et engagé une action pénale contre le commissaire de police en question devant le tribunal correctionnel compétent, pour mauvais traitements. Le commissaire a été acquitté dans un premier temps, puis condamné, mais le jugement de condamnation n’est pas passé en force de chose jugée en raison du pourvoi formé devant la Cour de cassation. Finalement, la Cour de cassation a constaté l’extinction de l’action publique pour cause de prescription. Le Gouvernement est d’avis que les autorités ont tout mis en œuvre pour conclure l’examen de l’affaire dans les meilleurs délais dans la mesure où aucune période d’inactivité ne peut être reprochée aux autorités judiciaires.
  66. a)  Sur les allégations de mauvais traitements


  67. .  La Cour rappelle que, lorsqu’une personne est blessée au cours d’une garde à vue, alors qu’elle se trouvait entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (voir Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines de ces blessures et de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, et Soner Önder c. Turquie, no 39813/98, § 34, 12 juillet 2005, et Dönmüş et Kaplan c. Turquie, no 9908/03, § 44, 31 janvier 2008).

  68. .  La Cour réitère que les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Martinez Sala et autres, précité). Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, §§ 121 et 152, CEDH 2000-IV).

  69. .  En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont été arrêtés le 15 juin 1999. A la fin de leur garde à vue du même jour, Çetin Yıldırım et Fikret Dağabakan ont été examinés par un médecin qui a établi un rapport médical collectif indiquant l’absence de traces de violence sur leurs corps. En revanche, les rapports médicaux du 17 juin 1999, du 22 juin 1999 et du 3 août 1999 établis par l’institut médicolégal ou l’hôpital indiquaient que Çetin Yıldırım avait, en particulier, une enflure sur le côté gauche du menton. Le dernier rapport médical concluait à une incapacité de travail de trois jours.

  70. .  La Cour relève par ailleurs que lors de l’audience du 24 septembre 2003 devant le tribunal correctionnel (paragraphe 23 ci-dessus), le médecin - membre de l’institut médicolégal - a déclaré que le rapport établi à la fin de la garde à vue n’aurait pas été établi correctement. A la lumière de cette déclaration, la Cour estime que le rapport médical collectif du 15 juin 1999 est sujet à caution.

  71. .  Partant, en l’absence d’une explication plausible de la part du Gouvernement, d’une part sur cette discordance entre le rapport initial et les suivants, et d’autre part sur l’enflure constatée sur le corps du requérant, force est de conclure que l’examen médical initial n’a pas eu lieu en bonne et due forme (voir Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, § 118, CEDH 2000-X, et Soner Önder, précité). La Cour note ensuite que le tribunal correctionnel a condamné le commissaire M.D. à une peine d’emprisonnement de six mois et à son exclusion de la fonction publique pour une durée de six mois puis a ordonné le sursis à l’exécution de la peine (paragraphe 24 ci-dessus). Par conséquent, la Cour estime que les allégations de mauvais traitements infligés au requérant ont été établis par la juridiction de fond. Toutefois, la Cour de cassation a décidé de mettre un terme à la procédure pénale engagée contre le commissaire M.D. pour prescription des faits en raison de la lenteur de la procédure pénale (paragraphe 28 ci-dessus). A cet égard, rappelant l’obligation pour les autorités de rendre compte des individus placés sous leur contrôle et l’obligation pour l’Etat défendeur, au regard de l’article 3, de protéger toute personne en situation de vulnérabilité et confiée aux mains de fonctionnaires de police ou d’un établissement carcéral, elle réaffirme que l’Etat ne peut légitimement se prévaloir ni de l’acquittement ni du sursis à l’exécution de la peine ni de la prescription des faits des présumés responsables mis en cause par des victimes de mauvais traitements ni des difficultés inhérentes, par exemple, à la lutte contre le terrorisme ou le crime organisé (Ciğerhun Öner c. Turquie (no 2), no 2858/07, § 93, 23 novembre 2010).

  72. .  Aussi la Cour estime que les lésions constatées sur le corps de Çetin Yıldırım lui ont incontestablement causé des souffrances telles qu’elles s’analysent en un traitement inhumain et dégradant dont l’Etat défendeur porte la responsabilité.

  73. .  Il s’ensuit qu’il y a eu violation substantielle de l’article 3 de la Convention.
  74. b)  Sur le caractère efficace des investigations menées


  75. .  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil, 1998-VIII, et Ay c. Turquie, no 30951/96, § 59-60, 22 mars 2005). En ce qui concerne l’obligation pour les autorités nationales d’ouvrir et de mener une enquête effective, la Cour se réfère aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence dans les arrêts Khachiev et Akaïeva c. Russie (nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005), Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006-III), Batı et autres, précité, §§ 134-137, et Abdülsamet Yaman c. Turquie (no 32446/96, § 54, 2 novembre 2004).

  76. .  La Cour rappelle à titre liminaire que, à la suite de la plainte déposée par les requérants, une procédure pénale a été ouverte contre les policiers et qu’elle a été déclarée éteinte pour cause de prescription. Dans des circonstances similaires à celles de l’espèce, elle a déjà jugé que les autorités nationales devaient prendre toutes les mesures positives nécessaires pour agir avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable, de sorte que les auteurs de traitements contraires à l’article 3 ne jouissent pas d’une quasi-impunité, nonobstant l’existence de preuves irréfutables à leur encontre (Batı et autres, précité, § 146, et, mutatis mutandis, Selmouni, précité, §§ 78-79).

  77. .  La Cour est d’avis que les dispositions législatives et répressives du droit national ont été utilisées en fait pour éviter toute condamnation effective du commissaire concerné, poursuivi à ce titre au pénal. Or l’objet de telles dispositions est de permettre une protection véritable des personnes, en particulier lors de la garde à vue, et d’inclure des mesures efficaces pour sanctionner et prévenir tous mauvais traitements de la part des agents de l’Etat (Zeynep Özcan c. Turquie, no 45906/99, § 43, 20 février 2007, Abdülsamet Yaman, précité, § 55, et Ciğerhun Öner (no 2), précité, § 100).

  78. .  Dans ce contexte, la Cour rappelle que, lorsqu’un fonctionnaire de l’Etat est accusé d’actes contraires à l’article 3, la procédure ou la condamnation ne sauraient être rendues caduques, par exemple, par le jeu de la prescription, et que l’application de mesures telles que l’amnistie, la grâce ou le sursis à l’exécution de la peine ne peut davantage être autorisée (voir, en ce sens, Zeynep Özcan, précité, § 45, Okkalı, précité, §§ 76 et 78, et, mutatis mutandis, Abdülsamet Yaman, précité, § 55).

  79. .  Dans ces conditions, la Cour estime qu’il y a eu violation des exigences procédurales de l’article 3 de la Convention.
  80. II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    67.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »


  81. .  Les requérants n’ont présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.
  82. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs de Çetin Yıldırım tirés de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation matérielle de l’article 3 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il y a violation procédurale de l’article 3 de la Convention ;

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 avril 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                   Guido Raimondi
            Greffier                                                                                 Président


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