DEUXIÈME
SECTION
AFFAIRE
DAĞABAKAN ET YILDIRIM c. TURQUIE
(Requête
no 20562/07)
ARRÊT
STRASBOURG
9 avril
2013
Cet arrêt deviendra
définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il
peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dağabakan et
Yıldırım c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme
(deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le
19 mars 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 20562/07) dirigée contre la
République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Mehmet
Dağabakan et Çetin Yıldırım (« les requérants »),
ont saisi la Cour le 3 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la
Convention »).
. Les requérants
ont été représentés par Me T. Öztürk, avocat à Bursa. Le
gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent.
. Les requérants
allèguent une violation des articles 3, 6 et 13 de la Convention.
. Le 4 novembre
2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article
29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en
même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Les requérants
sont nés respectivement en 1945 et 1969 et résident à Bursa.
. Le 15 mars
1999, selon le procès-verbal établi le même jour à 14 h 30 par trois policiers,
les requérants furent arrêtés et placés en garde à vue. L’un des fils du
premier requérant était recherché par la police.
. Le même jour,
Fikret Dağabakan, un autre fils de Mehmet Dağabakan, fut également
placé en garde à vue, puis libéré à 17 h 30.
. Le rapport
médical collectif établi le 15 juin 1999 à 17 h 50 au nom de Çetin
Yıldırım et de Fikret Dağabakan précisa qu’ils n’avaient
pas de plaintes relatives à des violences. Le rapport mentionnait une
« absence de [traces de] violence » (Darp izine rastlanmadı)
sur leurs corps.
. Toujours le 15
juin 1999, les requérants déposèrent une plainte pénale pour mauvais
traitements à l’encontre des responsables de leur garde à vue. Dans leur
plainte, ils indiquaient ce qui suit : Bülent, un fils de Mehmet
Dağabakan, était recherché pour escroquerie ; les policiers les
avaient arrêtés ; ils avaient tous deux été frappés et injuriés par le
commissaire de police M.D.
. Le rapport
médical du 17 juin 1999 établi par l’institut médicolégal de Bursa indiqua que
Çetin Yıldırım présentait sous le côté gauche du menton une
enflure et une sensibilité ; l’institut demandait le transfert du
requérant à l’hôpital public de Bursa pour examen puis son retour à l’institut
avec le rapport correspondant aux examens effectués.
. Le 18 juin
1999, Çetin Yıldırım fut entendu par le procureur de la
République de Bursa. Il déclara ceci :
- Le 15 juin 1999 il se trouvait chez son
oncle maternel Mehmet Dağabakan en compagnie de son fils Fikret
Dağabakan. Puis sur appel téléphonique de la police, son oncle s’était
rendu au commissariat. Peu de temps après, plusieurs policiers en tenue civile
s’étaient rendus au domicile de son oncle pour les emmener, lui et Fikret
Dağabakan, au commissariat de police. A son arrivée au commissariat de
police, le commissaire M.D. l’avait frappé à coups de poings et de pieds. Ce
commissaire avait également injurié son oncle. Puis, tous les trois avaient été
placés dans une même cellule. Mehmet Dağabakan avait été mis en liberté
aussitôt après, alors que Fikret Dağabakan et lui-même étaient restés en
garde à vue.
. Le 21 juin
1999, le procureur de la République entendit Mehmet Dağabakan. Il fit la
déposition suivante :
- Il avait été convoqué au commissariat de
police au sujet d’un de ses fils, qui était recherché par la police au motif qu’il
aurait acheté une voiture sans avoir payé le vendeur. Le commissaire M.D. lui
aurait ordonné de retrouver son fils et l’aurait injurié. Il portait plainte
contre ce commissaire pour atteinte à sa dignité.
. Le 21 juin
1999, le procureur de la République entendit Fikret Dağabakan, qui réitéra
la déposition de Çetin Yıldırım.
. Le rapport
médical du 22 juin 1999 établi par l’hôpital public de Bursa indiqua que Çetin
Yıldırım avait subi un examen radiologique et qu’il se plaignait
de douleurs sur la mandibule gauche. Il précisait que l’avis médical définitif
devait être rendu par l’institut médicolégal. A ce rapport étaient joints les
radiographies et le rapport du radiologue.
. Le rapport
médical du 3 août 1999 établi par l’institut médicolégal de Bursa indiqua que
la radiographie de Çetin Yıldırım montrait sous le côté gauche
du menton une enflure et une sensibilité. Il concluait à une incapacité de
travail de trois jours.
. Par un acte d’accusation
du 7 septembre 1999, le procureur de la République de Bursa engagea, sur le
fondement de l’ancien article 245 du code pénal, une action pénale contre le
commissaire M.D. Il indiquait dans cet acte que le commissaire avait placé les
requérants en garde à vue pour les obliger à révéler l’endroit où se cachait
Bülent ou à retrouver celui-ci et à le livrer à la police. Il mentionnait en
outre que Çetin Yıldırım avait eu une incapacité temporaire de
travail de trois jours.
. Lors de l’audience
du 7 décembre 1999, Mehmet Dağabakan expliqua avoir été convoqué au
commissariat à plusieurs reprises au sujet de son fils recherché par la police.
Le 15 juin 1999, le commissaire, après lui avoir une nouvelle fois demandé l’endroit
où se cachait son fils, l’aurait injurié puis placé en garde à vue.
. Le 7 décembre
1999, Mehmet Dağabakan et Çetin Yıldırım se constituèrent
« partie intervenante » (müdahil) dans la procédure pénale
engagée contre le commissaire en question, en réservant leurs droits
personnels.
. Lors de l’audience
du 5 avril 2000, le tribunal correctionnel entendit comme témoin Fikret
Dağabakan, fils de Mehmet Dağabakan. Fikret Dağabakan déclara qu’il
avait été emmené au commissariat avec Çetin Yıldırım, que
celui-ci avait été battu par le commissaire M.D. et que le commissaire avait
également injurié son père, Mehmet Dağabakan.
. Par un
jugement du 6 juillet 2000, le 7e tribunal correctionnel de Bursa
acquitta le commissaire de police pour absence de preuve déterminante et
suffisante. Dans ses attendus, le tribunal indiquait ce qui suit : Mehmet
Dağabakan n’avait subi aucun mauvais traitement ; le rapport médical
établi le jour de l’arrestation indiquait qu’il n’y avait aucune trace de
violence sur le corps de Çetin Yıldırım ; le rapport
médical établi le 17 juin 1999, deux jours après la fin de la garde à vue,
par l’institut médicolégal constatait que Çetin Yıldırım avait
été blessé et qu’il avait besoin d’un arrêt de travail de trois jours. Toujours
dans ses attendus, considérant que le témoin Fikret Dağabakan était un
plaignant (olayın müştekisi olduğu), le tribunal ne prit
pas en considération son témoignage.
. Le 15 août
2000, en leur qualité de « partie intervenante », les requérants
formèrent un pourvoi contre ce jugement devant la Cour de cassation.
. Par un arrêt
du 15 février 2002, la Cour de cassation infirma le jugement du tribunal
correctionnel de Bursa du 6 juillet 2000.
. A l’audience
du 24 septembre 2003, le tribunal correctionnel entendit le médecin A.Ö.,
membre de l’institut médicolégal de Bursa. Il déclara que le rapport médical du
15 juin 1999 avait été établi sans que Çetin Yıldırım ait été
correctement examiné par le médecin, alors que le rapport médical du 17 juin
1999 avait, lui, bien été établi après que Çetin Yıldırım ait
été examiné correctement pour déterminer s’il avait subi des violences. Le
médecin A.Ö. confirma les lésions constatées dans le rapport médical du
17 juin 1999.
. Par un
jugement du 14 octobre 2003, le tribunal correctionnel de Bursa condamna le
commissaire M.D. à une peine d’emprisonnement de six mois et à l’exclusion de
la fonction publique pour une durée de six mois pour mauvais traitements.
Considérant toutefois le comportement du policier et le fait que son casier
judiciaire était vierge, et convaincu par là que l’intéressé ne commettrait
plus d’infraction à l’avenir, le tribunal, se fondant sur l’article 6 de la loi
no 647, ordonna le sursis à l’exécution de la peine (teciline).
. Par un arrêt
du 26 janvier 2006, à la suite de l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, la
Cour de cassation infirma le jugement du tribunal correctionnel de Bursa du 14
octobre 2003.
. Par un
jugement du 14 septembre 2006, le tribunal correctionnel de Bursa réitéra son
jugement du 14 octobre 2003.
. Le 6 novembre
2006, les requérants déposèrent leur mémoire ampliatif devant la Cour de
cassation.
. Par un arrêt
du 11 juin 2008, la Cour de cassation déclara l’action publique éteinte par la
prescription.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
. Le droit
interne en vigueur à l’époque des faits est présenté dans les arrêts Batı
et autres c. Turquie (nos 33097/96 et 57834/00, §§ 96-100,
CEDH 2004-IV) et Okkalı c. Turquie (no
52067/99, §§ 47-53, CEDH 2006-XII). Il convient également d’avoir égard à
la modification du code pénal entrée en vigueur le 1er juin
2005 Ciğerhun Öner c. Turquie (no 2),
(no 2858/07, §§ 72-76, 23 novembre 2010).
. L’article 243
de l’ancien code pénal disposait :
« Le président et les membres d’un tribunal
ou d’un organisme officiel ou tout autre fonctionnaire qui, pour faire avouer
des délits, torturent ou commettent des sévices, se rendent coupables d’actes
inhumains ou violent la dignité humaine seront punis de cinq ans de réclusion
au maximum et de l’interdiction à perpétuité ou à temps d’exercer des fonctions
publiques. »
. L’article 6 §
1 de la loi no 647 sur l’exécution des peines se lit ainsi :
« Quiconque n’ayant jamais été condamné
(...) à une peine autre qu’une amende et se voyant infliger (...) une amende
(...) et/ou une peine d’emprisonnement d’un an [maximum] peut bénéficier d’un
sursis à l’exécution de cette peine, si le tribunal est convaincu que [l’auteur],
compte tenu de [sa] tendance à transgresser la loi, se gardera de récidiver si
on lui accorde un tel sursis (...) »
. Concernant les conditions dans lesquelles une victime peut devenir « partie
intervenante » dans une action publique, la Cour se
réfère à l’aperçu du droit interne figurant dans l’arrêt Beyazgül c. Turquie (no
27849/03, §§ 34-36, 22 septembre
2009).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES
ARTICLES 3, 6 ET 13 DE LA CONVENTION
. Les
requérants se plaignent de mauvais traitements pendant leur garde à vue, de la
durée de la procédure pénale engagée devant les juridictions nationales ainsi
que de la manière dont celles-ci ont examiné leurs allégations. Ils invoquent
les articles 3, 6 et 13 de la Convention.
. Eu égard à la
formulation des griefs des requérants, la Cour estime qu’il convient de les
examiner sous l’angle de l’article 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres,
Batı et autres c. Turquie,
nos 33097/96 et 57834/00, § 147, CEDH 2004-IV (extraits), Fahriye
Çalışkan c. Turquie, no 40516/98, § 45, 2 octobre
2007, et Karaman et autres c. Turquie, no 60272/08, § 37, 31 janvier 2012). Cette disposition est ainsi libellée :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à
des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
. Le
Gouvernement s’oppose à ces thèses.
A. Sur la recevabilité
1. Exception tirée du non-épuisement des
voies de recours internes
. Le
Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes à un double
titre. En premier lieu, il fait valoir que les requérants n’ont pas utilisé les
voies de recours administrative et civile contre l’Etat ou bien contre les
forces de l’ordre, voies qui étaient pourtant propres à leur permettre, le cas
échéant, d’obtenir des dommages et intérêts.
. Cette
première branche de l’exception est combattue par les requérants.
. La Cour
rappelle avoir déjà, dans des circonstances similaires à celles de l’espèce,
rejeté une telle exception (voir, entre autres, Sonkaya
c. Turquie, no 11261/03, § 21, 12
février 2008, et Fazıl Ahmet Tamer et autres c. Turquie, no
19028/02, § 75, 24 juillet 2007). Ayant examiné la présente
affaire, elle considère que le Gouvernement n’a fourni en l’espèce aucun fait
ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente. Partant, il
convient de rejeter cette branche de l’exception du Gouvernement.
. En second
lieu, le Gouvernement pointe le fait que les requérants ont introduit leurs
requêtes sans attendre l’issue de la procédure pénale pendante devant les juridictions
nationales, procédure qui était pourtant selon lui susceptible d’apporter un
redressement aux griefs qu’ils soumettent à la Cour.
. Cette seconde
branche de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes est
également combattue par les requérants.
. La Cour
rappelle qu’elle tolère que le dernier échelon des recours internes soit
atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne soit appelée à se
prononcer sur la recevabilité (Okçu c. Turquie, no 39515/03,
§ 35, 21 juillet 2009, E.K. c. Turquie (déc.), no 28496/95, 28 novembre
2000). Partant, il convient de rejeter cette branche de l’exception
du Gouvernement.
2. Exception tirée du non-respect du
délai de six mois
. En se
référant à l’affaire Varnava et autres c. Turquie [GC] (nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90,
16071/90, 16072/90 et 16073/90, §§ 161 et suivants, CEDH 2009) ainsi qu’à la
lenteur de la procédure pénale menée par les juridictions nationales, le
Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas respecté le délai de six
mois. En effet, il est d’avis que les requérants auraient dû saisir la Cour de
Strasbourg bien avant le 3 mai 2007 dans la mesure où ils avaient été
interrogés au sujet de leurs allégations en juin 1999.
. Les
requérants contestent cette exception.
. La Cour
rappelle d’abord que la modalité d’application de la règle des six mois retenue
dans l’affaire Varnava et autres [GC], précitée, concerne les affaires relevant de l’article 2 de la
Convention dans les cas de disparition de personnes. Par conséquent, elle n’est pas convaincue de la pertinence de cette jurisprudence au cas d’espèce.
Ensuite, la Cour estime qu’il ne saurait être reproché aux requérants - qui ont
déposé une plainte formelle devant les juridictions nationales au sujet de
leurs allégations - d’avoir attendu le résultat de leurs démarches devant le
tribunal correctionnel puis la Cour de cassation avant d’introduire leur
requête devant la Cour de Strasbourg. En effet, les requérants pouvaient
légitimement attendre de la Cour de cassation qu’elle se prononce en dernier
ressort sur leurs allégations tirées de l’article 3 de la Convention. Il
convient de conclure que le délai de six mois commence à courir, dans les
circonstances particulières du cas d’espèce, à partir de la date de l’arrêt de
la Cour de cassation du 11 juin 2008, déclarant l’action publique éteinte par
la prescription. Or, la Cour de Strasbourg a été saisie par les requérants le
3 mai 2007, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention.
. La Cour
constate que la requête n’est pas manifestement
mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par
ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient
donc de la déclarer recevable.
3. Concernant les allégations de Mehmet
Dağabakan
. Mehmet
Dağabakan réitère ses allégations.
. Le
Gouvernement précise que dans sa plainte déposée devant le procureur de la
République, Mehmet Dağabakan indiquait qu’il avait été injurié en l’absence
de témoin. Le Gouvernement fait valoir qu’il n’existe aucun élément prouvant qu’il
aurait fait l’objet de mauvais traitements.
. La Cour
rappelle que les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3
doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Hüsniye Tekin c. Turquie, no 50971/99, § 43, 25 octobre
2005, Martinez Sala et autres c.
Espagne, no 58438/00, § 121,
2 novembre 2004).
. En l’espèce,
la Cour constate que le requérant ne présente aucun rapport médical indiquant
des traces quelconques de lésions sur son corps pour étayer ses allégations
selon lesquelles il aurait subi des mauvais traitements pendant sa garde à vue.
La Cour relève, tout au plus, qu’il ressort de la déposition des personnes
entendues et du requérant lui-même qu’il semble avoir été injurié par le
commissaire de police en question.
. A l’examen
des éléments soumis à son appréciation, la Cour considère que ceux dont elle
dispose quant à l’allégation de mauvais traitements lors de la garde à vue ne
fournissent pas d’indices de nature à étayer une telle conclusion. Par
ailleurs, quelle qu’ait pu être la nature des injures proférées par le
fonctionnaire de police à l’encontre du requérant, la Cour ne dispose pas de
suffisamment d’éléments, « au-delà de tout doute raisonnable », pour
conclure à une violation matérielle de l’article 3 de la Convention.
51. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit
être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.
B. Sur le fond
Concernant les allégations de Çetin
Yıldırım
. Le requérant
réitère ses allégations.
. Le
Gouvernement soutient que le rapport médical établi le 15 juin 1999 indiquait
que Çetin Yıldırım ne s’était plaint d’aucune violence et
mentionnait l’absence de traces de violence sur son corps. Le rapport médical
du 17 juin 1999 établi par l’institut médicolégal de Bursa indiquait que
Çetin Yıldırım se plaignait d’avoir été frappé et qu’il avait
une enflure et une sensibilité sous le côté gauche du menton. Le rapport
médical du 22 juin 1999 établi par l’hôpital de Bursa indiquait que le
requérant se plaignait de douleurs à la mandibule gauche. C’est la raison pour
laquelle la Cour de cassation a infirmé le jugement de première instance,
estimant qu’il y avait une contradiction entre ces rapports médicaux. Par la
suite le tribunal correctionnel a condamné le commissaire mis en cause mais la
Cour de cassation a déclaré l’action publique éteinte par la prescription.
. En se
référant à l’affaire Batı et autres, précitée, § 147, le
Gouvernement soutient que les autorités nationales ont minutieusement examiné
tous les aspects de l’affaire. Elles ont initié aussitôt une enquête et engagé
une action pénale contre le commissaire de police en question devant le
tribunal correctionnel compétent, pour mauvais traitements. Le commissaire a
été acquitté dans un premier temps, puis condamné, mais le jugement de
condamnation n’est pas passé en force de chose jugée en raison du pourvoi formé
devant la Cour de cassation. Finalement, la Cour de cassation a constaté l’extinction
de l’action publique pour cause de prescription. Le Gouvernement est d’avis que
les autorités ont tout mis en œuvre pour conclure l’examen de l’affaire dans
les meilleurs délais dans la mesure où aucune période d’inactivité ne peut être
reprochée aux autorités judiciaires.
a) Sur les allégations de mauvais
traitements
. La Cour
rappelle que, lorsqu’une personne est blessée au cours d’une garde à vue, alors
qu’elle se trouvait entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police,
toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes
présomptions de fait (voir Salman c. Turquie [GC], no 21986/93,
§ 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une
explication plausible sur les origines de ces blessures et de produire des
preuves établissant des faits qui font peser un doute sur les allégations de la
victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir,
parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94,
§ 87, CEDH 1999-V, et Soner
Önder c. Turquie, no 39813/98, § 34,
12 juillet 2005, et Dönmüş et Kaplan c.
Turquie, no 9908/03, § 44, 31 janvier
2008).
. La Cour
réitère que les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3
doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Martinez
Sala et autres, précité). Pour l’établissement des faits allégués,
elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute
raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices,
ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande
c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, § 161 in
fine, série A no 25, et Labita
c. Italie [GC], no
26772/95, §§ 121 et 152, CEDH 2000-IV).
. En l’espèce,
la Cour observe que les requérants ont été arrêtés le 15 juin 1999. A la
fin de leur garde à vue du même jour, Çetin Yıldırım et Fikret
Dağabakan ont été examinés par un médecin qui a établi un rapport médical
collectif indiquant l’absence de traces de violence sur leurs corps. En
revanche, les rapports médicaux du 17 juin 1999, du 22 juin 1999 et du 3 août
1999 établis par l’institut médicolégal ou l’hôpital indiquaient que Çetin
Yıldırım avait, en particulier, une enflure sur le côté gauche
du menton. Le dernier rapport médical concluait à une incapacité de travail de
trois jours.
. La Cour
relève par ailleurs que lors de l’audience du 24 septembre 2003 devant le
tribunal correctionnel (paragraphe 23 ci-dessus), le médecin - membre de l’institut
médicolégal - a déclaré que le rapport établi à la fin de la garde à vue n’aurait
pas été établi correctement. A la lumière de cette déclaration, la Cour estime
que le rapport médical collectif du 15 juin 1999 est sujet à caution.
. Partant, en l’absence
d’une explication plausible de la part du Gouvernement, d’une part sur cette
discordance entre le rapport initial et les suivants, et d’autre part sur l’enflure
constatée sur le corps du requérant, force est de conclure que l’examen médical
initial n’a pas eu lieu en bonne et due forme (voir Akkoç
c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93,
§ 118, CEDH 2000-X, et Soner Önder, précité). La Cour note
ensuite que le tribunal correctionnel a condamné le commissaire M.D. à une
peine d’emprisonnement de six mois et à son exclusion de la fonction publique
pour une durée de six mois puis a ordonné le sursis à l’exécution de la peine
(paragraphe 24 ci-dessus). Par conséquent, la Cour estime que les allégations
de mauvais traitements infligés au requérant ont été établis par la juridiction
de fond. Toutefois, la Cour de cassation a décidé de mettre un terme à la
procédure pénale engagée contre le commissaire M.D. pour prescription des faits
en raison de la lenteur de la procédure pénale (paragraphe 28 ci-dessus). A cet
égard, rappelant l’obligation pour les autorités de rendre compte des individus
placés sous leur contrôle et l’obligation pour l’Etat défendeur, au regard de l’article
3, de protéger toute personne en situation de vulnérabilité et confiée aux
mains de fonctionnaires de police ou d’un établissement carcéral, elle
réaffirme que l’Etat ne peut légitimement se prévaloir ni de l’acquittement ni
du sursis à l’exécution de la peine ni de la prescription des faits des
présumés responsables mis en cause par des victimes de mauvais traitements ni
des difficultés inhérentes, par exemple, à la lutte contre le terrorisme ou le
crime organisé (Ciğerhun Öner c. Turquie (no
2), no 2858/07, § 93, 23 novembre 2010).
. Aussi la Cour
estime que les lésions constatées sur le corps de Çetin Yıldırım
lui ont incontestablement causé des souffrances telles qu’elles s’analysent en
un traitement inhumain et dégradant dont l’Etat défendeur porte la
responsabilité.
. Il s’ensuit
qu’il y a eu violation substantielle de l’article 3 de la Convention.
b) Sur le caractère efficace des
investigations menées
. La Cour
rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux
mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, de graves
sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée
avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de
« reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et
libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication,
qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie,
28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil, 1998-VIII, et Ay c. Turquie, no 30951/96, § 59-60, 22 mars 2005). En ce qui concerne l’obligation pour les autorités nationales d’ouvrir
et de mener une enquête effective, la Cour se réfère aux principes qui se
dégagent de sa jurisprudence dans les arrêts Khachiev
et Akaïeva c. Russie (nos 57942/00 et
57945/00, § 177, 24 février 2005), Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006-III), Batı
et autres, précité, §§ 134-137, et Abdülsamet Yaman c. Turquie (no 32446/96,
§ 54, 2 novembre 2004).
. La Cour
rappelle à titre liminaire que, à la suite de la plainte déposée par les
requérants, une procédure pénale a été ouverte contre les policiers et qu’elle
a été déclarée éteinte pour cause de prescription. Dans des circonstances
similaires à celles de l’espèce, elle a déjà jugé que les autorités nationales
devaient prendre toutes les mesures positives nécessaires pour agir avec une promptitude
suffisante et une diligence raisonnable, de sorte que les auteurs de
traitements contraires à l’article 3 ne jouissent pas d’une quasi-impunité,
nonobstant l’existence de preuves irréfutables à leur encontre (Batı et autres, précité, § 146, et, mutatis
mutandis, Selmouni,
précité, §§ 78-79).
. La Cour est d’avis
que les dispositions législatives et répressives du droit national ont été
utilisées en fait pour éviter toute condamnation effective du commissaire
concerné, poursuivi à ce titre au pénal. Or l’objet de telles dispositions est
de permettre une protection véritable des personnes, en particulier lors de la
garde à vue, et d’inclure des mesures efficaces pour sanctionner et prévenir
tous mauvais traitements de la part des agents de l’Etat (Zeynep Özcan c. Turquie, no
45906/99, § 43, 20 février 2007, Abdülsamet Yaman, précité, § 55, et Ciğerhun Öner (no
2), précité, § 100).
. Dans ce
contexte, la Cour rappelle que, lorsqu’un fonctionnaire de
l’Etat est accusé d’actes contraires à l’article 3, la procédure ou la
condamnation ne sauraient être rendues caduques, par exemple, par le jeu de la
prescription, et que l’application de mesures telles que l’amnistie, la grâce
ou le sursis à l’exécution de la peine ne peut davantage être autorisée (voir,
en ce sens, Zeynep Özcan,
précité, § 45, Okkalı,
précité, §§ 76 et 78, et, mutatis mutandis, Abdülsamet Yaman, précité, § 55).
. Dans ces
conditions, la Cour estime qu’il y a eu violation des exigences procédurales de
l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
67. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
. Les
requérants n’ont présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la
Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable
quant aux griefs de Çetin Yıldırım tirés de l’article 3 de la
Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
matérielle de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a violation
procédurale de l’article 3 de la Convention ;
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 9 avril 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley
Naismith Guido Raimondi
Greffier Président