PREMIÈRE
SECTION
AFFAIRE FERGADIOTI-RIZAKI c. GRÈCE
(Requête
no 27353/09)
ARRÊT
STRASBOURG
18
avril 2013
Cet arrêt
deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2
de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Fergadioti-Rizaki c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme
(première section), siégeant en une chambre composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre,
présidente,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26
mars 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 27353/09) dirigée contre la
République hellénique et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Konstantina
Fergadioti-Rizaki (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 avril
2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales (« la Convention »).
. La requérante est
représentée par Me V. Chirdaris, avocat au barreau d’Athènes. Le
gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les
délégués de son agent, Mmes K. Paraskevopoulou, assesseure auprès du
Conseil juridique de l’Etat, et Z. Chatzipavlou, auditrice auprès du Conseil juridique de l’Etat et M.
M. Apessos, conseiller auprès du Conseil juridique de l’Etat.
. Le 29 avril
2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. La requérante
est née en 1946 et réside à Athènes.
. Le 20 juin
1990, six personnes, dont le père de la requérante, saisirent le tribunal
administratif d’Athènes d’une action en dommages-intérêts contre l’Etat. Ils
réclamaient la somme de 963 166 drachmes (l’équivalent de 2 826,61
euros) chacun pour la réparation des dommages causés par la municipalité d’Aigaleo
à leur terrain. Le 21 décembre 1990, le père de la requérante décéda. Cette
dernière lui succéda dans la procédure, de même que certains des héritiers.
. Le 30
septembre 1992, le tribunal ajourna l’examen de l’affaire jusqu’à l’issue de la
procédure civile engagée par les demandeurs le 25 avril 1989 tendant à la
reconnaissance de leurs droits de propriété sur le terrain litigieux (décision
no 11323/1992).
. Le 31 mai
2006, le tribunal ajourna l’examen de l’affaire au motif que les demandeurs n’avaient
pas produit tous les éléments de preuve invoqués dans leur recours (décision no
7164/2006).
. Le 30 novembre
2007, le tribunal fit droit au recours et ordonna à la municipalité de verser
395,65 euros à chacun des demandeurs (somme à partager entre les héritiers du
père de la requérante autorisés par le tribunal à poursuivre la procédure).
Cette décision (no 15569/2007) fut mise au net et certifiée conforme
le 27 octobre 2008. La somme susmentionnée fut versée aux demandeurs.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. La requérante
allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai
raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi
libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un
délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
. La
période à considérer a débuté le 20 juin 1990 avec la saisine du tribunal
administratif d’Athènes par le père de la requérante et s’est terminée le 27
octobre 2008 avec la mise au net de sa décision no 15569/2007.
Elle a donc duré dix-huit ans et plus de quatre mois pour une instance.
A. Sur la recevabilité
. La Cour
constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35
§ 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à
aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
. Le Gouvernement
affirme que les juridictions ont statué dans un délai qui ne saurait être
qualifié de déraisonnable vu le nombre de stades de procédure. Il se réfère
particulièrement à l’ajournement de l’examen de l’affaire dans l’attente de l’issue
de la procédure civile engagée par les demandeurs tendant à la reconnaissance
de leurs droits de propriété sur le terrain litigieux ainsi qu’à l’ajournement
pour la production de pièces justificatives. Il soutient que ces délais ne
devraient pas être imputés aux autorités. Il allègue en outre que l’enjeu du
litige pour la requérante n’était pas important. A cet égard il note que la
somme allouée par l’arrêt no 15569/2007 du tribunal
administratif d’Athènes au père de la requérante au titre des dommages-intérêts
s’élevait à 395,65 euros, soit 66 euros pour la requérante, l’une des six
héritiers.
. La Cour
rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie
suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa
jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du
requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour
les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France
[GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
. La Cour a
traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle
du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention
(voir l’affaire Frydlender précitée).
. Après avoir
examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le
Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion
différente dans le cas présent. Certes, la Cour ne perd pas de vue que le
tribunal de première instance a dû ajourner l’examen de l’affaire une première
fois dans l’attente de l’issue de la procédure civile engagée par les
demandeurs tendant à la reconnaissance de leurs droits de propriété sur le
terrain litigieux et une seconde fois au motif que les demandeurs n’avaient pas
produit tous les éléments de preuve invoqués dans leur recours. Toutefois, elle réaffirme que l’article 6 § 1 de la Convention oblige les Etats contractants à organiser
leur système judiciaire de telle sorte que leurs cours et tribunaux puissent
remplir chacune de ses exigences (voir, parmi beaucoup d’autres, Duclos c. France, arrêt du 17 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions
1996-VI, p. 2181, § 55 et Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 24, CEDH 2000-IV) et, notamment, garantir à chacun le droit d’obtenir
une décision définitive dans un délai raisonnable (Frydlender, précité, § 45). Dès lors, la Cour ne saurait estimer « raisonnable » la durée
globale écoulée en l’espèce.
. Par ailleurs,
même si une partie de la durée de la procédure litigieuse pourrait
techniquement s’expliquer par l’intervention de plusieurs instances, cela ne
suffit pas à faire modifier la constatation que la procédure dans sa globalité
a été particulièrement longue. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
13 DE LA CONVENTION
. La requérante
se plaint également du fait qu’en Grèce il n’existe aucun recours effectif pour
se plaindre de la durée excessive de la procédure. Elle invoque l’article 13 de
la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés
reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un
recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation
aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs
fonctions officielles. »
A. Sur la recevabilité
. La Cour
constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35
§ 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à
aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
. La Cour
rappelle que l’article 13 garantit un recours effectif devant une instance
nationale permettant de se plaindre d’une méconnaissance de l’obligation,
imposée par l’article 6 § 1, d’entendre les causes dans un délai raisonnable
(voir Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 156, CEDH 2000-XI).
. Par ailleurs,
la Cour a déjà eu l’occasion de constater que l’ordre juridique hellénique n’offrait
pas aux intéressés un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention
leur permettant de se plaindre de la durée d’une procédure (Konti-Arvaniti
c. Grèce, no 53401/99, §§ 29-30, 10 avril 2003 et Tsoukalas
c. Grèce, no 12286/08, §§ 37-43, 22 juillet 2010).
. La Cour note que le 12 mars 2012 a été publiée
la loi no 4055/2012 portant sur l’équité et la durée raisonnable de
la procédure judiciaire, qui est entrée en vigueur le 2 avril 2012. En vertu
des articles 53 et suivants de la loi précitée, un nouveau recours a été établi
permettant aux intéressés de se plaindre de la durée de chaque instance d’une
procédure administrative dans un délai de six mois à partir de la date de
publication de la décision y relative. La Cour observe cependant que cette loi
n’a pas d’effet rétroactif et ne prévoit pas que ce recours puisse être utilisé
pour les affaires déjà terminées six mois avant son entrée en vigueur.
. En l’espèce, la procédure a pris fin le 27 octobre
2008, à savoir plus de six mois avant l’entrée en vigueur de la loi no 4055/2012.
Dès lors, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 13 de la
Convention en raison, à l’époque des faits, de l’absence en droit interne d’un
recours qui aurait permis à la requérante d’obtenir la sanction de son droit à
voir sa cause entendue dans un délai raisonnable, au sens de l’article 6 § 1 de
la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
23. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. La requérante
réclame 50 000 euros (EUR), plus intérêts, au titre du préjudice moral qu’elle
aurait subi.
. Le Gouvernement
affirme que la somme demandée est excessive et non justifiée compte tenu des
circonstances en l’espèce et particulièrement l’enjeu peu important du litige
pour la requérante. Le Gouvernement allègue à cet égard qu’afin d’apprécier l’enjeu
pour la requérante, il faut vérifier, par analogie, si elle a subi un « préjudice important » à la lumière
des conditions prévues par le nouveau critère de recevabilité introduit avec le
Protocole no 14. Le Gouvernement soutient
enfin qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction
équitable suffisante.
. Dans ses
observations en réponse, la requérante conteste la thèse du Gouvernement et
allègue qu’en application des conditions prévues par le nouveau critère de
recevabilité, il faudrait considérer qu’elle a subi un préjudice important.
. En l’espèce, la Cour note que la somme réclamée par la requérante devant la Cour au titre du dommage moral
est hors de proportion avec la somme allouée par les tribunaux dans les
procédures internes (voir, Jenik c. Autriche (déc.), nos 37794/07, 11568/08, 23036/08, 23044/08, 23047/08, 23053/08, 23054/08 et 48865/08, § 65, 20 novembre 2012). Partant, la Cour considère que le constat de la violation des
articles 6 § 1 et 13 constitue en l’espèce une satisfaction équitable
suffisante (Athanasiadis et autres c. Grèce, no 34339/02, § 27, 28 avril 2005).
B. Frais et dépens
. La requérante
demande également, facture à l’appui, 1 500 EUR, plus intérêts, pour les
frais et dépens engagés devant la Cour.
. Le
Gouvernement affirme que la somme demandée n’est ni nécessaire ni raisonnable.
Partant, la somme allouée le cas échéant à ce titre ne saurait dépasser
1 000 EUR.
. Selon la
jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dépens au titre de
l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité
et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce
(satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI).
. En l’espèce,
compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la
Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante 500 EUR à ce titre, plus tout
montant pouvant être dû à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête
recevable;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 13 de la Convention ;
4. Dit que le constat de la
violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le
dommage moral éventuellement subi par la requérante ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à
la requérante, dans les trois mois, 500 EUR (cinq cents euros),
plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais
et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 18 avril 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Isabelle Berro-Lefèvre
Greffier Présidente