En l’affaire Taner Gündüz c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en un Comité composé de :
Peer Lorenzen, président,
András Sajó,
Nebojša Vučinić, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7
mai 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 32000/06) dirigée contre la
République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Taner
Gündüz (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 juillet 2006 en
vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales (« la Convention »).
. Le requérant a
été représenté par Me K. Alioğlu, avocat à Istanbul. Le
gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent.
. Le 12 juin
2009, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer le grief
tiré de la durée de la procédure au Gouvernement. En application du protocole no
14, la Requête a été attribuée à un comité.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1948 et réside à Istanbul.
. En 1995, le
requérant intenta une procédure d’exécution contre E.A.
. A la suite de
la vente par adjudication de deux parcelles appartenant à E.A., ce dernier
introduisit deux actions en annulation de ces adjudications à l’encontre du
requérant.
. La première
procédure se termina le 8 avril 2004, date à laquelle la Cour de cassation
rejeta le recours en rectification de l’arrêt.
. En ce qui
concerne la deuxième procédure, elle commença le 1er février
1999, par l’introduction de l’action en annulation de l’adjudication de la
deuxième parcelle devant le tribunal d’exécution à l’encontre du requérant.
. Le 12 août
1999, le tribunal rejeta la demande de E. A.
. Le 9 novembre
1999, la Cour de cassation infirma ce jugement.
. Le 16 mai
2000, le tribunal admit la demande de E.A. et annula l’adjudication.
. Le 5 octobre
2000, la Cour de cassation confirma ce jugement.
. Le 25 juillet
2002, la parcelle en question fut à nouveau vendue par adjudication.
. Le 8 août
2002, une nouvelle action en annulation de l’adjudication de la même parcelle
devant le tribunal d’exécution fut introduite à l’encontre du requérant.
. Le 9 mars
2004, le tribunal accepta la demande de la partie plaignante.
. Le 24 juin
2004, la Cour de cassation infirma ce jugement.
. Le 5 avril
2005, le tribunal rejeta la demande de la partie plaignante et l’adjudication
devint définitive.
. Le 10 octobre
2005, la Cour de cassation confirma ce jugement.
. Le 23 mars
2006, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification de l’arrêt.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. Le requérant
allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai
raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi
libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un
délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
. La Cour
observe que la première procédure d’exécution s’est terminée le 8 avril 2004,
soit plus de six mois avant l’introduction de la Requête. Il s’ensuit que cette
partie de la Requête est tardive et doit être rejetée en application de l’article
35 §§ 1 et 4 de la Convention.
. En ce qui concerne la deuxième
procédure, la Cour constate que la Requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3
(a) de la Convention. Elle relève en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre
motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
. La période à
considérer concernant la deuxième procédure d’exécution a débuté le 1er
février 1999, date d’introduction de l’action devant le tribunal d’exécution,
et s’est terminée le 23 mars 2006, date de l’arrêt de la Cour de cassation. Elle
a duré environ sept ans et un mois pour deux instances.
. La Cour
rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie
suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa
jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du
requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour
les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France
[GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII, et Kaplan c. Turquie,
no 24240/07, § 48, 20 mars 2012).
. Après avoir
examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le
Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion
différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière,
la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la procédure litigieuse est
excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
II. SUR
L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
A. Dommage
. Le requérant
réclame 28 078 612,73 euros (EUR) au titre du préjudice matériel. Il
demande également 2 000 000 EUR pour le dommage moral qu’il aurait
subi.
. Le
Gouvernement conteste ces prétentions.
. La Cour n’aperçoit
pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel
allégué et rejette cette demande. En revanche, elle estime que le requérant a
subi un tort moral certain. Statuant en équité, elle lui accorde 3 600 EUR à ce
titre.
B. Frais et dépens
. Le requérant
demande également les honoraires d’avocat sans fournir aucun justificatif.
. Le
Gouvernement conteste ces prétentions.
. Compte tenu
des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour rejette la
demande relative aux honoraires d’avocat en l’absence de justificatif présenté
par le requérant à ce titre.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable
pour autant qu’elle porte sur la durée de la deuxième procédure d’exécution et
irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois, 3 600 EUR (trois mille six cents euros), à
convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 28 mai 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise
Elens-Passos Peer
Lorenzen
Greffière adjointe f. f. Président