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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CIUVICA v. ROUMANIE - 75203/12 - Admissibility Decision [2012] ECHR 551 (French Text) (15 January 2013) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/551.html Cite as: [2012] ECHR 551 (French Text) |
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TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 29672/05
Mugur Cristian CIUVICĂ
contre la Roumanie
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 15 janvier 2013 en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 4 août 2005,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Vu la décision du président de la chambre de désigner Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du Règlement) à la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan (article 28 du Règlement de la Cour), juge élu au titre de la Roumanie,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant, M. Mugur Cristian Ciuvică, est un ressortissant roumain né en 1960 et résidant à Bucarest. Il est représenté devant la Cour par Me M.L. Lungu, avocat à Bucarest.
2. Le gouvernement roumain (“ le Gouvernement ») a été représenté successivement par ses agents, Mmes C. Ciută et I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.
A. Les circonstances de l’espèce
3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4. Le requérant était à l’époque des faits le porte-parole du parti roumain Acţiunea Populară et s’était porté candidat pour la fonction de maire de Bucarest pour les élections locales fixées au 6 juin 2004. Il avait notamment comme adversaire, Traian Băsescu, le maire de Bucarest sortant. Traian Băsescu fut réélu maire, en juin 2004, et président de la République, en décembre 2004.
5. Le 15 février 2004, avant le début de la campagne pour les élections locales, le requérant organisa une conférence de presse au nom dudit parti, à laquelle participa également le vice-président du parti, M.B. Le requérant précisa dès le début de la conférence que son but était de présenter un document qui démontrait en premier lieu que « Traian Băsescu mouchardait à la Securitate » (ancien service secret) et, en deuxième lieu, qu’il « a[vait] vécu 14 ans, de décembre 1989 et jusqu’à présent, dans un mensonge continu ». Au cours de la conférence, le requérant rendit public un document intitulé « Registre des membres du parti [communiste] dont la collaboration avec la Securitate a été approuvée” et dans lequel figurait pour l’année 1978 le nom de Traian Băsescu, officier de marine, en tant que « source » de la Securitate.
6. Le requérant déclara aussi que « Traian Băsescu a[vait] été utilisé par la Securitate comme « source », ce qui signifie que Traian Băsescu était un informateur ordinaire, un qui avait mouchardé ses collègues et ses amis à la Securitate, recevant en retour argent et soutien pour sa promotion professionnelle ». Il ajoutait : « les informations des mouchards comme Traian Băsescu, transmises à la Securitate, ont détruit des vies, des carrières et ont envoyé des gens dans les prisons communistes » et « Traian Băsescu fait partie de la pieuvre sécuriste-communiste qui règne aujourd’hui sur la Roumanie ». Le requérant expliqua également comment Traian Băsescu aurait été recruté par le service secret et l’évolution de la carrière de celui-ci après qu’il aurait accepté de collaborer avec Securitate.
7. Le requérant déclara que le but de la conférence était d’informer le public du passé d’un candidat aux élections locales et qu’il avait fait plusieurs recherches auprès des spécialistes en matière de collaboration avec la Securitate afin de vérifier l’authenticité du document présenté et l’exactitude de ses conclusions.
8. Le 16 février 2004, soit le lendemain de la conférence de presse, le requérant, se fondant sur l’article 2 de la loi no 187/1999 relative à l’accès des citoyens à leur dossier personnel tenu par la Securitate et visant à démasquer le caractère de police politique de cette organisation (paragraphe 25 ci-dessous), demanda au Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (ci-après « C.N.S.A.S. ») de dire si Traian Băsescu pouvait être considéré comme ayant collaboré avec les organes de la Securitate.
9. Le 18 février 2004, Traian Băsescu déposa contre le requérant une plainte pénale pour diffamation devant le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest. Traian Băsescu dénonçait les propos tenus par le requérant lors de la conférence du 15 février 2004. Il se constitua également partie civile, demandant la condamnation du requérant au paiement d’une somme symbolique de 500 lei roumains (ROL). Dans sa plainte, Traian Băsescu précisa qu’il ne contestait pas l’authenticité du document présenté par le requérant dans le cadre de la conférence, document qui d’ailleurs avait été rendu public pour la première fois en 1993 et sur lequel le C.N.S.A.S. s’était déjà prononcé, sans pour autant indiquer dans quel sens. Il mentionna que, en tant que commandant de navire à l’époque communiste, il dressait régulièrement des rapports à la fin d’un voyage ou à la fin de l’année au sujet des personnes contactées dans les ports étrangers, de l’état technique du navire, des dépenses effectuées et d’autres informations techniques au sujet du voyage. Il souligna que ces rapports étaient adressés à l’armateur, mais qu’il ne connaissait pas leur destination ultérieure.
10. Devant le tribunal de première instance, sur le fondement de l’article 207 du code pénal, le requérant demanda le bénéfice de la preuve de la vérité, qui lui fut accordé. Le tribunal entendit ainsi l’historien M.O., qui avait mené des recherches dans le domaine de l’organisation et du fonctionnement de la Securitate. Il déclara que l’apparition du nom de Traian Băsescu dans le registre des membres du parti [communiste] dont avait été approuvée la collaboration avec la Securitate, ainsi que dans le registre des données du réseau d’information du département de Constanţa (avec un numéro de fichier personnel), qui avait été rendu public entre‑temps par le requérant, ne pouvait conduire qu’à la conclusion que Traian Băsescu avait collaboré avec la Securitate. Il souligna également que l’accord écrit d’un membre du parti communiste, tel Traian Băsescu, était indispensable pour qu’il collabore avec la Securitate, et admit qu’en l’espèce aucun accord signé par Traian Băsescu n’avait été retrouvé.
11. Le tribunal de première instance entendit également deux témoins proposés par Traian Băsescu, sur le préjudice porté à son image et sur les mesures prises au sein de son parti pour neutraliser l’impact des propos du requérant.
12. Le 27 septembre 2004, Traian Băsescu produisit au dossier une attestation du C.N.S.A.S., indiquant qu’il ne pouvait être considéré comme ayant collaboré avec les organes de la Securitate, en tant que police politique.
13. Le 29 septembre 2004, avant la clôture des débats, l’avocat de Traian Băsescu porta les dédommagements sollicités à 500 000 000 ROL.
14. Par un jugement du 6 octobre 2004, le tribunal de première instance acquitta le requérant du chef de diffamation sur le volet pénal, mais le condamna à verser à la victime une réparation civile de 500 ROL pour préjudice moral et 7 500 000 ROL au titre des dépens, ainsi que 1 000 000 ROL à l’État pour frais de justice.
15. Sur le plan pénal, le tribunal estima que le requérant avait imputé à Traian Băsescu un fait précis, en public, à savoir le fait d’avoir été l’informateur de la Securitate. Dès lors, les conditions de l’existence de l’élément matériel de l’infraction étaient réunies. En ce qui concernait l’élément intentionnel de l’infraction, après avoir cité la jurisprudence de la Cour en la matière et souligné l’importance de l’application directe de la Convention en droit interne, le tribunal rappela que, s’agissant des questions d’intérêt général, il fallait examiner si les allégations étaient dépourvues de fondement, si elles visaient à entretenir une campagne diffamatoire à l’égard d’autrui ou si elles s’appuyaient au moins sur un commencement de preuve. En l’espèce, le tribunal de première instance constata que le requérant n’avait pas apporté la preuve de la véracité de ses propos, car aucun engagement écrit de Traian Băsescu en faveur de la Securitate n’avait été découvert, engagement qui, d’après l’historien M.O., témoin de la défense, était indispensable pour attribuer à quiconque la qualité de collaborateur de la Securitate (paragraphe 10 ci-dessus). De plus, le C.N.S.A.S. venait de rendre sa décision établissant que Traian Băsescu n’avait pas été un collaborateur de la Securitate. Le tribunal constata toutefois que le requérant avait effectué des démarches en vue de vérifier l’authenticité du registre rendu public, qui d’ailleurs n’était pas contesté par Traian Băsescu, et conclut que ses affirmations n’avaient pas été faites de mauvaise foi, mais dans le but d’informer le public sur une question d’intérêt général au cours de la période préélectorale caractérisée par de vifs débats. Dès lors, le tribunal conclut que les conditions de l’existence de l’élément intentionnel de l’infraction n’étaient pas réunies.
16. Néanmoins, sur le volet civil de l’affaire, le tribunal de première instance jugea que les affirmations du requérant avaient provoqué chez Traian Băsescu une souffrance psychique due à l’atteinte portée à son honneur et à sa réputation, souffrance confirmée par deux témoins. Le tribunal écarta la défense du requérant consistant à dire que ses affirmations n’avaient pas discrédité Traian Băsescu étant donné qu’il avait été réélu maire de Bucarest, car cela aurait restreint le cadre du litige et, de plus, le but de la conférence de presse n’avait pas été d’empêcher Traian Băsescu à se porter candidat aux élections locales. Dès lors, il conclut que les conditions requises pour engager sa responsabilité civile (articles 998 et 999 du code civil) étaient remplies, d’autant plus que le requérant n’avait pas apporté la preuve de l’absence d’illégalité de ses faits ou de l’absence de toute faute de sa part.
17. Le tribunal refusa de prendre en compte la demande de dommages moraux formulée par l’avocat de Traian Băsescu lors des débats, estimant qu’en vertu de l’article 15 § 2 du code de procédure pénale, l’intéressé devait formuler sa constitution de partie civile, y compris le montant des dédommagements réclamés, avant la lecture de l’acte de saisine du tribunal. Il condamna donc le requérant à verser à la victime la somme indiquée dans sa demande introductive d’instance, soit 500 ROL.
18. Le requérant et Traian Băsescu formèrent l’un et l’autre un pourvoi en recours contre le jugement du tribunal de première instance.
19. Lors des débats du 7 février 2005, sur demande du représentant de Traian Băsescu, le tribunal départemental de Bucarest ajourna l’instance jusqu’à 13 heures afin que ce dernier puisse être présent. Selon le requérant, deux des juges auraient, lors des débats, ri de manière ostentatoire à chaque remarque de la partie civile et auraient, en revanche, discuté tout au long de la plaidoirie du représentant du requérant.
20. Le procureur de la République, présent aux débats, demanda la condamnation du requérant au pénal pour diffamation.
21. Par un arrêt définitif du 14 février 2005, le tribunal départemental confirma le jugement du tribunal de première instance en ce qui concerne le volet pénal. Concernant le montant des dédommagements accordés à la victime, il le porta à 500 000 000 ROL. Le tribunal départemental estima que les affirmations du requérant avaient franchi les limites d’une simple information de l’opinion publique sur des questions d’intérêts général. Quant au montant des dommages-intérêts, le tribunal départemental nota que l’article 15 du code de procédure pénale délimitait uniquement la constitution de partie civile, alors que le montant des dommages-intérêts pouvait être précisé ultérieurement. Les paragraphes pertinents sont ainsi libellés :
« Examinant l’affaire par rapport aux preuves produites et aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, le tribunal constate que l’appréciation du tribunal de première instance a été correcte pour autant qu’il a conclu que les affirmations de l’inculpé Mugur Ciuvică constituent l’élément matériel du délit de diffamation.
A l’appui, le tribunal tient compte de ce que les faits imputés à la victime sont précis, ont été exprimés en public et leur véracité n’a aucunement été établie.
Le C.N.S.A.S., l’institution habilitée à décider si une personne a eu la qualité d’agent ou de collaborateur des organes de la Securitate, conformément à l’article 15 § 5 de la loi no 187/1999, a communiqué, par l’attestation no 521 du 27 septembre 2004, que la victime n’a pas été agent/collaborateur de la Securitate [dans ses activités] de police politique.
(...)
S’agissant de l’élément intentionnel, le tribunal constate que, par rapport aux preuves produites, le tribunal de première instance a fait une analyse pertinente de l’attitude psychique [de l’inculpé], ainsi que de ses faits et de leurs conséquences, concluant que [l’inculpé] a tenu ses propos de bonne foi, ces faits, c’est-à-dire ses affirmations faites lors de la conférence de presse, étant le résultat des registres présentés et non pas un but en soi.
Cela est confirmé par le fait que [l’inculpé] a réalisé de nombreuses démarches pour vérifier l’authenticité du document rendu public lors de la conférence de presse et qu’[il] n’a agi que lorsqu’[il] a eu la ferme conviction que celui-ci était véridique.
Le tribunal tient également compte des dispositions de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (...)
La jurisprudence de la Cour européenne a établi que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, agissant en sa qualité́ de personnage public, que d’un simple particulier. L’homme politique s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et doit montrer une plus grande tolérance ».
Sur le volet civil, le tribunal de première instance a considéré que les conditions prévues par les articles 998 et 999 du code civil concernant la responsabilité civile délictuelle étaient remplies, eu égard au fait que [l’inculpé] n’a pas apporté la preuve de l’absence d’illégalité de ses faits ou de l’absence de toute faute de sa part.
(...)
S’agissant de l’inculpé Mugur Ciuvică [le requérant], il ressort clairement que ses affirmations ont lésé l’honneur et la dignité de la victime. L’essence du discours de l’inculpé a été développée autour de l’idée de « mouchard et informateur de la Securitate qui, par ses actions, a accédé à des fonctions importantes, mais qui, en même temps, a détruit des vies et des carrières et a envoyé des gens dans les prisons communistes ».
Toutes ces affirmations excèdent le droit de l’inculpé, en sa qualité d’homme politique, d’informer l’opinion publique sur des questions d’intérêt public.
Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne, afin de bénéficier de la protection de la loi, les jugements de valeur ne doivent pas s’appuyer sur des faits inexacts. Ainsi, l’article 10 de la Convention européenne dit que « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
Le droit protégé par l’article 10 n’est pas un droit absolu. Son deuxième paragraphe autorise des limitations à son exercice lorsque l’usage de la liberté d’expression est dirigé contre certaines valeurs, que l’État peut légitimement protéger, ou contre la démocratie elle-même.
L’appréciation concrète du régime de protection offerte par l’article 10 se fait en fonction de deux critères : d’une part, la qualité du discours incriminé et, d’autre part, le statut de la victime et la nature de la valeur protégée.
Si les faits imputés à l’inculpé Mugur Ciuvică étaient vrais, ils auraient manifestement exposé la victime au mépris public, ce qui démontre que l’honneur et la réputation de la victime ont été nécessairement et objectivement lésés (...) ; ce pourquoi le tribunal condamne l’inculpé Mugur Ciuvică à verser à la victime 500 millions de lei à titre de dommage moral.
Le tribunal prend en compte le fait que, dans la pratique et la doctrine en la matière, les dommages moraux sont considérés comme étant, à la fois, une sanction de l’auteur du fait qui a causé le préjudice et, corrélativement, un droit de la personne qui a subi les conséquences d’ordre moral de ce fait.
Le montant des dédommagements correspondant à un préjudice non pécuniaire requiert une dose d’approximation, le tribunal prenant en compte la valeur morale lésée, la gravité du préjudice, mais également l’intensité avec laquelle cela a été perçu par l’opinion publique, conformément aux déclarations des témoins entendus dans l’affaire à cet égard, A.V. et I.D. »
B. Le droit interne pertinent
22. Les articles pertinents du code pénal étaient ainsi libellés à l’époque des faits :
Article 206
« L’affirmation ou l’imputation en public d’un fait donné concernant une personne, fait qui, s’il était vrai, exposerait cette personne à une sanction pénale, administrative ou disciplinaire, ou au mépris public, sera punie d’une peine de prison d’une durée allant de trois mois à trois ans ou d’une amende. »
Article 207
« La preuve de la véracité d’une affirmation ou d’une imputation peut être accueillie si l’affirmation ou l’imputation a été commise pour la défense d’un intérêt légitime. Si la preuve de la véracité des agissements est faite, l’infraction d’insulte ou de diffamation n’est pas constituée. »
23. La loi no 178 du 4 juillet 2006 portant modification du code pénal et d’autres lois a abrogé les articles 206 et 207 du code pénal.
24. Les articles pertinents de l’ancien code civil étaient ainsi libellés à l’époque des faits :
Article 998
« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
Article 999
« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »
25. En ce qui concerne l’accès aux fichiers appartenant aux services secrets pour démasquer l’ancienne police politique, la réglementation interne pertinente, à savoir la loi no 187/1999 et le règlement d’urgence no 24/2008 la remplaçant, est en partie exposée dans les arrêts Rotaru c. Roumanie ([GC], no 28341/95, § 31-32, CEDH 2000‑V), Petrina c. Roumanie (no 78060/01, §§ 17-18, 14 octobre 2008) et Haralambie c. Roumanie (no 21737/03, §§ 31-38, 27 octobre 2009). Selon l’article 2 de la loi no 187/1999, « pour assurer un droit d’accès aux informations d’intérêt général, tous les citoyens roumains (...), les médias, les partis politiques (...) ont le droit d’être informés (...) de la qualité d’agent ou de collaborateur de la Securitate des personnes qui occupent les fonctions suivantes ou qui y postulent : Président de la Roumanie (...) maire (...). »
GRIEFS
26. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant se plaint de ce que sa condamnation au civil par les tribunaux internes représente une ingérence disproportionnée dans sa liberté d’expression par rapport à ce qui est nécessaire dans une société démocratique.
27. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint de l’absence d’équité de la procédure. A cet égard, il souligne que l’audience a été ajournée pour quelques heures par le tribunal départemental de Bucarest afin que la partie civile puisse participer au procès, le comportement inadéquat des juges lors des débats du 7 février 2005, la servilité du procureur qui avait demandé sa condamnation au pénal et sa condamnation à verser des dédommagements d’un montant très élevé malgré sa relaxe au pénal et malgré une constitution de partie civile irrégulière.
EN DROIT
A. Sur le grief tiré de l’article 10 de la Convention
28. Le requérant allègue que sa condamnation à des dommages-intérêts par les tribunaux nationaux constitue une violation de l’article 10 de la Convention ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Arguments des parties
29. Le Gouvernement admet que les décisions des tribunaux pourraient être interprétées comme une ingérence dans le droit du requérant à sa liberté d’expression. Néanmoins, il estime qu’il s’agit d’une ingérence prévue par la loi, à savoir les articles 998 et 999 du code civil. En outre, la condamnation avait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui, en l’occurrence celle de Traian Băsescu.
30. Pour ce qui est de la nécessité de cette ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement remarque d’abord que les affirmations incriminées du requérant étaient outrageuses, excessives et exagérées. A cet égard, il rappelle que, comme l’a indiqué d’ailleurs le tribunal de départemental lui-même, le discours du requérant a franchi les limites d’une simple information de l’opinion publique sur des questions d’intérêts général, de nature à léser le droit à l’image de Traian Băsescu. Le Gouvernement fait en outre valoir que le requérant a été condamné au paiement d’une somme peu importante par rapport à celles retenues dans des affaires où la Cour a constaté une violation de la liberté d’expression.
31. Le requérant admet que sa condamnation était fondée sur les dispositions régissant la responsabilité civile délictuelle, mais considère que les tribunaux ont fait une mauvaise application de ces dispositions. A cet égard, il souligne que : a) le fait de rendre public un document officiel ne constitue pas un fait illégal susceptible d’engager sa responsabilité délictuelle, b) il n’a causé aucun préjudice à Traian Băsescu étant donné qu’il a été élu maire de Bucarest en juin 2004 et ultérieurement Président de la République en décembre 2004, c) aucune intention de porter préjudice à l’image de Traian Băsescu ou négligence ou imprudence à cet égard ne saurait lui être reproché, compte tenu de ce qu’il a préparé la conférence de presse et rendu public le document officiel avec prudence et responsabilité.
32. Le requérant estime également que le droit national et l’article 8 de la Convention ne sauraient protéger qu’une réputation véritable, basée sur le travail, l’honnêteté, la persévérance et l’honneur, et non une réputation créée en cachant la vérité sur la collaboration avec la Securitate, comme c’était le cas de Traian Băsescu. A son avis, il ne peut pas être porté préjudice à une telle réputation en dévoilant la vérité.
33. Le requérant estime ensuite que les raisons fournies par les autorités nationales pour justifier l’ingérence n’étaient pas pertinentes et suffisantes. Il souligne que ses affirmations concernaient des aspects de la vie publique et non privée d’un homme politique et que ce statut permettait une critique plus large à l’adresse de Traian Băsescu. Le requérant invite également la Cour à tenir compte du contexte des propos, tenus dans le cadre des élections locales qui approchaient et qui opposaient le parti dont le requérant était le porte-parole et le parti dont Traian Băsescu était le président. Il souligne en outre l’intérêt public particulièrement vif du débat qui portait sur la collaboration avec la Securitate des élus.
34. Le requérant estime que ses propos étaient fondés sur un document officiel préalablement vérifié et cela malgré le fait qu’il n’avait pas cette obligation d’après la jurisprudence de la Cour. A cet égard, il critique le fait que le Gouvernement invoque à l’appui le certificat qui a été délivré par C.N.S.A.S. le 27 septembre 2004, soit après la conférence de presse, et qui, de plus, n’avait pas un caractère définitif. Il souligne que le certificat se résume à attester que Traian Băsescu n’avait pas fait partie de la police politique et affirme que, de toute manière, les certificats du C.N.S.A.S. ne seraient pas dignes de confiance étant donné que cet organisme a délivré de tels certificats de non-collaboration à des personnes reconnues unanimement comme ayant fait partie du régime oppressif communiste.
35. Le fait d’avoir fondé ses affirmations sur un document officiel, ainsi que le fait d’être présent à toutes les audiences devant les tribunaux et d’avoir répondu aux différentes questions des juges et de la victime et d’avoir proposé des moyens de preuve démontrerait sa bonne foi.
36. Le requérant conteste que ses propos puissent être qualifiés d’outrageux. Il dénonce d’ailleurs la traduction défectueuse que le Gouvernement en fait dans ses observations envoyées à la Cour. Il admet que ses propos étaient, certes, trop durs (“ too harsh »), mais, à son avis, la présentation de la relation de subordination à la Securitate, c’est-à-dire l’institution responsable de la répression brutale et sanglante de toute forme d’opposition durant la période communiste, et l’association de Traian Băsescu à une structure criminelle, ne pourraient pas se faire en des termes moins forts.
37. Invoquant l’affaire Pakdemirli c. Turquie (no 35839/97, 22 février 2005), il souligne enfin que la somme qu’il a dû verser à Traian Băsescu à titre de dommage moral représentait, à l’époque des faits, soixante-quatorze fois le salaire mensuel moyen en Roumanie.
2. Appréciation de la Cour
38. La Cour estime que la condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
39. La Cour note que le tribunal départemental de Bucarest s’est fondé, afin d’aboutir à la condamnation du requérant, sur les articles 998-999 du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle à l’époque des faits. L’ingérence était dès lors « prévue par la loi ». A cet égard, elle estime que les arguments du requérant au sujet de la prétendue application irrégulière de la loi relèvent non pas, comme le soutient celui-ci, de l’existence et de la qualité de la loi exigées par la Convention, mais de la question de savoir si les tribunaux ont avancé des motifs suffisants et pertinents pour la condamnation du requérant, question qui sera examinée plus loin.
b) « But légitime »
40. La Cour note que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation d’autrui, en l’occurrence celle de Traian Băsescu, homme politique connu, maire de Bucarest au moment des faits.
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
41. Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le but légitime poursuivi.
42. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I ; Brasilier c. France, no 71343/01, § 32, 11 avril 2006).
43. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII et Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 171, 15 décembre 2005).
44. La Cour doit par ailleurs vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres précité, § 70 in fine). Cette dernière disposition peut nécessiter l’adoption de mesures positives propres à garantir le respect effectif de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 57, CEDH 2004-VI et Petrina c. Roumanie, no 78060/01, § 35, 14 octobre 2008).
45. La Cour note que, dans la présente affaire, les tribunaux ont considéré qu’au travers des propos litigieux tenus lors d’une conférence de presse, le requérant avait exposé Traian Băsescu au mépris public et porté atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation. Il convient donc d’examiner, en tenant compte des principes susmentionnés, si les motifs avancés par les tribunaux pour justifier la condamnation civile de l’intéressé étaient « pertinents et suffisants ».
46. La Cour rappelle à ce titre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). Ainsi, elle doit tenir compte de l’ensemble du contexte dans lequel les propos litigieux ont été formulés (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III).
47. La Cour relève d’emblée que le discours incriminé du requérant s’inscrivait dans le contexte particulier d’un débat d’ordre national portant sur un thème d’intérêt général et particulièrement sensible, à savoir la collaboration éventuelle avec la Securitate de figures publiques connues en Roumanie. La Cour souligne qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer à de nombreuses reprises sur des affaires visant des accusations de collaboration avec la Securitate (voir Tudor c. Roumanie (no 1) (déc.), no 6928/04, 15 juin 2006 ; Petrina c. Roumanie, no 78060/01, 14 octobre 2008 ; Ieremeiov c. Roumanie (no 2), no 4637/02, 24 novembre 2009 ; Andreescu c. Roumanie, no 19452/02, 8 juin 2010).
48. La Cour rappelle que, dans son arrêt de principe Oberschlick c. Autriche (no 2) (1er juillet 1997, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV), elle a estimé que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, agissant en sa qualité́ de personnage public, que d’un simple particulier. L’homme politique s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et doit montrer une plus grande tolérance. Il a certes droit à voir protéger sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d’expression appelant une interprétation étroite. En l’espèce, les propos litigieux visaient Traian Băsescu, maire de Bucarest, personnalité politique qui s’était porté candidat, tout comme le requérant, pour un nouveau mandat de maire de Bucarest. Dans ces conditions, une certaine tolérance quant à des critiques relative à une possible collaboration avec la Securitate de celui-ci s’imposait.
49. La Cour constate que les tribunaux nationaux ont relaxé le requérant au pénal du chef de diffamation, mais ont constaté que les conditions de sa responsabilité civile délictuelle étaient remplies. Pour entrer en voie de condamnation, les tribunaux ont considéré que les propos tenus par le requérant portaient atteinte « à l’honneur, à la dignité et à la réputation » de Traian Băsescu en ce qu’ils lui imputaient d’avoir été « mouchard et informateur de la Securitate qui, par ses actions, a accédé à des fonctions importantes, mais qui, en même temps, a détruit des vies et des carrières et a envoyé des gens dans les prisons communistes » (paragraphe 21 ci-dessus).
50. La Cour n’entend pas substituer son appréciation à celle des juridictions internes quant à l’existence d’une atteinte « à l’honneur, à la dignité et à la réputation » de Traian Băsescu, au sens des dispositions des articles 998-999 du code civil. Elle se borne en conséquence à relever que le requérant critiquait nommément ce dernier et laissait clairement entendre qu’il détenait des documents qui prouvait incontestablement la collaboration de Traian Băsescu avec la Securitate, en tant qu’organe de police politique, et les suites de cette collaboration.
Compte tenu des agissements de cette dernière et des sentiments de la population et donc des électeurs à son égard et à celui des personnes ayant collaboré avec elle (voir, mutatis mutandis, Petrina précité, §§ 47 et 49), ces accusations revêtaient une particulière gravité.
51. Il convient à ce stade de rappeler la jurisprudence désormais bien établie de la Cour selon laquelle il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-I et Harlanova c. Lettonie (déc.), no 57313/00, 3 avril 2003). Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile, de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II).
52. Cela étant, la Cour rappelle également que les personnes poursuivies à raison de propos qu’elles ont tenus sur un sujet d’intérêt général doivent pouvoir s’exonérer de leur responsabilité en établissant leur bonne foi et, s’agissant d’assertions de faits, en prouvant la véracité de ceux-ci (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 48, série A no 236 ; Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 66, CEDH 2002-V et Mamère c. France, no 12697/03, § 23, CEDH 2006-XIII). En l’espèce, les propos litigieux tenaient du jugement de valeur mais aussi – comme l’ont retenu les juridictions internes – de l’imputation de faits ; le requérant devait donc se voir offrir cette double possibilité.
53. En l’espèce, la Cour observe que les tribunaux nationaux ont pris en compte les démarches du requérant afin de vérifier l’authenticité du document rendu public avant la conférence de presse. Ils lui ont ainsi accordé le bénéfice de la bonne foi et ont écarté de ce fait sa responsabilité pénale (paragraphes 15 et 21 ci-dessus).
54. Elle constate ensuite que les tribunaux ont de surcroît accordé au requérant la possibilité d’apporter la preuve de la véracité de ses affirmations. Les tribunaux ont néanmoins conclu que celui-ci n’avait pas été en mesure d’y parvenir (voir, aussi, Tudor précité). La Cour estime que la conclusion des tribunaux n’est pas dépourvue de fondement.
La Cour note à cet effet que le requérant ne s’est pas contenté, comme il le soutient, de présenter un document qui aurait pu constituer un commencement de preuve de la collaboration de Traian Băsescu avec la Securitate. Il ressort de la teneur des propos litigieux qu’ils renfermaient des imputations factuelles fortes et que le requérant entendait transmettre à l’opinion publique un message peu équivoque, à savoir que Traian Băsescu avait collaboré avec la Securitate et en avait largement tiré profit aux dépens de personnes qui avaient vu leurs vies détruites ou qui avaient même été enfermées dans les geôles communistes. Le requérant n’a à aucun moment averti le public qu’il exprimait des doutes ou qu’il faisait une appréciation subjective des faits quant à la collaboration de Traian Băsescu avec l’ancienne police politique (voir, a contrario, Ieremeiov précité, § 44 et Andreescu précité, § 94). Celui-ci a choisi d’exprimer des certitudes.
Il a saisi le C.N.S.A.S., l’organisme créé par la loi afin de se prononcer sur cette question, le lendemain de la conférence de presse (paragraphe 8 ci‑dessus). La prudence aurait voulu qu’une réponse de la part de cet organisme soit attendue avant de tenir les propos litigieux. Force est de constater que, par un certificat établi le 27 septembre 2004, le C.N.S.A.S. a attesté que Traian Băsescu ne pouvait être considéré comme ayant collaboré avec les organes de la Securitate, en tant qu’organisme de police politique. Il ne ressort d’ailleurs pas des pièces du dossier que ce certificat ait été invalidé entre-temps.
55. En outre, la Cour estime que les termes employés par le requérant n’étaient pas indispensables pour la communication de son message. Elle se rallie aux conclusions des tribunaux internes selon lesquels ces termes révélaient l’intention du requérant d’offenser la victime, qui était son adversaire politique. Or, en l’absence d’une base factuelle du requérant, la Cour ne peut admettre que ses propos ne dépassaient pas la dose d’exagération et de provocation admise par l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, §§ 49-50, CEDH 1999-VI).
56. Dans ces conditions, la Cour estime que les tribunaux internes ont fourni des « motifs pertinents et suffisants » pour conclure que le requérant avait porté atteinte « à l’honneur, à la dignité et à la réputation » de Traian Băsescu et pour le condamner.
57. S’agissant de la proportionnalité de l’atteinte au droit à la liberté d’expression, le Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI).
58. En l’espèce, la Cour remarque que la somme que le requérant a dû verser au plaignant à titre de dommages et intérêts, à savoir 500 millions ROL, soit 13 600 EUR, était d’une certaine importance, le montant du salaire moyen à l’époque des faits en Roumanie s’élevant, selon l’Institut national de statistiques, à 7 460 000 ROL. Dans ces conditions, il convient d’examiner les motifs ayant conduit le juge national à fixer le montant des dommages et intérêts. A cet égard, la Cour note que la somme susmentionnée n’était pas le résultat de l’application d’un régime légal exorbitant du droit commun créé en faveur du Président de la République, fonction à laquelle Traian Băsescu avait accédé en décembre 2004, soit peu avant l’arrêt définitif du 14 février 2005 (voir, a contrario, Colombani précité §§ 66-69) ou de la réflexion punitive du juge national qui entendait transformer la réparation en une amende civile (voir, a contrario, Pakdemirli précité, § 53). Au contraire, le juge national a noté en premier lieu que la condamnation civile constituait non seulement une sanction de l’auteur du fait qui avait causé le préjudice mais également un droit de la personne qui avait subi les conséquences d’ordre moral de ce fait. Il a également pris en compte la valeur morale lésée, la gravité du préjudice, ainsi que l’intensité avec laquelle cela avait été perçu par l’opinion publique (paragraphe 21 in fine ci-dessus). Eu égard à sa jurisprudence en la matière, la Cour ne saurait qualifier ces critères d’arbitraires.
La Cour note, du reste, que le requérant n’a pas allégué que le montant de la réparation n’avait pas été fixé en rapport avec son patrimoine ou qu’elle avait détruit ses moyens économiques (voir, a contrario, Pakdemirli précité, § 57).
Eu égard à l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour estime que la mesure prise à l’encontre du requérant n’était pas disproportionnée au but légitime suivi.
59. Dans ces conditions, l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant peut passer pour « nécessaire » dans une société démocratique. La Cour ne voit dès lors aucun motif de considérer que les tribunaux internes auraient entendu trop restrictivement le principe de la liberté d’expression, ou de façon trop extensive l’objectif de la protection et de la réputation des droits d’autrui.
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.
B. Sur le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention
60. Pour autant que le requérant se plaint que sa cause n’a pas été entendue équitablement par les tribunaux internes, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est également manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête irrecevable.
Santiago Quesada Josep
Casadevall
Greffier Président