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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MORICE v. FRANCE - 29369/10 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 673 (11 July 2013) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/673.html Cite as: [2013] ECHR 673 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MORICE c. FRANCE
(Requête no 29369/10)
ARRÊT
STRASBOURG
11 juillet 2013
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Morice c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le contexte de l’affaire
B. Les poursuites diligentées contre le requérant
« Il n’est pas interdit aux magistrats de base de dire que nous sommes proches de Mme M. Il n’est pas interdit de dire que Mme M. a notre soutien et notre confiance. »
Ils ajoutaient que, à la suite du dessaisissement des juges d’instruction M. et L.L. par arrêt de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris du 21 juin 2000, la totalité des pièces avait été transmise au nouveau magistrat saisi le 23 juin 2000. Constatant que la cassette vidéo enregistrée lors d’un transport sur les lieux des juges d’instruction, hors la présence des parties civiles, ne figurait pas au dossier communiqué, les avocats protestèrent le 1er août 2000 auprès du nouveau juge d’instruction.
Ils soulignaient que le juge avait obtenu le jour-même cette pièce, ce qui démontrait, selon eux, que les juges M. et L.L. « avaient gardé par devers eux cette cassette vidéo, qu’ils avaient d’ailleurs omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement ».
Ils exposaient encore que le juge, en ouvrant la jaquette de la cassette, avait découvert un pli cacheté adressé à la juge M. et dont ils estimaient que « son contenu est édifiant et la qualité littéraire de cette lettre est telle qu’elle nous oblige à vous la retranscrire en totalité, d’autant qu’elle émane du procureur de la République de Djibouti, Monsieur D.S. ». Cette lettre se lisait :
« Salut Marie-Paule,
Je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport au Goubet. J’espère que l’image sera satisfaisante.
J’ai regardé l’émission « Sans aucun doute » sur TF1.
J’ai pu constater à nouveau combien Madame Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation.
Je t’appellerai bientôt.
Passe le bonjour à Roger s’il est rentré, de même qu’à J.C.D.
Je t’embrasse. Djama. »
Les avocats poursuivaient ainsi leur courrier :
« La forme et le fond de ce courrier révèlent au surplus une surprenante et regrettable intimité complice entre les magistrats français et le procureur de la République de Djibouti, autorité judiciaire se trouvant sous la dépendance directe du Gouvernement dont le chef (...) est soupçonné très ouvertement et très sérieusement d’être l’instigateur de l’assassinat de Bernard Borrel.
Ce type d’information est évidemment de nature à expliquer la volonté ferme et constante qu’ont eue les juges d’instruction d’interdire aux parties civiles et à leurs avocats d’assister aux reconstitutions tenues à Djibouti.
Vous savez que cette affaire particulièrement délicate concerne la mort d’un magistrat français et que son épouse, elle-même magistrat, ne peut admettre que d’autres magistrats se comportent de la sorte, au mépris des règles les plus élémentaires, non seulement de la procédure, mais encore du respect dû aux victimes.
Dans ces conditions, nous sommes amenés à insister auprès de vous pour que vous puissiez nous assurer que toute la lumière sera faite sur l’ensemble de ces dysfonctionnements (...). »
Le journaliste y relatait que les avocats de Mme Borrel avaient « vivement » mis en cause la juge M. auprès de la Garde des sceaux. Il était précisé que celle-ci était accusée par le requérant et son confrère d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et qu’elle semblait « avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur ». Il était également indiqué : « les juges M. et L.L. avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient d’ailleurs omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. »
Le journaliste poursuivait : « Pire, dans l’enveloppe le juge P. a découvert un mot manuscrit et assez familier de D.S., le procureur de la République de Djibouti. » La note trouvée dans la jaquette de la cassette était ensuite reproduite. L’article se poursuivait dans les termes suivants : « Les avocats de Mme Borrel sont évidemment furieux. Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français, assure Me Morice, et on ne peut qu’être scandalisés. » Il était ensuite précisé que les avocats avaient réclamé une enquête de l’inspection générale des services judiciaires à la Garde des sceaux.
« Celle-ci [la juge M.] est accusée par Mes Olivier Morice et L.D. d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et semble avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur. »
« Les juges M. et L.L. avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient d’ailleurs omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. »
« Pire, dans l’enveloppe le juge P. a découvert un mot manuscrit et assez familier. »
« Les avocats de Mme Borrel sont évidemment furieux.. « Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français », assure Me Morice, « et on ne peut qu’être scandalisés. »
Concernant le premier passage, le tribunal releva que la citation était exacte, la lettre au ministre ayant été versée au dossier. Il ajouta que « l’accusation d’impartialité et de déloyauté à l’encontre d’un juge constitue, à l’évidence, une imputation particulièrement diffamatoire, puisqu’elle revient à mettre en cause ses qualités, sa rigueur morale et professionnelle et en somme sa capacité à exercer des fonctions de magistrat ».
La cour d’appel ajouta que de telles assertions, imputant à ces magistrats un manquement délibéré aux devoirs de leur charge et une absence de probité dans l’accomplissement de leurs fonctions, constituaient l’imputation de faits portant atteinte à l’honneur et à la considération de ces derniers. Elle estima que tel était d’autant plus le cas que le requérant, évoquant le mot écrit de la main du procureur de Djibouti, confirmait ce climat de suspicion et le comportement blâmable de ces magistrats en déclarant que cette pièce démontrait l’étendue de la « connivence » entre eux.
Elle releva sur ce point que le terme employé sous-entendait qu’en raison des bonnes relations entre eux, la juge M. avait pu dissimuler la vérité, instruire d’une manière partiale et déloyale, au mépris de l’éthique professionnelle et des principes fondamentaux régissant la fonction de magistrat. La cour ajouta qu’une telle assertion, imputant à ces deux magistrats d’avoir pu méconnaître totalement les devoirs de leurs charges, portait à elle seule gravement atteinte à leur honneur et à leur considération. Elle ne faisait que conforter le caractère diffamatoire des propos précédents, ce d’autant plus que l’article ajoutait que les avocats avaient demandé au Garde des sceaux une enquête de l’inspection générale des services judiciaires.
Le requérant invoquait notamment l’article 10 de la Convention en faisant valoir que l’immunité de l’article 41 de la loi sur la presse protège l’avocat au regard de tout propos prononcé ou tout écrit produit dans le cadre de tout type de procédure juridictionnelle, notamment disciplinaire. Il soutenait qu’il s’ensuivait que la lettre du 6 septembre 2000, adressée à la Garde des sceaux et qui avait pour finalité la saisine du Conseil supérieur de la magistrature de poursuites visant deux magistrats ayant eu en charge l’instruction de ce dossier, entrait dans le cadre de la défense des intérêts de la partie civile. Dès lors, selon lui, la cour d’appel ne pouvait refuser d’accorder l’immunité juridictionnelle aux propos éventuellement diffamatoires que cette lettre contenait en se fondant sur la circonstance qu’elle ne constituait pas un acte de saisine figurant au nombre des écrits visés par l’article 41 de la loi susvisée.
Enfin, il soutenait que les opinions exprimées sur le fonctionnement d’une institution fondamentale de l’État, telle que le déroulement d’une information pénale, ne sont pas subordonnées à la prudence dans l’expression de la pensée.
Elle rejeta les pourvois par arrêt du 10 novembre 2009. Dans la formation qui rendit cet arrêt siégeait notamment M. J.M. (voir paragraphe 15 ci-dessus).
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Article 29
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.
Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »
Article 31
« Sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public (...) »
Article 41
« (...) Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux.
Pourront néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêts.
Pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. »
Article 42
« Seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l’ordre ci-après, savoir :
1o Les directeurs de publications ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénominations, et, dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, de les codirecteurs de la publication ;
2o A leur défaut, les auteurs ;
3o A défaut des auteurs, les imprimeurs ;
4o A défaut des imprimeurs, les vendeurs, les distributeurs et afficheurs.
Dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, la responsabilité subsidiaire des personnes visées aux paragraphes 2o, 3o et 4o du présent article joue comme s’il n’y avait pas de directeur de la publication, lorsque, contrairement aux dispositions de la présente loi, un codirecteur de la publication n’a pas été désigné. »
Article 55
« Quand le prévenu voudra être admis à prouver la vérité des faits diffamatoires, conformément aux dispositions de l’article 35 de la présente loi, il devra, dans le délai de dix jours après la signification de la citation, faire signifier au ministère public ou au plaignant au domicile par lui élu, suivant qu’il est assigné à la requête de l’un ou de l’autre :
1o Les faits articulés et qualifiés dans la citation, desquels il entend prouver la vérité ;
2o La copie des pièces ;
3o Les noms, professions et demeures des témoins par lesquels il entend faire la preuve.
Cette signification contiendra élection de domicile près le tribunal correctionnel, le tout à peine d’être déchu du droit de faire la preuve. »
Article 668
« Tout juge ou conseiller peut être récusé pour les causes ci-après :
(...)
9o S’il y a eu entre le juge (...) et une des parties toutes manifestations assez graves pour faire suspecter son impartialité. »
Article 674-1
« La demande en récusation d’un magistrat de la Cour de cassation, saisie en matière pénale, doit être motivée ; elle est déposée au greffe. Le ministère d’un avocat n’est pas obligatoire. »
Article 674-2
« La chambre compétente statue dans le mois du dépôt de la requête au greffe, après observations du magistrat récusé.
Pour le surplus, les dispositions du livre II, titre XX, du Code de procédure civile seront observées. »
Article 346
« Le juge, dès qu’il a communication de la demande, doit s’abstenir jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la récusation.
En cas d’urgence, un autre juge peut être désigné, même d’office, pour procéder aux opérations nécessaires. »
Article 1027
« La demande de récusation d’un magistrat de la Cour de cassation est examinée par une chambre autre que celle à laquelle l’affaire est distribuée et qui est désignée par le premier président. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
L’article 6 § 1 se lit notamment comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
Il produit sur ce point le « bureau virtuel » du pourvoi du requérant qui récapitule les différentes étapes du traitement de l’affaire devant la Cour de cassation, ainsi que le rapport du conseiller rapporteur qui mentionnent tous les deux un examen en « formation restreinte ».
Il estime que le requérant disposait donc du temps nécessaire pour déposer une demande de récusation.
Dès lors, selon lui, la partie qui n’a pas récusé un juge avant la clôture des débats, alors qu’elle avait la possibilité de le faire, est supposée avoir renoncé sans équivoque à cette faculté.
Il souligne qu’en effet, les pièces produites par le Gouvernement démontrent au contraire que M. J.M. ne devait pas siéger à cette audience.
Tout d’abord, le rapport du Conseiller déposé le 21 juillet 2009 précise qu’« un projet a été établi et une orientation en formation restreinte proposée ».
Ensuite, le « Bureau virtuel du dossier » du requérant mentionne à la date du 13 octobre 2009: « Audience (Section 1 Procédure Formation restreinte) ».
Néanmoins, c’est finalement une formation de Section plus large, composée de dix magistrats, dont M. J.M., qui a statué sur le pourvoi du requérant, sans que son avocat en ait été informé. Il estime qu’il a ainsi été trompé sur la composition réelle de la Cour de cassation et privé de ce fait de la faculté de récusation.
Ainsi, le rapport du Conseiller rapporteur daté du 21 juillet 2009, le bureau virtuel du dossier à la Cour de cassation, de même que les trois avis à partie délivrés respectivement les 15 septembre, 14 et 27 octobre 2009 mentionnent-ils tous un examen en formation restreinte, alors même que les deux derniers de ces documents ont été envoyés après la date de l’audience.
Dès lors, M. J.M., qui n’était ni président de la Chambre, ni Doyen, ni rapporteur, n’était pas supposé siéger dans cette affaire et le requérant n’avait aucune raison de penser qu’il le ferait.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
Il indique que ses propos, certes prononcés à la suite des poursuites disciplinaires contre la juge M. dans le dossier de l’église de scientologie, démontrent une proximité et un soutien de M. J.M. envers cette dernière, exprimés de manière large et non circonscrite au dossier de l’église de scientologie (voir paragraphe 14 ci-dessus). Il ajoute que la cour d’appel de Rouen a utilisé ce dossier pour le condamner.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
« 93. L’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement de tel juge, c’est-à-dire du point de savoir si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans tel cas, et aussi selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, entre autres, Fey c. Autriche, 24 février 1993, §§ 27, 28 et 30, série A no 255-A, et Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 42, CEDH 2000-XII).
94. Pour ce qui est de la démarche subjective, le principe selon lequel un tribunal doit être présumé exempt de préjugé ou de partialité est depuis longtemps établi dans la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005-XIII). La Cour a dit que l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (Wettstein, précité, § 43). Quant au type de preuve exigé, la Cour s’est par exemple efforcée de vérifier si un juge avait témoigné d’hostilité ou de malveillance pour des raisons personnelles (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 25, série A no 86).
95. Dans la très grande majorité des affaires soulevant des questions relatives à l’impartialité, la Cour a eu recours à la démarche objective. La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective) mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou, précité, § 119). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante de plus (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil 1996-III).
96. Pour ce qui est de l’appréciation objective, elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Wettstein, précité, § 44, et Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 58, Recueil 1996-III).
97. L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure (voir les affaires de cours martiales, par exemple Miller et autres c. Royaume-Uni, nos 45825/99, 45826/99 et 45827/99, 26 octobre 2004 ; voir aussi les affaires ayant trait à la double fonction du juge, par exemple Mežnarić c. Croatie, no 71615/01, § 36, 15 juillet 2005, et Wettstein, précité, § 47, où l’avocat qui avait représenté les adversaires du requérant a ensuite jugé l’intéressé dans le cadre respectivement d’une même procédure et de procédures concomitantes) ; pareille situation justifiait objectivement des doutes quant à l’impartialité du tribunal et ne satisfaisait donc pas à la norme de la Convention en matière d’impartialité objective (Kyprianou, précité, § 121). Il faut en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal (Pullar, précité, § 38).
98. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous) (De Cubber, précité, § 26). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Doit donc se déporter tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998-VIII). »
b) L’application des principes précités au cas d’espèce
« Il n’est pas interdit aux magistrats de base de dire que nous sommes proches de Mme M. Il n’est pas interdit de dire que Mme M. a notre soutien et notre confiance. »
Même si la prise de position du juge J.M. remontait à plusieurs années, il n’en demeure pas moins que la juge M. instruisait déjà l’affaire Borrel à l’époque où le juge J.M. fit sa déclaration, que cette affaire avait des répercussions médiatiques et politiques importantes et qu’elle a connu depuis de nombreux rebondissements. De plus, la cour d’appel de Rouen, dans son arrêt du 16 juillet 2008, a souligné que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris avait été saisie du dossier de l’église de scientologie, dans lequel la juge M. était soupçonnée d’être à l’origine d’une disparition de pièces, sur la demande du requérant, deux jours avant la publication de l’article litigieux, dans lequel ce fait était mentionné. Il apparaît ainsi à la Cour qu’il était clair que le requérant et la juge M. étaient en opposition tant dans le dossier pour lequel cette dernière a reçu le soutien du juge J. M. que dans celui où le juge J. M. a siégé en qualité de conseiller à la Cour de cassation. En outre, il convient de relever que le soutien du juge J.M. avait été exprimé dans un cadre officiel, l’assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris, et avait un caractère assez général.
77. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, dans les circonstances de la cause, l’impartialité de la Cour de cassation pouvait susciter des doutes sérieux et que les craintes du requérant à cet égard pouvaient passer pour objectivement justifiées.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
Se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, le requérant indique qu’en matière de procédure pénale, il est impératif que le journaliste puisse obtenir des informations des parties civiles assistées de leur conseil, celles-ci n’étant d’ailleurs pas tenues au secret de l’instruction.
Il ajoute qu’il importe donc que l’avocat des parties civiles puisse exprimer des critiques, même sévères, sous peine de restreindre déraisonnablement l’information à laquelle le public peut avoir accès.
Il estime que, même a posteriori, il est important d’informer le public sur les raisons sous-jacentes des errements de l’instruction, comme ce fut le cas dans le dossier relatif au décès du juge Borrel. Il ajoute que c’est donc en tant qu’avocat et pour l’unique défense des intérêts de sa cliente qu’il a expliqué au journaliste pourquoi son confrère et lui-même avaient saisi la Garde des sceaux en sollicitant que soit diligentée une enquête de l’inspection générale des services judiciaires, ce qui était la seule démarche possible.
Il rappelle lui aussi le caractère sensible et très médiatique de l’enquête sur le décès du juge Borrel.
Il ne conteste pas que, parmi les questions d’intérêt général que relaie la presse, figurent celles relatives au fonctionnement de la justice et que la presse constitue un moyen dont dispose l’opinion publique pour s’assurer que les juges s’acquittent de leurs responsabilités conformément à leur mission.
En effet, les avocats, en tant qu’auxiliaires de la justice, doivent contribuer au bon fonctionnement de l’institution judiciaire et à la confiance qu’elle doit inspirer. Ils doivent donc témoigner d’une certaine retenue dans l’exercice de leur mission. L’État doit dès lors pouvoir sanctionner les atteintes qui seraient portées à cette confiance et qui troubleraient le bon fonctionnement de la justice.
Il ajoute qu’il n’est pas reproché au requérant de s’être exprimé en dehors de l’enceinte judiciaire, mais d’avoir diffusé des propos excessifs, alors qu’il lui était loisible de s’exprimer sur le déroulement de la procédure en des termes sévères, mais non infâmants pour les services de l’État.
En conséquence, le Gouvernement, considère que les motifs retenus par les juges internes pour rejeter l’excuse de bonne foi étaient pertinents et suffisants et que l’absence de mesure et de prudence a rendu l’ingérence nécessaire.
Le Gouvernement conclut que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique afin d’assurer la protection de droits énoncés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
Dans cet article, les avocats de Mme Borrel, dont le requérant, accusaient la juge d’instruction d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et d’avoir omis, avec son collègue, « de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur ». Après avoir mentionné une note du procureur de Djibouti adressée à la juge M. en des termes « assez familiers », l’article précisait que les avocats, dont le requérant, étaient « évidemment furieux » et que, selon ce dernier, « cette pièce démontr[ait] l’étendue de la connivence » existant « entre le procureur de Djibouti et les magistrats français » et on ne pouvait « qu’être scandalisé ».
Même si son but était d’alerter le public à propos d’éventuels dysfonctionnements de l’institution judiciaire, ce que la Cour a reconnu comme étant un débat d’intérêt public (voir Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, § 94, 26 février 2009), le requérant l’a fait en des termes particulièrement virulents et en prenant le risque d’influencer non seulement la Garde des sceaux mais encore la chambre d’instruction, saisie de sa demande dans le dossier de l’église de la scientologie (voir paragraphe 37 ci-dessus).
Il va sans dire également que la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats, qui ont certes le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites (Schöpfer, précité, § 33). En effet, eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d’eux qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci (Schöpfer, précité, § 30).
La Cour rappelle que la presse représente l’un des moyens dont disposent les responsables politiques et l’opinion publique pour s’assurer que les juges s’acquittent de leurs hautes responsabilités conformément au but constitutif de la mission qui leur est confiée (Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, § 34, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 66, CEDH 2008 (extraits), les avocats ont pour mission première de défendre leurs clients et disposent de recours juridiques pour tenter de remédier à d’éventuels dysfonctionnements de la justice, recours que le requérant avait déjà exercés avec un premier succès en l’espèce.
Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut qu’en s’exprimant comme il l’a fait, le requérant a adopté un comportement dépassant les limites que les avocats doivent respecter dans la critique publique de la justice.
La Cour estime que dans les circonstances de l’affaire, les juridictions internes ont pu, à juste titre, être convaincues que ces propos, prononcés par un avocat, étaient graves et injurieux à l’égard de la juge M., qu’ils étaient susceptibles de saper inutilement la confiance du public à l’égard de l’institution judiciaire, puisque l’instruction du dossier avait été confiée à un autre juge depuis plusieurs mois, et qu’il existait des raisons suffisantes de condamner le requérant (voir a contrario Foglia c. Suisse, no 35865/04, § 95, 13 décembre 2007).
Par ailleurs, compte tenu de la chronologie des événements, ces déclarations pouvaient, comme l’a relevé la cour d’appel, laisser penser que les propos du requérant étaient dictés par une animosité personnelle envers la juge M. (voir paragraphe 37 ci-dessus).
Quant à la « proportionnalité » de la sanction, la Cour relève que le requérant a été déclaré coupable d’un délit et condamné au paiement d’une amende pénale. Toutefois, d’une part, vu la marge d’appréciation que l’article 10 de la Convention laisse aux États contractants, on ne saurait considérer qu’une réponse pénale à des faits de diffamation est, en tant que telle, disproportionnée au but poursuivi (arrêt Radio France et autres c. France du 30 mars 2004, n 53984/00, CEDH 2004-II, § 40). D’autre part, le montant de l’amende prononcée contre le requérants, soit 4 000 euros, ne paraît pas démesuré ; le même constat s’impose s’agissant des dommages-intérêts d’un montant de 7 500 euros qu’il a été, solidairement avec ses deux coïnculpés, condamné à payer aux parties civiles. Dans ces circonstances et eu égard à la teneur des propos litigieux, la Cour estime que les mesures prises contre les requérants n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
110. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
Quant au préjudice moral le Gouvernement estime qu’un constat de violation suffirait à le réparer.
B. Frais et dépens
C. Intérêts moratoires
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme suivante :
6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme suivante :
6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia
Westerdiek Mark
Villiger
Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges Yudkivska et Lemmens.
M.V.
C.W.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE
LA JUGE YUDKIVSKA
La présente affaire porte sur l’équilibre entre la liberté de la parole d’un avocat et la nécessité de maintenir l’autorité de la justice, équilibre dont nous ne pouvons pas surestimer l’importance. En évaluant les intérêts conflictuels qui sont en jeu dans cette affaire, je ne peux pas partager l’opinion de mes collègues qui trouvent proportionnée l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant.
A mon avis, la majorité de la chambre n’a pas donné toute leur dimension à un certain nombre de faits importants.
Il s’agit en premier lieu du rôle particulier des avocats. A part la nécessité de maintenir l’autorité de la justice, un avocat a l’obligation de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients »[1].
Le requérant a été furieux d’apprendre que la juge n’avait pas trouvé indispensable « de coter et de transmettre (...) à son successeur » une partie des preuves qu’il estimait importantes. Il a saisi la Garde des Sceaux et donné une interview dans un journal. La majorité de la chambre a partagé l’opinion des instances judiciaires nationales, à savoir que les expressions utilisées par le requérant ont montré son « animosité » et qu’il n’y avait aucune raison de critiquer d’une manière aussi brusque la juge, qui avait été déjà dessaisie de l’instruction de cette affaire.
Or ce sont justement les avocats qui ont la responsabilité d’attirer l’attention sur les défauts de l’instruction et de la procédure judiciaire au nom des intérêts de la justice. Il ne fait aucun doute que les expressions dont un avocat fait usage doivent être acceptables et ne doivent pas avoir pour but d’humilier ou de vexer les acteurs de la procédure judiciaire, y compris le juge. Mais si le but des paroles d’un avocat est de révéler les défauts et non d’offenser, comme cela a été le cas, à mon avis, dans cette affaire, alors il m’est très difficile de trouver des raisons suffisantes pour les limiter.
Les expressions utilisées par le requérant ne visaient pas la juge personnellement, elles critiquaient son comportement lors du procès. Ainsi, les paroles du requérant, qui a dit que la juge avait eu « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et aurait été « de connivence avec le procureur de Djibouti », comme cela a été reconnu par la majorité, sont des jugements de valeur basés sur un fait incontestable : l’absence de transmission de la cassette et la présence d’une lettre émanant du procureur de Djibouti dans la jaquette de celle-ci (paragraphe 102 de l’arrêt).
De ce fait, ces paroles, même si elles comportent une certaine exagération, ne doivent pas être considérées comme une attaque personnelle injustifiée, mais plutôt comme une interprétation d’une question ayant une grande portée publique[2].
L’interview du requérant faisait partie des débats publics concernant cette affaire retentissante. L’intérêt public - le bon fonctionnement de la justice - le concernait tout d’abord en tant qu’avocat des victimes qui, comme cela est indiqué dans l’affaire Mor c. France, « avaient un intérêt certain, pour leur défense et l’instruction sereine et indépendante de leur plainte (...). (...) la défense de ses clients pouvait se poursuivre avec une intervention dans la presse (...) dès lors que l’affaire suscitait l’intérêt des médias et du public »[3].
C’est pourquoi je ne peux pas accepter les arguments de la majorité selon lesquels la critique du requérant était exagérée, car la juge M. « n’était donc plus en charge de cette affaire lorsque le requérant fit des déclarations concernant sa manière de travailler dans cette affaire ».
La critique du requérant concernait justement le comportement de la juge M. après la transmission de l’affaire à un autre juge et notamment le fait qu’une partie des preuves n’avait pas été transmise au nouveau juge. Selon le requérant, cela aurait pu nuire à la poursuite de l’instruction, ce dont il a jugé nécessaire d’informer la Garde des Sceaux et l’opinion publique.
La majorité reproche également au requérant d’avoir donné l’interview contestée « le lendemain même du jour où il avait saisi la Garde des Sceaux, sans attendre les résultats de sa demande ». Pourtant, le fait de saisir la Garde des Sceaux et l’interview dans le journal avaient manifestement des buts différents. Le premier avait pour but de frapper la juge d’une sanction disciplinaire et cela est un moyen procédural dont un avocat dispose pour supprimer les défauts de la justice. Le deuxième avait pour but d’attirer l’attention du public sur les défauts de l’instruction dans cette affaire largement discutée. Je ne crois pas que nous puissions reprocher à un avocat, qui a les moyens procéduraux de supprimer les défauts de la procédure judiciaire dont il a fait usage (comme dans la présente affaire) ou non, d’avoir engagé un débat public, car ces deux voies ont des directions différentes. En outre, les sanctions disciplinaires contre la juge ne sont pas obligatoirement connues du public, même si les manquements évidents sont constatés dans le travail de cette juge. En même temps, la mission d’un avocat est, dans l’intérêt de la justice, de faire tout son possible pour que l’instruction puisse se poursuivre d’une manière objective et impartiale. Comme la Cour l’a rappelé dans l’affaire Kyprianou[4] : « Pour avoir confiance dans l’administration de la justice, le public doit avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables. »
Le principe de la justice équitable comprend le droit de recourir à l’assistance d’un avocat indépendant qui s’acquitte de ses devoirs professionnels sans restrictions excessives ou empiètement. La possibilité d’exprimer librement son opinion est une condition indispensable pour qu’un avocat puisse accomplir son principal devoir professionnel, c’est-à-dire la défense des intérêts du mandant. Car la parole - les arguments et les persuasions, prononcée et écrite - est l’arsenal principal d’un avocat. Comme cela a été dit à ce sujet par mon honorable collègue, le juge Casadevall : « La parole ! Seule arme (avec la plume ou le clavier), toute simple et en même temps redoutable, à la portée de l’avocat lorsque (...) il doit assumer la défense d’un justiciable »[5].
La possibilité de déposer une plainte devant un organe disciplinaire n’est pas vraiment un moyen d’expression adéquat de la liberté de parole d’un avocat. Par ailleurs, le débat public sur un problème de procédure judiciaire est nécessaire dans une société démocratique.
Il est évident que toute critique de la part d’un avocat doit être évaluée d’une manière très rigoureuse, car le public a plus confiance en la parole de l’avocat qui connaît la situation de l’intérieur que, par exemple, en la parole des journalistes qui couvrent le procès dans les médias. Mais il n’est pas rationnel de laisser la possibilité de critiquer uniquement aux personnes « de l’extérieur », car le mur du silence des professionnels, bâti autour d’un procès important pour l’opinion publique, discrédite le tribunal à ses yeux plus que les critiques émanant des professionnels. C’est justement de la part des juristes qui représentent l’affaire au tribunal et possèdent une qualification indispensable pour voir les fautes et les défauts du procès que le public attend de recevoir des informations. Faire de la procédure judiciaire un espace clos où on n’a pas l’habitude de « laver son linge sale » affecte, à mon avis, l’image de la justice plus que la critique exprimée d’une manière expressive, à condition, bien sûr, qu’elle ne devienne pas vexante ou ne se transforme pas en conjectures. De ce point de vue, je ne crois pas que l’on puisse considérer les expressions utilisées par le requérant comme des « attaques dénuées de fondement »[6].
Enfin, la condamnation de l’avocat pour ses jugements de valeur me paraît disproportionnée. L’existence même des poursuites pénales a un effet dissuasif ; or il ne faut pas que les avocats défendant les droits de leurs mandants aient peur d’être traduits pour cela en justice.
Au regard de ce qui vient d’être dit, j’arrive à la conclusion que, dans la présente affaire, les droits du requérant garantis par l’article 10 de la Convention n’ont pas été dûment respectés.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
J’ai voté comme la majorité en faveur d’un constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de non-violation de l’article 10. Je me suis toutefois distancié de mes collègues en ce qui concerne l’application de l’article 41 de la Convention.
En l’espèce, la seule violation que la Cour a constatée a trait à la composition de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui a rejeté le pourvoi en cassation du requérant. La violation concerne, plus spécifiquement, un seul des dix conseillers faisant partie de la chambre.
La Cour n’estime pas que la décision de la Cour de cassation soit critiquable quant à son contenu, du point de vue de la Convention. En effet, elle rejette le grief tiré de la violation de l’article 10.
Dans ces circonstances, il me semble que le constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention constituerait une réparation suffisante du préjudice moral subi par le requérant.
[2]. Voir, mutatis mutandis, Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, § 95, 26 février 2009.
[3]. Mor c. France, n° 28198/09, § 59, 15 décembre 2011.
[5]. Casadevall J. L’avocat et la liberté de l’expression. / In: Freedom of expression: essays in honour of Nicolas Bratza, President of the European Court of Human Rights / [Josep Casadevall ... [et al.] (eds.)]. - Strasbourg: Council of Europe/European Court of Human Rights; Oisterwijk: Wolf Legal Publishers (WLP), 2012 - pp. 235-244.
[6]. De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-I.