CINQUIÈME
SECTION
AFFAIRE SOFIRAN ET BDA c. FRANCE
(Requête
no 63684/09)
ARRÊT
STRASBOURG
11
juillet 2013
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Sofiran et BDA c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième
section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11
juin 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 63684/09) dirigée contre la
République française et dont deux sociétés, la société par action simplifiée
Sofiran (ci-après « la première requérante »), dont le représentant légal, M.
Yves Randon, est domicilié à Clermont l’Hérault, et la société anonyme «
Béziers Distribution Automobile » (BDA) (ci-après « la seconde requérante »),
agissant par l’intermédiaire de son mandataire liquidateur, M. Michel
Galy, domicilié à Béziers, ont saisi la Cour le 17 novembre 2009 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
. Les requérantes
ont été représentées par Me H. Poquillon, avocat à Montpellier. Le
gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent, Mme Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère
des Affaires étrangères.
. Les requérantes
se plaignent du refus de concours de la force publique pour l’exécution d’une
décision de justice ordonnant l’expulsion de salariés occupant les locaux
commerciaux leur appartenant et allèguent une violation des articles 6 § 1 de
la Convention et 1 du Protocole no 1.
. Le 22 juin
2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le 13 juin
1997, la société anonyme Renault annonça son intention de céder à la première
requérante, Sofiran, principal actionnaire de la seconde requérante, BDA, un
établissement de commercialisation de véhicules situé à Béziers. Le nombre de
salariés de cet établissement s’élevait à quatre-vingt-douze personnes. A
l’annonce de la vente, la moitié environ du personnel entreprit une grève et
occupa les locaux.
. Le 20 juin
1997, le juge des référés du tribunal de grande instance de Béziers, saisi par
la société Renault, ordonna à quatorze salariés de laisser libre l’accès aux
locaux tant aux membres non-grévistes qu’aux clients de la succursale et à
toute personne étrangère à l’entreprise désirant s’y rendre, ainsi qu’aux
véhicules concernés.
Le juge ajouta que « faute pour eux de le faire,
[il ordonnait] leur expulsion sans délai avec au besoin le concours de la force
publique ».
. Le 27 juin
1997, il rendit, à la demande de cette même société, une seconde ordonnance
prescrivant le libre accès des locaux et, à défaut, l’expulsion de trois
salariés et de tout autre occupant. Le tribunal prit en compte les constats d’un
huissier faisant état de la fermeture totale de l’établissement, de l’impossibilité
d’ouvrir les portes malgré la présence d’un serrurier, de la présence de
personnes apparemment étrangères au personnel et d’autres créant « un climat
paroxystique en montant cagoulés sur les toits de l’entreprise ». Selon le
Gouvernement, un médiateur aurait alors été désigné afin de trouver une issue
au conflit.
. Le 30 juin
1997, la société Renault saisit vainement la sous-préfecture de Béziers d’une
demande de concours de la force publique.
. Le 22 juillet
1997, le préfet de l’Hérault envoya un courrier au président directeur général
de Sofiran dans lequel il fit valoir que la situation était bloquée et qu’il
organisait une nouvelle réunion entre syndicats et entreprises « afin que sous
l’égide du directeur du travail, des voies nouvelles de négociation puissent
être ouvertes. » La réunion eut lieu le 24 juillet. Selon un communiqué de
presse du même jour, le préfet indiqua que « le ministère de l’industrie
formule le vœu que le bon sens l’emporte et que l’on évite les épreuves de
force ».
. Le 1er
août 1997, la société BDA acquit l’établissement pour un montant de 2 000 000 de
francs (FRF) (304 898,03 euros (EUR)). L’acte de vente stipulait que l’acquéreur
fait « son affaire personnelle de l’expulsion des salariés qui occupent le site
» et précisait que « toutefois, dans les cas où les salariés ayant occupé les
locaux auraient dégradé les matériels et équipement vendus les empêchant de
fonctionner, une indemnité fixée d’un commun accord entre les parties sera
payée par Renault à l’acquéreur pour la remise en état de fonctionnement de ces
matériels et équipements ». Il rendait également compte des résultats d’exploitation
de l’établissement, tous négatifs depuis 1994.
. Le 13 août
1997, le maire de Béziers écrivit au secrétaire d’Etat chargé de l’Industrie
pour lui indiquer « qu’il était urgent de trancher en utilisant la minorité de
blocage (46 %) de l’Etat dans Renault et en obligeant la Régie à poursuivre l’activité
de sa succursale ou en permettant à l’acheteur d’exercer librement dans les
bâtiments que la Régie Renault lui a vendus. Toute hésitation complémentaire
compromet gravement la poursuite de l’activité et donc l’emploi. Je ne doute
pas que vous aurez le courage et la détermination nécessaires pour ne pas
laisser pourrir un peu plus ce conflit qui n’a que trop duré ».
. Des procès-verbaux
furent établis par un huissier à la demande de la société BDA en date des 1er,
11, 13, 14 et 19 août 1997. Tous firent état de la fermeture de l’ensemble des
locaux couverts de banderoles et d’inscriptions à caractère revendicatif
faisant allusion à la grève dont l’origine était la cession de l’entité Renault
; un procès-verbal relata la présence d’enfants et de femmes sur les lieux et
un autre l’opposition physique violente de certains des grévistes.
. Selon le
Gouvernement, une nouvelle table ronde fut organisée à l’initiative du
secrétaire d’Etat à l’industrie le 20 août 1997. De plus, le 22 août, la
mission parlementaire sur les perspectives de l’industrie automobile en France
et en Europe se rendit sur les lieux. Le 28 août 1997, la préfecture aurait par
ailleurs annoncé pour le lendemain une rencontre à Paris au siège de Renault.
. Le 29 août
1997, à la suite de l’assignation en référé de plusieurs salariés par BDA, le
juge des référés rendit une ordonnance enjoignant aux grévistes de laisser le
libre accès aux locaux, et à défaut, ordonnant leur expulsion. Il réitéra que
les constats produits aux débats établissaient que le comportement des
grévistes ne constituait pas une modalité obligatoire et inévitable du droit de
grève et était constitutif d’une atteinte tant à la liberté du travail que de
celle de la libre circulation des biens et des personnes.
. Le même jour,
l’avocat de la société BDA adressa un courrier au préfet pour lui demander de
lui accorder le concours de la force publique.
. Selon le
Gouvernement, à compter du mois de septembre 1997, plusieurs réunions furent
organisées dont une avec le secrétaire d’Etat à l’Industrie le 10 septembre,
pour trouver une solution au conflit, en vain. Le 23 septembre 1997, les
grévistes occupèrent la sous-préfecture et le recours à la force publique
permit la libération des locaux.
. Le 2 octobre
1997, un administrateur judiciaire fut nommé par une ordonnance du tribunal de
commerce de Béziers.
. Selon le
Gouvernement, entre le 9 octobre 1997 et le 12 novembre 1997, huit réunions
furent tenues au sein de la direction départementale du travail, de l’emploi et
de la formation professionnelle entre les représentants des grévistes, leurs
avocats, les dirigeants de BDA et Sofiran et les non grévistes, pour
tenter de négocier puis pour envisager la présentation d’un plan social.
. Par un
jugement du 21 novembre 1997, après avoir constaté que BDA se trouvait en état
de cessation de paiement, le tribunal de commerce de Béziers la plaça en
liquidation judiciaire avec date de cessation de paiement au 31 octobre 1997.
. Par une
ordonnance du 27 janvier 1998, le juge des référés, saisi par le mandataire
liquidateur agissant pour le compte de la société BDA, constata que les
occupants avaient été licenciés, qu’ils avaient perdu leur qualité de salarié
de l’entreprise et qu’ils occupaient sans droit ni titre les locaux. Il ordonna
l’expulsion des quarante-six occupants.
. Le 19 mars
1998, l’huissier de la société BDA délivra aux grévistes un commandement de
quitter les lieux qui resta sans suite. Il établit un procès-verbal relatant le
refus d’un homme de le laisser entrer dans les locaux : « Nous
refusons de partir ». Le 23 mars 1998, il requit le concours de la force
publique auprès du sous-préfet de Béziers, demande à laquelle les autorités ne
donnèrent pas suite.
. Le 30 mai
1998, l’occupation prit fin spontanément.
. Le 24 mars
1999, la société BDA, représentée par son mandataire liquidateur, et la société
Sofiran firent auprès du préfet une demande préalable en indemnisation du
préjudice résultant des crimes ou délits commis, à force ouverte ou par
violence, par des attroupements ou rassemblements, sur base de l’article L.
2216-3 du code général des collectivités territoriales (CGCT, paragraphe 34
ci-dessous).
. Le 11 octobre
1999, les deux requérantes, la société BDA agissant par l’intermédiaire de son
mandataire liquidateur, demandèrent au tribunal administratif de Montpellier l’annulation
de la décision implicite par laquelle le préfet avait rejeté leur demande
indemnitaire et la condamnation de l’Etat au versement d’une indemnisation
fondée sur sa responsabilité au titre, d’une part des dommages visés à l’article
L. 2216-3 du CGCT, et d’autre part du refus d’accorder le concours de la force
publique, visé à l’article 16 de la loi du 9 juillet 1991 (paragraphe 33
ci-dessous). La société BDA sollicita 3 333 461,86 EUR en réparation du
préjudice commercial du fait de l’impossibilité d’exploiter et représentant
« le montant provisoire du passif ». La société Sofiran demanda 4 947
500,04 EUR « représentant le montant provisoire des préjudices arrêtés avant la
démolition de l’immeuble ».
. Le 29 mars
2005, le tribunal administratif de Montpellier rejeta les deux requêtes au
fond. Concernant la société Sofiran et sur sa demande fondée sur l’article L.
2216-3 du CGCT, il estima que « l’occupation des locaux (...), ainsi que
les dégradations légères qui y ont été constatées, ne peuvent être regardées
comme des dommages résultant d’un attroupement ou d’un rassemblement (...) dès
lors qu’elles présentent le caractère d’une action préméditée et concertée qui,
d’une part, a nécessité la mise en place de moyens importants et adaptés afin
de bloquer l’accès à l’établissement, les ouvriers grévistes ayant d’ailleurs
été aidés par des syndicalistes extérieurs à l’entreprise, et qui, d’autre part,
avait spécialement pour but d’empêcher la vente de l’établissement par la
société Renault ». Sur sa demande formée en raison du refus du concours de
la force publique, le tribunal estima qu’elle ne pouvait se prévaloir ni d’une
ordonnance d’expulsion ni d’une demande d’exécution à son profit et qu’elle n’était
donc pas fondée à demander réparation des préjudices qu’elle aurait subis.
Concernant la société BDA, il s’exprima comme suit :
« (...) Considérant en premier lieu, qu’il
résulte de ce qui a été énoncé ci-dessus que la responsabilité de l’Etat ne
saurait être recherchée au profit de la société BDA sur le fondement de l’article
L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales ;
Considérant en second lieu, que la société BDA
soutient, comme la société Sofiran, que la responsabilité de l’Etat serait
engagée sur le fondement de la carence fautive des autorités de l’Etat à
exécuter des décisions de justice et sur celui de la rupture d’égalité devant
les charges publiques résultant du refus du préfet de l’Hérault d’accorder le
concours de la force publique pour assurer l’exécution de décisions de justice
rendues à son profit.
Considérant, d’une part, que, dans les
circonstances de l’espèce, s’agissant d’un conflit collectif de travail, qui a
donné lieu, de juin 1997 à mai 1998, à de nombreuses tentatives de conciliation
de la part notamment du secrétaire d’Etat à l’industrie, du maire de Béziers et
de membres de la Représentation nationale, restées infructueuses, et compte
tenu à la fois du climat social particulièrement difficile résultat de l’intransigeance
des grévistes refusant toute solution négociée et des troubles à l’ordre public
que risquait d’entraîner l’expulsion forcée des grévistes, l’administration ne
peut être regardée comme ayant commis une faute lourde de nature à engager
envers la société requérante, sa responsabilité ; (...)
Considérant, d’autre part (...) qu’il résulte de
l’instruction que le préfet de l’Hérault, saisi le 23 mars 1998 par la société
requérante d’une demande de concours de la force publique, n’a pris aucune
mesure pour assurer l’exécution de la décision de justice du 27 janvier 1998
par laquelle le président du tribunal de grande instance de Béziers a ordonné l’expulsion
des grévistes des locaux occupés ; que toutefois, il ressort de l’acte de vente
en date du 6 août 1997 que celui-ci stipule notamment que « l’acquéreur
achète le fond en l’état et fait son affaire personnelle de l’expulsion des
salariés qui occupent actuellement le site depuis le 13 juin 1997, ce dont l’acquéreur
reconnaît avoir eu parfaite connaissance » ; que la société BDA ne pouvait
ignorer les risques que comportait le rachat d’un établissement occupé par les
grévistes qui avaient, dès le mois de juin, exprimé leur volonté ferme de s’opposer
audit rachat ni ceux résultant du refus déjà exprimé par le préfet de l’Hérault
de prêter le concours de la force publique pour exécuter des ordonnances d’expulsion
prononcées les 20 et 27 juin 1997 au profit de la société Renault ; qu’ainsi,
après avoir accepté, en connaissance de cause, les risques de blocage de l’établissement
et d’inexécution des décisions d’expulsion, les préjudices résultant d’une
situation à laquelle la société BDA s’est sciemment exposée ne sauraient lui
ouvrir droit à réparation. »
. Les
requérantes firent appel de ce jugement. Le préfet fit valoir que l’expulsion
présentait des risques pour l’ordre public et que « l’Etat avait, en refusant d’intervenir
par la force, opté pour un règlement négocié dans un conflit lourd, médiatisé,
et qui risquait de s’aggraver et de s’étendre ».
. Par deux
arrêts du 27 février 2007, la cour administrative d’appel de Marseille jugea
que les actions en responsabilité des deux requérantes sur le fondement de la
loi de 1991 n’étaient pas susceptibles d’appel et relevaient de la compétence de
cassation du Conseil d’Etat (article R. 811-1 du code de justice
administrative). Dans la mesure où les conclusions des requêtes d’appel
concernaient cette partie des demandes, elles furent transmises au Conseil d’Etat.
S’agissant de la demande de la société BDA sur le
fondement de l’article L. 2216-3 du CGCT, la cour considéra que cette société
était en droit, en principe, de demander réparation à l’Etat des dommages
résultant de l’occupation des locaux entre le 1er août 1997 et le 30
mai 1998, mais qu’elle n’avait pas suffisamment établi la réalité de son
préjudice. En particulier, pour justifier de son préjudice évalué à 3 333
461,86 EUR, la cour nota que la société s’était bornée à produire un état des
créances établi à la date du 6 novembre 1998 dans le cadre de la procédure de
liquidation judiciaire, et que ces créances n’étaient pas de nature à démontrer
des pertes consécutives à l’occupation du site.
Quant à la société Sofiran, la cour estima que
cette société ne pouvait pas se prévaloir de préjudices propres procédant
directement de l’occupation des locaux du fonds de commerce acquis par la seule
société BDA.
. Les sociétés
Sofiran et BDA formèrent des pourvois contre les arrêts précités du 27 février
2007. Ces pourvois concernaient les décisions sur la mise en jeu de la
responsabilité de l’Etat au titre de l’article L. 2216-3 du CGCT.
. Par un arrêt
du 3 décembre 2007, le Conseil d’Etat se prononça sur l’appel de la société
Sofiran contre le jugement du tribunal administratif de Montpellier du 29 mars
2005, dans la mesure où cet appel lui avait été transmis par la cour
administrative d’appel de Marseille. Le Conseil d’Etat déclara la requête non
admise, faute de moyens sérieux.
. Dans ses
conclusions devant le Conseil d’Etat, le rapporteur public nota que la société
BDA n’avait demandé le concours de la force publique qu’en mars 1998, soit
plusieurs mois après l’acquisition du fonds de commerce et moins de trois mois
avant la fin de l’occupation des locaux. Il ajouta que la société BDA pouvait
se prévaloir d’un préjudice en lien direct avec cette occupation, sous réserve
de produire les justificatifs, même si l’importance de ce préjudice devait être
relativisée en raison de la situation déficitaire du fonds de commerce avant
son acquisition (pertes d’un montant de 363 438, 46 EUR pour les cinq premiers
mois de l’année 1997, avant le début de l’occupation, et supérieures aux pertes
constatées pour toute l’année 1996).
. Par un arrêt
du 18 mai 2009 (no 305135), le Conseil d’Etat, statuant sur le
pourvoi formé par la société Sofiran contre l’arrêt de la cour administrative d’appel
de Marseille en tant qu’il rejeta les conclusions tendant à la mise en jeu de
la responsabilité de l’Etat au titre de l’article L. 2216-3 du CGCT,
annula l’arrêt d’appel en considérant que la cour avait commis une erreur de droit
en ne recherchant pas si la société Sofiran avait subi des préjudices propres
indépendamment de ceux de sa filiale. Réglant l’affaire au fond, il rejeta l’appel
de la société Sofiran contre le jugement du tribunal administratif de
Montpellier du 29 mars 2005, au motif que la poursuite de l’occupation ne
pouvait être regardée comme ayant été le fait d’un rassemblement ou d’un
attroupement. Il conclut que l’Etat n’était pas tenu à ce titre de réparer les
préjudices que la société Sofiran aurait subis du fait de l’occupation des
locaux de sa filiale.
. Par un arrêt
du même jour (no 302090), le Conseil d’Etat, statuant sur l’affaire
en tant qu’elle concernait la mise en cause de la responsabilité de l’Etat pour
refus de concours de la force publique, constata que la cour administrative d’appel
de Marseille lui avait renvoyé à tort les conclusions présentées devant elle
par la société BDA et dirigées contre la partie du jugement statuant sur cette
question. Le Conseil d’Etat décida toutefois de statuer sur le fond de cette
partie de la demande, et donc de se prononcer sur l’appel de la société BDA
contre la décision y relative du tribunal administratif de Montpellier. Le
Conseil d’Etat considéra ensuite que la société BDA ne pouvait se prévaloir que
de l’ordonnance de référé du 27 janvier 1998, les précédentes décisions
ayant été rendues au bénéfice de la société Renault. Or, il releva que le
concours de la force publique n’avait été sollicité au titre de cette
ordonnance que le 23 mars 1998, alors que la société BDA avait été placée en
liquidation judiciaire dès le 21 novembre 1997. Il en conclut que le rejet de
cette demande ne pouvait être regardé comme la cause du préjudice dont la
société poursuivait la réparation et que la responsabilité de l’Etat ne pouvait
dès lors pas être engagée. Pour le reste, le Conseil d’Etat annula l’arrêt de
la cour administrative d’appel en ce qu’il s’était prononcé sur la
responsabilité de l’Etat au titre de l’article L. 2216-3 du CGCT et, évoquant l’affaire
au fond, jugea que cette disposition n’était pas applicable (pour le même motif
que celui indiqué ci-dessus au paragraphe 31).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
. La Cour
renvoie à l’affaire Matheus c. France (no 62740/00, §§ 36
à 39, 31 mars 2005) en ce qui concerne la loi no 91-650 du 9
juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution et la
jurisprudence relative au refus du concours de la force publique.
. L’article L.
2216-3 du code général des collectivités territoriales prévoit que « l’Etat
est civilement responsable des dégâts et dommages résultant de crimes et délits
commis à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements
armés ou non armés, soit contre les personnes soit contre les biens ».
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITE DES GRIEFS
SOULEVES AU TITRE DES ARTICLES 6 ET 1 DU PROTOCOLE No 1
. D’après le
Gouvernement, la société Sofiran n’a pas la qualité de victime au sens de l’article
34 de la Convention. Il fait valoir que la société BDA n’avait pas disparu en
tant que personne morale et que le mandataire liquidateur de celle-ci l’a
représentée devant les juridictions françaises et maintenant devant la Cour. Il
est donc clairement établi que la société BDA ne s’est jamais trouvée dans l’impossibilité
de saisir les organes de la Convention, condition posée pour la Cour pour
admettre la recevabilité des requêtes présentées par des actionnaires (Agrotexim
et autres c. Grèce, 24 octobre 1995, § 71, série A no 330
A). Ainsi, la société Sofiran ne saurait se prévaloir de la qualité de victime
pour obtenir la mainlevée du « voile social » et la réparation des
préjudices qu’elle invoque pour le compte de la société BDA. Par ailleurs,
aucune ordonnance d’expulsion n’a été rendue à son profit et par voie de
conséquence aucune demande d’exécution n’a été formulée par elle auprès des
autorités de l’Etat.
. La société
Sofiran souligne le fait que la non-exécution des ordonnances d’expulsion a eu
des conséquences pécuniaires pour elle, actionnaire majoritaire de la société
BDA, et qu’à ce titre elle se trouve directement concernée par les griefs
invoqués. Elle rappelle par ailleurs que le Conseil d’Etat, dans son arrêt du
18 mai 2009 (paragraphe 31 ci-dessus), a reconnu son intérêt à agir pour
solliciter la réparation de préjudices distincts de celui de sa filiale.
. La Cour
rappelle sa jurisprudence selon laquelle « pour qu’un requérant puisse se
prétendre victime d’une violation de la Convention, il doit exister un lien
suffisamment direct entre le requérant et la violation alléguée (...). La
notion de « victime » est interprétée de façon autonome et
indépendante des règles de droit interne telles que l’intérêt à agir ou la
qualité pour agir (...). Cette notion n’implique pas l’existence d’un préjudice »
(Stukus et autres c. Pologne, no 12534/03, § 34, 1er
avril 2008 ; Tunnel Report Limited c. France, no 27940/07, §
24, 18 novembre 2010). S’agissant des cas où une société commerciale est
directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux, seules des
circonstances exceptionnelles permettent à la Cour d’admettre d’autres
personnes à venir aux droits de la société concernée, à condition toutefois de
justifier d’un intérêt personnel suffisant, matérialisé par exemple par la
détention de la quasi-totalité des actions (Camberrow MM5 AD c. Bulgarie
(déc), no 50357/99, 1er avril 2004 ; Tunnel
Report Limited, précité, § 25). Hormis ces cas exceptionnels, des
actionnaires - y compris ceux qui détiennent une part substantielle des actions
- doivent avoir des intérêts personnels dans l’objet de la requête, notamment
visant une atteinte à leurs droits en tant qu’actionnaires (Ion Pana c.
Roumanie, (déc), no 3240/03, 15 novembre 2011).
. La Cour
observe que la société Sofiran est actionnaire majoritaire et qu’elle était
partie à la procédure nationale en son nom propre. Dans son arrêt du 18 mai
2009, le Conseil d’Etat a reconnu son intérêt à agir et l’éventualité d’un
préjudice personnel sous peine d’être démontré. Toutefois, la Cour observe que
cette requérante n’entend pas invoquer un autre préjudice que celui subi par sa
filiale BDA, laquelle a tout à fait valablement saisi la Cour d’une demande
motivée par les faits de la cause (Ion Pana, précité, § 81). En outre,
la Cour estime qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’existence ou
non d’un préjudice personnel dès lors que les autorités nationales ont
finalement conclu que l’Etat n’était pas tenu de réparer les préjudices
invoqués (paragraphe 31 ci-dessus). Par ailleurs, elle estime que la société
Sofiran n’allègue aucune circonstance exceptionnelle qui justifierait la levée
du « voile social », tel que celui par exemple d’un conflit d’intérêts entre
les représentants de la société BDA ou son liquidateur et elle-même (a
contrario, Camberrow, précité).
Dans ces conditions, la Cour accueille l’exception
du Gouvernement. Elle considère que la société Sofiran ne peut se prétendre «
victime » au sens de l’article 34 de la Convention et que la requête est
incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention en
ce qui la concerne.
. La Cour
constate par ailleurs que les griefs de la société BDA ne sont pas
manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La
Cour relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Il convient donc de les déclarer recevables.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. La seconde
requérante dénonce l’inexécution par l’Etat des décisions rendues par le juge
judiciaire tant à son profit qu’à celui de la société Renault aux droits de
laquelle elle s’estime subrogée. Elle invoque son droit à une protection
judiciaire effective garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi
libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Thèses des parties
. La société
BDA, se référant à l’arrêt Matheus précité, soutient qu’elle détenait un
droit à l’exécution des décisions de justice, y compris celles rendues en
faveur de la société Renault. Elle se réfère sur ce dernier point à l’arrêt Union
des Cliniques Privées de Grèce et autres c. Grèce (no 6036/07,
15 octobre 2009).
. La requérante
soutient que le maintien de l’emploi de quatre-vingt-douze
salariés, dont elle souligne que seule la moitié était en grève, et l’évitement
de violences issues d’un conflit social ayant dégénéré, auraient dû conduire l’Etat
à l’emploi de la force publique. Les menaces des grévistes constituaient des
délits et nécessitaient l’intervention des forces de l’ordre. Elle affirme que
l’intervention d’un huissier n’était pas nécessaire pour le faire. Elle demande
à la Cour de constater que l’inaction des autorités n’était pas justifiée, à l’instar
de ce qu’elle a fait dans l’affaire R.P. c. France (no
10271/02, 21 janvier 2010).
. La requérante
explique que ni les ordonnances d’expulsion, ni les réunions à l’inspection du
travail, ni l’interpellation de députés ou l’organisation de réunion au sein de
la société Renault ne pouvaient être considérées comme des interventions de l’Etat
susceptibles d’apporter une réponse au défaut d’exécution des décisions de
justice. Elle dénie tout caractère proportionné à la réaction de l’Etat, le
tout s’étant soldé par son placement sous liquidation judiciaire. Enfin, elle
souligne que la durée d’un an a été suffisante pour mettre à mal son activité
économique et provoquer le licenciement de quatre-vingt-douze salariés.
. Le
Gouvernement soutient que la société BDA ne peut se prévaloir des ordonnances d’exécution
prononcées en faveur de la société Renault. S’agissant de l’ordonnance du 29
août 1997, il fait valoir que les diligences nécessaires pour en obtenir l’exécution
forcée n’ont pas été remplies, la seule transmission de celle-ci par son avocat
au préfet n’étant pas suffisante. Il souligne que ce n’est que le 23 mars 1998,
et cette seule fois, que conformément au droit interne, l’huissier de la
société BDA a demandé le concours de la force publique pour faire exécuter l’ordonnance
du 27 janvier 1998. Dans ces conditions, il estime que la société BDA ne
peut se plaindre d’une atteinte à son droit « à un tribunal » que pour la seule
période allant du 23 mars 1998 au 30 mai 1998, date à laquelle les grévistes
ont quitté les locaux.
. En se
référant aux principes dégagés dans l’arrêt Matheus ou la décision Cofinfo,
il soutient que la non exécution de la décision du 27 janvier 1998 n’a pas
entravé le droit de la requérante à une protection judicaire effective d’une
manière incompatible avec l’article 6 § 1 de la Convention.
. Quant à la
nécessité de différer le concours de la force publique, le Gouvernement la
justifie par des considérations d’ordre social et de sécurité publique. Les
risques de trouble à l’ordre public étaient nombreux compte tenu de l’importance
du nombre de salariés grévistes occupant les locaux. Les procès-verbaux des
huissiers font état du caractère menaçant des occupants et de leur violence
physique ainsi que de la présence de femmes et enfants. Le conflit a par
ailleurs été médiatisé et s’est étendu hors de l’entreprise (occupation de
sous-préfecture). Ainsi, dans des conflits lourds, médiatisés qui risquent de s’aggraver
et de s’étendre, l’Etat et les différents acteurs publics ne peuvent agir de
manière inconsidérée, et il est préférable de tenter de concilier les parties
afin d’éviter toute radicalisation du conflit.
. Quant à la
proportionnalité des moyens employés, tout en rappelant la marge de manœuvre
des Etats dans l’application des lois relevant de la politique sociale et
économique, le Gouvernement observe que la recherche d’une solution négociée
entre les parties a été privilégiée et que les autorités ne sont pas restées
inactives, comme le montre la chronologie des tentatives de conciliation, avant
et après la cession de l’établissement à la société BDA. Il conclut que la
situation de la présente espèce diffère totalement de l’inaction des autorités
pendant une très longue période dans l’affaire Matheus et justifie le
refus d’accorder le concours de la force publique en se fondant notamment sur
la décision Cofinfo précitée.
B. Appréciation de la Cour
. La Cour
rappelle que le droit à un tribunal serait illusoire si l’ordre juridique
interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive
et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. En effet, on ne
comprendrait pas que l’article 6 § 1 décrive en détail les garanties de
procédure - équité, publicité et célérité - accordées aux parties et qu’il ne
protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait
passer pour concerner exclusivement l’accès au juge et le déroulement de l’instance,
cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la
prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en
ratifiant la Convention. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque
juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie
intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (Hornsby c. Grèce,
19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997 II ; Matheus,
précité, § 54).
. La Cour
rappelle également que le droit à l’exécution d’une décision de justice est un
des aspects du droit à un tribunal (Simaldone c. Italie, no 22644/03,
§ 42, 31 mars 2009). Ce droit n’est pas absolu et appelle par sa nature même
une réglementation par l’Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d’une
certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en
dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se
convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès
offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve
atteint dans sa substance même. Pareille limitation ne se concilie avec l’article
6 § 1 que si elle tend à un but légitime, et s’il existe un rapport raisonnable
de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Si la restriction
est compatible avec ses principes, il n’y a pas de violation de l’article 6 (Sabin
Popescu c. Roumanie, no 48102/99, § 66, 2 mars 2004).
. En l’espèce,
la Cour observe tout d’abord que l’occupation de l’établissement a duré un peu
moins d’une année, du 13 juin 1997 au 30 mai 1998. Ce n’est cependant qu’à
compter du 1er août 1997 que la société BDA devint propriétaire de l’établissement.
La Cour examinera la situation litigieuse à compter de cette date, même si elle
pourra tenir compte du contexte dans lequel l’acquisition de l’établissement s’est
faite. L’occupation illégale de cet établissement au préjudice de la requérante
a donc duré dix mois.
. La Cour
relève ensuite que deux demandes de concours de la force publique ont été
formulées par la requérante mais que seule la dernière, datée du 23 mars 1998,
a été faite dans les formes requises par le droit national (paragraphes 30 et 32
ci-dessus).
. L’étendue de
la situation litigieuse étant ainsi fixée, la Cour constate que l’ordonnance du
27 janvier 1998 n’a pas reçu exécution en raison du refus implicite de l’autorité
préfectorale d’apporter le concours de la force publique à la suite de la
demande de la requérante. Ce rejet était fondé sur les risques de troubles à l’ordre
public et le choix d’un règlement négocié d’un conflit lourd, médiatisé et qui
risquait de s’aggraver et de s’étendre, selon le préfet du département (paragraphe
26 ci-dessus). Par la suite, la requérante engagea sans succès la
responsabilité de l’Etat devant les juridictions administratives, sa demande
étant rejetée aux motifs que l’Etat avait recherché des solutions de
conciliation dans un climat social tendu, que l’expulsion des grévistes
risquait d’engendrer des troubles à l’ordre public, que la requérante ne
pouvait se plaindre de préjudices résultant d’une situation à laquelle elle s’était
sciemment exposée et que le rejet de la demande de concours de la force
publique formulée en mars 1998 ne pouvait être regardé comme la cause du
préjudice dont elle poursuivait la réparation alors qu’elle avait été placée en
liquidation judiciaire le 21 novembre 1997 (paragraphes 25 et 32 ci-dessus).
. Pour
justifier le refus de concours de la force publique, le Gouvernement invoque le
risque de troubles à l’ordre public et des considérations d’ordre social, sans
toutefois les détailler.
. La Cour
rappelle qu’elle a admis que des motivations d’ordre social dans le domaine du
logement ou d’accompagnement social pouvaient justifier que l’Etat diffère le
concours de la force publique (Cofinfo, précité, Sud Est Réalisations,
précité, § 56). Il s’agissait d’affaires dans lesquelles les intéressés étaient
en situation de précarité et ne disposaient pas de solution de relogement. En l’espèce,
si les considérations sociales devaient être prises en compte dans le cadre d’un
conflit social difficile, la Cour observe que seule une partie des salariés de
l’entreprise étaient en grève et occupaient les locaux tandis qu’une autre
souhaitait la reprise du travail. Elle relève surtout que la société requérante
avait été mise en liquidation (paragraphe 19 ci-dessus) et les salariés
grévistes licenciés (paragraphe 20 ci-dessus) avant l’ordonnance du 27 janvier
1998. Dans ces conditions, les considérations d’ordre social qui prévalaient au
début du conflit, en particulier au moment de l’achat de l’entreprise par la
société requérante et qui exigeaient une réaction rapide et efficace de l’Etat,
qui n’est pas resté inactif, avaient perdu de leur intensité au moment de la
seule demande de concours de la force publique prise en considération par les
autorités nationales. Toutefois, à ce moment-là, le risque de trouble à l’ordre
public persistait, face à l’occupation de personnes désormais considérées comme
des occupants sans droit ni titre des locaux (paragraphe 20 ci-dessus) qui
continuaient à en bloquer l’accès de manière déterminée (paragraphe 21 ci-dessus).
La Cour considère ainsi que le refus de prêter le concours de la force publique
en vue de l’exécution de l’ordonnance du 27 janvier 1998 répondait au souci d’éviter
des troubles à l’ordre public.
. Quant à l’atteinte
portée aux intérêts de la requérante, la Cour rappelle que celle-ci a formulé
correctement une seule demande de concours de la force publique, après
plusieurs mois d’occupation. Par ailleurs, la société requérante a été placée
en liquidation judiciaire le 21 novembre 1997, soit peu de temps après l’achat
des locaux, ce qui, selon le Conseil d’Etat, indique que le rejet de sa demande
par le préfet n’était pas la cause du préjudice dont elle poursuivait la
réparation. La Cour relève à cet égard que les chiffres d’affaire de l’entreprise
faisaient apparaître un passif net sur les trois années et les premiers mois de
l’année 1997 précédant la vente (paragraphes 10 et 30 ci-dessus). Enfin, les
juridictions nationales ont souligné que la requérante avait acquis l’établissement
en toute connaissance de cause et qu’elle ne pouvait se prévaloir dès lors d’un
préjudice susceptible d’indemnisation.
. Compte tenu
de tout ce qui précède, et eu égard en outre aux considérations de temps
particulières à l’espèce, sans comparaison avec les périodes très longues de
refus de concours de la force publique qu’elle a considérées problématiques
dans d’autres affaires (Matheus et Sud Est Réalisations précités),
la Cour estime que le refus des autorités françaises de prêter leur concours à
l’exécution de l’ordonnance du juge des référés du 27 janvier 1998, n’a
pas porté atteinte à la substance du droit à un tribunal garanti par l’article
6 § 1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1
de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
1 DU PROTOCOLE No 1 A LA CONVENTION
. La seconde
requérante se plaint de ce que l’inaction de l’Etat aurait porté une atteinte
injustifiée à leur droit au respect de ses biens, en violation de l’article 1
du Protocole no 1 ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit
au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas
atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils
jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt
général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des
amendes. »
. La requérante rappelle en premier lieu que le Conseil Constitutionnel
français a plusieurs fois affirmé que la limitation des libertés, tel que le droit de grève, pouvait être légitimée par le maintien de l’ordre public. Elle cite
en second lieu un arrêt du Conseil d’Etat du 30 juin 2010 selon lequel le
concours de la force publique prêté pour une expulsion de personne sans
situation de relogement n’est pas susceptible d’entraîner un trouble à l’ordre
public. Elle estime que, en l’espèce, l’intervention des forces de l’ordre
était nécessaire afin de faire cesser une situation dangereuse, tant pour les propriétaires des lieux qui se voyaient menacés avec des armes lorsqu’ils
souhaitaient entrer dans les locaux que pour les enfants présents sur les
lieux. Aucune action n’ayant été tentée pour libérer les locaux, les grévistes ont été encouragés à dégrader les lieux et commettre des délits en toute
impunité. En dernier lieu, la requérante fait valoir que le Gouvernement ne
peut s’exonérer de sa responsabilité en invoquant l’occupation des grévistes
préalable à la cession par Renault. Les stipulations contractuelles lors de la
vente ne sauraient justifier l’inaction des autorités et la dépossession des
lieux des propriétaires, qui se sont achevées par la démolition de l’immeuble
eu égard à son état de délabrement dû aux dégâts causés par les occupants
maintenus dans des conditions sanitaires catastrophiques. La requérante conclut
à la violation de l’article 1 du Protocole no 1, et ce d’autant plus
qu’elle n’a perçu aucune indemnisation de l’Etat.
. Le
Gouvernement souligne que l’absence d’indemnisation s’explique par le fait que
la société BDA a accepté en connaissance de cause les risques de blocage de l’établissement
et d’inexécution des décisions d’expulsion et fait preuve en outre de
négligence dans la défense de ses intérêts. Il relève que la société BDA a pris
en toute connaissance de cause un risque commercial non négligeable lors de l’achat
des locaux occupés (paragraphe 24 ci-dessus) ; elle a également pris un
risque financier en se portant acquéreur de l’établissement alors que le fonds
de commerce présentait des résultats négatifs depuis 1994 et que les pertes se
chiffraient déjà au 31 mai 1997 à 2 384 00 FRF (363 438,46 EUR). Il rappelle également qu’elle a été déclarée en cessation de paiement à partir du
31 octobre 1997, soit trois mois après l’acquisition, et qu’elle n’a
demandé le concours de la force publique que le 23 mars 1998. Le Gouvernement
observe que l’ensemble de ces éléments a été pris en considération par le
Conseil d’Etat pour refuser à la société BDA l’indemnisation qu’elle réclamait.
Il conclut au défaut manifeste de fondement du grief tiré de l’article 1 du
Protocole no 1.
. La Cour estime que le grief soulevé par la requérante
sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 doit être rejeté pour
les mêmes raisons que celles invoquées ci-dessus sous l’angle de l’article 6 §
1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole
no 1 à la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable
l’égard de la société BDA et le restant de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 1 du Protocole no 1.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 11 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia
Westerdiek Mark Villiger
Greffière Président