En l’affaire Sfez c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième
section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2
juillet 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 53737/09) dirigée contre la
République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Gérard Sfez
(« le requérant »), a saisi la Cour le 17 septembre 2009 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
. Le requérant
est représenté par Me L. Hincker, avocat à Strasbourg. Le
gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent, Mme E. Belliard, directrice des
affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
. Le requérant
allègue en particulier avoir subi une violation de ses droits de la défense à
hauteur d’appel.
. Le 11 octobre 2010, la Requête a été communiquée au
Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1943 et réside à Paris.
. Le 26 juillet
2007, il eut une altercation avec un voisin de parking, qu’il blessa à l’œil en
utilisant une bombe lacrymogène (qu’il présente comme une bombe « au
poivre »). Le requérant soutient avoir lui-même été agressé et blessé au
genou.
. Le 31 août 2007,
le requérant comparut devant le tribunal correctionnel de Paris, assisté d’un
avocat commis d’office, en raison, selon le requérant, de ce que l’avocat
choisi par lui était en vacances. Il fut condamné à deux ans d’emprisonnement,
dont quatorze mois avec sursis et mise à l’épreuve pendant deux ans avec des obligations
de soin, de fixer sa résidence en un lieu déterminé, et de justifier de l’indemnisation
de la victime, pour violence en récidive avec usage ou menace d’une arme suivie
d’une incapacité n’excédant pas huit jours. Le tribunal ordonna également une
expertise de la victime.
. Le 5 septembre
2007, le requérant interjeta appel du jugement et, au cours du même mois,
désigna un nouvel avocat, Me V.
. Le 16 février 2008, le requérant adressa un courrier à Me V. pour souligner qu’il lui avait déjà envoyé
plusieurs lettres lui demandant de consulter le dossier et de préparer sa
défense, et s’inquiéter de l’imminence de l’examen de l’affaire.
. Par un
courrier adressé à la cour d’appel de Paris le 1er avril 2008, Me V. accusa réception d’un avis d’audience
devant la cour d’appel daté du 11 mars précédent et précisa qu’il ne
représentait plus le requérant.
. Le requérant
adressa le même jour, par voie postale et par télécopie,
un courrier au greffe de la cour d’appel. Se plaignant d’être laissé sans
défense quelques jours avant l’audience, il sollicita le renvoi de celle-ci,
afin de désigner un nouvel avocat.
. Le 10 avril
2008, l’audience eut lieu, en présence du requérant qui sollicita le renvoi de
l’affaire pour se faire assister d’un conseil.
Le requérant fut entendu en ses explications
quant à sa demande de renvoi, ainsi que la partie civile et le ministère public
qui s’opposaient à cette mesure. Après avoir indiqué sommairement les motifs de
son appel, le requérant fut interrogé. Ayant entendu le
rapport présenté par le président, le requérant contesta l’exactitude des notes
d’audience, le rapport du contrôle judiciaire ainsi que les mentions de ses
condamnations figurant au casier judiciaire.
L’affaire fut ensuite mise en délibéré.
. Le requérant adressa à la juridiction plusieurs notes en délibéré, notamment
pour rappeler les termes de son courrier du 1er avril.
. Par un arrêt
du 22 mai 2008, la cour d’appel de Paris rejeta la demande de renvoi du
requérant, la jugeant dilatoire. Elle précisa que Me
V. n’avait demandé qu’une seule fois, en novembre 2007, à
consulter le dossier pour ne plus se manifester par la suite et que le
requérant ne s’était pas préoccupé de contacter un autre conseil qui aurait pu
solliciter le renvoi.
. Sur le fond,
elle confirma le jugement de première instance, portant la durée de la mise à l’épreuve
à trois ans et ajoutant une obligation de ne pas paraître sur les lieux de l’infraction.
Par ailleurs, les juges estimèrent que le requérant ne prouvait pas l’existence
d’un lien de causalité entre les blessures qu’il disait avoir subies et les
faits.
. Le 10 février
2009, la Cour de cassation déclara le pourvoi du requérant non admis.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
. La Cour renvoie pour l’essentiel à l’état du droit mentionné dans l’affaire
Flandin c. France (no 77773/01, §§ 25 et 26, 28 novembre
2006).
. La Cour de
cassation a rendu un arrêt relatif à l’application de l’article 417 du code de
procédure pénale, précisant que « le prévenu, qui ne justifie pas avoir
fait le choix d’un conseil pour l’assister et qui n’a pas sollicité qu’un
avocat lui soit désigné, ne saurait se faire un grief des motifs par lesquels l’arrêt
a écarté sa demande de renvoi de l’affaire à une date ultérieure » (Crim.,
15 mai 2008, pourvoi no 07-87.284).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 3 c) DE LA CONVENTION
. Le requérant se plaint d’une atteinte à ses droits de la défense, n’ayant
pu être assisté d’un avocat lors de l’audience devant la cour d’appel. Il
invoque l’article 6 § 3 c) de la Convention, lequel est ainsi rédigé :
« 3. Tout accusé a droit
notamment à :
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance
d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un
défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque
les intérêts de la justice l’exigent. »
A. Sur la recevabilité
. La Cour
constate que ce grief n’est pas manifestement mal
fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par
ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient
donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
. Le requérant,
qui conteste toute intention dilatoire ou manque de diligence de sa part,
expose n’avoir à aucun stade de la procédure renoncé à son droit à l’assistance
d’un avocat. Il estime que l’enjeu de l’audience devant la cour d’appel -
laquelle a une compétence de pleine juridiction et a d’ailleurs aggravé sa
peine - commandait qu’il bénéficie de l’assistance d’un avocat et que les
débats soient renvoyés à une date ultérieure. Il ajoute s’être enquis à
plusieurs reprises des suites données à l’affaire par Me
V., avant de solliciter le renvoi dès réception du
courrier par lequel celui-ci renonçait à défendre ses intérêts, outre le fait
qu’il se soit personnellement rendu à l’audience.
. Par ailleurs,
il estime qu’il aurait dû, en tout état de cause, bénéficier de garanties
équivalentes tant en première instance qu’à hauteur d’appel. Le conseil qu’il
avait choisi étant alors en vacances, il avait dû recourir devant le tribunal
correctionnel à un avocat commis d’office, lequel n’aurait pas pu présenter sa
défense de manière satisfaisante.
. Il considère
que le renvoi de l’affaire n’aurait pas nui à la durée de la procédure, et ce d’autant
que l’expert n’avait pas encore, selon lui, remis son rapport sur les
préjudices de la partie civile. Il précise par ailleurs qu’il était en droit de
ne pas solliciter le bénéfice de l’aide juridictionnelle, puisqu’il avait
justement fait le choix de rémunérer librement son avocat en lequel il avait
fondé beaucoup d’espoir. Il ajoute enfin qu’à supposer qu’il ait pu bénéficier,
entre le désistement de Me V. et l’audience, de l’assistance d’un avocat, celui-ci aurait en toute
hypothèse sollicité le renvoi de l’affaire.
b) Le Gouvernement
. Le
Gouvernement, qui souligne qu’un prévenu dispose d’une liberté totale pour
organiser sa défense, considère que le défaut d’assistance du requérant par un
avocat devant la cour d’appel lui est directement imputable. Le requérant a
manqué à l’obligation de diligence qui lui incombait en ne se préoccupant pas
de faire appel à un autre conseil au cours des mois précédant l’audience, alors
que Me V. apparaissait
clairement s’être désintéressé de l’affaire. Il n’a pas non plus effectué de
démarches en vue de rechercher un autre avocat qui aurait pu ne serait-ce que solliciter
le renvoi de l’audience. La cour d’appel a donc légitimement considéré que la
demande de renvoi formulée par le requérant était dilatoire. Ainsi, citant
notamment un arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 2008 (voir paragraphe 18
ci-dessus), et rappelant le souci du respect du délai raisonnable de la
procédure, le Gouvernement relève que certaines raisons particulières peuvent
justifier le refus de renvoi d’une affaire. A cet égard, il ajoute que la
victime s’est opposée au renvoi, considérant probablement qu’elle souhaitait
être fixée rapidement sur cette affaire qui avait été jugée une première fois
par le tribunal correctionnel.
. Il estime qu’à
la différence de l’affaire Katritsch c. France (no 22575/08,
4 novembre 2010), le requérant n’était pas détenu et n’était donc pas confronté
à des difficultés particulières pour trouver un conseil. De surcroît, il avait
pu comparaître avec l’assistance d’un avocat en première instance : l’audience
à hauteur d’appel n’était donc pas la seule occasion de se faire entendre sur
les faits qui lui étaient reprochés.
. Enfin, il
souligne que le requérant disposait de la possibilité de se faire assister par
un avocat commis d’office et qu’il n’a fait aucune démarche en ce sens, ni
préalablement à l’audience ni lors de celle-ci. Ainsi, une saisine du bureau d’aide
juridictionnelle par le requérant, qui avait bénéficié de l’aide
juridictionnelle en première instance, aurait conduit à un report de l’examen
de l’affaire dans l’attente du traitement de cette demande, voire, si le
requérant avait été accompagné d’un avocat consentant à plaider au titre de l’aide
juridictionnelle, à une admission provisoire au bénéfice de ladite aide.
2. Appréciation de la Cour
S’il
reconnaît à tout accusé le droit de « se défendre lui-même ou avoir l’assistance
d’un défenseur (...) », l’article 6 § 3 c) n’en précise pas les conditions
d’exercice. Il laisse ainsi aux Etats
contractants le choix des moyens propres à permettre à leur système judiciaire
de le garantir, la tâche de la Cour consistant à rechercher si la voie qu’ils
ont empruntée cadre avec les exigences d’un procès équitable (Quaranta c. Suisse, 24 mai 1991, § 30, série A no 205, Hermi c. Italie [GC], no 18114/02, § 95, CEDH 2006-XII, et Sakhnovski c. Russie
[GC], no 21272/03,
§ 95, 2 novembre 2010).
La Cour a
souligné qu’en appel et en cassation, les modalités d’application des
paragraphes 1 et 3 c) de l’article 6 dépendent des particularités de la
procédure dont il s’agit ; on doit prendre en compte l’ensemble des instances
suivies dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la juridiction
supérieure en cause (Tripodi
c. Italie, 22 février 1994, § 27, série
A no 281-B).
. En l’espèce, la Cour note que le requérant
avait comparu en première instance assisté d’un avocat commis d’office, avant
de voir sa demande de renvoi de l’audience d’appel rejetée comme étant
dilatoire. Elle constate tout d’abord que la cour d’appel
a souligné le manque de diligence de Me V. Si les parties s’accordent sur ce point, la
Cour rappelle que l’on ne saurait imputer à un Etat la responsabilité de toute défaillance d’un avocat commis d’office
ou choisi par l’accusé. De l’indépendance du barreau par rapport
à l’Etat, il découle que la conduite de la défense appartient pour l’essentiel
à l’accusé et à son avocat, commis au titre de l’aide judiciaire ou rétribué
par son client (Tripodi, précité, § 30, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 95, CEDH 2006-II). Même s’agissant d’un
avocat commis d’office, l’article 6 § 3 c) n’oblige les
autorités nationales compétentes à intervenir que si la carence de l’avocat d’office
apparaît manifeste ou si on les en informe suffisamment tôt (voir, entre
autres, Czekalla c. Portugal,
no 38830/97, § 60, CEDH 2002-VIII, Hermi,
précité, § 96 et Katritsch,
précité, § 29).
. En l’occurrence,
le requérant, qui avait librement choisi
Me V. en septembre 2007 pour le représenter dans le cadre de la
procédure d’appel, ne s’était jamais plaint de l’inaction de son conseil auprès
des magistrats, jusqu’au désistement de celui-ci en date du 1er
avril 2008.
. Par ailleurs, pour ce qui est de la période postérieure
au désistement de Me V., le requérant s’est vu reprocher par la cour d’appel
de ne pas avoir contacté un autre conseil qui aurait pu solliciter le renvoi.
. Aux yeux de la Cour, le délai de dix jours entre le
désistement de Me V. et la date d’audience était susceptible de
permettre au requérant de désigner un nouveau conseil, lequel aurait pu
solliciter de la cour d’appel le renvoi de l’affaire pour lui laisser le temps
de la préparer. Or, il apparaît que le requérant n’a pas mis ce délai à profit
à cette fin, et ce alors même qu’il avait déjà parfaitement conscience des
carences de Me V. (paragraphe 9 ci-dessus).
. La Cour relève d’ailleurs, avec le
Gouvernement, que le requérant, qui n’était pas incarcéré, n’invoque aucune difficulté
particulière à laquelle il aurait été confronté et qui l’aurait empêché de s’informer
et de contacter un avocat (a contrario, Katritsch, précité, §
33).
. Or, elle
considère que si les demandes de renvoi accompagnées de justificatifs objectifs
doivent non seulement être effectivement examinées par les juridictions
internes, mais également donner lieu à une réponse motivée, celles qui sont
infondées ou qui ne reposent que sur de simples affirmations non étayées de l’« accusé »
sont assurément préjudiciables à la bonne administration de la justice.
. Pareille considération
s’impose d’autant plus si les juridictions internes sont amenées à mettre en
balance les différents intérêts en présence. Ainsi, en l’espèce, outre les
impératifs d’une bonne administration de la justice, les juges ont dû tenir
compte du fait que la partie civile, à qui les juges de première instance
avaient accordé une indemnité provisionnelle, s’opposait au renvoi.
. À cela s’ajoute
que, malgré le rejet de sa demande de renvoi, le requérant a été mis en mesure
de se défendre. En effet, il ressort explicitement de l’arrêt d’appel que l’intéressé
a été entendu en ses explications. Il est ainsi précisé qu’il a pu développer
les raisons de sa demande de renvoi et exposer les motifs de son appel, avant d’être
interrogé par les juges. De plus, après le rapport présenté par le président,
il a fait valoir ses objections et ses critiques.
. Partant, compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour conclut que les
autorités n’ont pas porté atteinte au droit du requérant à l’assistance d’un
avocat garanti par l’article 6 § 3 c) de la Convention.
. Il s’ensuit
qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
. Le requérant
se plaint également de différentes atteintes aux articles 3, 5 et 6 de la
Convention concernant le déroulement de la procédure.
. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession,
et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations
formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation
des droits et libertés garantis par la Convention
ou ses Protocoles. Partant, cette partie de la Requête
doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable
quant au grief tiré de l’article 6 § 3 c) et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 25 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia
Westerdiek Mark
Villiger
Greffière Président