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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ANTONETA TUDOR v. ROMANIA - 23445/04 - Chamber Judgment (French text) [2013] ECHR 862 (24 September 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/862.html
Cite as: [2013] ECHR 862

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ANTONETA TUDOR c. ROUMANIE

     

    (Requête no 23445/04)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

     

    24 septembre 2013

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Antoneta Tudor c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Josep Casadevall, président,
              Alvina Gyulumyan,
              Corneliu Bîrsan,
              Ján Šikuta,
              Luis López Guerra,
              Nona Tsotsoria,
              Kristina Pardalos, juges,
    et de Santiago Quesada, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 septembre 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  A l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 23445/04) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Antoneta Tudor (« la requérante »), a saisi la Cour le 2 avril 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante a été représentée par Me M. Matei, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

    3.  La requérante allègue une méconnaissance de son droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention en raison de l’impossibilité d’obtenir accès à l’ensemble des fichiers et documents détenus par les anciens services secrets du régime communiste à propos de feu son père. Elle estime en outre qu’elle n’a pas joui des garanties prévues par l’article 6 § 1 de la Convention dans la procédure qu’elle avait entamée devant les juridictions internes, à cause du refus des autorités compétentes de transmettre aux tribunaux des renseignements complets concernant les fichiers et documents en question.

    4.  Le 23 juin 2011, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  La requérante est née en 1951 et réside à Bucarest.

    A.  La demande auprès du Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate

    6.  A plusieurs reprises en 2000 et 2001, la requérante s’adressa au Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (CNSAS), organisme créé par la loi no 187/1999 relative à l’accès des citoyens au dossier personnel tenu à leur sujet par les anciens services secrets du régime communiste («  la Securitate ») et demanda à avoir accès au dossier tenu par la Securitate concernant feu son père, N.T.

    7.  A la demande du CNSAS du 22 janvier 2002, le Service roumain des renseignements (SRI) remit au CNSAS, le 15 octobre 2003, deux dossiers concernant N.T. Les dossiers en cause étaient : le dossier no 24618/Bucarest (dossier pénal) et no 6625/Bucarest (dossier de poursuites pénales).

    8.  La requérante consulta ces dossiers les 4 mai et 16 novembre 2001 et le 24 mars 2003. Le contenu de ces dossiers révéla l’existence de deux autres dossiers concernant N.T., à savoir le dossier de « problème » (dosarul problema) no 129 et le dossier de fond opérationnel (dosar fond operativ) no 53172, tome 764.

    9.  La requérante sollicita à maintes reprises auprès du CNSAS l’accès à ces deux autres dossiers. Elle faisait valoir qu’elle voulait découvrir les véritables causes du décès de son père, survenu dans des conditions suspectes alors qu’il faisait l’objet d’une enquête des services secrets pour son appartenance supposée à un mouvement légionnaire. Elle indiquait que les éléments qu’elle avait pu consulter suggéraient que son père s’était suicidé par pendaison, ce dont elle doutait fortement à la lumière des déclarations de plusieurs témoins qui avaient assisté à l’enterrement, et qui avaient pu constater que son front était criblé de balles.

    10.  Par un courrier du 17 septembre 2003, le CNSAS demanda au SRI de lui transmettre tous les dossiers concernant N.T., en faisant référence aux deux autres dossiers identifiés par la requérante, différents de ceux déjà transmis.

    11.  Le 15 octobre 2003, le SRI répondit au CNSAS qu’il n’avait pas identifié d’autres dossiers relatifs à N.T. en sus de ceux qu’il avait déjà transmis. Le CNSAS informa la requérante de la réponse reçue.

    12.  La requérante formula une nouvelle demande directement après du SRI pour obtenir l’accès aux deux autres dossiers susceptibles de contenir des informations sur feu son père.

    13.  Le 22 janvier 2004, le SRI lui répondit que les dossiers concernant son père avaient déjà été transférés au CNSAS. Il l’informa par la même occasion qu’il ne pouvait pas donner suite à ses demandes, expliquant que « les dossiers auxquels elle souhaitait avoir accès ne se trouvaient pas dans [ses] archives ou entraient dans le champ d’application de la loi concernant la protection des informations classifiées ».

    B.  L’action en contentieux administratif

    14.  Le 7 juillet 2003, la requérante saisit la cour d’appel de Bucarest d’une action dirigée contre le CNSAS, afin de lui assurer l’accès à tous les dossiers concernant N.T. Elle mentionna que le contenu des dossiers qu’elle avait consultés révélait l’existence d’autres dossiers concernant feu son père, à savoir le dossier de « problème » (dosarul problema) no 129 et le dossier de fond opérationnel (dosar fond operativ) no 53172, tome 764, auxquels elle n’avait pas obtenu l’accès. Elle indiquait qu’elle souhaitait ainsi éclaircir les circonstances du décès de son père, antérieurement visé par une enquête de la Securitate.

    15.  Par un arrêt du 2 décembre 2003, la cour d’appel rejeta l’action de la requérante, en estimant que ses demandes auprès du CNSAS avaient été satisfaites. Elle renvoya à la lettre adressée par le SRI au CNSAS l’informant qu’il lui avait transmis deux dossiers concernant N.T., à savoir le dossier no 24618/Bucarest (dossier pénal) et no 6625/Bucarest (dossier de poursuites pénales) et qu’il n’avait pas identifié d’autres dossiers relatifs à N.T. (paragraphes 7 et 11 ci-dessus).

    16.  La requérante se pourvut en recours contre cet arrêt. Elle reprochait à la cour d’appel d’avoir ignoré les demandes du CNSAS auprès du SRI faisant mention de deux autres dossiers. Elle considérait qu’il était nécessaire de vérifier si ces dossiers existaient réellement ou pas.

    17.  Par un arrêt définitif du 5 octobre 2004, la Haute Cour de cassation et de justice rejeta son pourvoi, en retenant que la requérante avait eu accès à tous les dossiers concernant son père identifiés par le SRI et transmis au CNSAS, à savoir le dossier no 24618/Bucarest (dossier pénal) et no 6625/Bucarest (dossier de poursuites pénales). Aucune mention ne fut faite des deux autres dossiers mentionnés par le CNSAS dans sa lettre du 17 septembre 2003 (paragraphe 10 ci-dessus).

    C.  Les développements postérieurs à l’arrêt définitif du 5 octobre 2004 de la Haute Cour de cassation et de justice

    18.  Par une lettre du 10 octobre 2011, le SRI, répondant à une demande d’informations de l’agent du gouvernement roumain, indiqua que le dossier de « problème » (dosarul problema) no 129 n’avait pas pu être identifié dans les archives qu’il avait reprises de l’ancienne Securitate. Quant au dossier de fond opérationnel (dosar fond operativ) no 53172, tome 764, il précisait que celui-ci avait fait partie, jusqu’en 2005, des dossiers touchant à la sûreté nationale et qu’il avait ensuite été déclassifié et transféré au CNSAS en décembre 2006.

    19.  Par une lettre du 20 octobre 2011, le CNSAS, répondant à une demande d’informations de l’agent du Gouvernement, indiqua qu’il était en possession, depuis 2006, du dossier de fond opérationnel (dosar fond operativ) no 53172, tome 764. Ce dossier faisait partie des milliers de dossiers que le SRI lui avait transférés en 2006. Il précisait en outre qu’il avait récemment entrepris des vérifications dans le dossier en question et qu’il avait identifié une page où le nom du père de la requérante était mentionné. Il précisait que l’intéressée serait invitée à étudier le document en question.

    20.  Par une lettre du 20 octobre 2011, le CNSAS informa la requérante qu’à la suite d’une vérification supplémentaire dans ses archives sur la base de la demande qu’elle avait faite en 2000, il avait identifié une nouvelle page où le nom de son père était mentionné. Il invita la requérante au siège du CNSAS pour qu’elle puisse l’étudier.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    21.  En vertu de l’article premier de la loi no 187/1999 en vigueur à l’époque des faits, tout citoyen roumain a le droit de prendre connaissance du dossier établi à son sujet par les organes de la Securitate. Ce droit s’exerce par la voie d’une demande de l’intéressé auprès du CNSAS, et permet l’examen direct du dossier et l’obtention de copies de tout document figurant au dossier ou relatif à son contenu. Les bénéficiaires de ce droit sont le conjoint survivant et les parents de la personne décédée jusqu’au deuxième degré inclus.

    22.  En vertu de l’article 20 de la loi, le CNSAS a été chargé de recevoir et de gérer tous les documents à l’égard desquels s’exercent les droits prévus dans la présente loi, à l’exception de ceux concernant la sécurité nationale. Selon le paragraphe 2 dudit article, les membres du CNSAS bénéficient d’un accès illimité (neîngrădit) aux archives visées par la loi, pour toute la période pendant laquelle elles sont conservées par le SRI ou d’autres institutions. D’après le paragraphe 3 dudit article, le SRI, les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Défense, les Archives nationales et toute institution qui détiendrait des documents de ce genre doivent garantir au CNSAS le droit d’accès et, sur demande, lui fournir les documents en question. Le paragraphe 6 dudit article prévoit qu’il appartient au CNSAS de décider, en accord avec la direction du SRI, si un dossier concernait ou non la sécurité nationale. En cas de divergence à ce sujet entre le SRI et le CNSAS, la compétence pour trancher la question de savoir si un dossier concernait la sécurité nationale appartient au Conseil supérieur de la défense nationale.

    23.  Le premier rapport concernant l’activité du CNSAS, publié en 2002, et qui portait sur la période du 13 mars 2000 au 31 mai 2002, exposait dans son préambule les difficultés rencontrées dans son fonctionnement, dont notamment l’impossibilité d’avoir un accès direct aux archives se trouvant entre les mains des services secrets, réticents à les remettre.

    24.  L’ordonnance gouvernementale d’urgence no 16/2006 portant modification de la loi no 187/1999 confiait, au paragraphe 7 de son article 20, à des commissions mixtes paritaires de membres du SRI et du CNSAS le soin de déterminer concrètement les dossiers et les autres documents des archives relevant de la sécurité nationale. En cas de divergence, la compétence pour décider si un dossier concernait la sécurité nationale appartient au Conseil supérieur de la défense nationale. Selon le rapport annuel du CNSAS publié en 2008, le Service roumain de renseignements a remis 15 500 dossiers au CNSAS en 2007.

    25.  L’ordonnance gouvernementale d’urgence no 24/2008 sur l’accès de toute personne à son propre dossier, qui a remplacé la loi no 187/1999, a étendu le droit d’accès au dossier, en cas de décès de la personne concernée, à ses héritiers et aux membres de sa famille jusqu’au quatrième degré de parenté. L’ordonnance a maintenu les dispositions antérieures relatives à la compétence des commissions mixtes paritaires, composées de membres du SRI et du CNSAS, pour déterminer concrètement les dossiers et autres documents des archives relevant de la sécurité nationale. L’article 24 prévoit en outre qu’il est loisible au CNSAS de demander la déclassification des dossiers en question s’il estime que le maintien de leur caractère secret ne se justifie pas.

    26.  Un inventaire plus exhaustif des dispositions législatives pertinentes en matière d’accès aux fichiers personnels tenus par les anciens services secrets du régime communiste ainsi que les dispositions concernant les données à caractère personnel est exposé dans les arrêts Haralambie c. Roumanie (no 21737/03, §§ 31-48, 27 octobre 2009), Rotaru c. Roumanie ([GC], no 28341/95, §§ 31-32, CEDH 2000-V) et Petrina c. Roumanie (no 78060/01, §§ 17-18, 14 octobre 2008) et dans la décision Rad c. Roumanie ((déc.), no 9742/04, §§ 24-29, 9 juin 2009).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

    27.  La requérante dénonce une violation de son droit à la vie privée, en raison des entraves à son droit d’accès au fichier constitué à l’égard de feu son père par l’ancienne Securitate - et détenu, par la suite, par les services secrets du nouveau régime -, droit qui lui était reconnu par la loi no 187/1999. Elle se plaint du caractère incomplet des informations et documents qui lui ont été communiqués par le CNSAS ainsi que du temps déraisonnable que ses démarches ont pris auprès de cette autorité. Elle invoque l’article 8 de la Convention, qui est libellé comme suit :

    « 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

    2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

    A.  Sur la recevabilité

    28.  Le Gouvernement objecte que la requérante n’a pas la qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une éventuelle méconnaissance de l’article 8 de Convention ; en effet, les informations auxquelles elle affirme ne pas avoir eu accès ne portaient pas sur elle personnellement, mais concernaient une personne décédée.

    29.  La requérante fait valoir qu’il était essentiel, pour elle, de clarifier les circonstances suspectes du décès de son père en ayant accès aux dossiers le concernant détenus par la Securitate, comme la loi nationale le lui permettait. Elle fait valoir que, depuis le changement de régime politique en Roumanie, elle n’a pas cessé de chercher à rassembler des informations concernant l’enquête menée à l’égard de feu son père par les services secrets de l’ancien régime.

    30.  La Cour observe que la requérante n’était en effet pas visée elle-même par les dossiers tenus par la Securitate. Néanmoins, la Cour considère qu’il existe une relation directe entre sa demande d’accès au dossier de feu son père et sa propre vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention. En effet, le contenu de ce dossier était assurément important pour elle afin de l’aider à établir les circonstances du décès de son père survenu à une époque où il faisait l’objet d’une enquête des services secrets. La Cour relève en outre que la loi nationale lui reconnaît le droit d’accéder aux fiches personnelles et aux archives détenues par la Securitate concernant un membre proche de sa famille. L’intéressée peut, dès lors, se prétendre victime, au sens de l’article 34 de la Convention, de la violation de l’article 8 alléguée.

    31.  La Cour constate par ailleurs que le présent grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

    B.  Sur le fond

    32.  La requérante indique qu’en dépit de ses nombreuses démarches auprès des autorités nationales, elle n’est pas parvenue à consulter l’intégralité des dossiers et documents dressés par les anciens services secrets à l’égard de feu son père. Elle fait valoir que les juridictions nationales n’ont pas mené d’investigations approfondies pour retrouver certains dossiers et documents en possession du SRI, dont elle avait appris l’existence indirectement, en consultant d’autres dossiers auxquels elle avait eu accès. Elle souligne que ce n’est qu’après la communication de sa Requête au gouvernement roumain, soit plus de dix ans après avoir fait sa première demande auprès du CNSAS, qu’elle a pu consulter une partie des dossiers en question.

    33.  Le Gouvernement estime à titre principal qu’il n’y a eu en l’espèce aucune méconnaissance du droit au respect de la vie privée de la requérante. Il souligne que l’intéressée a eu accès à plusieurs reprises aux dossiers qui visaient son père et a pu en obtenir des photocopies. Il renvoie aux décisions des tribunaux nationaux, qui n’ont pas confirmé les allégations de la requérante quant au caractère incomplet des documents portés à son attention. Quant au dossier de « problème » (dosarul problema) no 129 et le dossier de fond opérationnel (dosar fond operativ) no 53172, tome 764, le Gouvernement renvoie aux informations qu’il avait reçues en octobre 2011 de la part du SRI et du CNSAS, indiquant que le premier n’avait pas été trouvé et qu’une page pertinente du second avait été transmise à l’intéressée en 2011. A titre subsidiaire, le Gouvernement estime que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la requérante a eu lieu en conformité avec le second paragraphe de l’article 8, le CNSAS ayant effectué les démarches prévues par la loi afin d’assurer l’identification de tous les documents concernant le père de la requérante.

    34.  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu par le passé l’occasion d’examiner l’effectivité des mécanismes nationaux mis à la disposition des citoyens roumains afin d’assurer l’accès des intéressés aux fichiers détenus par la Securitate. Elle avait constaté que l’Etat roumain n’avait pas satisfait à l’obligation positive qui lui incombait d’offrir aux requérants une procédure effective et accessible leur permettant d’avoir accès dans un délai raisonnable à l’ensemble des informations pertinentes les concernant qui avaient été recueillies par l’ancienne Securitate et qui se trouvaient encore en possession des autorités publiques (voir Haralambie, précité, § 96 et Jarnea c. Roumanie, no 41838/05, § 60, 19 juillet 2011). A la lumière des circonstances de la présente affaire, la Cour estime que rien ne permet d’aboutir pour celle-ci à une conclusion différente.

    35.  En l’espèce, force est de constater que ce n’est que dix ans après sa première demande auprès du CNSAS que la requérante a pu avoir accès à une partie des documents dont elle avait eu connaissance de l’existence dès 2001. Alors qu’il était tenu par la loi de remettre tous les documents requis au CNSAS ou de lui donner accès à ses archives, le SRI, autorité qui détenait les archives de l’ancienne Securitate, a informé le CNSAS qu’il ne détenait plus d’autres documents concernant le père de la requérante hormis ceux qu’il lui avait déjà remis (paragraphe 11 ci-dessus). Or, il ressort des informations obtenues notamment après la communication de la Requête que de tels documents existaient bel et bien dans les archives du SRI (paragraphes 18-20 ci-dessus).

    36.  Pour autant que les dossiers en question entraient dans le champ d’application de la loi concernant la protection des informations classifiées, ce qui aurait justifié le refus du SRI de les transférer, force est de constater que la loi nationale prévoyait pour ce type de documents une procédure spéciale qui n’a pas, en l’espèce, été suivie. En effet, la loi nationale prévoyait, pour décider si un dossier concernait ou non la sécurité nationale, une compétence partagée entre le SRI et le CNSAS sous la forme de commissions mixtes paritaires (paragraphe 22 in fine). Or, en omettant d’informer le CNSAS de l’existence de ces dossiers, le SRI l’a empêché d’exercer ses compétences prévues par la loi.

    37.  La Cour relève, de surcroît, que les juridictions nationales n’ont pas contrôlé si la requérante avait effectivement joui des droits qui lui étaient garantis par la loi. Bien que l’intéressée leur ait signalé l’existence d’autres dossiers concernant feu son père auxquels elle n’avait pas obtenu l’accès, les tribunaux nationaux la déboutèrent de sa demande sans procéder à une vérification du bien-fondé de ses allégations auprès des autorités concernées (paragraphes 15 et 17 in fine ci-dessus).

    38.  La Cour relève par ailleurs que, pendant plus de dix ans, la requérante n’a obtenu aucune explication quant aux dossiers manquants, hormis la réponse élusive et lacunaire du SRI en 2003, qui laissait entrevoir qu’il était en possession d’autres documents qui auraient pu l’intéresser (paragraphe 13 ci-dessus). De plus, la requérante n’avait à sa disposition aucun moyen de contraindre cette autorité à lui fournir davantage d’informations ou à mettre à sa disposition les documents manquants car, de jurisprudence constante, les actions dirigées contre le SRI étaient irrecevables en raison de l’absence de qualité pour ester en justice du SRI (Haralambie, précité, §§ 41-43), ce qui rendait vaines toutes démarches d’insistance auprès de cette institution.

    39.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’Etat n’a pas satisfait à l’obligation positive qui lui incombait d’offrir à la requérante une procédure effective et accessible lui permettant d’avoir accès dans un délai raisonnable à l’ensemble des informations recueillies à propos de feu son père par l’ancienne Securitate et qui se trouvaient encore en possession des autorités publiques.

    40.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

    II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

    41.  Dans sa Requête initiale, la requérante alléguait aussi une méconnaissance de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’impossibilité d’obtenir accès à l’ensemble des documents détenus par la Securitate à l’égard de feu son père à l’issue de la procédure qu’elle avait entamée devant les juridictions nationales.

    42.  La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable. Aucune question distincte ne se pose en revanche sur le fond de ce grief compte tenu des raisons qui ont fondé le constat auquel la Cour est arrivée au paragraphe 40 ci-dessus.

    43.  La Cour estime donc qu’il n’y a pas lieu de l’examiner séparément (mutatis mutandis, Haralambie, précité, § 97 et Jarnea, précité, § 62).

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    44.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    45.  La requérante demande 50 000 euros (EUR) pour dommage matériel en tant que « victime collatérale » des persécutions subies par son père sous l’ancien régime communiste. Elle réclame en outre un million d’EUR au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.

    46.  Le Gouvernement estime ces montants excessifs et considère qu’un éventuel constat de violation pourrait constituer en soi une satisfaction équitable suffisante.

    47.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère que les insuffisances de la procédure d’accès aux fiches de son père ont pu provoquer chez la requérante des souffrances et un état d’incertitude qui ne peuvent pas être réparés par le seul constat de violation. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, la Cour lui alloue 4 500 EUR de ce chef.

    B.  Frais et dépens

    48.  La requérante demande également 1 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.

    49.  Le Gouvernement demande à la Cour de rejeter cette demande, faute pour l’intéressée d’avoir produit des justificatifs de ses prétendues dépenses.

    50.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, en l’absence de tout document attestant la réalité des frais réclamés, la Cour ne saurait allouer aucune somme à ce titre.

    C.  Intérêts moratoires

    51.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 septembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Santiago Quesada                                                                Josep Casadevall
            Greffier                                                                               Président


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