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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BENENATI AND SCILLAMÀ v. ITALY - 33312/03 - Committee Judgment (French text) [2014] ECHR 108 (04 February 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/108.html
Cite as: [2014] ECHR 108

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE BENENATI ET SCILLAMÀ c. ITALIE

     

    (Requête no 33312/03)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    4 février 2014

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Benenati et Scillamà c. Italie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

              Dragoljub Popović, président,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Helen Keller, juges,
    et de
    Fatoş Aracı , greffière adjointe de section f.f.,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 janvier 2014,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33312/03) dirigée contre la République italienne et dont trois ressortissants de cet État, MM. Giacomo Benenati, Giacomo Scillamà et Mme Anna Scillamà (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 octobre 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Me A. Anfuso Alberghina, avocat à Caltagirone. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora et par son ancien coagent, M. N. Lettieri.

    3.  Le 22 février 2005, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    4.  Les requérants étaient copropriétaires d’un terrain d’environ 4880 mètres carrés sis à Caltagirone et enregistré au cadastre feuille n139, parcelles 11 et 71.

    5.  Par une ordonnance du 11 avril 1989, la municipalité de Caltagirone disposa l’occupation d’urgence du terrain des requérants, pour une période maximale de cinq ans, afin d’y construire une route et une école.

    6.  Le 5 juin 1989, la municipalité procéda à l’occupation matérielle du terrain et entama les travaux de construction.

    7.  Par un acte d’assignation notifié le 20 juin 1994, les requérants assignèrent la municipalité de Caltagirone devant le tribunal de Caltagirone. Ils faisaient valoir que l’occupation du terrain était illégale au motif que celle-ci s’était prolongée au-delà du délai autorisé et que les travaux de construction de la route et de l’école s’étaient terminés sans qu’il fût procédé à l’expropriation formelle du terrain et au paiement d’une indemnité. Ils réclamaient une somme correspondant à la valeur vénale du terrain.

    8.  Une expertise fut déposée au greffe. Selon l’expert, la valeur du terrain le 5 juin 1996 était de 190 000 ITL le mètre carré.

    9.  Par un jugement du 26 septembre 2002, le tribunal de Caltagirone observa qu’aucune mesure d’expropriation n’avait été adoptée par la municipalité et que l’expropriation du terrain était désormais illégitime à partir du 5 juin 1996. À partir de cette date, les requérants devaient se considérer comme ayant été privés d’une portion de terrain de 2 292 mètres carrés. Par conséquent, compte tenu de la loi no 662 de 1996 entre-temps entrée en vigueur, le tribunal condamna l’administration à payer aux requérants la somme de 123 705,76 EUR, à indexer et à assortir d’intérêts à partir de juin 1996, pour la privation de leur terrain ainsi qu’une somme à titre d’indemnité d’occupation. Le tribunal calcula l’indemnité due en fonction de la loi no 662 de 1996, entre-temps entrée en vigueur.

    10.  Le jugement du tribunal est devenu définitif le 19 avril 2003.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    11.  Le droit interne pertinent relatif à l’expropriation indirecte se trouve décrit dans l’arrêt Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, 22 décembre 2009.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 A LA CONVENTION

    12.  Les requérants allèguent avoir été privés de leur bien de manière incompatible avec l’article no 1 du Protocole no 1 de la Convention, ainsi libellé :

    « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

    Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

    13.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    14.  Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes, faisant valoir que les requérants n’ont pas interjeté appel du jugement du tribunal de Caltagirone.

    15.  Les requérants s’opposent à l’exception du Gouvernement.

    16.  La Cour rappelle qu’elle a rejeté des exceptions semblables dans les affaires Colacrai c. Italie (no 2) (no 63868/00, 15 juillet 2005), Colacrai c. Italie (no 1) (no 63296/00, 13 octobre 2005), Colazzo c. Italie (no 63633/00, 13 octobre 2005), Serrilli c. Italie (nos 77823/01, 77827/01 et 77829/01, 17 novembre 2005), Serrilli c. Italie (n77822/01, 6 décembre 2005), Giacobbe et autres c. Italie (no 16041/02, 15 décembre 2005), Sciarrotta c. Italie (no 14793/02, 12 janvier 2006), Izzo c. Italie (no 20935/03, 2 mars 2006), Gianni et autres c. Italie (no 35941/03, 30 mars 2006). Elle n’aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l’exception en question.

    17.  La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

    B.  Sur le fond

    18.  Les requérants rappellent qu’ils ont été privés de leur bien en vertu du principe de l’expropriation indirecte, un mécanisme qui permet à l’autorité publique d’acquérir un bien en toute illégalité, ce qui n’est pas admissible dans un État de droit.

    19.  Selon le Gouvernement, en dépit de l’absence d’un arrêté légitime d’expropriation et de la transformation du terrain de manière irréversible par la construction d’un ouvrage d’utilité publique, rendant sa restitution impossible, l’occupation litigieuse a été faite dans le cadre d’une procédure administrative reposant sur une déclaration d’utilité publique.

    20. La Cour note tout d’abord que les parties s’accordent pour dire qu’il y a eu « privation de la propriété ».

    21.  La Cour renvoie à sa jurisprudence en matière d’expropriation indirecte (voir, parmi d’autres, Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 1524/96, CEDH 2000-VI ; Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, 17 mai 2005; Velocci c. Italie, no 1717/03, 18 mars 2008) pour la récapitulation des principes pertinents et pour un aperçu de sa jurisprudence dans la matière.

    22.  Dans la présente affaire, la Cour relève qu’en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, les juridictions internes ont considéré les requérants privés de leur bien à compter de la fin de la période d’occupation légitime, à savoir le 5 juin 1996. Or, en l’absence d’un acte formel d’expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n’est que par la décision judiciaire définitive que l’on peut considérer le principe de l’expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l’acquisition du terrain par les pouvoirs publics a été consacrée. Par conséquent, les requérants n’ont eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain que le 19 avril  2003, date à laquelle le jugement du tribunal de Caltagirone est devenu définitif (paragraphe 10 ci-dessus).

    23. La Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit au respect des biens des requérants entraînant la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    A.  Sur la recevabilité

    24.  Les requérants se plaignent de l’absence d’équité de la procédure. Ils font valoir qu’ils ne purent pas être dédommagés à hauteur de la valeur vénale du terrain, en raison de l’application de la loi no 662 de 1996, entrée en vigueur en cours de procédure.

    25.  Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui dans ses passages pertinents dispose :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    26.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

    27.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

    B.  Sur le fond

    28.  La Cour vient de constater, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, que la situation dénoncée par les requérants n’est pas conforme au principe de légalité. Eu égard aux motifs l’ayant amenée à ce constat de violation, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 6 § 1 (voir Macrì et autres c. Italie, no 14130/02, § 49, 12 juillet 2011; Rivera et di Bonaventura c. Italie, no 63869/00, § 30,  14 juin 2011).

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    29.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage matériel

    30.  Les requérants sollicitent une somme correspondant à la différence entre la valeur vénale du terrain et le montant du dédommagement accordé au niveau national, à réévaluer et à majorer des intérêts. En 2005, ils chiffraient leurs prétentions à 167 528,26 EUR.

    31.  Le Gouvernement s’y oppose.

    32.  La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).

    33.  Elle rappelle que dans l’affaire Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], nº 58858/00, 22 décembre 2009, la Grande Chambre a modifié la jurisprudence de la Cour concernant les critères d’indemnisation dans les affaires d’expropriation indirecte. En particulier, elle a décidé d’écarter les prétentions des requérants dans la mesure où elles sont fondées sur la valeur des terrains à la date de l’arrêt de la Cour et de ne plus tenir compte, pour évaluer le dommage matériel, du coût de construction des immeubles bâtis par l’État sur les terrains.

    34.  L’indemnisation doit donc correspondre à la valeur pleine et entière du terrain au moment de la perte de la propriété, telle qu’établie par l’expertise ordonnée par la juridiction compétente au cours de la procédure interne. Ensuite, une fois que l’on aura déduit la somme éventuellement octroyée au niveau national, ce montant doit être actualisé pour compenser les effets de l’inflation. Il convient aussi de l’assortir d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est écoulé depuis la dépossession des terrains.

    35.  En l’espèce, les requérants, d’après les juridictions nationales, ont perdu la propriété de leur terrain le 5 juin 1996. Il ressort de l’expertise déposée pendant la procédure devant le tribunal de Caltagirone que la valeur du terrain à cette date était d’environ 224 907 EUR.

    36.  Compte tenu de ces éléments et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder conjointement aux requérants, à diviser selon la quote-part de chacun, 112 500 EUR pour le préjudice matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

    B.  Dommage moral

    37.  Les requérants demandent 40 000 EUR chacun.

    38.  Le Gouvernement s’y oppose.

    39.  La Cour estime que le sentiment d’impuissance et de frustration face à la dépossession illégale de leur bien a causé aux requérants un préjudice moral important qu’il y a lieu de réparer de manière adéquate.

    40.  Conformément à la jurisprudence Guiso-Gallisay c. Italie (précité) et statuant en équité, la Cour alloue conjointement aux requérants 10 000 EUR à titre de dommage moral.

    C.  Frais et dépens

    41.  Les requérants demandent également 28 672,03 pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

    42.  Le Gouvernement s’y oppose et fait valoir que les sommes réclamées sont excessives.

    43.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Can et autres c. Turquie, no 29189/02, du 24 janvier 2008, § 22).

    44.  La Cour ne doute pas de la nécessité d’engager des frais, mais elle trouve excessifs les honoraires totaux revendiqués à ce titre. Elle considère dès lors qu’il y a lieu de les rembourser en partie seulement.

    45.  Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable d’allouer aux requérants conjointement la somme de 7 000 EUR au titre des frais et dépens de la procédure nationale et pour la procédure devant la Cour.

    D.  Intérêts moratoires

    46.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois, les sommes suivantes :

    i)  112 500 EUR (cent douze mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

    ii)   10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    iii)   7 000 EUR (sept mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

         Fatoş Aracı                                                                    Dragoljub Popović
    Greffière adjointe f.f.                                                                
    Président


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