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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GÜLIZAR TUNCER GÜNES v. TURKEY - 32696/10 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 143 (11 February 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/143.html Cite as: [2014] ECHR 143 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GÜLİZAR TUNCER GÜNEŞ c. TURQUIE
(Requête no 32696/10)
ARRÊT
STRASBOURG
11 février 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Gülizar Tuncer Güneş c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 janvier 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32696/10) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Gülizar Tuncer Güneş (« la requérante »), a saisi la Cour le 10 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me U. Alkaç, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La requérante se plaint en particulier d’une violation de l’article 3 de la Convention.
4. Le 20 septembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1966 et réside à Istanbul.
A. La déclaration de presse
6. Le 16 septembre 2000, vers 12 heures, un groupe d’avocats appartenant à l’Association des juristes contemporains (Çağdaş Hukukçular Derneği), dont la requérante, se réunit à Istanbul pour dénoncer, par le biais d’une déclaration publique à la presse, certains aspects du régime au sein des prisons de type F en Turquie.
7. Selon le procès-verbal d’arrestation, établi par la police à 12 h 30, les événements se sont déroulés ainsi : la police a demandé plusieurs fois aux manifestants de se disperser et leur a donné quinze minutes pour obtempérer ; ceux-ci ont persisté dans leur volonté de faire leur déclaration publique dans la rue d’İstiklal ; le groupe s’est mis à scander des slogans et a refusé de se disperser malgré les sommations des forces de l’ordre ; la police est intervenue de manière musclée et quarante-neuf personnes, dont la requérante, ont été placées en garde à vue. Selon la requérante, les forces de l’ordre ont arrêté les participants, y compris elle-même, et les ont insultés et battus.
8. D’après le rapport médical établi à 15 h 30 par l’institut de médecine légale, la requérante présentait des ecchymoses sur les bras et sur la jambe droite . Elle se plaignait également de douleurs dues selon elle à des mauvais traitements que lui auraient infligés les forces de sécurité. Le médecin conclut à une incapacité de travail de cinq jours.
9. Le même jour, à la suite de son contrôle médical, la requérante fut remise en liberté.
10. Le 18 septembre 2000, elle s’adressa à la fondation des droits de l’homme, à Istanbul, se plaignant d’avoir subi des mauvais traitements. Les médecins de la fondation l’examinèrent. Dans leur rapport, ils firent état de plusieurs ecchymoses et indiquèrent que les blessures de la requérante paraissaient compatibles avec ses allégations de mauvais traitements.
B. L’action pénale engagée contre la requérante
11. Par un acte d’accusation déposé le 17 novembre 2000, le procureur de la République de Beyoğlu, se fondant sur la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques, intenta à l’encontre de la requérante et d’autres coaccusés une action pénale pour participation à une manifestation illégale.
12. Par un jugement du 28 mars 2001, le tribunal correctionnel de Beyoğlu acquitta la requérante en raison de l’absence des éléments constitutifs de l’infraction.
C. La plainte pénale déposée contre les agents
13. Le 18 septembre 2000, la requérante et vingt-six autres personnes déposèrent devant le parquet de Beyoğlu une plainte pénale contre le préfet d’Istanbul et contre les policiers pour mauvais traitements et pour privation arbitraire de liberté.
14. Le 26 septembre 2000, le parquet de Beyoğlu, après avoir relevé que les actes allégués avaient été commis par des agents en fonction, se déclara incompétent et transmit le dossier à la préfecture d’Istanbul, en application de la loi no 4483 relative aux poursuites contre les fonctionnaires.
15. Le 9 novembre 2000, la requérante fut entendue par deux inspecteurs désignés par le préfet d’Istanbul. Elle déclara que, à sa connaissance, personne n’avait demandé d’autorisation aux autorités compétentes pour la lecture de la déclaration de presse, parce que, aux yeux de son groupe, une telle autorisation n’était pas requise par la loi. Elle précisa que, alors que la lecture allait débuter, les policiers, tout en les encerclant, avaient informé les manifestants qu’ils devaient se disperser. Elle ajouta que, avant de monter dans le véhicule de police, elle avait été battue par des policières. Elle identifia trois d’entre elles à partir de photographies parues dans les médias.
16. Par une décision du 21 décembre 2000, le préfet d’Istanbul, se fondant sur la loi no 4483, n’autorisa pas l’ouverture de poursuites pénales contre les policiers en cause. Il estimait que l’action menée par les manifestants et la déclaration de presse étaient contraires à l’article 44 de la loi sur les associations. Il constatait que les manifestants n’avaient pas obtempéré à l’ordre de dispersion lancé par la police, qu’ils avaient résisté aux policiers qui tentaient de les arrêter et de les faire monter dans les véhicules, qu’ils avaient scandé des slogans contraires à la loi et que la force utilisée par les policiers pour les placer en garde à vue n’avait pas excédé le seuil fixé par leurs fonctions (yetki dahilinde bulunan zorla gözaltına alma). Il concluait que le procès-verbal d’identification à partir de photographies des policiers ainsi que les enregistrements vidéo n’avaient pas permis d’établir que les policiers avaient commis les actes reprochés.
17. A une date non précisée, la requérante forma opposition à la décision du 21 décembre 2000.
18. Par un jugement du 17 avril 2001, le tribunal administratif régional d’Istanbul, considérant qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve dans le dossier de l’affaire pour autoriser l’ouverture d’une action pénale contre les policiers en question, infirma la décision du 21 décembre 2000.
19. Par un acte d’accusation du 11 mai 2001, le procureur de la République de Beyoğlu requit la condamnation de six policiers en vertu de l’article 245 de l’ancien code pénal réprimant le recours excessif à la force.
20. Par un jugement du 28 septembre 2004, le tribunal correctionnel de Beyoğlu, sur le fondement de l’article 245 du code pénal, constatant que les policiers avaient fait usage à l’encontre de la requérante d’une force ayant outrepassé les limites prévues dans le cadre de leurs fonctions et prenant en compte le rapport médical établi par l’institut de médecine légale, condamna les policières M.A., Ş.Ö. et E.K. à une peine d’emprisonnement de trois mois et à leur exclusion provisoire de la fonction publique pour une période de trois mois ; puis, sur le fondement de l’article 4 de la loi no 647 sur l’exécution des peines, le tribunal commua la peine d’emprisonnement en une amende pénale de 273 780 000 anciennes livres turques (environ 145 euros). Constatant que le casier judiciaire des condamnées était vierge et estimant que celles-ci ne commettraient pas d’autres infractions similaires à l’avenir, le tribunal, se fondant sur l’article 6 § 1 de la loi no 647, prononça le sursis à l’exécution de la peine prononcée.
21. Par un arrêt du 6 novembre 2006, la Cour de cassation infirma la partie de condamnation du jugement du 28 septembre 2004 rendu à l’encontre de ces policières en raison de l’entrée en vigueur du nouveau code pénal.
22. Par un jugement du 11 septembre 2007, le tribunal correctionnel de Beyoğlu condamna de nouveau M.A., Ş.Ö. et E.K. à une peine d’emprisonnement de trois mois et à leur exclusion provisoire de la fonction publique pour une période de trois mois ; puis il commua la peine d’emprisonnement en une amende pénale de 270 livres turques (environ 150 euros) et prononça le sursis à l’exécution de la peine.
23. Par un arrêt du 22 décembre 2009, la Cour de cassation constata que le délai de prescription était échu et déclara la procédure éteinte.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
24. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques et de la loi no 2559 sur les fonctions et compétences de la police, ainsi que celles de la directive relative aux forces d’intervention rapide (Polis Çevik Kuvvet Yönetmeliği) du 30 décembre 1982 qui fixent les principes régissant la surveillance, le contrôle et l’intervention des forces d’intervention rapide dans des situations de manifestations figurent aux paragraphes 15 à 17 de l’arrêt Kop c. Turquie (no 12728/05, §§ 15-17, 20 octobre 2009).
25. L’article 6 § 1 de la loi no 647 sur l’exécution des peines se lit ainsi :
« Quiconque n’ayant jamais été condamné (...) à une peine autre qu’une amende se voit infliger (...) une amende (...) et/ou une peine d’emprisonnement d’un an [maximum] peut bénéficier d’un sursis à l’exécution de cette peine, si le tribunal est convaincu que [l’auteur], compte tenu de [sa] propension à transgresser ou non la loi, se gardera de récidiver si on lui accorde un tel sursis (...) »
26. La loi no 4483 relative aux poursuites contre les fonctionnaires, entrée en vigueur le 2 décembre 1999, dispose dans son article 9 que les décisions rendues par les organes administratifs compétents sur les demandes d’ouverture d’enquêtes pénales formulées par les parquets et mettant en cause un fonctionnaire sont susceptibles d’opposition dans un délai de dix jours. Les juridictions administratives sont seules compétentes pour connaître de telles oppositions et leurs décisions sont définitives. À la suite de la promulgation de la loi d’amendement no 4778, les poursuites pour mauvais traitements (article 243 de l’ancien code pénal et articles 94 et 95 du nouveau code pénal du 26 septembre 2004) et pour recours excessifs à la force (article 245 de l’ancien code pénal et article 256 du nouveau code pénal) par des agents de l’État ont été exclues du champ d’application de la loi no 4483 (Çamçı et autres c. Turquie, no 25172/02, §§ 21-22, 24 février 2009). À l’heure actuelle, l’instruction de tels actes relève du droit commun et donc de la compétence exclusive des procureurs de la République.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
27. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, la requérante soutient que son placement en garde à vue était arbitraire et illégal
28. Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce grief.
29. En l’espèce, la Cour relève que la garde à vue de la requérante a pris fin le 16 septembre 2000, soit plus de six mois avant l’introduction de la présente requête.
30. Il s’ensuit que ce grief est tardif et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
31. La requérante se plaint de violences exercées à son encontre par les policiers et dénonce l’ineffectivité de la procédure pénale engagée contre les policiers en service le jour de l’incident litigieux au motif qu’elle se serait terminée par la prescription des faits. Elle invoque les articles 3, 6 et 13 de la Convention.
Eu égard à la formulation et au contenu des griefs de la requérante, la Cour décide de les examiner uniquement sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
32. Le Gouvernement, après avoir rappelé la jurisprudence de la Cour en la matière, déclare laisser son appréciation à la discrétion de la Cour.
A. Sur la recevabilité
33. Constatant que le grief tiré de l’article 3 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Sur les allégations de mauvais traitements
34. La Cour rappelle d’abord que, pour tomber sous le coup de l’article 3, les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, 14 novembre 2002, CEDH 2002-IX, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000-XI, Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001-III, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV). La Cour réaffirme en outre que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, par exemple lors d’une arrestation, l’utilisation à son égard de la force physique excessive et injustifiée par rapport à son comportement constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (voir, parmi d’autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, §§ 23 et 24, série A no 269, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 68-78, CEDH 2000-XII, Günaydın c. Turquie, no 27526/95, § 29, 13 octobre 2005).
35. Dans les circonstances où il est question de recours à la force rendu strictement nécessaire pour procéder à l’arrestation, il échet de rechercher si cet usage de la force a été proportionné (Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001, et Hulki Güneş c. Turquie, no 28490/95, § 70, CEDH 2003-VII). À cet égard, la Cour rappelle attacher une importance particulière aux lésions ou séquelles qui ont été occasionnées et aux circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 68, 19 mai 2004, et Gülizar Tuncer c. Turquie, no 23708/05, § 31, 21 septembre 2010).
36. En l’espèce, la Cour constate qu’il ressort des rapports médicaux établis les 16 et 18 septembre 2000 que la requérante présentait des ecchymoses et que le médecin a conclu à une incapacité de travail de cinq jours (paragraphes 8 et 10 ci-dessus). À la lumière de ces constats, elle considère que les traitements dont la requérante a été victime tombent sous le coup de l’article 3 de la Convention.
37. La Cour note aussi que, dans sa plainte, la requérante a relaté sa version du déroulement de la manifestation et des traitements infligés tant à elle-même qu’aux autres manifestants. À la suite de cette plainte, une action pénale a été intentée contre les policiers auteurs présumés des mauvais traitements infligés à la requérante. Il ressort des motifs du jugement du tribunal correctionnel que les policiers ont fait usage contre les manifestants, dont la requérante, d’une force et de violences qui ont outrepassé les limites prévues dans le cadre de leurs fonctions. Par conséquent, la Cour constate que rien n’indique dans les faits de l’espèce que la requérante ait fait preuve d’une agressivité telle qu’elle n’eût pu être maîtrisée que par le recours à la force. Elle rappelle en outre que la dispersion d’un rassemblement ne saurait suffire en soi à expliquer la gravité de coups portés au visage ou à la tête de manifestants.
38. La Cour observe en outre que le Gouvernement ne conteste pas la teneur des rapports médicaux présentés par la requérante. C’est pourquoi, eu égard aux constats qui précèdent ainsi qu’aux rapports médicaux présentés, la Cour estime que le recours à la force en cause a été excessif et qu’il n’a pas été rendu strictement nécessaire par le comportement de la requérante dans la dispersion du rassemblement en question. Partant, elle conclut que la force utilisée dans la présente affaire était excessive et injustifiée.
39. Il s’ensuit qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
2. Sur le caractère effectif des investigations menées
40. D’abord, en ce qui concerne l’obligation pour les autorités nationales d’ouvrir et de mener une enquête effective, la Cour se réfère aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence dans les arrêts Khachiev et Akaïeva c. Russie (nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005), Menecheva c. Russie (no 59261/00, § 67, CEDH 2006-III), Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 134-137, CEDH 2004-IV), Abdülsamet Yaman c. Turquie (no 32446/96, § 54, 2 novembre 2004, et Ciğerhun Öner c. Turquie (no 2) (no 2858/07, § 98, 23 novembre 2010).
41. Ensuite, la Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, Ay c. Turquie, no 30951/96, §§ 59-60, 22 mars 2005, et Şafak c. Turquie, no 38879/03, § 66, 25 janvier 2011). Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2 de la Convention, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita, précité, § 131).
42. En l’espèce, la Cour constate que, à la suite de la plainte déposée par la requérante, une procédure pénale a été ouverte contre les policiers pour mauvais traitements devant le tribunal correctionnel compétent. Ce tribunal a établi que les policiers avaient fait usage à l’égard des manifestants - dont la requérante - d’une force et de violences ayant outrepassé les limites prévues dans le cadre de leurs fonctions. Toutefois, la Cour de cassation a éteint cette action publique pour prescription (paragraphe 23 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà jugé, dans des circonstances similaires à celles de l’espèce, que les autorités nationales devaient prendre toutes les mesures positives nécessaires pour agir avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable, de sorte que les auteurs de traitements contraires à l’article 3 ne jouissent pas d’une quasi-impunité, nonobstant l’existence de preuves irréfutables contre eux (Batı et autres, précité, § 147 ; voir également, mutatis mutandis, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 78-79, CEDH 1999-V, et Fazıl Ahmet Tamer et autres c. Turquie, no 19028/02, § 96, 24 juillet 2007). Elle réaffirme également que, lorsqu’un fonctionnaire de l’État est accusé d’actes contraires à l’article 3, la procédure ou la condamnation ne sauraient être rendues caduques par exemple par une prescription, et que l’application de mesures telles que l’amnistie, la grâce ou le sursis à l’exécution de la peine ne saurait être autorisée (voir, en ce sens, Zeynep Özcan c. Turquie, no 45906/99, § 45, 20 février 2007, et Okkalı c. Turquie, no 52067/99, §§ 76 et 78, CEDH 2006-XII ; voir également, mutatis mutandis, Abdülsamet Yaman, précité, § 55, et Ciğerhun Öner (no 2), précité, § 101).
43. Dès lors, en l’espèce, la Cour considère que les manquements quant à la promptitude et la diligence dans l’action pénale engagée contre les policiers, qui ont eu pour conséquence d’accorder une quasi-impunité à ces derniers, auteurs présumés de tels faits, ont rendu le recours pénal ineffectif.
44. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation des exigences procédurales de l’article 3 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
45. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
46. La requérante demande réparation au titre du préjudice matériel et laisse l’appréciation du montant à la discrétion de la Cour. Elle réclame en outre 50 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
47. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
48. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 9 750 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
49. La requérante demande également 8 215 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. S’agissant de ceux engagés devant les juridictions internes, elle chiffre à 13 500 livres turques (TRY) (environ 4 950 EUR) les frais d’avocat.
S’agissant de ceux engagés devant la Cour de Strasbourg, la requérante les décompose ainsi, sans cependant fournir de justificatif pour les deux premiers montants :
- 120 TRY (environ 45 EUR) pour les frais de poste, de photocopies et de secrétariat ;
- 380 TRY (environ 140 EUR) pour les frais de traduction ;
- 8 400 TRY (environ 3 080 EUR) pour les frais d’avocat. L’intéressée présente à cet égard une convention d’honoraires.
50. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
51. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 265 EUR réclamée pour la procédure devant elle et l’accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
52. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation des volets matériel et procédural de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :
i. 9 750 EUR (neuf mille sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 3 265 EUR (trois mille deux cent soixante-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 février 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Guido Raimondi
Greffier Président