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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GUADAGNO AND OTHERS v. ITALY - 61820/08 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 686 (01 July 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/686.html
Cite as: [2014] ECHR 686

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE GUADAGNO ET AUTRES c. ITALIE

     

    (Requête no 61820/08)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    1er juillet 2014

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Guadagno et autres c. Italie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Işıl Karakaş, présidente,
              Guido Raimondi,
              Nebojša Vučinić,
              Helen Keller,
              Paul Lemmens,
              Egidijus Kūris,
              Robert Spano, juges,
    et de
    Abel Campos, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2014,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 61820/08) dirigée contre la République italienne et dont trois ressortissants de cet État, MM. S. Guadagno, F. Minichini et F. Portoghese (« les requérants »), ont saisi la Cour le 15 décembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Mes P. Troianello, G. Scalese et F. Maiello, avocats à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son coagent, Mme P. Accardo.

    3.  Le 8 juin 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    4.  Les requérants sont nés respectivement en 1947, 1941 et 1950 et résident à Salerne (Salerno).

    5.  Les requérants sont des magistrats administratifs. Le 11 juin 1991, ils obtinrent le status de « conseiller d’État » (consigliere di Stato).

    6.  Par un acte notifié à leur administration le 23 décembre 1992 et déposé au greffe du tribunal administratif régional (TAR) de la Basilicate, les requérants demandèrent l’ajustement de leur salaire en application de l’article 1 de la loi no 265 du 8 août 1991 (qui faisait référence à l’article 4, alinéa 3, du décret-loi no 681 du 27 septembre 1982, converti avec modifications en la loi no 869 du 20 novembre 1982).

    Ils estimaient avoir droit, en vertu de ces dispositions, au même salaire que celui obtenu par d’autres conseillers d’État qui, en dépit d’une ancienneté inférieure à la leur, jouissaient d’un traitement salarial plus élevé.

    7.  Par un décret du 11 mars 1993, le président du TAR transmit l’affaire au TAR de Salerne. Par un acte déposé le 26 mars 1993, les requérants se constituèrent dans la procédure.

    8.  Par un jugement du 6 décembre 1995, déposé au greffe le 12 mars 1996, le TAR fit droit à la demande des requérants.

    9.  La présidence du Conseil des ministres interjeta appel.

    Par une décision no 3017 du 6 mai 2006, le Conseil d’État rejeta l’appel au motif qu’il n’avait pas été notifié correctement.

    10.  Toutefois, l’administration n’exécuta pas le jugement du TAR.

    11.  Les requérants introduisirent un recours en exécution (giudizio di ottemperanza) devant le TAR de la Campanie.

    L’administration s’opposa à leur demande en faisant valoir :

    - que par suite de l’entrée en vigueur de la loi no 388 du 23 décembre 2000 (ou « loi no 388/2000 »), les requérants ne pouvaient plus réclamer le droit à l’ajustement ;

    - qu’en effet, l’article 50 de la loi interdisait désormais, avec effet rétroactif, de procéder au paiement des créances fixées en la matière par des décisions judiciaires autres que celles qui étaient déjà devenues définitives à la date de son entrée en vigueur.

    12.  Par un arrêt du 10 janvier 2008, le TAR ordonna à l’administration d’exécuter son jugement du 6 décembre 1995. Dans leurs motifs, les juges considérèrent :

    - qu’étant donné que l’appel de l’administration avait été déclaré irrecevable par le Conseil de l’État, ce jugement avait acquis la force de la chose jugée au plus tard le 28 avril 1997 ;

    - que l’article 50 de la loi no 388/2000 n’était donc pas applicable en l’espèce, puisque le jugement était ainsi devenu définitif avant son entrée en vigueur.

    13.  L’administration interjeta appel.

    Par un arrêt du 6 mai 2008, déposé au greffe le 16 juin 2008, le Conseil d’État accueillit l’appel et jugea légale la non-exécution de l’arrêt du TAR. Pour statuer en ce sens, la haute juridiction considéra :

    - qu’en vertu de l’article 324 du code de procédure civile, le jugement du TAR n’avait acquis la force de la chose jugée qu’à l’expiration des délais qui étaient ouverts à l’administration pour se pourvoir en cassation contre l’arrêt rendu par le Conseil d’État en appel ou pour en demander la révocation ;

    - qu’en tout cas, le jugement n’était pas encore définitif au moment de l’entrée en vigueur de la loi no 388/2000 ;

    - et que, par conséquent, l’article 50 de celle-ci trouvait à s’appliquer.

     

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    14.  L’article 50 de la loi no 388 du 23 décembre 2000 se lit comme suit :

     « L’alinéa 9 de l’article 4 de la loi du 6 août 1984 no 425 est abrogé à compter de l’entrée en vigueur du décret-loi du 1992 no 333, converti avec modifications en la loi no 359 de 1992 ; les mesures et décisions adoptées par les autorités judiciaires en s’écartant de l’interprétation donnée ci-dessus deviennent caduques à partir de la date susmentionnée.

    Les paiements afférents auxdites mesures ou décisions ne sont pas dus et ne peuvent pas être exécutés ».

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

    15.  Les requérants allèguent que l’entrée en vigueur de la loi no 388 du 23 décembre 2000 aurait influencé la décision du Conseil d’État, et voient là une atteinte à la prééminence du droit et à l’équité de la procédure. Ils dénoncent une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    16.  Le Gouvernement combat cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    17.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties

    18.  Les requérants exposent que le jugement du TAR de Salerne devait être considéré comme ayant acquis un caractère définitif avant l’entrée en vigueur de la loi de finances no 388 du 23 décembre 2000 et que, par conséquent, l’article 50 de celle-ci n’aurait pas dû s’appliquer.

    19.  Les requérants sont d’avis qu’ils n’ont pas joui des garanties d’un procès équitable, en raison de la non-exécution du jugement du TAR du 6 décembre 1995, du fait de l’application rétroactive de la loi no 388 du 23 décembre 2000.

    20.  Ils affirment qu’il n’y avait aucun motif impérieux d’intérêt général pouvant justifier l’ingérence dont ils ont été victimes dans la gestion du contentieux judiciaire.

    Le seul but invoqué par le Gouvernement, exposent-ils, était d’ « éviter une disparité de traitement » entre les magistrats au niveau de la rétribution. Ce but a, selon eux, été mis en avant par le Gouvernement dans d’autres affaires pendantes devant la Cour ayant pour objet des lois rétroactives intervenues en cours de procédure.

    Aux yeux des requérants, toutefois, le véritable et unique but de la loi litigieuse était d’ordre financier.

    21.  En promulguant une loi rétroactive pour influer sur l’issue des procédures judiciaires engagées à son encontre, l’État a selon eux violé le principe de l’égalité des armes.

    En s’ingérant dans l’administration de la justice, l’État aurait également méconnu l’autonomie de la fonction juridictionnelle.

    22.  Le Gouvernement explique que la disposition abrogée par l’article 50 de la loi de finances no 388 du 23 décembre 2000 trouvait sa raison d’être dans l’existence de magistrats du Conseil d’État et de la Cour des comptes entrés dans lesdites juridictions par nomination du gouvernement et qui, au moment de leur intégration, gardaient le traitement dont ils jouissaient antérieurement, lequel pouvait être beaucoup plus élevé que celui de leurs nouveaux collègues déjà en place. C’est pour éviter ces disparités que la loi avait prévu pour ces derniers le droit d’obtenir la même rétribution que les entrants.

    23.  Le Gouvernement note que la péréquation ainsi prévue n’était pas automatique, mais subordonnée à une demande de l’intéressé, lequel devait indiquer le traitement du collègue auquel il voulait se comparer : dans la pratique, il en résultait une absence de paramètres généraux et certains. En outre, avec l’ouverture de cette possibilité, la rémunération des magistrats administratifs avait, de façon générale, beaucoup augmenté.

    C’est ainsi qu’après plusieurs critiques de ce système - appelé en italien « flottaison » (galleggiamento) -, l’article 50 alinéa 4 de la loi de finances no 388 du 23 décembre 2000 a :

    - établi un système de péréquation de tous les traitements,

    - décidé qu’il serait attribué, à partir du 10 janvier 2001, à ceux qui n’avaient pas bénéficié d’un alignement de leur salaire, un niveau salarial homogène, correspondant à celui des magistrats de la Cour de cassation, dès lors qu’ils obtiendraient le titre de « conseiller » ou d’ « avocat de l’État ».

    Cette disposition a en même temps abrogé les dispositions de l’alinéa 9 de l’article 4 de la loi no 425 du 6 août 1984, et ce avec effet à compter de l’entrée en vigueur du décret-loi no 333 de 1992, converti en la loi no 359 de 1992.

    Ce faisant, estime le Gouvernement, la loi a établi des critères homogènes de rémunération.

    24.  Le Gouvernement est d’avis que la loi de finances no 388 du 23 décembre 2000 a réalisé un but social nécessaire et appréciable. Il était selon lui indispensable de mettre fin à l’institution de la « flottaison », qui menait à des résultats inéquitables.

    25.  Le Gouvernement fait valoir que selon l’interprétation communément admise, conforme aux principes de la Cour constitutionnelle, la disposition de la loi de finances no 388 du 23 décembre 2000 interdisant d’exécuter les paiements découlant d’une décision judiciaire incompatible avec cette nouvelle loi concerne les décisions qui ne sont pas encore passées en force de « chose jugée ».

    Quant à la question de savoir si la force de chose jugée était déjà acquise dans une espèce déterminée, explique-t-il cependant, c’est au juge (interne) qu’il appartient d’y répondre.

    En l’espèce, pour le Gouvernement, les requérants ont pu exercer leurs droits garantis par l’article 6 de la Convention ; il se trouve que, en fin de compte, le juge a établi que le jugement dont ils se prévalaient n’avait pas encore acquis force de « chose jugée » à la date pertinente.

    26.  Le Gouvernement ajoute que, bien que les requérants aient perdu les avantages de la « flottaison », ils ont acquis, grâce à la nouvelle loi, des hausses de rétribution d’application générale pour leur catégorie ; par conséquent, le sacrifice a été limité et, selon lui, proportionné aux buts poursuivis par le législateur.

    2.  Appréciation de la Cour

    27.  À titre liminaire, la Cour n’estime pas nécessaire de remettre en discussion la conclusion à laquelle est parvenu le Conseil d’État sur le moment auquel la décision du TAR est devenue définitive. Même à supposer que la décision du TAR ne fût pas encore définitive à la date de l’entrée en vigueur de la loi no 388 du 2000, comme l’affirme le Conseil d’État, la Cour se pose la question de savoir si l’intervention du législateur, avec un effet rétroactif qui a eu pour conséquence d’entériner la position de l’État dans le cadre de procédures diligentées contre lui et alors pendantes devant les juridictions judiciaires, est compatible avec l’article 6 § 1 de la Convention.

    28.  La Cour réaffirme que si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché, en matière civile, de préciser par de nouvelles dispositions à portée rétroactive la portée des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 49, série A no 301-B ; Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII).

    La Cour rappelle en outre que l’exigence de l’égalité des armes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à la partie adverse (voir notamment les arrêts Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas du 27 octobre 1993, § 33, série A no 274, §33 ; et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, précité, § 46).

    29.  La Cour est amenée à se prononcer en l’espèce sur la question de savoir si l’intervention de la loi du 18 décembre 2003 a porté atteinte au caractère équitable de la procédure et notamment à l’égalité des armes, en exerçant, en cours d’instance, une influence sur l’issue du litige.

    30.  Dans des affaires soulevant des problèmes similaires à ceux de la présente, la Cour a relevé que l’intervention du législateur avait eu lieu à un moment où une instance judiciaire à laquelle l’État était partie se trouvait pendante. Elle a ainsi conclu qu’en intervenant d’une manière décisive pour orienter en sa faveur l’issue imminente de l’instance à laquelle il était partie, l’État avait porté atteinte aux droits des requérants garantis par l’article 6 (voir, notamment, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII, SCM Scanner de l’Ouest Lyonnais et autres c. France, no 12106/03, § 28, 21 juin 2007, et Agrati et autres c. Italie, nos. 43549/08, 6107/09 et 5087/09, 7  juin 2011).

    31.  La Cour observe par ailleurs qu’avant l’entrée en vigueur de la loi du 23 décembre 2000, les requérants pouvaient légitimement s’attendre à une augmentation de leur salaire. Or, cette loi est venue interdire, avec effet rétroactif, de procéder au paiement de certaines créances déterminées par des décisions judiciaires lorsque celles-ci n’étaient pas encore devenues définitives à la date de son entrée en vigueur

    32.  N’excluant de son champ d’application que les décisions de justice passées en force de chose jugée, la disposition critiquée de la loi de finances no 388 du 23 décembre 2000 fixait définitivement, de manière rétroactive, les termes du débat soumis aux juridictions dans les instances en cours.

    En l’espèce, les actions introduites par les requérants devant les juridictions internes étaient alors pendantes. L’adoption de cette loi, qui réglait le fond du litige, rendait vaine toute continuation de l’exécution du jugement non définitif rendu en leur faveur.

    33.  Reste à vérifier si la rétroactivité de la loi reposait sur d’impérieux motifs d’intérêt général. Le Gouvernement se réfère à la nécessité d’éliminer la disparité de traitement au niveau de la rétribution des magistrats, mais n’indique pas les raisons qui lui auraient imposé d’intervenir dans les procédures en cours

    34.  La Cour note à cet égard, que le Gouvernement n’a même pas essayé d’expliquer quelles raisons impérieuses, au sens de sa jurisprudence, étaient censées justifier une intervention législative rétroactive en cours de procédure. Aucun des arguments présentés par le Gouvernement ne convainc donc la Cour de la légitimité et de la proportionnalité de l’ingérence. Compte tenu de ce qui précède, l’intervention législative litigieuse, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige opposant les requérants à l’État devant les juridictions internes, n’était pas justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.

    35.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    36.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    37.  Justificatifs à l’appui, les requérants réclament en premier lieu 532 951 euros (EUR) chacun au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi jusqu’au 31 décembre 2008.

    S’y ajouteraient, pour les années suivantes, 1 000 000 EUR pour le premier requérant, 950 000 EUR pour le deuxième requérant et 800 000 EUR pour le troisième requérant, aucune explication n’étant toutefois fournie quant au calcul par lequel les requérants parviendraient à ces montants.

    Ils réclament enfin 550 000 euros chacun pour dommage moral.

    38.  Le Gouvernement s’oppose à ces prétentions. Il expose qu’il s’agit de montants établis sans paramètres réels et qui ne prennent pas en compte les hausses de rétribution prévues par la nouvelle loi et dont les requérants vont jouir, puisqu’elles sont d’application générale.

    39.  La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le fait que les requérants n’ont pu jouir des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention.

    Sans qu’il y ait lieu de spéculer sur ce qu’eût été l’issue du procès dans le cas contraire, la Cour n’estime pas déraisonnable de penser que les intéressés ont subi une perte de chances réelle (voir, notamment, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 79 ; Lecarpentier c. France, n  67847/01, 14 février 2006, § 61 ; Arras et autres c. Italie no17972/07, 14 février 2012 § 88). Elle tient à souligner qu’en l’espèce la jurisprudence était, avant l’adoption de la loi litigieuse, favorable à la position des requérants. Ainsi, si aucune violation de la Convention ne s’était produite, la situation des requérants aurait vraisemblablement été différente, dès lors qu’ils auraient pu se voir reconnaître le droit à l’ajustement de leur salaire. Partant, la Cour retient que la violation de la Convention constatée en l’espèce est bien susceptible d’avoir causé aux requérants un dommage matériel.

    40.  S’agissant de la période postérieure à l’année 2008, la Cour constate que le montant des pertes est nécessairement hypothétique puisqu’il dépend notamment de paramètres non connus, au sujet desquels la Cour ne peut pas se livrer à des spéculations. Ces questions devraient être réservées, le cas échéant, à la compétence des juridictions nationales.

    41.  Compte tenu de ce qui précède et de sa jurisprudence en la matière, la Cour alloue 87 000 EUR au premier requérant, 104 000 EUR au deuxième requérant et 95 000 EUR au troisième requérant au titre du préjudice matériel.

    42.   Quant au dommage moral, la Cour estime que le constat de violation auquel elle est parvenue constitue en soi une satisfaction équitable pour le préjudice moral subi par les requérants.

    B.  Frais et dépens

    43.  Sans justificatif à l’appui, les requérants demandent également 79 810,72 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

    44.  La Cour note que la demande de remboursement des frais et dépens engagés devant la Cour n’est pas suffisamment détaillée et ventilée par rubriques ni accompagnée des justificatifs pertinents. Elle rejette donc la demande formulée par les requérants à ce titre.

    C.  Intérêts moratoires

    45.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR,

    1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

     

    2.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    3.  Dit, à l’unanimité,

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, augmentées de tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel :

    i)  87 000 EUR (quatre-vingt-sept mille euros) à M. Guadagno ;

    ii)  104 000 EUR (cent quatre mille euros) à M. Minichini ;

    iii)  95 000 EUR (quatre-vingt-quinze mille euros) à M. Portoghese ;

     

    b)  qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette, par cinq voix contre deux, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

     

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

        Abel Campos                                                                        Işıl Karakaş
      Greffier adjoint                                                                        Présidente

     

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Lemmens et Kūris.

    A.I.K.
    A.C.

     


     

    OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DES JUGES LEMMENS ET KŪRIS

    1.  Nous sommes d’accord avec nos collègues pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.[1] À notre regret, nous ne pouvons toutefois nous rallier à la position de la majorité en ce qui concerne la satisfaction équitable à accorder aux requérants.

     

    2.  La majorité estime, quant au préjudice matériel, que les requérants « ont subi une perte de chances réelle », et que, « si aucune violation de la Convention ne s’était produite,[leur] situation aurait vraisemblablement été différente, dès lors qu’ils auraient pu se voir reconnaître le droit à l’ajustement de leur salaire » (paragraphe 39 de l’arrêt).

     

    3.  À notre avis, les requérants n’ont pas seulement perdu des « chances ». Ils ont perdu le bénéfice d’une décision judiciaire bien réelle, celle du tribunal administratif régional de Salerne du 6 décembre 1995, qui fit droit à leur demande et qui reconnut leur droit à l’ajustement de leur salaire. Ce jugement n’a pas été annulé. D’ailleurs, le recours du Conseil des ministres contre ce jugement a été rejeté (par l’arrêt du Conseil d’État du 6 mai 2006). Le jugement avait autorité de la chose jugée (« cosa giudicata sostanziale », selon l’article 2909 du code civil italien), et ce à quoi les requérants avaient droit était clair pour tout le monde.

     

    4.  Toutefois, dans l’intervalle, le législateur était intervenu par l’adoption de l’article 50, alinéa 4, de la loi no 388 du 23 décembre 2000. Selon cette disposition légale, les traitements des magistrats devaient être généralement revus. La disposition légale sur laquelle les requérants avaient fondé leur demande fut abrogée, avec effet rétroactif. Les jugements qui avaient reconnu à certains magistrats, notamment aux requérants, le droit à un ajustement de leur salaire selon l’ancien système perdaient leur caractère exécutoire, et ne pouvaient plus être exécutés.

     

    5.  Les effets de cette intervention législative se sont fait sentir lorsque les requérants ont entamé la procédure d’exécution du jugement rendu 1995. En première instance, le tribunal administratif de Campanie estima que le jugement de 1995 avait acquis force de chose jugée (« cosa giudicata formale », selon l’article 324 du code de procédure civile) au plus tard le 28 avril 1997, et que selon les principes applicables il était à l’abri de toute intervention du législateur. Sur recours de l’administration, le Conseil d’État décida toutefois que le jugement de 1995 n’était pas encore passé en force de chose jugée au moment de l’entrée en vigueur de la loi no 388/2000, et que l’article 50 de cette loi trouvait donc à s’appliquer.

     

    6.  Il en résulte, selon nous, que les requérants ont subi un dommage bien précis : ils ont perdu le bénéfice de l’ajustement de leur traitement qui a été reconnu par le jugement de 1995. C’est pour cette raison que nous estimons que la Cour devrait leur accorder une satisfaction équitable d’un montant équivalent à la valeur de l’ajustement de leur traitement tel qu’il a été reconnu. La période à prendre en considération serait celle pendant laquelle l’effet rétroactif de la loi no 388/2000 s’est fait sentir, c’est-à-dire depuis le dépôt du jugement de 1995 jusqu’à la date de l’entrée en vigueur de ladite loi. Les montants mensuels devraient être majorés des intérêts moratoires calculés selon le taux légal en vigueur.

     

    7.  Procéder au calcul exact des montants qui, selon nous, devraient être alloués est sans intérêt dans le cadre de la présente opinion dissidente. Sans être certains, nous supposons que ces montants sont plus élevés que ceux effectivement alloués par la Cour. C’est pour cette raison que nous avons voté contre le point 4 du dispositif.

     



    [1] Nous notons par ailleurs que cette affaire constitue une illustration de plus du fait que le législateur italien a trop régulièrement recours au mécanisme de la loi interprétative, ayant un effet rétroactif, pour résoudre des problèmes budgétaires de l’État résultant du fait qu’un nombre de citoyens ont obtenu gain de cause contre l’État dans des affaires pendantes devant les juridictions nationales. Voir à ce sujet notre opinion dissidente dans Azienda Agricola Silverfunghi s.a.s. et autres c. Italie, n°s 48357/07 et autres, 24 juin 2014.


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