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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SHAMARDAKOV v. RUSSIA - 13810/04 - Chamber Judgment (French Text) [2015] ECHR 455 (30 April 2015)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/455.html
Cite as: [2015] ECHR 455

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    PREMIÈRE SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE SHAMARDAKOV c. RUSSIE

     

    (Requête no 13810/04)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    30 avril 2015

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Shamardakov c. Russie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

              Isabelle Berro, présidente,
              Elisabeth Steiner,
              Khanlar Hajiyev,
              Linos-Alexandre Sicilianos,
              Erik Møse,
              Ksenija Turković,
              Dmitry Dedov, juges,
    et de Søren Nielsen, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 avril 2015,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13810/04) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Pavel Mikhaylovich Shamardakov (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 mars 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me A.Y. Dzilikhov, avocat à Vladikavkaz. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

    3.  Le requérant se plaint de mauvais traitements qui lui auraient été infligés par la police, de l’absence d’enquête effective à cet égard et d’un manque d’équité de la procédure ayant abouti à sa condamnation pénale.

    4.  Le 29 janvier 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    5.  Le 16 février 2010, le Président de la Chambre a décidé, en vertu de l’article 54 § 2 c) du règlement, d’inviter les parties à présenter des observations complémentaires.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    6.  Le requérant est né en 1968 et réside à Vladikavkaz, république d’Ossétie du Nord-Alanie.

    A.  L’interpellation du requérant et les mauvais traitements allégués

    1.  L’interpellation du requérant et les événements subséquents

    7.  Le 21 mai 2003 aux alentours de vingt heures, le cadavre de la demoiselle M. fut découvert dans sa résidence secondaire. La mère de la victime se rendit sur les lieux avec des agents de police et indiqua qu’elle soupçonnait le requérant d’avoir commis le meurtre. Elle les accompagna à son autre appartement, qu’elle avait temporairement mis à la disposition du requérant.

    8.  Le soir même, à 21 h 30 environ, le requérant fut interpellé par les agents de police S. et Ya. à l’adresse indiquée par la mère de la victime. Il fut conduit au commissariat de police Zaterechniy de la ville de Vladikavkaz.

    9.  À 22 h 20, un assistant paramédical de la clinique antitoxicomanie locale examina le requérant pour déterminer son état d’ébriété. Selon le rapport dressé (no 1240), le requérant ne présentait aucune blessure ni lésion corporelle au moment de l’examen.

    10.  À 23 heures, le procureur D. du parquet du district Zaterechniy ouvrit une information pour homicide.

    11.  Le requérant fut ensuite reconduit au commissariat de police.

    12.  Selon ses dires, il fut placé par les agents de police B. et To. dans une pièce au quatrième étage. Là, ceux-ci l’auraient sévèrement battu, en insistant pour qu’il avoue le meurtre. Le passage à tabac aurait duré cinq ou six heures.

    13.  Le requérant n’avoua pas, mais donna un compte rendu détaillé de ce qu’il avait fait au cours de la journée où la demoiselle M. avait été tuée. Ses déclarations ont été consignées par écrit dans un document en date du 21 mai 2003 établi par l’agent B. et signé par le requérant.

    14.  Le 22 mai 2003, à 1 heure du matin, le procès-verbal de l’interpellation du requérant fut dressé par un enquêteur du parquet Zaterechniy, M. D. Le procès-verbal indiquait que le requérant avait été interpellé à 22 h 20 et mentionnait qu’il avait déclaré n’avoir tué personne.

    15.  Vers 5 heures du matin, les agents de police firent descendre le requérant au bureau de l’agent de police de permanence, au premier étage.

    16.  Selon ses dires, le requérant perdit connaissance plusieurs fois et une ambulance fut appelée. On l’amena à l’hôpital. Après quelques examens, il fut ramené au commissariat de police.

    17.  Toujours selon ses dires, le requérant fut de nouveau placé par les agents de police B. et To. dans une pièce au quatrième étage, où ils l’auraient battu. Le requérant précise que l’enquêtrice G., du parquet, était au courant de son passage à tabac.

    18.  Le même jour de 11 h 50 à 12 h 15, le requérant fut interrogé par l’enquêtrice G., responsable de l’enquête sur l’homicide de la demoiselle M., en présence d’un avocat commis d’office, M. Kh. Le requérant choisit de garder le silence.

    19.  Dans la nuit du 22 au 23 mai 2003, le requérant fut transféré au centre de détention temporaire de la république d’Ossétie du Nord-Alanie. À 19 heures, une ambulance fut appelée pour lui. Le requérant fut de nouveau amené à l’hôpital pour des examens complémentaires. Malgré les recommandations du médecin, il fut reconduit au centre de détention temporaire.

    20.  Le 23 mai 2003, le requérant fut présenté au juge compétent, qui décida de prolonger sa garde à vue de soixante-douze heures avant décision sur son éventuel placement en détention. Selon ses dires, le requérant se plaignit à l’audience des mauvais traitements qu’il aurait subis. Il ajoute que le juge ne pouvait pas ne pas voir les blessures qu’il avait au visage.

    21.  Le 24 mai 2003, une ambulance fut appelée pour le requérant à trois reprises. Le jour même, le requérant fut transféré au centre de détention provisoire IZ-15/1 de la république d’Ossétie du Nord-Alanie.

    22.  Le 26 mai 2003, le juge du district Sovetskiy de Vladikavkaz ordonna le placement du requérant en détention provisoire.

    2.  Les documents médicaux attestant des lésions corporelles du requérant

    a)  Documents concernant l’état du requérant le 22 mai 2003

    23.  Dans une attestation du 18 novembre 2004, établie à la suite d’une demande de l’avocat du requérant du 16 novembre 2004, le chef des urgences, M. B., indiqua en substance ceci :

    - Le 22 mai 2003 à 14 h 56, une ambulance avait été appelée pour le requérant au commissariat Zaterechny. Le diagnostic préliminaire était une contusion du thorax, une fracture des sixième, septième et huitième côtes gauches et une commotion cérébrale.

    24.  D’après un extrait du livre-journal du cabinet radiographique no 7 du service des urgences de l’hôpital pour la période du 20 mai au 26 juin 2003, le requérant fut examiné le 22 mai 2003 à 16 heures. Cet examen fit apparaître une fracture de la dixième côte gauche. Cet extrait fut signé par le chef du service de radiologie, Mme K., le 9 mars 2004.

    b)  Attestations concernant l’état du requérant le 23 mai 2003

    25.  Dans une attestation établie à une date non spécifiée et contresignée par le chef de service, le neurochirurgien de permanence, M. R., indiqua en substance ceci :

    - Le 23 mai 2003, le requérant avait été amené à l’hôpital régional avec le diagnostic suivant : traumatisme crânien interne, commotion cérébrale et fracture de compression de la sixième cervicale sans troubles neurologiques.

    26.  Selon toute vraisemblance, le requérant fut également examiné par un autre neurochirurgien de permanence, M. D., qui délivra un certificat selon lequel les blessures du requérant n’étaient pas incompatibles avec la détention dans un établissement pénitentiaire. Apparemment toujours, ce certificat médical fut versé à son dossier médical au centre de détention IZ 15/1, puisqu’il en porte le tampon.

    27.  Dans une attestation du 19 mars 2004, établie à la suite d’une demande de la juge du tribunal du district Sovetskiy du même jour, le chef du centre de détention temporaire M. A. indiqua en substance ce qui suit :

    -  Le requérant avait été transféré dans ce centre le 23 mai 2003 à 1 h 20. Lors de son examen médical, le requérant s’était plaint de nausées, d’un mal de tête et de douleurs du côté gauche du thorax. Le 24 mai 2003, des équipes d’ambulance lui administrèrent des soins médicaux, ainsi qu’il fut consigné dans le journal de suivi médical des personnes détenues sous les numéros 382, 384 et 386.

    28.  Dans une attestation du 14 juillet 2003, établie à la suite d’une demande de l’avocat du requérant du 7 juillet 2003, le chef des urgences, M. B., indiqua en substance ceci :

    -  Le 23 mai 2003 à 19 h 34, une équipe du médecin-ambulancier Mme B. avait examiné le requérant au centre de détention temporaire. Le diagnostic établi était : traumatisme crânien interne, commotion cérébrale, fracture de la dixième côte gauche. Après l’administration d’antalgiques, le patient avait été transporté à l’hôpital régional.

    c)  Documents concernant l’état du requérant le 24 mai 2003

    29.  Dans une attestation du 19 mars 2004, établie à la suite d’une demande de la juge du tribunal du district Sovetskiy du même jour, le chef par intérim du centre de détention provisoire IZ-15/1, M. S., indiqua en substance ce qui suit :

    -  Le requérant avait été transféré dans ce centre le 24 mai 2003. Au moment de son admission, il avait des ecchymoses sous l’œil droit et des éraflures sur la partie gauche du thorax. Il avait été examiné le 22 mai 2003 par un neurochirurgien de permanence de l’hôpital régional. Le diagnostic était le suivant : traumatisme crânien interne, commotion cérébrale et fracture de compression de la sixième cervicale sans troubles neurologiques.

    30.  Apparemment, des extraits du dossier médical du requérant étaient annexés à cette attestation.

    d)  D’autres documents

    31.  Dans une attestation du 18 novembre 2004, établie à la suite d’une demande de l’avocat du requérant du 16 novembre 2004, le chef des urgences, M. B, indiqua en substance ceci :

    -  Une ambulance avait été appelée pour le requérant le 3 novembre 2004 à la Cour suprême de l’Ossétie du Nord-Alanie. Le diagnostic posé était le suivant : séquelles du traumatisme crânien et fracture de compression de la sixième cervicale avec dysfonctionnement des symptômes neurologiques.

    B.  L’enquête sur les mauvais traitements allégués

    1.  L’enquête préliminaire sur les allégations de mauvais traitements du requérant

    32.  Le 30 mai 2003, le requérant prit un avocat. Le 29 juillet 2003, il porta plainte auprès du parquet concernant les mauvais traitements subis. Une enquête préliminaire fut lancée.

    a)  Le refus d’informer du 24 août 2003 et son annulation par un procureur supérieur le 29 octobre 2003

    33.  Le 24 août 2003, le substitut du procureur du district Zaterechniy de Vladikavkaz refusa d’ouvrir une information.

    34.  Dans ses motifs, le substitut retint en substance les éléments suivants sur le plan médicolégal :

    -  Selon un rapport médicolégal n1666 non daté, le requérant présentait quelques écorchures sur les poignets, qui pouvaient avoir été causées par des objets contondants à facettes tels que les menottes qu’on lui avait passées lors de son interpellation du 21 mai 2003, décrites comme « ne portant pas atteinte à sa santé ». Bien que différents certificats médicaux versés par le requérant aient indiqué une commotion cérébrale, l’expert médicolégal n’en avait pas tenu compte dans l’évaluation de la gravité des dommages, au motif qu’ils ne contenaient pas de constats cliniques adéquats ni la transcription de symptômes. Compte tenu de l’absence de radios dans le dossier médical, il était impossible d’établir si le requérant avait effectivement eu une fracture de la dixième côte et une fracture de compression de la sixième cervicale. L’expert médicolégal avait néanmoins précisé que des blessures telles que celles décrites dans les certificats médicaux ne pouvaient pas être auto-infligées.

    35.  Quant aux personnes entendues, ce que le substitut retint de leurs dépositions pouvait se résumer comme suit :

    - pour les agents To., B. et Kh. :

    -  Ils n’avaient pas utilisé de force physique contre le requérant et n’avaient pas vu d’autres policiers le faire.

    - pour les policiers Ya., S. et Tu. :

    -  Le requérant étant suspecté d’un crime grave, ayant un casier de criminel dangereux et étant susceptible d’avoir gardé sur lui « l’arme du crime », la force physique avait été utilisée contre lui lors de son interpellation. Il avait été plaqué au sol et menotté.

    36.  Le 29 octobre 2003, le procureur par intérim du district Zaterechniy annula la décision de refus d’informer du 24 août 2003. Il estima en effet :

    - qu’il était nécessaire de trouver les radios concernant la fracture de la dixième côte et celle de compression de la sixième vertèbre afin de les analyser ;

    - qu’il était également nécessaire d’identifier des témoins oculaires de l’interpellation du requérant afin de clarifier davantage les circonstances dans lesquelles les lésions corporelles constatées lui avaient été causées, et notamment de décrire comment le requérant avait résisté et de détailler les mesures prises par chacun des policiers pour le maîtriser.

    b)  Le contrôle juridictionnel du refus d’informer du 24 août 2003

    37.  Le 11 novembre 2003, le tribunal du district Sovetskiy de Vladikavkaz (« le tribunal de district ») rejeta le recours formé par le requérant à l’encontre du refus d’informer du 24 août 2003 en raison de l’annulation de celui-ci par le procureur supérieur.

    38.  Le 17 décembre 2003, la Cour suprême de l’Ossétie du Nord-Alanie (ci-après la « Cour suprême ») confirma cette décision.

    2.  Le complément d’enquête concernant les allégations de mauvais traitements du requérant

    a)  Le nouveau refus d’informer du 6 novembre 2003, son annulation par un procureur supérieur suivie d’un autre refus du 22 novembre 2003

    39.  Le 6 novembre 2003, l’enquêteur du parquet du district Zaterechniy rendit un nouveau refus d’informer s’agissant des allégations de mauvais traitements du requérant. Reprenant ses précédents constats, faits dans la décision du 24 août 2003, il motiva en substance sa décision comme suit :

    -  Au vu du registre de radiographie de l’hôpital pour le 23 mai 2003, le requérant avait eu une radiographie du crâne et du rachis cervical. Les dossiers de l’hôpital indiquaient qu’aucune fracture n’avait été identifiée. Quant aux radios elles-mêmes, elles furent remises le 26 août 2003 à une personne non identifiée. Le radiologue confirma au cours de l’enquête qu’il avait consigné dans les registres de l’hôpital que le requérant avait une fracture de la dixième côte. Les agents de police Ya. et S. précisèrent, afin de compléter leur précédent témoignage, que compte tenu de la dangerosité du requérant, ils l’avaient plaqué ensemble au sol, que celui-ci avait fait plusieurs tentatives pour se relever pendant qu’ils essayaient de ramener ses bras derrière lui pour le menotter. Le requérant avait cependant fini par se relever. C’est alors que l’agent de police S. avait réussi à lui passer les menottes.

    40.  L’enquêteur ne s’attacha qu’aux blessures constatées par l’expert médicolégal dans son rapport no 1666 et conclut qu’elles avaient été causées au requérant lors de son interpellation en réponse à sa résistance. L’affaire fut donc classée sans suite.

    41.  Le 18 novembre 2003, cette décision fut annulée par un procureur supérieur et un autre complément d’enquête fut demandé.

    42.  Le 22 novembre 2003, le même enquêteur refusa de nouveau d’ouvrir une information, toujours au motif que les blessures - sans qu’il soit précisé lesquelles - avaient été causées au requérant lors de son interpellation et que l’usage de la force par les policiers à cette occasion avait été légitime.

    43.  Outre les éléments figurant déjà dans la décision du 6 novembre 2003, cette décision du 22 novembre 2003 se référait aux explications données par les membres de l’équipe d’ambulance, Mme B., le médecin, et Mme M., l’aide-soignante, qui avaient examiné le requérant au centre de détention temporaire, explications qui se résumaient comme suit :

    -  Elles confirmaient le diagnostic indiqué dans les certificats médicaux et les circonstances de l’hospitalisation du requérant. Elles ne se souvenaient plus si le requérant leur avait donné des indications sur l’origine de ses blessures.

    b)  Le contrôle juridictionnel du refus d’informer du 6 novembre 2003

    44.  Le 17 décembre 2003, le tribunal de district rejeta le recours du requérant à l’encontre de la décision du 6 novembre 2003.

    45.  Dans ses motifs, le tribunal releva d’abord que l’expert médicolégal n’avait constaté aucune blessure, à part des écorchures aux poignets. En outre, les agents de police avaient eu raison de recourir à la force physique contre le requérant, étant donné qu’il était impliqué dans un meurtre. Le tribunal considéra ensuite que, bien que les agents Ya. et S. interrogés en tant que témoins n’aient pas indiqué que le requérant avait opposé une résistance, ce fait n’impliquait pas à lui seul qu’il ne leur ait pas résisté.

    46.  Le 25 février 2004, la Cour suprême annula le jugement du tribunal de district et renvoya l’affaire pour nouvel examen. Sa décision était motivée comme suit :

    - premièrement, le tribunal de district n’avait tenu aucun compte des constats médicaux concernant la fracture de la dixième côte gauche, d’un traumatisme crânien interne, de la commotion cérébrale et d’une fracture de compression de la sixième cervicale ;

    - deuxièmement, les conclusions du tribunal de district relatives au rapport d’expert no 1666 étaient contradictoires. Bien que l’expert ait déclaré qu’il était impossible d’établir l’existence d’une fracture de la dixième côte gauche ainsi que d’une fracture de compression de la sixième vertèbre en l’absence de radios, il avait exclu la possibilité que de telles blessures puissent être auto-infligées ;

    - troisièmement, le tribunal de district avait mentionné l’avocat du requérant parmi les personnes présentes ce jour-là à l’audience, alors que celui-ci était absent.

    47.  Le 9 avril 2004, le tribunal de district examina de nouveau l’affaire et rejeta le recours du requérant contre la décision du 6 novembre 2003. Les motifs de cette décision du tribunal de district peuvent être résumés comme suit.

    48.  Tout d’abord, après avoir interrogé le requérant, son avocat, le procureur et un certain nombre de témoins, le tribunal de district recensa en substance comme suit les différentes blessures du requérant :

    -  Le 22 mai 2003, une ambulance avait été appelée pour le requérant par le centre de détention temporaire. L’équipe de l’ambulance avait posé le diagnostic préliminaire suivant : commotion cérébrale, traumatisme crânien interne, fracture de la dixième côte. Le 22 mai 2003, le requérant avait été amené à l’hôpital où, lors d’une radioscopie, une fracture de la dixième côte gauche avait été constatée sans toutefois qu’une radiographie ait été faite. Le 23 mai 2003, le requérant avait été amené à l’hôpital régional par une ambulance avec le diagnostic suivant : commotion cérébrale, trauma crânien interne, fracture de compression de la sixième cervicale sans dysfonctionnements neurologiques.

    49.  Ensuite, le tribunal de district se pencha sur chacune de ces blessures. S’agissant du trauma crânien interne et de la fracture de la sixième vertèbre, il estima qu’ils n’avaient pas pu être confirmés. Ses motifs à ce sujet se lisaient en substance comme suit :

    -  D’une part, le certificat médical les attestant avait été délivré par le neurochirurgien M. R., qui n’avait commencé à travailler à l’hôpital qu’à partir du 15 juillet 2003. D’autre part, le requérant avait présenté à l’audience une radiographie du crâne en deux projections datant du 23 mai 2003. Enfin, selon le certificat établi par le chef du service de neurochirurgie de l’hôpital régional, M. Kh., les radiographies n’avaient montré aucun traumatisme osseux.

    50.  S’agissant des ecchymoses sous l’œil droit et des éraflures sur le thorax constatées au moment de l’admission du requérant au centre de détention provisoire (voir le paragraphe 29 ci-dessus), le tribunal de district se prononça en substance comme suit :

    -  Comme il n’y avait pas eu d’examen médical du requérant, aucune description de ses blessures n’avait été faite. Par conséquent, il était impossible de déterminer le mécanisme de leur formation et leur ancienneté ainsi que leur étendue. En même temps, les agents de police, T., S. et Ya, avaient admis avoir utilisé la force lors de son interpellation.

    51.  S’agissant de la fracture de la dixième côte et de la commotion cérébrale, le tribunal de district conclut que la thèse du requérant selon laquelle ces blessures étaient le résultat des mauvais traitements infligés par les policiers n’avait pas pu être confirmée. Ses motifs à ce sujet pouvaient se résumer comme suit :

    -  La mère de la victime avait indiqué que cette fracture pouvait avoir été causée au requérant en janvier-février 2003, où il avait eu un conflit avec Ts. Un rapport médicolégal dressé à la suite de cet incident, à savoir le 23 janvier 2003, à la demande du requérant avait établi la présence d’une commotion cérébrale. S’agissant d’un examen médicolégal plus récent qui a donné lieu au rapport no1666, l’expert qui l’avait apparemment dressé avait témoigné dans le sens que lors de cet examen, il n’avait pas constaté d’autres lésions. Il avait également indiqué qu’une autre radiographie des côtes du requérant serait inutile, compte tenu du temps passé depuis l’incident. Enfin, il avait expliqué qu’il n’avait pas tenu compte de la commotion cérébrale du requérant puisque les certificats médicaux l’attestant n’en donnaient pas un compte rendu exhaustif.

    52.  Le tribunal de district releva enfin qu’au moment de son interpellation le requérant était assisté d’un avocat. Or, ni son avocat ni le requérant lui-même n’avaient soulevé la question des mauvais traitements allégués devant les autorités. Les explications avancées par l’avocat du requérant - selon lesquelles il n’avait pas soulevé cette question avant juillet 2003 parce que (1) il n’avait pris la défense de son client que le 30 mai 2003, (2) celui-ci n’avait aucune trace visible de mauvais traitements à cette époque et (3) une fois informé à ce sujet, il avait dû attendre les rapports médicaux, qui ne lui étaient parvenus que le 29 juillet 2003, pour porter plainte - ne lui parurent pas convaincantes.

    53.  Le tribunal ne fut pas non plus convaincu par la déclaration de la mère du requérant selon laquelle celle-ci n’avait vu aucune lésion sur lui le jour de son interpellation, ni par celle de son frère selon laquelle le requérant s’était plaint des mauvais traitements le 22 mai 2003 quand il lui avait rendu visite à l’hôpital.

    54.  Le requérant fit appel de cette décision.

    55.  Le 22 septembre 2004, la Cour suprême confirma la décision du tribunal de district, considérant que celui-ci avait examiné tous les éléments pertinents et dûment motivé ses conclusions.

    C.  Les poursuites diligentées contre le requérant

    1.  Examen des allégations de mauvais traitements dans le cadre de l’instruction menée contre le requérant

    56.  Les 6 et 8 octobre 2003 respectivement, les agents de police Ya. et S. fussent interrogés par l’enquêtrice G. à propos des circonstances de l’interpellation du requérant dans le cadre de l’instruction sur l’homicide de la demoiselle M. Les deux agents de police furent avertis au préalable de leur responsabilité en cas de faux témoignage. Aucun des deux ne fit état d’un usage de la force ni d’une résistance du requérant au moment de son interpellation.

    57.  Le 25 novembre 2003, l’agent S., interrogé en tant que témoin, indiqua que le requérant n’avait pas opposé de résistance au moment de son interpellation. L’agent Ya. indiqua qu’il avait cru que le requérant détenait une arme car il tenait à la main un cutter. L’agent B. confirma qu’il avait dit au frère du requérant qu’il l’avait battu.

    2.  Premier arrêt de condamnation, rendu le 23 décembre 2003

    58.  Par un arrêt du 23 décembre 2003, la Cour suprême reconnut le requérant coupable d’homicide volontaire sur la personne de la demoiselle M. et le condamna à quatorze ans d’emprisonnement.

    59.  Dans ses motifs, elle concéda qu’il n’avait certes jamais admis sa culpabilité, mais nota qu’il avait bénéficié de l’assistance d’un avocat pendant toute la durée de la procédure.

    60.  Elle fonda le constat de culpabilité du requérant sur un faisceau de preuves indirectes, telles que : le témoignage d’une amie de la victime, qui l’avait vue avant le meurtre et à qui celle-ci avait indiqué qu’elle allait voir le requérant ; une empreinte partielle de celui-ci trouvée dans la maison de campagne où la victime avait été assassinée ; les résultats de l’expertise balistique, selon lesquels des balles identiques à celles extraites du corps de la victime avaient été trouvées au domicile du requérant.

    61.  La Cour suprême écarta l’alibi avancé par le requérant au cours du procès, estimant qu’il était en contradiction avec ses déclarations faites au stade de l’enquête, et en particulier le 21 mai 2003 à la suite de son interpellation. S’agissant de la déposition du témoin, M. D., cité par le requérant à l’appui de son alibi au moment du meurtre, la Cour suprême estima qu’elle était en contradiction avec les témoignages des autres personnes, notamment des membres de la famille du requérant, qui l’avaient vu ce jour-là mais pas aux heures indiquées par celui-ci. Toutes ces contradictions relatives à son emploi du temps furent considérées comme une preuve supplémentaire de sa culpabilité.

    62.  Quant à ses allégations de mauvais traitements par la police, la Cour suprême indiqua qu’elles avaient été examinés dans le cadre d’une procédure séparée ayant donné lieu à une décision appropriée, sans incidence pour la présente affaire.

    63.  Le 15 juin 2004, sur appel du requérant, la Cour suprême de la Fédération de Russie annula l’arrêt de condamnation et renvoya l’affaire pour nouvel examen, au motif qu’il était nécessaire de lever un certain nombre de contradictions notamment dans les témoignages du requérant et de certains témoins. Elle releva à cet égard que le requérant avait toujours nié sa culpabilité et expliquait les contradictions dans ses déclarations par les mauvais traitements dont il avait fait l’objet après son interpellation.

    3.  Deuxième arrêt de condamnation, rendu le 30 décembre 2004

    64.  Dans le cadre du nouvel examen de l’affaire, la Cour suprême ordonna, à la demande du requérant, une nouvelle expertise des empreintes et une nouvelle analyse graphologique.

    65.  Par un arrêt du 30 décembre 2004, la Cour suprême reconnut le requérant coupable d’homicide volontaire sur la personne de la demoiselle M. et le condamna à treize ans d’emprisonnement. S’agissant de l’alibi du requérant et de ses allégations de mauvais traitements, elle réitéra les constats faits dans son arrêt du 23 décembre 2003.

    66.  Selon le requérant, après sa dernière prise de parole, le président de la formation de jugement, le juge D., se retira dans son bureau et non en chambre de conseil. Pendant les deux jours suivants, il aurait reçu la visite de représentants du parquet. Selon le requérant, son procès constituait l’objet de ces visites. Le juge aurait également été interrogé par le Président de la Cour suprême à propos de son procès.

    67.  Le 25 mai 2005, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma l’arrêt du 30 décembre 2004.

    4.  Troisième arrêt de condamnation, rendu le 15 octobre 2009

    68.  Le 5 février 2009, la Cour communiqua la requête au Gouvernement.

    69.  Le 10 avril 2009, le Procureur général adjoint saisit le Présidium de la Cour suprême de la Fédération de Russie d’un recours en contrôle  révisionnel. Le Procureur général adjoint demanda l’annulation de l’arrêt de la Cour suprême du 25 mai 2005 au motif qu’elle s’était fondée sur les déclarations faites par le requérant au stade initial de l’enquête en l’absence d’un avocat et à la suite de mauvais traitements, sans avoir examiné au préalable la question de leur recevabilité.

    70.  Le 15 juillet 2009, le Présidium de la Cour suprême de Russie annula l’arrêt du 25 mai 2005 et renvoya l’affaire devant l’instance de cassation au sein de cette même cour.

    71.  Il semblerait qu’à une date non précisée, le requérant présenta un pourvoi de cassation additionnel dans lequel il réitéra ses griefs tirés de l’utilisation à charge de ses déclarations faites à la police en l’absence d’un avocat et à la suite de mauvais traitements ainsi que de l’absence d’accès au dossier après l’annulation de sa première condamnation.

    72.  Le 12 août 2009, la chambre criminelle de la Cour suprême de Russie accéda à la demande du requérant tendant à assister à l’audience de réexamen. Il fut donc transféré à Moscou.

    73.  Par notification du 1er octobre 2009 reçue le 6 octobre 2009, la date de l’audience du 15 octobre 2009 fut signifiée au requérant et à son défenseur.

    74.  Le 15 octobre 2009, la chambre criminelle de la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma l’arrêt de condamnation rendu le 30 décembre 2004 par la Cour suprême. Elle estima que la culpabilité du requérant était confirmée par les témoignages et par les autres preuves décrites dans l’arrêt de condamnation et analysées par les juridictions inférieures. Quant aux moyens de défense soulevés par le requérant lors de son procès, elle se borna à indiquer sans donner d’autres détails qu’ils avaient été examinés lors du procès et que leur rejet avait été dûment motivé.

    75.  La chambre criminelle confirma le caractère infondé des allégations de mauvais traitements du requérant par la police en se référant aux conclusions de l’enquête préliminaire et des premiers juges.

    76.  Enfin, elle rejeta les moyens du requérant tirés de la violation alléguée des droits à la défense à raison du refus des juridictions de lui accorder l’accès au dossier. Elle releva à cet égard que s’agissant de l’accès au dossier, le requérant en avait pris pleinement connaissance à la fin de l’instruction. Quant au procès-verbal d’audience, elle nota qu’il avait pu présenter ses commentaires, examinés par le juge et rejetés.

    77.  Le requérant assista à l’audience du 15 octobre 2009. Son défenseur en était absent. Il semblerait que le requérant n’en a pas tiré grief ni n’a requis de report d’audience pour ce motif.

    5.  Quatrième arrêt de condamnation, rendu le 29 décembre 2010

    78.  Le 16 février 2010, la Cour invita les parties, en vertu de l’article 54 § 2 (c) de son règlement, à fournir des observations complémentaires concernant la procédure qui a abouti à l’arrêt du 15 octobre 2009.

    79.  Le 27 octobre 2010, le Présidium de la Cour Suprême de la Fédération de Russie annula l’arrêt de la chambre criminelle de cette même cour rendu le 15 octobre 2009 et renvoya l’affaire pour nouvel examen.

    80.  Il semblerait qu’à une date non précisée, le requérant déposa un pourvoi en cassation contre l’arrêt de condamnation rendu par la Cour suprême le 30 décembre 2004. Il insista de nouveau sur l’utilisation aux fins de sa condamnation des déclarations qu’il avait faites en l’absence d’un avocat et à la suite de mauvais traitements. Il renouvela également ses griefs concernant l’absence d’accès au dossier après l’annulation de sa première condamnation.

    81.  Le 29 décembre 2010, la chambre criminelle de la Cour Suprême de la Fédération de Russie examina ce pourvoi en présence du défenseur du requérant et du procureur. Le requérant participa à l’audience par voie de vidéoconférence.

    82.  La chambre criminelle confirma l’arrêt de condamnation du 30 décembre 2004. S’agissant de l’alibi du requérant au moment du meurtre, elle confirma son rejet par les premiers juges mais au motif qu’il était en contradiction avec les dépositions des autres témoins, notamment des membres de sa famille, supprimant ainsi toute référence aux déclarations faites par le requérant aux policiers concernant son emploi du temps le jour du meurtre.

    83.  S’agissant des allégations de mauvais traitements du requérant par la police, la chambre criminelle confirma les conclusions de l’enquête et des premiers juges concernant leur caractère infondé.

    84.  Enfin, s’agissant de l’absence d’accès au dossier après l’annulation de sa première condamnation, la chambre criminelle rappela que le requérant et son défenseur avaient eu l’accès au dossier après la fin de l’instruction et avaient la possibilité par la suite de demander l’accès aux pièces nécessaires.

    D.  Les publications concernant le procès du requérant

    1.  Les articles de presse concernant le procès du requérant

    85.  Le 4 mars 2004, le journal régional Severnaya Ossetia (Ossétie du Nord) publia un article intitulé « Si je ne peux pas t’avoir, alors personne ne t’aura » [Так не доставайся же ты никому!]. L’auteur de l’article était M. Isayev, chef du parquet de la république d’Ossétie du Nord-Alanie. L’article parlait de la condamnation du requérant pour le meurtre de la demoiselle M., expliquant comment le requérant avait planifié son crime et comment son « mur de mensonges » avait été « détricoté » à l’audience par le procureur et le juge. L’auteur dressait un portrait psychologique du requérant et explorait ses motivations profondes : le requérant était qualifié de « possessif », d’« égocentrique profond » et de « coureur de jupons invétéré ».

    86.  Le 10 mars 2004, le journal Territorya 02 (« Territoire 02 »), appartenant au ministère de l’Intérieur de la république d’Ossétie du Nord-Alanie, publia un article intitulé « Je ne suis pas coupable » ([Невиноватый я]). Selon l’article, le requérant avait cherché à lancer l’enquête sur une fausse piste et à se créer un alibi pour le jour du meurtre en essayant d’être vu le plus possible, ce qui avait au contraire attiré sur lui l’attention des policiers. D’après les auteurs, ces efforts s’étaient révélés vains puisque l’expertise avait confirmé que l’écriture observée sur un paquet de cigarettes abandonné sur le lieu du crime était la sienne et que des cartouches identiques à celles utilisées par le meurtrier auraient été trouvées chez sa femme lors d’une perquisition.

    2.  L’action engagée par le requérant contre les journaux

    87.  À une date non spécifiée, le requérant engagea une action civile en diffamation à l’encontre du journal Severnay Ossetia devant le tribunal du district Sovetskiy de Vladikavkaz. Il soutenait que l’article avait été publié sans son consentement, avait cité son nom sans coupures et l’avait présenté comme coupable avant que la décision du 23 décembre 2003 ne devînt définitive. Le requérant considérait qu’une telle publication portait atteinte au principe de la présomption innocence et violait l’article 6 § 2 de la Convention.

    88.  Le 16 août 2005, le tribunal de district rejeta l’action du requérant. Dans ses motifs, après avoir relevé que celui-ci s’était finalement vu condamner pour assassinat, le tribunal de district n’estima pas utile d’examiner la question de savoir si la publication de l’article avait eu lieu avant ou après le prononcé de la condamnation du requérant. Le dossier ne dit pas clairement si le requérant a fait appel de cette décision.

    E.  La situation médicale du requérant en prison

    89.  Par lettre du 8 septembre 2009, le requérant s’est plaint à la Cour du défaut d’assistance médicale à raison de son transfert de la colonie pénitentiaire où il a été détenu vers une autre destination inconnue.

    90.  Le 7 octobre 2009, la Cour, se fondant sur l’article 49 § 3 a) de son règlement, a invité le Gouvernement à indiquer, dans un délai échéant le 18 novembre 2009, quel était l’état de santé du requérant et, en particulier, s’il exigeait un traitement ou une surveillance médicale permanente. Auquel cas, le Gouvernement était invité à fournir des informations plus détaillées sur le traitement administré au requérant.

    91.  Le 18 novembre 2009, le Gouvernement a précisé que le transfert du requérant a été opéré conformément à la décision du 12 août 2009 rendue par la Cour Suprême de Russie faisant droit à la demande du requérant d’être présent à l’audience de réouverture.

    92.  S’agissant de l’état de santé du requérant, le Gouvernement a indiqué qu’il souffre d’une maladie chronique, ostéochondrose du rachis cervical. Le 23 septembre 2009, le requérant a été examiné par les médecins spécialistes du centre pénitentiaire IZ-77/3 de Moscou. Les médecins ont confirmé son diagnostic, à savoir ostéochondrose du rachis cervical avec brachialgie corticale du côté droit, et un traitement lui a été administré. Le 20 octobre 2009, le requérant a été examiné par un autre médecin, il n’a formulé aucune plainte lors de cet examen. L’état de santé du requérant fut jugé satisfaisant et aucun traitement régulier ne lui a été prescrit.

    93.  Le 1 décembre 2009, la réponse du Gouvernement a été transférée au requérant qui a été invité à commenter ces informations dans un délai échéant le 20 janvier 2010. Le requérant n’a présenté aucune observation.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A.  Sur l’usage de la force par la police

    94.  La loi sur la police de 1991 (la loi fédérale no 1026-I du 18 avril 1991) autorise les agents de police à utiliser la force physique, notamment les techniques de combat, pour mettre fin à une infraction pénale ou interpeller un suspect, ou en cas de résistance à un ordre légal, à condition qu’une mesure moins intrusive n’eût pas permis au policier d’atteindre le but recherché (article 13 de la loi).

    95.  Tout ordre légal donné par un policier doit être obéi par chacun. Quiconque refuse d’obtempérer ou fait obstruction à un tel ordre engage sa responsabilité légale. Nul policier ne peut être tenu pour responsable d’un préjudice matériel ou moral ou d’un préjudice pour la santé causé par l’emploi de la force physique, pour autant que le recours à la force contre la personne concernée ait été proportionnée (article 23 de la loi).

    96.  En vertu du règlement de la gendarmerie approuvé par l’ordre du ministère de l’Intérieur no 17 du 18 janvier 1993 relatif aux mesures visant à améliorer l’organisation de la police, les policiers n’ont le droit d’employer la force physique, les moyens spéciaux ou les armes que dans les cas visés par la loi sur la police et conformément à la procédure prévue dans ce texte (§ 163). Tout recours à la force physique, à des moyens spéciaux ou à des armes donne lieu à l’établissement d’un rapport adressé à un officier supérieur (§ 164).

    B.  Sur l’examen médical des personnes détenues par la police

    97.  Le paragraphe 16 de l’instruction aux agents de permanence dans les commissariats de police approuvées par l’ordre no 389 du ministère de l’Intérieur, pris le 30 avril 2012, disposent que toute blessure visible constatée sur une personne arrêtée, lors de son arrivée dans un commissariat de police, doit être consignée et signalée à un officier supérieur. La personne concernée doit en donner les raisons et recevoir des soins médicaux si nécessaire. Toute blessure résultant d’un acte de violence doit être consignée dans un registre des incidents criminels. L’instruction a repris des règles similaires déjà existant avant son adoption.

    98.  Selon les paragraphes 2 et 3 de l’instruction sur la procédure d’interaction entre les hôpitaux civils et les organes du ministère de l’Intérieur, approuvée par un arrêté conjoint du ministère de la Santé et du ministère de l’Intérieur en date du 9 janvier 1998, en cas d’admission de personnes victimes de coups et blessures volontaires, les hôpitaux doivent immédiatement en informer la police.

    99.  D’après le règlement interne pour les centres de détention temporaire, adopté par le ministère de l’Intérieur le 26 janvier 1996, l’officier de garde dans un centre de détention doit interroger chaque détenu à son arrivée quant à son état de santé et à ses plaintes éventuelles. Si une plainte est formulée, ou si le détenu présente des blessures ou symptômes visibles, l’officier doit immédiatement appeler une ambulance. Tous ces éléments doivent être consignés dans le journal pertinent. Tout détenu ayant subi des blessures physiques doit sans retard faire l’objet d’un examen médical dans un hôpital ou un autre établissement médical s’il en fait la demande (§ 9.3).

    100.  D’après le règlement interne pour les centres de détention provisoire, adopté par le ministère de l’Intérieur le 12 mai 2000 et modifié en 2002, tout détenu doit, à son arrivée au centre de détention, subir un contrôle médical (§§ 16 et 130). Si des blessures physiques sont constatées, le personnel médical délivre un certificat et une enquête est ordonnée. Ses conclusions doivent être communiquées à un procureur, qui pourra décider ou non d’ouvrir un dossier pénal (§§ 16 et 137).

    C.  Sur le droit d’accès à un avocat pour les personnes interpellées

    101.  L’article 49 § 3 du code de procédure pénale prévoit qu’un avocat participe à la procédure dès l’interpellation de facto d’une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale, dans les cas prévus par les articles 91 et 92 du même code.

    102.  L’article 91 prévoit l’interpellation du suspect s’il est surpris au moment de la commission de l’infraction ou immédiatement après, ou si les victimes ou les témoins oculaires le désignent comme l’auteur de l’infraction, ou si traces évidentes de l’infraction sont trouvées sur lui ou sur ses vêtements ou ses affaires ou à son domicile.

    103.  L’article 92 prévoit que la personne interpellée est amenée devant l’autorité chargée de l’enquête. Celle-ci doit alors, dans les trois heures suivant la présentation de la personne devant elle, dresser le procès-verbal d’interpellation et lui notifier ses droits. Le suspect doit être interrogé. Avant son interrogatoire, le suspect peut, à sa demande, s’entretenir avec un avocat.

    104.  Dans une décision (no 11-P) du 27 juin 2000, la Cour constitutionnelle de Russie a énoncé les considérations de principe suivantes :

    « [É]tant donné que le droit constitutionnel à un avocat (défenseur) ne peut pas être limité par une loi fédérale et afin de garantir sa réalisation effective, les termes “personne interpellée”, “accusé”, et “mise en accusation” doivent être compris dans leur sens constitutionnel et non pas dans le sens plus restreint qui leur est attribué par le code de procédure pénale. Afin de garantir l’effectivité de ce droit constitutionnel, il est nécessaire de tenir compte non seulement du statut procédural formel de la personne visée par l’action publique mais aussi de son statut de facto.

    Dans ce contexte, le fait qu’une personne se trouve placée - de jure ou de facto - en position d’accusé peut être révélé par l’existence d’une décision d’ouverture de poursuites à l’encontre de cette personne, ou l’adoption de mesures d’instruction la visant (perquisition, identification, interrogatoire, etc.), ou encore de toute autre mesure visant à l’établissement de sa culpabilité ou démontrant l’existence de soupçons pesant sur elle (notamment la notification, conformément à l’article 51 § 1 de la Constitution de la Russie, du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination).

    Étant donné que ce type de mesures a pour objectif d’établir des éléments à charge contre la personne visée par l’action publique, la possibilité doit lui être immédiatement donnée de contacter un avocat (défenseur). Ainsi, la personne sera en mesure d’avoir une idée de ses droits et obligations, de l’accusation portée contre elle et, par conséquent, sera en mesure de se défendre de manière effective. Le risque de voir ultérieurement les preuves recueillies au stade de l’enquête déclarées irrecevables sera ainsi également prévenu (l’article 50 § 2 de la Constitution) ».

    D.  Sur la réouverture de la procédure

    105.  L’article 413 du code de procédure pénale, qui définit les modalités de réouverture des affaires pénales, énonce en ses passages pertinents :

    « En cas de faits nouveaux ou nouvellement découverts, les jugements et décisions de justice passés en force de chose jugée doivent être annulés et la procédure pénale doit être rouverte.

    (...)

    4.  Par faits nouveaux il faut entendre :

    (...)

    2)  une violation d’une disposition de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales commise par une juridiction de la Fédération de Russie au cours de l’examen d’une affaire pénale et constatée par la Cour européenne des droits de l’homme, à raison de :

    a)  l’application d’une loi fédérale allant à l’encontre des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

    b)  d’autres violations des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

    (...) »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    106.  Le requérant allègue qu’à la suite de son interpellation le 21 mai 2003, il a été soumis à un traitement incompatible avec l’article 3 de la Convention et que les autorités n’ont pas mené d’enquête effective à cet égard. La Cour va examiner les griefs du requérant du point de vue des obligations matérielles et procédurales de l’État découlant de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité

    107.  La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

    B.  Sur le fond

    1.  Les thèses des parties

    108.  Le Gouvernement s’oppose à la thèse du requérant. Il se réfère, d’une part, aux conclusions des enquêtes préliminaires et des tribunaux selon lesquelles un certain nombre de lésions corporelles ont été causées au requérant lors de son interpellation. Quant aux autres blessures, explique-t-il, il n’a pas été possible d’établir avec certitude si elles ont été causées dans les conditions indiquées par le requérant.

    109.  Le Gouvernement indique par ailleurs que le retard dans le lancement de l’enquête préliminaire est imputable au requérant lui-même puisque, bien qu’assisté par un avocat depuis son premier interrogatoire le 22 mai 2003, il n’a formellement porté plainte pour mauvais traitements que le 31 juillet 2003, c’est-à-dire plus de deux mois après les faits.

    110.  Le requérant réitère ses accusations. Il indique en premier lieu qu’il a été sévèrement battu par les agents de police après son interpellation, dans le but de le faire passer aux aveux. Il se réfère aux certificats médicaux établis par le Service des urgences et l’administration pénitentiaire ainsi qu’aux témoignages de sa mère et de son frère.

    111.  Le requérant estime en second lieu que l’enquête menée à propos de ses allégations n’a pas été conforme aux standards de l’article 3 de la Convention. Quant au retard dans le dépôt de sa plainte officielle, le requérant explique qu’il a dû attendre d’avoir accès à un avocat de son choix, qu’il n’a pu nommer son avocat que le 30 mai 2003 et qu’ensuite, cet avocat a dû rassembler les certificats médicaux afin de compléter sa plainte.

    2.  L’appréciation de la Cour

    a)  Principes généraux

    112.  La Cour rappelle que, pour l’appréciation des éléments de preuve, elle retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère. Il ne lui incombe pas de statuer sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention - assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument - conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procédure devant la Cour, il n’existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. La Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Selon sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (voir, parmi d’autres, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, série A n25, pp. 64-65, § 161, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, série A no 336, p. 24, § 32, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1211, § 68, et Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 111, CEDH 2001-III).

    113.  La Cour est sensible au caractère subsidiaire de son rôle et reconnaît qu’elle doit être prudente lorsqu’elle est amenée à assumer de facto le rôle d’un tribunal de première instance, dans les cas où cela devient inévitable compte tenu des circonstances particulières de l’espèce. Il n’en demeure pas moins qu’en cas d’allégations sur le terrain de l’article 3 de la Convention, la Cour doit se livrer à un examen particulièrement approfondi (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008), même s’il y a eu une procédure interne.

    114.  En matière d’allégations de mauvais traitements, il revient au requérant d’appuyer la présentation de ses griefs sur des commencements de preuve appropriés. Lorsque les événements en question relèvent entièrement ou dans une large mesure de la connaissance exclusive des autorités, comme c’est le cas lorsque des individus se trouvent en garde à vue et sont donc sous le contrôle des autorités, de fortes présomptions de fait s’appliquent en cas de blessures ou de décès survenant pendant cette détention. Ainsi, la Cour a jugé de longue date que, lorsqu’un individu est placé en garde à vue alors qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible de l’origine des blessures, à défaut de quoi l’article 3 de la Convention trouve manifestement à s’appliquer (Tomasi c. France, 27 août 1992, série A no 241-A, pp. 40-41, §§ 108-111, Ribitsch, précité, pp. 25-26, § 34, et Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V). La charge de la preuve pèse alors sur les autorités (voir, entre autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).

    115.  La Cour est consciente du fait que les allégations de torture subie pendant une garde à vue sont extrêmement difficiles à étayer pour la victime si elle a été isolée du monde extérieur et privée de la possibilité de voir médecins, avocats, parents ou amis, susceptibles de lui fournir un soutien et d’établir les preuves nécessaires. De surcroît, si un individu a subi de tels sévices, sa capacité ou sa volonté de se plaindre se trouvent souvent affaiblies (voir Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 97, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, l’expertise médicolégale. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (voir Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004-IV (extraits)). Dans ce contexte, la Cour a constamment rappelé qu’un examen médical approprié constitue une garantie essentielle contre les mauvais traitements (voir Barabanchtchikov c. Russie, no 36220/02, § 59, 8 janvier 2009). Par conséquent, un défaut d’expertise médicolégale à bref délai constitue un facteur important de nature à priver l’enquête d’effectivité (Mammadov c. Azerbaïdjan, no 34445/04, § 74, 11 janvier 2007).

    116.  Par ailleurs, si une personne subit des blessures lors d’une arrestation, il incombe au Gouvernement d’apporter des preuves pertinentes démontrant que le recours à la force était à la fois proportionné et nécessaire (Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 72-76, CEDH 2000-XII ; Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001 et Ivan Vassilev c. Bulgarie, no 48130/99, § 79, 12 avril 2007). Si elle n’est pas étayée par d’autres preuves, la simple présomption que les blessures du requérant pourraient être antérieures à son interpellation ne peut pas être considérée comme une explication satisfaisante et convaincante de la part du Gouvernement (Mammadov, précité, § 65).

    b)  Application de ces principes au cas d’espèce

    i.  Sur le caractère inadéquat de l’enquête

    117.  La Cour estime que les lésions du requérant décrites dans les différents certificats médicaux (voir les paragraphes 23-31 ci-dessus) atteignent le seuil minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3, et faire naître ainsi l’obligation pour les autorités de conduire une enquête effective au sens de sa jurisprudence relative à cet article.

    118.  La Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel le retard dans le dépôt de sa plainte par le requérant a compromis d’emblée l’efficacité de toute mesure que les autorités pouvaient prendre en réponse à ses allégations de mauvais traitements. La Cour relève en effet la perte de certaines preuves à caractère médical (voir le paragraphe 39 ci-dessus) qui a empêché l’expert médicolégal de se prononcer sur les lésions décrites dans les attestations fournies par le requérant (voir les paragraphes 34 et 50 ci-dessus).

    119.  Elle observe, cependant, qu’entre le 22 et le 24 mai 2003, une ambulance a été appelée cinq fois pour le requérant par les différents fonctionnaires de l’État. À deux reprises, le requérant a été transporté à l’hôpital pour des examens complémentaires. Le diagnostic posé faisait état de lésions corporelles sérieuses d’origine violente et dont une partie au moins était visible (voir le paragraphe 29 ci-dessus). Par conséquent, ces lésions ne pouvaient pas être ignorées par l’ensemble des fonctionnaires à qui le requérant a eu affaire pendant ces deux jours, tels que le policier de permanence et ceux qui l’ont escorté à l’hôpital, les médecins ambulanciers et des urgences, les employés des centres de détention, ainsi que par le juge qui a statué sur son placement en détention.

    120.  La Cour trouve particulièrement frappant ce climat d’indifférence générale dans lequel s’est déroulée la détention du requérant pendant les deux jours ayant suivi son interpellation. Force est de constater qu’aucune des personnes l’ayant côtoyé - et notamment aucun des fonctionnaires des centres de détention, nonobstant leur obligation clairement énoncée par le droit national (voir les paragraphes 99 et 100 ci-dessus) - n’a saisi les autorités compétentes pour que soit ouverte une enquête sur la question de savoir si l’intéressé n’avait pas fait l’objet d’un traitement proscrit ; on ne l’a même pas interrogé sur l’origine des blessures constatées (voir Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 71, 26 juillet 2007).

    121.  Dans ces conditions, la Cour n’est pas prête à tirer des conclusions défavorables du dépôt tardif de sa plainte par le requérant. Elle considère que le retard dans le début des investigations est essentiellement dû à l’inertie des autorités face à la situation décrite ci-dessus et leur est donc imputable (voir A.A. c. Russie, no 49097/08, § 88, 17 janvier 2012 ; Shanin c. Russie, no 24460/04, § 68, 27 janvier 2011, et Davitidze c. Russie, no 8810/05, § 108, 30 mai 2013).

    122.  Bien que la réaction tardive des autorités ait compromis de manière significative l’effectivité de l’enquête, celles-ci avaient encore, au moins en théorie, la possibilité de mener une enquête susceptible de satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention.

    123.  La Cour note cependant que les efforts des autorités se sont limités à l’enquête préliminaire, et que les compléments apportés à celle-ci se sont soldés à chaque fois par un refus d’ouvrir une véritable information offrant toute la panoplie de mesures d’instruction correspondante - interrogatoires, confrontations, identifications, perquisitions et saisies, reconstructions et expertises, etc.

    124.  Ainsi, plusieurs circonstances indicatives de mauvais traitements sont restées en dehors du cadre limité de l’enquête préliminaire. À titre d’exemple, la Cour relève que le certificat médical selon lequel le requérant ne présentait aucune lésion corporelle peu de temps après son interpellation (voir le paragraphe 9 ci-dessus) n’a fait l’objet d’aucune appréciation de la part des autorités chargées de l’enquête ni des tribunaux. Ensuite, pour écarter l’attestation établie par le neurochirurgien R., les autorités se sont contentées de constater que celui-ci n’avait commencé à travailler à l’hôpital concerné que le 15 juillet 2003, sans avoir cherché à déterminer la date à laquelle cette attestation avait été dressée et sur la base de quelles informations, le cas échéant, en interrogeant son signataire ou le chef de service l’ayant contresigné.

    125.  La Cour a récemment eu l’occasion de juger que le refus des autorités internes d’ouvrir une information à propos d’allégations crédibles de mauvais traitements subis entre les mains de la police pouvait être considéré comme révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective prévue par l’article 3 de la Convention (Lyapin c. Russie, no 46956/09, §§ 128-40, 24 juillet 2014). La Cour ne voit aucune raison de faire un constat différent dans cette affaire.

    126.  Par conséquent, la Cour conclut qu’en n’apportant pas de réponse prompte et adéquate aux allégations crédibles de mauvais traitements du requérant, les autorités ont failli à leur obligation de conduire une enquête effective. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect procédural.

    ii.  Sur les mauvais traitements allégués

    127.  La Cour rappelle que le Gouvernement reconnaît un certain nombre de blessures du requérant, mais soutient que celles-ci lui ont été causées au moment de son interpellation par les agents de police qui ont tenté de le maîtriser.

    128.  La Cour n’est pas convaincue par cette explication : celle-ci est contredite par le certificat délivré par un assistant paramédical de la clinique antitoxicomanie locale, qui avait examiné le requérant une heure après son interpellation et n’avait constaté aucune lésion visible sur lui (voir le paragraphe 9 ci-dessus).

    129.  Or, même si le Gouvernement ne précise pas de quelles blessures du requérant il s’agit, l’enquête préliminaire, elle, cherchait à expliquer les blessures constatées par un expert médicolégal (voir le paragraphe 34 ci-dessus) et celles enregistrées au moment de l’admission du requérant dans le centre de détention (voir le paragraphe 29 ci-dessus).

    130.  Dans les deux cas, il s’agissait de lésions corporelles visibles qu’un assistant paramédical aurait difficilement pu ignorer.

    131.  Par ailleurs, la Cour a déjà relevé plus haut que le manquement des autorités chargées de l’enquête et des tribunaux à expliquer cette contradiction constituait l’une des déficiences de l’enquête (voir le paragraphe 125 ci-dessus).

    132.  Enfin, les témoignages des agents de police impliqués dans l’interpellation du requérant ont beaucoup varié dans le temps concernant les circonstances exactes de cette interpellation ; et ce, en particulier, quant au fait de savoir si le requérant avait opposé une quelconque résistance et, dans l’affirmative, quant au degré de cette résistance (voir et comparer par exemple les paragraphes 39, 56 et 57 ci-dessus).

    133.  La Cour note dans ce contexte que le droit national établit une procédure à suivre en cas d’usage de la force par les policiers, prévoyant notamment l’établissement d’un rapport décrivant les circonstances de l’incident, l’enregistrement des blessures causées à cette occasion ainsi que l’audition de la personne interpellée sur l’origine de ses blessures (voir le paragraphe 96 ci-dessus). Or, aucun document de ce genre n’a été présenté au juge national, ni à la Cour dans le cadre de l’examen de la présente requête.

    134.  En l’absence de toute preuve documentaire établissant que le requérant avait été blessé lors de son interpellation - et notamment de rapports de police pertinents et de pièces médicales (Mammadov, précité, § 65) -, la Cour conclut que le Gouvernement n’a pas fourni d’explication plausible concernant les lésions corporelles du requérant telles que décrites dans le rapport médicolégal no 1666 et le certificat d’admission au centre pénitentiaire.

    135.  La Cour note ensuite que d’autres blessures décrites dans les certificats médicaux fournis par le requérant font controverse entre les parties, le Gouvernement faisant à cet égard référence aux constats de l’enquête interne et des tribunaux ayant, pour différentes raisons, écarté les attestations médicales y afférentes. La Cour a cependant constaté que les efforts déployés par les autorités n’ont pas été suffisants pour répondre de manière convaincante aux allégations crédibles de mauvais traitements formulées par le requérant (voir le paragraphe 125 ci-dessus). La Cour ne perd pas de vue dans ce contexte qu’entre le 22 et le 24 mai 2003, une ambulance a été appelée cinq fois pour le requérant et qu’à deux reprises, il a été transporté à l’hôpital. Elle a en outre établi que le requérant a subi un certain nombre de blessures alors qu’il se trouvait sous le contrôle de la police, et elle a rejeté l’explication du Gouvernement selon laquelle ces blessures avaient été causées à l’occasion de l’usage légitime de la force lors de son interpellation (voir le paragraphe 135 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour a besoin d’une explication particulièrement solide, cohérente et convaincante de la part du Gouvernement pour rejeter la version du requérant, appuyée par plusieurs attestations médicales dont l’authenticité n’a jamais été mise en doute. Bien au contraire, quand les médecins qui les ont établies ont été interrogés par les autorités internes, ils en ont confirmé la teneur (voir le paragraphe 43 ci-dessus).

    136.  Au vu de ce qui précède, la Cour n’a pas de raisons de douter que les traitements subis par le requérant lui ont causés une douleur et des souffrances importantes justifiant son transport à l’hôpital à deux reprises et qu’ils lui ont été infligés de manière préméditée. Elle estime donc que l’accumulation des actes de violence physiques dont il a fait l’objet était constitutive d’un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.

    137.  Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention du fait du traitement auquel le requérant a été soumis après son interpellation le 21 mai 2003.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 c) DE LA CONVENTION

    138.  Le requérant soutient qu’il a été privé d’un procès équitable du fait de l’admission par les juridictions internes de déclarations obtenues de lui au moyen de mauvais traitements et en l’absence d’un avocat lors de sa détention par la police. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, rédigé comme suit :

    « 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, ... par un tribunal ....

    3.  Tout accusé a droit notamment à :

    c)  se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent... »

    A.  Sur la qualité de « victime » du requérant

    139.  Dans ses observations déposées le 16 mars 2010, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée d’une perte partielle, par le requérant, de sa qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Il se réfère à l’arrêt du Présidium de la Cour suprême de Russie du 15 juillet 2009, par lequel la haute instance judiciaire, statuant sur le recours en contrôle révisionnel formé par le Procureur général adjoint, a annulé l’arrêt du 25 mai 2005 confirmant l’arrêt de condamnation du requérant du 30 décembre 2004. Il indique que l’un des motifs d’annulation de la décision attaquée était précisément l’utilisation aux fins de la condamnation des déclarations faites par le requérant à la police en l’absence d’un avocat et à la suite des mauvais traitements subis en l’absence d’un examen préalable de la question de leur admissibilité. Même si l’instance de renvoi a finalement confirmé le 15 octobre 2009 la condamnation du requérant, cette confirmation n’est intervenue selon le Gouvernement qu’après un examen minutieux de l’ensemble des griefs soulevés par le requérant.

    140.  Le requérant n’a pas présenté d’observations dans les délais impartis.

    141.  Le 4 février 2011, le Gouvernement a fait part à la Cour de nouveaux développements dans la présente affaire en lui communiquant copie de la décision de la chambre criminelle de la Cour suprême de la Fédération de Russie du 29 décembre 2010, sans autres précisions.

    142.  Le 22 février 2011, le Président de la Section a décidé, conformément à l’article 38 § 1 du règlement, de verser cette décision au dossier.

    143.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère qu’elle doit à présent examiner l’exception du Gouvernement tirée de la perte partielle de la qualité de « victime » du requérant à la lumière de l’ensemble des éléments en sa possession.

    144.  La Cour rappelle d’emblée que le système européen de protection des droits de l’homme se fonde sur le principe de subsidiarité. Les Etats doivent avoir la possibilité de redresser des violations passées avant qu’elle-même n’examine le grief. Toutefois, « le principe de subsidiarité ne signifie pas qu’il faille renoncer à tout contrôle sur le résultat obtenu du fait de l’utilisation de la voie de recours interne » (voir Giuseppe Mostacciuolo c. Italie (no 2) [GC], no 65102/01, § 81, 29 mars 2006). En outre, il ne faut pas donner au principe de subsidiarité une interprétation qui permette aux Etats de se soustraire à la juridiction de la Cour (voir Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, § 76, 2 novembre 2010).

    145.  D’après la jurisprudence constante de la Cour, un requérant peut perdre la qualité de victime lorsque deux conditions sont réunies : les autorités doivent avoir, premièrement, reconnu explicitement ou en substance la violation de la Convention et, deuxièmement, réparé celle-ci. Ce n’est que lorsque ces deux conditions sont réunies que le caractère subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention fait obstacle à l’examen d’une requête (Sakhnovski, précité, § 67).

    146.  En l’espèce, le procès du requérant a été rouvert deux fois au niveau interne après la communication de la requête au Gouvernement et après la demande d’informations complémentaires par la Cour, respectivement. À l’issue de ces procédures, la culpabilité du requérant ainsi que sa condamnation à treize ans d’emprisonnement ont été confirmées.

    147.  Par ailleurs, dans sa décision du 29 décembre 2010, la chambre criminelle de la Cour suprême de Russie a non seulement exclu toute référence aux déclarations litigieuses du requérant mais a aussi rejeté son alibi au moyen d’autres preuves non entachées d’irrégularité. Il est rappelé à cet égard que les déclarations litigieuses du requérant ont été utilisées contre lui lors de son procès de 2004 précisément pour rejeter son alibi.

    148.  Cependant, la Cour relève que bien que la chambre criminelle ait exclu toute mention des déclarations litigieuses, elle a réaffirmé que le requérant n’avait fait l’objet d’aucun mauvais traitement par la police. Quant au grief tiré de l’absence d’un avocat au moment où il a fait les déclarations incriminées à la police, elle ne s’est pas prononcée à ce sujet.

    149.  Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue que la réouverture du procès du requérant qui s’est soldée par l’arrêt du 29 décembre 2010 ait privé le requérant de sa qualité de victime au sens de la Convention. En effet, si l’arrêt a formellement fourni un redressement pour les griefs allégués, il n’a pas emporté reconnaissance des violations. Plus encore, la chambre criminelle a réaffirmé que le requérant n’avait subi aucun mauvais traitement. Une telle démarche contradictoire ne saurait faire obstacle à l’exercice par la Cour de son contrôle sur la procédure litigieuse, en particulier, si l’un des droits absolus constituant le noyau dur de la Convention est en jeu. Partant, l’exception du Gouvernement doit être rejetée. La Cour relève par ailleurs que les griefs ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité et qu’il convient donc de les déclarer recevables.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    150.  Concernant l’utilisation de déclarations faites par le requérant aux agents de police peu de temps après son interpellation, le Gouvernement se réfère aux constats des autorités internes, selon lesquels aucun traitement contraire à l’article 3 n’a été infligé par les agents de police au requérant.

    151.  Concernant l’absence d’accès à un avocat au moment où le requérant a fait ses déclarations, le Gouvernement se réfère à la décision de la Cour constitutionnelle russe no 11-P du 27 juin 2000 (voir le paragraphe 104 ci-dessus). Il en conclut que la présence d’un avocat n’était pas requise tant qu’aucune mesure d’instruction visant le requérant n’avait été décidée. Une fois une telle mesure prise à son égard, le requérant a eu aussitôt accès à un avocat. Le Gouvernement en déduit que le droit d’accès à un avocat du requérant n’a fait l’objet d’aucune restriction de la part des autorités.

    152.  Le requérant réitère ses griefs.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Sur l’utilisation de déclarations recueillies à la suite de mauvais traitements

    153.  La Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle l’utilisation d’éléments de preuve recueillis par la violation de l’un des droits absolus constituant le noyau dur de la Convention jette toujours de graves doutes quant à l’équité de la procédure, même si le fait d’avoir admis ces éléments comme preuves n’a pas été décisif pour la condamnation du suspect (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, §§ 99 et 104, CEDH 2006-IX ; Göçmen c. Turquie, no 72000/01, §§ 73-74, 17 octobre 2006, Haroutyounian c. Arménie, no 36549/03, § 63, CEDH 2007-III, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 165, CEDH 2010).

    154.  Ainsi, l’emploi au soutien de l’action pénale de déclarations obtenues par le biais d’une violation de l’article 3 - que cette violation soit qualifiée de torture ou de traitement inhumain ou dégradant - prive automatiquement d’équité la procédure dans son ensemble et viole l’article 6 (Gäfgen précité, §§ 166-67 et 173).

    155.  En l’espèce, la Cour a constaté que le requérant a fait l’objet de traitement inhumain et dégradant peu de temps après son interpellation par la police (voir les paragraphes 136-37 ci-dessus), et qu’il ressort du dossier qu’en conséquence de ceux-ci, il a fait des déclarations à la police (voir le paragraphe 13 ci-dessus). Ces déclarations concernant l’emploi du temps du requérant le jour du meurtre ont par la suite largement influencé l’appréciation, lors du procès, de l’ensemble des preuves recueillies lors de l’instruction, preuves somme toute indirectes, et ont été déterminantes dans le rejet de son moyen de défense essentiel tiré de son alibi au moment du meurtre. En effet, bien qu’il ait auditionné le témoin cité par le requérant à l’appui de son alibi, le tribunal a refusé de tenir compte de ce témoignage et, partant, de l’argumentation fournie par le requérant à titre d’alibi, au motif qu’il était en contradiction avec les déclarations faites par le requérant à la police peu de temps après son interpellation.

    156.  Qui plus est, le tribunal a vu dans ces contradictions à propos de l’emploi du temps du requérant le jour du meurtre une preuve supplémentaire de sa culpabilité. De son côté, la Cour Suprême, bien qu’elle ait exclu dans son arrêt du 29 décembre 2010 toute référence aux déclarations initiales faites par le requérant à la police, ne les a pas pour autant déclaré irrecevables. Bien au contraire, elle a réaffirmé de nouveau qu’il n’avait fait l’objet d’aucun traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

    157.  Dans ces conditions, la Cour considère que, indépendamment de l’influence que les déclarations initiales du requérant faites à la police à la suite du traitement inhumain et dégradant subi ont pu avoir sur l’issue de la procédure dirigée contre lui, leur maintien dans le dossier a privé d’équité cette procédure dans son ensemble (voir Jalloh, précité § 99 ; Haroutyounian, précité, § 63 ; Gladychev c. Russie, no 2807/04, § 79, 30 juillet 2009 ; Ryabtsev c. Russie, no 13642/06, §§ 93-94, 14 novembre 2013, et El Haski c. Belgique, no 649/08, § 85, 25 septembre 2012).

    158.  Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    b)  Sur l’utilisation de déclarations recueillies en l’absence d’un avocat

    159.  La Cour rappelle que le grief tiré par le requérant de l’absence d’accès à un avocat dès le début de son interpellation n’a fait l’objet d’aucun examen de la part des juridictions internes. Elle considère donc qu’il convient de l’examiner et ce, nonobstant son précédent constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, compte tenu de l’importance fondamentale que revêt ce droit, notamment pour la prévention de la torture et des mauvais traitements des personnes interpellées par la police.

    160.   La Cour a maintes fois souligné l’importance du stade de l’enquête pour la préparation du procès, dans la mesure où les preuves obtenues durant cette phase déterminent le cadre dans lequel l’infraction imputée sera examinée au procès (voir Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008). Dans l’affaire précitée, la Grande Chambre a clairement énoncé le principe selon lequel l’accès à un avocat doit être consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation (voir Salduz, précité, § 55).

    161.  Parallèlement, un accusé se trouve souvent dans une situation particulièrement vulnérable à ce stade de la procédure, effet qui se trouve amplifié par le fait que la législation en matière de procédure pénale tend à devenir de plus en plus complexe, notamment en ce qui concerne les règles régissant la collecte et l’utilisation des preuves. Dans la plupart des cas, cette vulnérabilité particulière ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même (voir Lopata c. Russie, no 72250/01, § 131, 13 juillet 2010 avec d’autres références).

    162.  En l’espèce, il ne fait pas polémique entre les parties que le requérant n’avait pas eu accès à un avocat au moment où il a fait ses déclarations à la police concernant son emploi du temps le jour du meurtre. Selon le Gouvernement, cette situation était conforme au droit national puisqu’à ce stade il n’était visé par aucune mesure d’instruction.

    163.  Or, la Cour observe que si le requérant avait été interpellé à son domicile provisoire, c’était parce que la mère de la victime l’avait expressément mis en cause devant la police en tant que suspect. Sa qualité de suspect dans une affaire criminelle était donc la seule raison pour laquelle il avait été amené au commissariat de police et s’y trouvait retenu. Dans ces conditions, la Cour ne voit aucune raison qui justifiât d’exclure le requérant du bénéfice des garanties pertinentes dans le cadre de ses contacts avec la police (sur les contacts informels entre la personne interpellée et la police, voir Titarenko c. Ukraine, no 31720/02, § 87, 20 septembre 2012). Ceci est d’autant plus vrai que le résultat de ces contacts est susceptible d’être par la suite utilisé, ainsi que la présente affaire le démontre, comme un élément à charge contre l’intéressé lors d’un éventuel procès pénal (voir dans le même sens Salduz, précité, §§ 58 et 62 ; et comparer avec Hovanesian c. Bulgarie, no 31814/03, § 37, 21 décembre 2010).

    164.  La Cour a déjà jugé que, selon les normes internationales généralement reconnues, un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (pour les textes de droit international pertinents en la matière, voir Salduz, précité, §§ 37-44). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. À cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer (Dayanan c. Turquie, no 7377/03, §§ 30-34, 13 octobre 2009).

    165.  L’approche consacrée par le code de procédure pénale russe, qui prévoit la participation d’un avocat à la procédure dès qu’une personne soupçonnée d’une infraction pénale se trouve en état d’interpellation de facto, n’est pas en contradiction avec les normes précitées (voir le paragraphe 101 ci-dessus). Quant à la décision de la Cour constitutionnelle citée par le Gouvernement, la Cour est d’avis, contrairement à ce dernier, qu’elle ne fait que renforcer le principe énoncé par le code en faisant directement dépendre l’exercice effectif de ses droits par le suspect de son statut de facto, le fait qu’il soit visé par une mesure d’instruction n’étant qu’un indice parmi tant d’autres à cet égard.

    166.  Compte tenu de l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant n’avait de toute façon pas droit à un avocat au moment de ses déclarations aux policiers, il n’y a pas lieu de rechercher si et à quel moment il avait été informé de ses droits et s’il y avait valablement renoncé.

    167.  La Cour a déjà jugé que lorsqu’il a été constaté que la restriction du droit du requérant à un avocat n’était pas justifiée, elle n’a, en principe, pas besoin de rechercher quel effet cette restriction a eu sur l’équité de la procédure dans son ensemble, dans la mesure où la notion même d’équité telle qu’inscrite dans l’article 6 de la Convention exige qu’un accusé puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès les stades initiaux d’interrogatoire par la police, à moins qu’une restriction de ce droit soit imposée de manière exceptionnelle et pour une bonne raison (Pishchalnikov c. Russie, no 7025/04, § 81, 24 septembre 2009, avec d’autres références).

    168.  Dans ces conditions, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 à raison de l’absence d’accès à un avocat par le requérant au moment de ses déclarations faites à la police.

    III.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

    169.  Le requérant formulent un certain nombre d’autres griefs invoquant essentiellement l’article 6 de la Convention.

    A.  Sur les griefs du requérant relatifs à la deuxième procédure ayant abouti à un arrêt de condamnation du 30 décembre 2004

    170.  Le requérant estime que le président de la formation de jugement ayant statué sur son cas, le juge D., ne présentait pas l’impartialité requise, en raison des échanges qu’il avait eus avec le procureur et le président de la cour à son sujet avant de rendre le jugement du 30 décembre 2004. Il soutient ensuite qu’il s’est vu refuser tout accès au dossier avant et pendant son nouveau procès, ce qui l’a empêché de préparer efficacement sa défense. Il se plaint enfin de l’atteinte au principe de la présomption d’innocence à raison de la publication, après le prononcé de sa condamnation mais avant qu’elle soit devenue définitive, de deux articles rédigés par les représentants du parquet dans les journaux appartenant au Ministère de l’Intérieur et dans lesquels il avait été présenté comme coupable du crime dont il avait été poursuivi. Selon le requérant, ces articles ont influencé les juges du tribunal de renvoi statuant après la cassation de sa première condamnation.

    1.  S’agissant des griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 1

    171.  Le Gouvernement considère que ces griefs sont irrecevables pour différents motifs. S’agissant de l’indépendance et de l’impartialité du juge D., il indique que le requérant avait la possibilité de récuser ce magistrat à tout moment lors de son procès. Or, aucune requête dans ce sens n’a été présentée par le requérant. Par ailleurs, le Gouvernement indique que lors des interruptions du procès, le requérant se trouvait dans un local clos et isolé. Par conséquent, il ne pouvait pas avoir été témoin de contacts du juge avec notamment les représentants du parquet. S’agissant de l’absence d’accès au dossier, le Gouvernement rappelle que les juridictions internes ont rejeté ce grief en indiquant que le requérant et son défenseur avaient eu accès au dossier après la fin de l’instruction et qu’il leur était loisible de demander à nouveau l’accès aux pièces dont ils avaient besoin lors de la nouvelle procédure. Or, aucune demande dans ce sens n’a été formulée que ce soit par le requérant ou par son défenseur.

    172.  La Cour note que les griefs du requérant mentionnés ci-dessus ont trait à la deuxième procédure de réexamen de son affaire qui s’est conclue par un arrêt de condamnation du 30 décembre 2004. Elle relève ensuite que cet arrêt a été par la suite confirmé à deux reprises par la chambre criminelle de la Cour suprême de la Fédération de Russie. Bien que le requérant ait à chaque fois déposé un pourvoi, il n’a pas renouvelé ces griefs, à part celui concernant l’absence d’accès au dossier.

    173.  En tout état de cause, la Cour considère que, eu égard à ses constats relatifs à l’article 6 § 1 de la Convention et au même article combiné avec l’article 6 § 3 c), il n’y a lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le fond de ces griefs (voir Vladimir Romanov, précité, § 107, et Nechto c. Russie, no 24893/05, § 130, 24 janvier 2012).

    2.  S’agissant des griefs formulés sur le terrain des articles 6 § 2 et 13

    174.  Le Gouvernement indique que dans les recours formés contre l’arrêt du 30 décembre 2004, ni le requérant ni son défenseur n’ont tiré grief d’une atteinte au principe de la présomption d’innocence.

    175.  Pour les même raisons évoquées ci-dessus (voir le paragraphe 173), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le fond du grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Göçmen, précité, § 76). Eu égard à ce constat, elle considère qu’il n’y a pas lieu non plus d’examiner le grief tiré de l’article 13.

    B.  Sur le surplus des griefs du requérant

    176.  S’agissant des autres griefs soulevés, eu égard au contenu du dossier et dans la mesure où ils relèvent de sa compétence, la Cour estime que ces griefs ne révèlent pas de violations des droits consacrés par la Convention.

    177.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    178.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    179.  Le requérant réclame 1 million d’euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. Il réclame également 740 000 roubles (RUB) pour le dommage matériel résulté selon lui de la perte de revenus professionnels en conséquence de sa condamnation. Le Gouvernement juge la somme demandée au titre du préjudice moral allégué excessive. Il relève que celle demandée au titre du préjudice matériel n’est pas corroborée par des preuves.

    180.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande.

    181.  S’agissant des prétentions du requérant pour dommage moral, la Cour considère que les souffrances et la détresse du requérant, causées par toute une combinaison de violations de la Convention, ne sauraient être réparées par le simple constat des violations en question. Aussi, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 20,000 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    182.  Le requérant demande également 15 000 RUB pour ses frais d’avocat dans le cadre de la procédure pénale interne dirigée contre lui et 30 000 RUB pour ceux engagés devant la Cour ainsi que 28 000 RUB correspondant aux frais de sa représentation par un avocat à la suite d’un recours en contrôle révisionnel formé par le Procureur général adjoint.

    183.  Concernant les frais engagés par le requérant dans le cadre de la procédure interne, le Gouvernement estime que le requérant n’a présenté aucun document attestant des débours allégués. Ensuite, il rappelle qu’en vertu de l’article 51 du code de procédure pénale russe, le requérant avait droit à l’aide juridictionnelle, droit qu’il n’a pas exercé. S’agissant des frais engagés devant la Cour, le Gouvernement note qu’une partie de la somme demandée a été versée par Mme Pletneva, avocate du requérant, à son confrère B.G. pour former un recours en contrôle révisionnel au nom et pour le compte de son client, sans toutefois que l’intérêt et la nécessité de ce recours pour les besoins de la présente procédure soient démontrées.

    184.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 400 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

    C.  Intérêts moratoires

    185.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 ainsi que des articles 6 et 13 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention ;

     

    4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’utilisation des déclarations faites par le requérant à la police à la suite des mauvais traitements subis aux fins de sa condamnation ;

     

    5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 c) de la Convention à raison de l’absence d’accès à un avocat par le requérant au moment de ses déclarations utilisées à charge à la police ;

     

    6.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention ;

     

    7.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en roubles russes, au taux applicable à la date du règlement) :

    i)  20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  1 400 EUR (mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    8.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 avril 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

       Søren Nielsen                                                                      Isabelle Berro
            Greffier                                                                              Présidente

     

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Dedov.

    I.B.L.
    S.N.

     


    OPINION CONCORDANTE DU JUGE DEDOV

    La Cour a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention sur la base de traitements inhumains et dégradants. La Cour a constaté clairement que les déclarations à la police ont été déterminantes, lors du procès national, dans le rejet du moyen de défense employé par le requérant (paragraphe 154 de l’arrêt).

    Je voudrais ajouter que les juridictions nationales ont également rejeté les autres preuves (une inscription sur un paquet de cigarettes, le retrait d’un témoignage contre le requérant) qui suggèrent l’implication possible d’autres personnes non identifiées par l’enquête.

    Ces circonstances indiquent la présence de doutes raisonnables quant à la culpabilité du requérant. Malheureusement, les juridictions nationales n’ont pas dissipé les doutes qui ont affecté négativement la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable. J’aurais préféré que la Cour parvienne à cette conclusion sans invoquer les conditions extrêmes dans la forme de traitement inhumain et dégradant. Cela est important dans les cas où il existe le problème de la quatrième instance.


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