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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SERGEYEV v. RUSSIA - 41090/05 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (First Section)) French Text [2015] ECHR 850 (06 October 2015) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/850.html Cite as: [2015] ECHR 850 |
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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE SERGEYEV c. RUSSIE
(Requête no 41090/05)
ARRÊT
STRASBOURG
6 octobre 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sergeyev c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 septembre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41090/05) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Mikhail Rostislavovich Sergeyev (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 novembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me T. Melnikova, avocat à Bryansk. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3. Le requérant allègue en particulier qu’il a été détenu dans des conditions carcérales difficiles et que sa détention provisoire a dépassé une durée raisonnable.
4. Le 6 décembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1975 et réside à Briansk.
A. Les poursuites pénales et la détention provisoire du requérant
6. Le 12 novembre 2003, le requérant, policier à l’époque des faits, fut arrêté car il était soupçonné de possession illégale d’une arme à feu.
7. Le 14 novembre 2003, le tribunal de l’arrondissement Tverskoï de la ville de Moscou autorisa son placement en détention provisoire. Il motiva celui-ci par la gravité des charges pesant sur le requérant ainsi que par le souci d’éviter toute entrave au cours de la justice que l’intéressé aurait pu exercer compte tenu de son statut de policier.
8. Par une décision du 12 janvier 2004, le même tribunal prolongea la détention du requérant jusqu’au 12 mars 2004 en la motivant de la même façon.
9. Le 5 mars 2004, le tribunal examina la nécessité de prolonger une nouvelle fois la détention du requérant. Le parquet demanda le maintien de cette mesure pour les motifs suivants : selon lui, le requérant n’habitait pas de manière permanente à Moscou, lieu de l’investigation ; policier de profession, il avait connaissance des méthodes d’investigation ; il avait eu accès aux informations à usage restreint de la police et pouvait en user pour entraver l’enquête ; il avait commis une infraction pénale passible de quatre ans d’emprisonnement ; il avait exercé des pressions sur un autre accusé ; il risquait de fuir ou d’entraver l’enquête. Le tribunal rejeta tous ces arguments comme non étayés et ordonna l’élargissement du requérant, qui fut libéré le jour même.
10. Le 9 mars 2004, le parquet ajouta à l’encontre du requérant l’accusation de complicité de vol. Par une décision rendue le même jour, le tribunal de l’arrondissement Khamovnicheski de la ville de Moscou autorisa un nouveau placement en détention du requérant. Les passages pertinents de la décision se lisent comme suit :
« (...)[Le requérant] est accusé d’infractions passibles de peines d’emprisonnement allant de deux à six ans ; ayant longtemps travaillé en tant qu’officier du département pour la lutte contre le crime organisé de la Direction de police de la région de Briansk (УБОП при УВД Брянской области), il est familier des méthodes de l’activité opérationnelle ; une fois en liberté, il peut se soustraire à l’enquête et aux poursuites judiciaires, persévérer dans l’activité criminelle, menacer les témoins, les victimes ou d’autres parties à la procédure pénale, ou entraver le cours de la justice d’une autre manière. »
11. Par une décision du 10 mars 2004, le tribunal de l’arrondissement Khamovnicheski prolongea la détention du requérant jusqu’au 13 avril 2004. Il réitéra les motifs précédemment retenus en reproduisant le passage de sa décision du 9 mars (paragraphe 10 ci-dessus). Dans la partie descriptive de sa décision, il évoquait les déclarations d’un coaccusé qui, le 17 octobre 2003, aurait affirmé « craindre la vengeance du requérant ». Enfin, le tribunal motivait le placement en détention par la nécessité pour l’enquêteur de procéder aux mesures d’instruction supplémentaires, ainsi décrites :
« (...) procéder à une nouvelle audition des témoins V.M., E.S., N.S., D.K. et autres ; auditionner les témoins V.M. et S.Ts. ; prélever les empreintes digitales du requérant, du coaccusé K. et du témoin M. et faire une expertise dactylographique (...) ; procéder à une confrontation entre le requérant, le coaccusé K. et le témoin M. ; mener une investigation afin d’identifier d’éventuels coauteurs des infractions ; obtenir et analyser la liste détaillée des appels téléphoniques du requérant, du coaccusé K. et du témoin M. ; décider de l’opportunité de la mise en accusation du témoin M. du chef de participation au vol incriminé ; prendre les autres mesures nécessaires pour clore l’enquête. »
12. Le 6 avril 2004, le tribunal de l’arrondissement Khamovnicheski prolongea à nouveau la détention provisoire du requérant. Il reprit le raisonnement suivi dans sa décision du 10 mars 2004, y compris dans la partie décrivant les mesures d’instruction supplémentaires à prendre. La liste de ces dernières ne subit pas de changement, si ce n’est la suppression de la mention concernant l’expertise dactylographique.
13. Le 13 juillet 2004, le tribunal de l’arrondissement Tverskoï de Moscou ordonna le transfert de l’examen de l’affaire pénale auprès de la juridiction territoriale compétente. Par la même décision, il prolongea la détention du requérant sans indiquer la durée de la mesure ni les motifs la sous-tendant.
14. Le 19 août 2014, le tribunal du district Babininski de la région de Kaluga reconduisit la détention provisoire du requérant sans préciser les motifs de la prolongation.
15. Par une décision du 30 août 2004, le même tribunal renvoya l’affaire au parquet pour défaut de procédure. Il prolongea la détention du requérant en indiquant que « les circonstances (...) ayant servi de fondement pour le placement en détention du requérant n’avaient pas disparu ».
16. Toujours sur la base de ce raisonnement, le tribunal du district Babininski maintint la détention provisoire du requérant par des décisions du 5 octobre et du 22 décembre 2004 et des 27 et 31 janvier 2005.
17. Le 22 février 2005, le requérant fut reconnu coupable de possession illégale d’arme à feu et de recel et condamné à une peine d’emprisonnement.
18. Le 20 mai 2005, la cour régionale de Kalouga rejeta le pourvoi formé par le requérant contre la décision du 31 janvier 2005 en faisant siennes les conclusions du tribunal du district Babininski.
B. Les conditions de détention
19. Le requérant fut détenu à la maison d’arrêt no IZ-40/1 de Kaluga et à l’unité de détention temporaire du poste de police du district Babininski de la région de Kaluga (« IVS »).
1. Les conditions de détention à la maison d’arrêt no IZ-40/1
a) La version du requérant
20. Le requérant soutient qu’il a été détenu dans les cellules nos 77, 79 et 119 dans lesquelles le nombre de détenus aurait atteint treize pour huit lits, et dans les cellules nos 91, 97 et 104 où ce nombre aurait été de trois pour deux lits. Il précise que les occupants des cellules devaient dormir à tour de rôle et que les malades n’étaient pas séparés des autres détenus.
21. Il indique que, dans les cellules nos 91, 97 et 104, les toilettes se trouvaient à moins de 1,5 mètre de la table et des lits, qu’elles n’étaient pas pourvues de portes et qu’il était interdit de les fermer avec d’autres dispositifs, ce qui aurait exclu toute intimité.
22. Il ajoute qu’il n’avait eu droit qu’à une heure quotidienne d’exercice en plein air.
b) La version du Gouvernement
23. En s’appuyant sur les attestations qui ont été établies le 3 février 2011 par l’administration de la maison d’arrêt no IZ-40/1 et qui figurent au dossier soumis à la Cour, le Gouvernement indique que le requérant a été détenu dans des cellules qui auraient présenté les caractéristiques suivantes :
Dates |
No de la cellule |
Superficie de la cellule en m² |
Nombre de lits |
24.08.2004 - 02.09.2004 |
97 |
8,3 |
2 |
02.09.2004 -10.09.2004 |
91 |
8,1 |
2 |
10.09.2004 - 28.10.2004 |
104 |
8,3 |
2 |
28.10.2004 - 25.02.2005 |
79 |
16 |
4 |
25.02.2005 - 01.03.2005 |
119 |
16 |
4 |
01.03.2005 - 22.03.2005 |
79 |
16 |
4 |
22.03.2005 - 24.03.2005 |
77 |
21,6 |
5 |
24.03.2005 - 30.06.2005 |
79 |
16 |
4 |
24. Il ressort des mêmes attestations que les registres consignant les personnes détenues dans chacune des cellules susmentionnées (книга количественного учета лиц, содержащихся в следственном изоляторе) pendant la période couvrant les dates de la détention du requérant ont été détruits conformément à des instructions internes. Le Gouvernement renvoie à cet effet à l’acte établi le 12 janvier 2007 par l’administration de la maison d’arrêt no IZ-40/1 qui certifie la destruction de deux registres couvrant la période du 3 juin 2004 au 12 juillet 2005. Il ressort de cet acte que les registres en question ont été détruits après avoir été conservés pendant un an.
25. En s’appuyant toujours sur les attestations du 3 février 2011, le Gouvernement soutient que le nombre de détenus dans les cellules susmentionnées n’a jamais été supérieur au nombre de lits.
26. En outre, il indique que toutes les cellules disposaient d’un lavabo, que les toilettes se trouvaient à côté de l’entrée des cellules et derrière une séparation constituée par une cloison de brique d’au moins 1,5 mètre de hauteur et munie de portes en métal, et que la distance entre, d’un côté, les toilettes et, de l’autre, la table et les lits variait entre 2,1 et 2,6 mètres.
27. Enfin, selon le Gouvernement, tous les détenus bénéficiaient d’au moins une heure d’exercice par jour dans des cours aménagées en plein air.
2. Les conditions de détention à l’IVS
a) La version du requérant
28. Le requérant affirme qu’il a été détenu dans les cellules nos 1, 2, 3 et 4 de l’IVS. À ses dires, celles-ci n’étaient pourvues ni de lits, ni de matelas, ni de linge de lit. Le requérant aurait dormi sur des châlits en planches.
29. Il indique que les cellules nos 1, 2 et 3 n’avaient pas de fenêtre ; que la fenêtre de la cellule no 4 était peinte avec une teinte foncée qui aurait fait écran à la lumière naturelle ; qu’il n’y avait pas de douches ; que les toilettes n’étaient pas cloisonnées ; qu’il n’y avait pas de système de ventilation et qu’aucune cellule ne disposait d’un accès à l’eau potable.
30. Enfin, le requérant allègue qu’il ne faisait pas de promenade faute d’endroit réservé à cet usage et qu’il n’était nourri qu’une fois par jour.
b) La version du Gouvernement
31. Le Gouvernement indique que le requérant a été détenu à l’IVS dans la cellule no 1 (du 29 août au 1er septembre, du 29 novembre au 5 décembre et du 7 au 13 décembre 2004, puis du 5 au 9 février et du 17 au 25 février 2005) ; dans la cellule no 2 (du 5 au 9 octobre et du 1er au 5 novembre 2004) ; dans la cellule no 3 (du 17 au 21 octobre et du 21 au 25 décembre 2004, puis du 29 janvier au 1er février 2005) ; et dans la cellule n 4 (le 6 décembre 2004).
32. Il soutient que la législation nationale ne prévoyait pas d’enregistrement journalier du nombre de détenus par cellule dans les unités de détention temporaires, mais que le requérant a été détenu seul ou avec une autre personne pendant certaines périodes.
33. Il admet qu’à l’époque des faits l’IVS ne disposait pas de cour pour l’exercice en plein air. Il soumet également un plan et une description technique de l’IVS, établis en 2005, ainsi que des contrats de prestations de restauration. Il ressort de ces documents que les cellules nos 1, 2 et 3 n’avaient pas de fenêtre et qu’elles étaient équipées de châlits en planches.
34. Enfin, en se référant aux attestations établies en février 2011 par l’administration de l’IVS, le Gouvernement indique que le requérant disposait de linge de lit.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
35. Le droit et la pratique internes pertinents concernant les conditions de détention sont résumés dans l’arrêt Ananyev et autres c. Russie (nos 42525/07 et 60800/08, §§ 25-54, 10 janvier 2012).
36. Le droit interne pertinent concernant la durée de la détention provisoire est résumé dans l’arrêt Lind c. Russie (no 25664/05, §§ 47-52, 6 décembre 2007).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
37. Le requérant allègue que les conditions de sa détention à la maison d’arrêt no IZ-40/1 et à l’IVS Babininski étaient contraires à l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
38. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes sous forme d’un recours au civil en dédommagement du préjudice moral.
39. Eu égard à ses conclusions dans l’arrêt Ananyev (précité, §§ 100-119), la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’un recours interne que le requérant aurait été tenu d’épuiser avant de soumettre sa requête à la Cour. Elle rejette donc l’argument du Gouvernement.
40. Constatant par ailleurs que le grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les conditions de détention à la maison d’arrêt no IZ-40/1
41. La Cour observe que les parties sont en désaccord sur plusieurs aspects des conditions de détention du requérant, dont plus particulièrement la question du surpeuplement des cellules.
42. La Cour rappelle que la procédure prévue par la Convention, telle celle suivie en l’espèce, ne se prête pas toujours à une application stricte du principe affirmanti incumbit probatio (« la preuve incombe à celui qui affirme ») car, dans certains cas, le gouvernement défendeur est le seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou d’infirmer les allégations du requérant. Le fait que, sans donner de justification satisfaisante, un gouvernement s’abstient de fournir pareilles informations peut permettre de tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations en question (voir, parmi d’autres, Fedotov c. Russie, no 5140/02, §§ 60 et 61, 25 octobre 2005, et Kokoshkina c. Russie, no 2052/08, § 60, 28 mai 2009).
43. La Cour rappelle en outre que, lorsqu’il y a contestation sur les conditions de détention, point n’est besoin pour elle d’établir la véracité de chaque élément litigieux : elle peut conclure à la violation de l’article 3 de la Convention sur la base de toute allégation grave non réfutée par le Gouvernement (Grigorievskikh c. Russie, no 22/03, § 55, 9 avril 2009). Dans ce type d’affaires, la charge de la preuve pèse sur les autorités et il incombe au Gouvernement de fournir une explication satisfaisante et convaincante pour contrer les allégations du requérant.
44. En l’espèce, pour étayer sa thèse selon laquelle les cellules n’étaient pas surpeuplées, le Gouvernement s’est appuyé sur les attestations établies le 3 février 2011 par l’administration de la maison d’arrêt no IZ-40/1 (paragraphe 23 ci-dessus). Or la Cour a jugé à plusieurs reprises que, en l’absence d’originaux des registres de détenus, de telles attestations n’avaient qu’une valeur probante très limitée et qu’elles ne sauraient constituer une source d’information valable (Ananyev et autres, précité, §§ 124-125, avec les autres références y figurant). Elle estime peu vraisemblable que, cinq ans après les faits de la cause, les responsables de la maison d’arrêt puissent se souvenir que le nombre de détenus dans chacune des cellules occupées par le requérant au cours de sa détention n’a jamais dépassé le nombre de lits (voir, dans le même sens, Grigorievskikh, précité, § 57). À cet égard, elle note que les registres ont été détruits au bout d’un an de conservation (comparer avec Gultyayeva c. Russie, no 67413/01, § 153, 1er avril 2010, où le Gouvernement a indiqué que la durée de conservation des registres était de cinq ans).
45. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas réfuté les allégations du requérant. Elle examinera donc le grief en se basant sur la description des conditions de détention fournie par l’intéressé.
46. Le requérant soutient que le nombre de détenus partageant les cellules qu’il a occupées variait, mais que, la plupart du temps, il était supérieur au nombre de lits. Il aurait ainsi disposé de moins de 3 m2 d’espace individuel et ses codétenus et lui-même auraient dormi à tour de rôle.
47. La Cour rappelle avoir déjà conclu dans de nombreuses affaires à la violation de l’article 3 de la Convention en raison principalement du manque d’espace individuel suffisant (voir, par exemple, Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001 II, Mayzit c. Russie, no 63378/00, § 39 et suivants, 20 janvier 2005, Karalevičius c. Lituanie, no 53254/99, § 36, 7 avril 2005, Ananyev et autres, précité, §§ 160-166, Kolunov c. Russie, no 26436/05, §§ 30-38, 9 octobre 2012, et Zentsov et autres c. Russie, no 35297/05, §§ 38-45, 23 octobre 2012). Eu égard à sa large jurisprudence en la matière et compte tenu de ses conclusions quant au bien-fondé des allégations du requérant, la Cour conclut que la détention du requérant à la maison d’arrêt no IZ-40/1 a constitué un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.
2. Les conditions de détention à l’IVS
48. La Cour rappelle que, lorsqu’elle examine les conditions de détention dans les prisons, elle n’applique pas uniquement le critère de l’espace attribué à chaque détenu, mais qu’elle prend en compte d’autres critères, tels que la possibilité d’utiliser des toilettes en privé, l’aération, la lumière naturelle, le chauffage central, le respect des règles d’hygiène, la possibilité de promenade, la durée de la détention ainsi que l’état physique et mental du détenu (Ananyev et autres, précité, § 149).
49. En l’espèce, la Cour note qu’entre le 29 août 2004 et le 17 février 2005 le requérant a été placé dix fois à l’IVS pour des durées allant de trois à quatorze jours. Elle constate que les parties s’accordent sur les dates des périodes de détention ainsi que sur les numéros des cellules occupées par l’intéressé. Elle rappelle avoir estimé à plusieurs reprises que la détention dans des lieux destinés, de par leur nature même, à accueillir des personnes pour de très courtes durées peut emporter une violation de l’article 3 (voir, parmi beaucoup d’autres, Shchebet c. Russie, no 16074/07, §§ 86-96, 12 juin 2008, Khristoforov c. Russie, no 11336/06, § 23, 29 avril 2010, Nedayborshch c. Russie, no 42255/04, § 32, 1er juillet 2010, Kuptsov et Kuptsova c. Russie, no 6110/03, § 69, 3 mars 2011, Ergashev c. Russie, no 12106/09, §§ 128-134, 20 décembre 2011, et Salikhov c. Russie, no 23880/05, §§ 89-93, 3 mai 2012).
50. La Cour note de surcroît que l’IVS ne disposait pas de cour pour l’exercice en plein air et que les cellules nos 1, 2 et 3 étaient dépourvues de fenêtre (paragraphe 33 ci-dessus). Elle en déduit que, durant la majeure partie de sa détention à l’IVS, le requérant n’a bénéficié ni de lumière naturelle ni d’exercice en plein air.
51. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’effet cumulé de la durée de détention du requérant à l’IVS et des manquements constatés a emporté violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
52. Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire. Il invoque à cet égard l’article 5 § 3 de la Convention, qui se lit comme suit :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
A. Sur la recevabilité
53. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il n’est pas irrecevable pour d’autres motifs, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
54. Le requérant reproche aux juridictions nationales d’avoir prolongé sa détention à plusieurs reprises, en l’absence, selon lui, de motifs suffisants et pertinents.
55. Le Gouvernement soutient que les juridictions nationales ont suffisamment motivé leurs décisions. Il estime également que les autorités nationales ont fait preuve de la diligence requise dans l’examen des charges pénales à son encontre.
2. Appréciation de la Cour
56. Selon la jurisprudence constante de la Cour en matière d’application de l’article 5 § 3 de la Convention, la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 44, CEDH 2006-X). Toutefois, au bout d’un certain temps, elle ne suffit plus. La Cour doit dans ce cas établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle recherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir, parmi d’autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, §§ 152-153, CEDH 2000-IV).
57. En l’espèce, la Cour note qu’il n’y a pas désaccord entre les parties quant à l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction. Elle estime que la conclusion des tribunaux selon laquelle l’intéressé aurait pu tenter d’entraver le cours de la justice compte tenu de son statut de policier pouvait éventuellement justifier au départ son placement en détention. Elle est prête à accepter que les nouvelles charges dirigées à l’encontre du requérant le 9 mars 2004 puissent être prises en compte dans l’examen de la nécessité du placement en détention de l’intéressé.
58. Néanmoins, elle rappelle que la gravité des charges ne peut plus à elle seule être le motif de la prolongation de la détention d’une personne à un stade avancé de la procédure (Kučera c. Slovaquie, no 48666/99, § 95, 17 juillet 2007). Or force est de constater qu’en l’espèce ce motif a occupé une place prépondérante dans toutes les décisions des tribunaux internes, y compris après la fin de l’instruction préliminaire et le renvoi de l’affaire en jugement. Aux yeux de la Cour, ce motif n’était pas suffisant pour justifier la prolongation de la détention du requérant.
59. La Cour constate que les décisions du 13 juillet, du 19 août, du 5 octobre et du 22 décembre 2004, ainsi que celles du 27 et du 31 janvier 2005 étaient rédigées en des termes stéréotypés et étaient dépourvues d’une analyse de la situation personnelle du requérant (paragraphes 13 à 16 ci-dessus). Elle rappelle avoir souvent conclu à la violation de l’article 5 § 3 dans des affaires où les tribunaux internes avaient maintenu le requérant en détention en se fondant essentiellement sur la gravité des charges et en recourant à des formules stéréotypées sans évoquer des faits précis ou sans envisager d’autres mesures préventives (Khoudobine c. Russie, no 59696/00, CEDH 2006-XII, Dolgova c. Russie, no 11886/05, 2 mars 2006, Michketkoul et autres c. Russie, no 36911/02, 24 mai 2007, Choukhardine c. Russie, no 65734/01, 28 juin 2007, Belov c. Russie, no 22053/02, 3 juillet 2008, Lamazhyk c. Russie, no 20571/04, 30 juillet 2009, Gultyayeva, précité, Sutyagin c. Russie, no 30024/02, 3 mai 2011, Romanova c. Russie, no 23215/02, 11 octobre 2011, et Dirdizov c. Russie, no 41461/10, 27 novembre 2012). Dans la présente affaire, rien ne lui permet de se départir de cette conclusion.
60. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, en s’abstenant d’évoquer des faits précis et en s’appuyant essentiellement et systématiquement sur la gravité des charges, les autorités ont maintenu le requérant en détention provisoire pendant plus de sept mois pour des motifs qui ne sauraient être vus comme « suffisants » pour justifier la durée de cette détention.
61. Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Dolgova, précité, § 50). Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
62. Le requérant a soulevé d’autres griefs tirés de différents articles de la Convention.
63. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
64. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
65. Le requérant réclame 4 930 euros (EUR) pour préjudice matériel et 25 000 EUR pour préjudice moral.
66. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande comme infondée et excessive.
67. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
68. Le requérant demande également 60 EUR pour les frais et dépens qu’il aurait engagés devant la Cour.
69. Le Gouvernement objecte que le requérant n’a pas démontré avoir réellement payé les montants réclamés.
70. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 60 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
71. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 5 § 3 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 5 500 EUR (cinq mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 60 EUR (soixante euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 octobre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Søren Nielsen András Sajó
Greffier Président