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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> HENRIOUD v. FRANCE - 21444/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fifth Section)) French Text [2015] ECHR 986 (05 November 2015) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/986.html Cite as: [2015] ECHR 986 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE HENRIOUD c. FRANCE
(Requête no 21444/11)
ARRÊT
STRASBOURG
5 novembre 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Henrioud c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Síofra O’Leary, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 21444/11) dirigée contre la République française et dont un ressortissant suisse, M. Jean-Michel Henrioud (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 mars 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me T. Piaget, avocat à La Chaux-de-Fonds. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue en particulier que l’irrecevabilité de son pourvoi devant la Cour de cassation porte une atteinte excessive à son droit d’accès à un tribunal. Il estime également que les autorités françaises n’ont pas fait preuve de la diligence nécessaire en vue de permettre le retour de ses enfants en application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (ci-après la Convention de La Haye), et ont ainsi porté atteinte à son droit au respect de sa vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention.
4. Le 24 octobre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement. Informé de son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement), le gouvernement suisse n’a pas répondu.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1966 et réside à Auvernier (Suisse).
6. Le requérant épousa Mme F.V., de nationalité suisse, en 1996. Deux enfants sont issus de leur union, L. né le 23 août 1997, et M., née le 15 janvier 2001.
7. Le 30 juillet 2008, à la suite de sérieuses difficultés conjugales et des problèmes financiers rencontrés par le couple, l’épouse du requérant quitta le domicile familial en emmenant les enfants chez une amie. Elle resta quelques jours en Suisse.
8. Le 12 août 2008, le requérant déposa auprès du tribunal civil du district de Boudry (canton de Neuchâtel) une requête urgente de mesures protectrices de l’union conjugale visant notamment à interdire à Mme F.V. de quitter la Suisse pour s’installer en France avec les enfants.
9. Par une ordonnance de mesures protectrices urgentes sans citation préalable du 13 août 2008, le président du tribunal de Boudry interdit à Mme F.V. de quitter la Suisse et de s’installer en France avec les enfants. Le 14 août 2008, Mme V.F saisit le même président d’une requête de mesures protectrices de l’union conjugale, tendant notamment à ce que la garde sur les enfants lui soit attribuée.
10. Aux environs du 15 août 2008, Mme F.V. quitta la Suisse pour se rendre en France, où vivent ses parents. Elle s’installa à Camblanes, en Gironde. Le 21 août 2008, elle fit opposition à l’ordonnance du 13 août 2008.
11. Le 2 septembre 2008, le requérant forma une demande de retour des enfants auprès de l’Office fédéral de la Justice, l’autorité centrale de la Suisse au sens de la Convention de La Haye. Cette requête fut transmise à l’autorité centrale française qui l’adressa au procureur général près la cour d’appel de Bordeaux pour saisine du juge aux affaires familiales (paragraphe 38 ci-dessous).
12. Le 23 septembre 2008, le requérant déposa une demande en divorce auprès du tribunal matrimonial du district de Boudry en concluant à ce que la garde et l’autorité parentale sur les enfants lui soient attribuées.
13. Le 1er octobre 2008, lors d’une audience devant le tribunal de Boudry, l’avocat de Mme F.V. fit savoir que celle-ci avait quitté la Suisse avant d’avoir eu connaissance de l’ordonnance du 13 août 2008 et qu’il ne l’avait lui-même reçue que le 19 août. Au cours de cette audience, le président du tribunal constata que « la situation actuelle se maintiendra à titre provisoire, sous réserve de la tournure prise par la procédure tendant au retour des enfants ». Les parties convinrent que le requérant rencontrerait ses enfants lors des vacances scolaires françaises. Le président fit savoir qu’il contacterait le service social international afin de demander un rapport d’enquête sociale et d’évaluer les modalités d’une reprise aussi rapide que possible des contacts entre le requérant et ses enfants. Il fut enfin décidé de suspendre la procédure de divorce.
14. Par une décision du 11 novembre 2008, le président du tribunal de Boudry révoqua l’ordonnance du 13 août 2008. Il fit valoir que l’épouse du requérant avait quitté le pays le 13 août 2008 et qu’elle n’avait eu connaissance de cette ordonnance que postérieurement. Il ajouta que « dans ces conditions, même s’il n’est pas justifié que l’épouse quitte le pays comme elle l’a fait en compagnie des enfants, sans autorisation de son époux, je constate qu’il n’y aurait aucune utilité à confirmer une telle interdiction. Je considère en effet que cela serait le meilleur moyen pour dissuader l’épouse de revenir en Suisse, issue que ne souhaite manifestement pas l’époux ».
15. Le 27 novembre 2008, le requérant forma un recours à l’encontre de la décision du 11 novembre auprès de la Cour de cassation civile du tribunal cantonal de Neuchâtel, en invoquant la violation de la Convention de La Haye. Il fit valoir que le déplacement était illicite dans la mesure où il partageait avec la mère l’autorité parentale et la garde sur ses enfants. Il indiqua que le refus de confirmer l’interdiction litigieuse était susceptible de laisser entendre aux autorités françaises, chargées du retour des enfants, que la situation s’était régularisée a posteriori. Il souligna que cela aurait pour conséquence de passer outre les règles de la Convention de La Haye selon lesquelles le statu quo doit être rétabli.
16. Auparavant, par acte du 24 novembre 2008, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Bordeaux avait assigné la mère à comparaître aux fins de constater que les enfants étaient retenus illicitement par elle en France et d’ordonner leur retour immédiat auprès du domicile de leur père.
17. Par un jugement du 12 décembre 2008, le tribunal de grande instance de Bordeaux rejeta la demande du procureur. Il se fonda, d’une part, sur le fait que la mère n’avait pas eu connaissance de l’ordonnance du 13 août 2008 au moment de quitter la Suisse et, d’autre part, sur la révocation ultérieure de cette ordonnance. Il ajouta que les enfants étaient bien intégrés en France et qu’il serait préjudiciable de modifier brutalement leur cadre de vie. Il en conclut qu’il n’y avait eu ni déplacement illicite ni maintien illicite sur le territoire français.
18. Le 22 décembre 2008, le procureur interjeta appel du jugement devant la cour d’appel de Bordeaux. Il fit valoir que, en France comme en Suisse, le caractère illicite d’un déplacement résulte de la violation du droit de garde de l’autre parent, indépendamment de l’existence d’une mesure d’interdiction de quitter le territoire, comme celle qui avait été ordonnée le 13 août 2008 puis annulée. Il soutint que le retour ne pouvait pas être refusé « sur le fondement des décisions provisoires des 1er octobre et 11 novembre 2008 rendues postérieurement au déplacement illicite par le tribunal de district de Boudry et concernant le fond du droit de garde ». Il rappela que, au moment du déplacement, le requérant exerçait effectivement et de manière conjointe son droit de garde à l’égard des enfants, en application de la loi suisse. Le requérant déposa des conclusions d’intervention volontaire auprès de la cour d’appel en vue de l’infirmation du jugement et du retour immédiat des enfants à son domicile. Il invoqua les mêmes arguments que le procureur. Il ne fit pas mention du recours exercé contre la décision du 11 novembre 2008 (paragraphe 15 ci-dessus).
19. Par un arrêt du 7 avril 2009, rendu à la suite de l’audience du 3 mars précédent au cours de laquelle le requérant était présent et représenté par un avocat, la cour d’appel de Bordeaux confirma le jugement du 12 décembre 2008 :
« (...) Il est indéniable qu’à l’époque où Madame F.V. a quitté la Suisse en emmenant les enfants communs à l’égard desquels existait un droit de garde conjoint des époux, elle a violé les règles légales suisses dès lors qu’elle a agi sans autorisation judiciaire à ce titre même si concomitamment à son départ elle avait déposé une requête en divorce devant le tribunal suisse compétent.
Il n’en demeure pas moins que lorsqu’elle a quitté la Suisse, il ne peut être considéré qu’elle a agi au mépris de l’ordonnance sur requête intervenue à l’initiative du mari le 13 août 2008 aux termes de laquelle le président du tribunal civil du district de Boudry lui faisait interdiction de quitter la Suisse et de s’installer en France avec les deux enfants du couple, dès lors que celle-ci ne lui a été signifiée qu’ultérieurement le 19 août 2008.
Par ailleurs, cette décision réservait à Madame F.V. un droit d’opposition pendant une période de 10 jours à compter de la réception de l’ordonnance.
Usant de son droit à ce titre, Madame V. a obtenu aux termes d’une décision du tribunal du district de Boudry du 11 novembre 2008, la révocation des mesures prises par l’ordonnance précitée du 13 août 2008.
Il n’est justifié d’aucune voie de recours à l’égard de cette décision, à laquelle il doit être considéré que le mari a acquiescé.
Dès lors, même si cette décision revêt manifestement un caractère temporaire dans l’attente de l’issue définitive de la procédure du divorce, il n’en demeure pas moins que l’acquiescement dont elle a bénéficié de la part du père, permettait à bon droit au premier juge, en application de l’article 13 paragraphe a) de la Convention de La Haye de considérer qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner le retour des enfants en Suisse étant souligné que le père avait pu exercer le droit de visite à l’égard des enfants notamment en décembre 2008. (...)
Par ces motifs, la cour
Reçoit [le requérant] en son intervention volontaire.
Confirme le jugement entrepris (...) »
20. Le 10 avril 2009, l’autorité centrale française envoya un courrier à son homologue suisse :
« À la suite d’un courrier du parquet général de Bordeaux dans le cadre de l’affaire visée en référence, je vous prie de trouver ci-joint copie de l’arrêt rendu le 7 avril 2009 par la cour d’appel de Bordeaux. Cette décision a rejeté la demande de retour en Suisse des mineurs [L. et M.]. Je vous remercie de me faire part des suites procédurales que Monsieur Henrioud entend voir réserver à cette affaire. »
21. Dans le cadre de la procédure de divorce, des rapports d’enquête sociale furent déposés par les services compétents français et suisse les 12 et 26 mars 2009. Le 30 avril 2009, l’avocat de Mme F.V. écrivit au président du tribunal de Boudry pour lui demander de prendre en compte le rapport français qui indiquait que le cadre de vie des enfants était adéquat et favorable à leur épanouissement. Il demanda l’attribution à la mère de la garde des enfants, en se référant notamment à l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux du 7 avril 2009, dont il disait ne pas avoir encore reçu copie. Il conclut, au vu de cet arrêt, qu’un retour rapide des enfants n’était pas à l’ordre du jour.
22. Par une ordonnance du 6 mai 2009, le président du tribunal de Boudry constata que la garde de fait sur les enfants était toujours exercée par leur mère et que cette situation continuerait à prévaloir dans l’attente de la décision de la Cour de cassation française :
« Que deux décisions relatives au retour des enfants en Suisse, en application de la Convention de La Haye, ont été défavorables au père jusqu’à aujourd’hui, la dernière rendue le 7 avril 2009 par la cour d’appel de Bordeaux. Que [le requérant] conteste cette décision et annonce qu’il se pourvoira en cassation ainsi que le procureur général de Bordeaux contre celle-ci. Qu’il n’appartient pas au juge de céans de se prononcer sur le bien-fondé de la décision de la cour d’appel mais qu’il sera néanmoins relevé que celle-ci retient à tort que [le requérant] ne s’est pas opposé à l’ordonnance rendue par le soussigné le 11 novembre 2008 et révoquant les mesures prises le 13 août 2008 puisqu’il a adressé le 27 novembre 2008 un recours en cassation civile contre cette ordonnance.
Qu’il convient de suspendre la procédure en tant qu’elle porte sur l’attribution de la garde des enfants.
Que la situation de fait qui prévaut à l’heure actuelle doit en effet être maintenue dans l’attente de la décision de la Cour de cassation, si elle est saisie, ou de l’entrée en force de la décision de la cour d’appel du 7 avril 2009, dans l’hypothèse inverse. »
23. Le 6 mai 2009, le procureur général près la cour d’appel de Bordeaux forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel du 7 avril 2009. La déclaration de pourvoi est ainsi libellée :
« Le procureur général déclare former un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu le 7 avril 2009, dans une affaire opposant le ministère public, en sa qualité de représentant de l’autorité centrale française, d’une part, et Monsieur Jean-Michel Henrioud, d’autre part, à Madame F.V. (...). À cette déclaration sont jointes trois expéditions de l’arrêt du 7 avril 2009. La cassation est demandée pour manque de base légale dans l’application de l’article 13 alinéa 1er de la convention de La Haye, la cour d’appel ayant fondé sa décision sur un acquiescement du père postérieurement au déplacement ou au non-retour de ses enfants, sans le caractériser. »
Le procureur général déposa un mémoire ampliatif à l’appui de son pourvoi le même jour. Il souleva un moyen unique de cassation pris du défaut de base légale dans l’application de l’article 13 a) de la Convention de La Haye (paragraphe 39 ci-dessous). Il fit valoir que la cour d’appel de Bordeaux, en déduisant de l’absence d’exercice des voies de recours contre la décision rendue le 11 novembre 2008 par le juge suisse, de surcroît non établie, l’intention du père de renoncer au retour de ses enfants, n’avait pas tiré les conséquences du fait que le retour avait été demandé bien avant cette décision. Il souligna que cette juridiction n’avait pas caractérisé un acquiescement certain du père, et n’avait ainsi pas valablement justifié son refus d’ordonner le retour des enfants. Il ne produisit pas à l’appui de son mémoire l’acte de signification de la décision attaquée, tel qu’exigé par l’article 979 du code de procédure civile (ci-après CPC) sous peine d’irrecevabilité du pourvoi prononcée d’office (paragraphes 33 et 34 ci-dessous).
24. Par un courrier du 13 mai 2009, l’autorité centrale française écrivit à l’Office fédéral suisse « qu’afin de préserver les droits du requérants, il a été demandé au parquet général de Bordeaux de former un pourvoi en cassation à titre conservatoire » et lui fit parvenir copie de la déclaration de pourvoi et du mémoire ampliatif signifié à Mme F.V.
25. Par un arrêt du 29 mai 2009, la Cour de cassation civile du tribunal cantonal de Neuchâtel rejeta le recours du requérant contre la décision du 11 novembre 2008 (paragraphe 15 ci-dessus). Elle estima que la révocation de l’ordonnance du 13 août 2008 était intervenue conformément au droit matériel, l’interdiction de quitter le territoire ne pouvant plus déployer ses effets. Elle souligna cependant que les autorités françaises chargées d’assurer le retour des enfants en Suisse ne pouvaient interpréter la révocation de cette ordonnance comme une régularisation, a posteriori, de la situation, le président du tribunal de Boudry ayant clairement souligné que le départ de l’épouse et des enfants n’était pas justifié.
26. Le 16 juillet 2009, le requérant, assisté d’un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, déposa des conclusions d’association au pourvoi du procureur et forma un pourvoi provoqué à cette occasion (paragraphe 35 ci-dessous). Dans son mémoire, il fit grief à la cour d’appel d’avoir déduit son acquiescement au déplacement des enfants sans inviter les parties à s’expliquer sur un tel moyen, ce qui aurait permis de vérifier qu’un recours contre la décision du 11 novembre 2008 avait bien été exercé (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Il produisit une copie du recours en cassation civile à l’encontre de la décision rendue le 11 novembre 2008.
27. Le 30 octobre 2009, Mme F.V. déposa un mémoire en défense aux pourvois principal et provoqué devant la Cour de cassation.
28. Le 8 juin 2010, le conseiller rapporteur devant la Cour de cassation déposa son rapport aux termes duquel il précisa que cette juridiction prononçait régulièrement « l’irrecevabilité de pourvois qui ne produisent pas, dans le délai du mémoire, les actes de signification ». Le rapporteur ne cita à l’appui de ce rappel que des arrêts mettant en cause la recevabilité de pourvois principaux. Sur le fond, quant à la question de l’acquiescement du père, et de l’application de l’article 13 a) de la Convention de La Haye, le conseiller rapporteur s’interrogea sur la suffisance de la motivation de la cour d’appel. Il fit une brève analyse de la jurisprudence internationale pour en déduire que l’intention du parent victime doit être suffisamment caractérisée et conclut avec cette question : « en l’espèce, la cour d’appel pouvait-elle déduire de l’absence de recours du père contre une mesure provisoire un acquiescement au non-retour ? ».
29. Par un avis du 9 novembre 2010, le procureur général près la cour d’appel de Bordeaux fit valoir que les formalités du pourvoi et le dépôt du mémoire ampliatif avaient été faits dans les délais légaux, et, que, effectivement, « l’arrêt attaqué du 7 avril 2009 n’a pas été signifié dans le délai du dépôt de mémoire ampliatif. Il n’a été signifié à Mme F.V. que le 6 octobre 2010 ». À la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative au droit d’accès à un tribunal, il demanda que la sanction de l’irrecevabilité du pourvoi ne soit pas appliquée, compte tenu de la nature particulière de l’affaire et de l’intérêt supérieur des enfants mineurs. Il fit valoir que la procédure mise en œuvre par le ministère public à la demande de l’autorité centrale française, saisie par l’autorité suisse, est une procédure assimilable aux procédures rapides dont l’une des caractéristiques est de déroger aux règles procédurales ordinaires, en tout cas « aux règles non essentielles de procédure à l’exclusion, bien évidemment, des règles de droit processuel fondamentales comme le principe du contradictoire », afin que soient respectés les objectifs prépondérants de la Convention de La Haye.
30. Dans des observations déposées en vue de l’audience devant la Cour de cassation, l’avocat du requérant invoqua des arguments similaires à ceux du procureur général. Il indiqua que le prononcé de l’irrecevabilité du pourvoi entraînerait une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal, contraire à l’esprit même de la Convention de La Haye.
31. Par un arrêt du 1er décembre 2010, la Cour de cassation déclara les pourvois irrecevables :
« Vu l’article 979 du code de procédure civile,
Attendu qu’à peine d’irrecevabilité du pourvoi prononcée d’office, doit être notamment remise au greffe, dans le délai du dépôt du mémoire, une copie de la décision attaquée et de ses actes de signification ;
Attendu que le procureur général près la cour d’appel de Bordeaux s’est pourvu en cassation, le 11 mai 2009, contre un arrêt de la cour d’appel de Bordeaux du 7 avril 2009 ; que la copie de l’acte de signification de cet arrêt n’a pas été déposée dans le délai prescrit ; que, de même [le requérant] ne produit pas cette copie à l’appui de son pourvoi provoqué ; (...)
Déclare le pourvoi principal et le pourvoi provoqué irrecevables. »
32. Dans ses observations, le Gouvernement informa la Cour de l’existence d’une convention de divorce conclue entre le requérant et Mme F.V. en mai 2011. Celle-ci octroie l’autorité parentale et la garde des enfants à la mère, fixe un droit de visite pour le père et transmet à l’autorité centrale française une demande de protection du droit de visite. Dans ses observations en réponse, le requérant précisa qu’il avait accepté que la garde soit confiée à la mère, pour autant que celle-ci s’engage à respecter son droit de visite. Il fit valoir que celle-ci continuait de bafouer le droit de visite, ce qui avait entraîné plusieurs condamnations pénales et une sévère réprimande par le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Bordeaux le 10 juillet 2012 (menace d’un transfert de résidence de son fils âgé de quatorze ans si l’attitude de la mère devait se poursuivre).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS
33. Les dispositions pertinentes du CPC concernant l’appel incident, applicables au pourvoi selon l’article 614, et celles relatives aux conditions de recevabilité des pourvois, sont ainsi libellées :
Article 550
« Sous réserve des articles 909 et 910, l’appel incident ou l’appel provoqué peut être formé, en tout état de cause, alors même que celui qui l’interjetterait serait forclos pour agir à titre principal. Dans ce dernier cas, il ne sera toutefois pas reçu si l’appel principal n’est pas lui-même recevable. »
Article 978
« A peine de déchéance constatée par ordonnance du premier président ou de son délégué, le demandeur en cassation doit, au plus tard dans le délai de quatre mois à compter du pourvoi, remettre au greffe de la Cour de cassation un mémoire contenant les moyens de droit invoqués contre la décision attaquée. Le mémoire doit, sous la même sanction, être notifié dans le même délai aux avocats des autres parties. (...) »
Article 979 (à l’époque des faits)
« A peine d’irrecevabilité du pourvoi prononcée d’office, doivent être remises au greffe dans le délai de dépôt du mémoire :
- une copie de la décision attaquée et de ses actes de signification ;
- une copie de la décision confirmée ou infirmée par la décision attaquée. »
Article 611-1 (à l’époque des faits)
« Hors les cas où la notification de la décision susceptible de pourvoi incombe au greffe de la juridiction qui l’a rendue, la décision attaquée est signifiée, à peine d’irrecevabilité du pourvoi, avant l’expiration du délai prévu à l’article 978. »
Article 614
« La recevabilité du pourvoi incident, même provoqué, obéit aux règles qui gouvernent celle de l’appel incident, sous réserve des dispositions de l’article 1010. »
Article 1010
« Le pourvoi incident, même provoqué, doit, à peine d’irrecevabilité prononcée d’office, être fait sous forme de mémoire et contenir les mêmes indications que le mémoire du demandeur.
Le mémoire doit, sous la même sanction :
- être remis au greffe de la Cour de cassation avant l’expiration du délai prévu pour la remise du mémoire en réponse ; (...) »
34. L’article 611-1 du CPC (paragraphe 33 ci-dessus), applicable à l’époque des faits, dispose que, à peine d’irrecevabilité du pourvoi, l’arrêt attaqué doit être signifié au plus tard dans le délai du dépôt du mémoire ampliatif, en principe quatre mois à compter du pourvoi. L’article 979 du CPC prévoit que cette condition de recevabilité est complétée par l’obligation de produire l’acte de signification avec le pourvoi, également à peine d’irrecevabilité de celui-ci. L’article 7 du décret no 2014-1338 du 6 novembre 2014 relatif à la procédure applicable devant la Cour de cassation a abrogé l’article 611-1 et supprimé l’obligation de signification de la décision attaquée pour former un pourvoi. L’article 979 du CPC a été modifié en conséquence et ne prévoit plus la remise au greffe de la Cour de cassation de l’acte de signification de la décision attaquée (article 16 du décret précité). Il a, par ailleurs, été complété par un second alinéa qui donne la possibilité pour le conseiller rapporteur d’adresser à l’avocat du demandeur au pourvoi un avis fixant un délai pour remédier à une transmission incomplète ou entachée d’erreur matérielle des autres documents exigés par l’article 979 du CPC.
Selon la circulaire du 12 novembre 2014 de présentation de ce décret, l’article 979 est modifié « afin d’éviter la sanction de l’irrecevabilité du pourvoi qui apparait disproportionnée en cas de défaut de remise de certaines pièces (copie de décisions) ».
35. Selon le lexique publié sur le site de la Cour de cassation, le pourvoi provoqué ou éventuel est « le pourvoi qui a pour but de contester une ou plusieurs dispositions de l’arrêt attaqué, mais uniquement dans l’hypothèse où une cassation de celui-ci interviendrait en réponse au pourvoi principal ». Le pourvoi incident est « le pourvoi d’un défendeur qui peut critiquer soit les mêmes dispositions de l’arrêt attaqué que le pourvoi principal soit d’autres dispositions ». Quant aux personnes qui bénéficient de la possibilité de faire un recours incident ou provoqué, l’ouvrage « La cassation en matière civile » (Dalloz, 2009/2010, p. 579) indique ce qui suit :
« Ces textes [article 614 du CPC qui renvoie aux textes relatifs à l’appel] permettent l’introduction d’un recours incident ou provoqué, non seulement par le défendeur au pourvoi, procédant en la même qualité, mais encore par toute personne qui a été partie à l’arrêt attaqué et dont la situation risque de se trouver modifiée par le pourvoi principal que cette personne soit défenderesse au pourvoi ou qu’elle n’ait pas été appelée en cause par le demandeur principal. »
36. Sur la dépendance du pourvoi incident par rapport au pourvoi principal, le même ouvrage (Dalloz, 2009/2010, p. 581), indique ce qui suit :
« Le pourvoi incident, comme l’appel incident, présente le défaut d’être placé sous la dépendance du pourvoi principal (C.pr.civ., art 614). Mais cette dépendance n’est que relative.
L’irrecevabilité du pourvoi principal entraîne celle du pourvoi incident, formé après l’expiration du délai imparti au défendeur pour agir à titre principal (Civ. 1re, 17 mars 1993, no 91-16.353, Bull. civ I, no 114-Civ. 2e, 1er mars 1995, no 92-21.885, Bull. civ. II, no 66). Il appartient alors à l’auteur du pourvoi incident de produire la copie de la signification qui lui a été délivrée afin de démontrer la recevabilité de son pourvoi (Civ. 3, 10 déc. 2003, no 02-12.602, Bull. civ. III, no 226.) (...) [Paragraphe 37 ci-dessous) »
37. Les parties pertinentes des arrêts de la Cour de cassation cités par le Gouvernement au paragraphe 42 ci-dessous sont ainsi libellées :
- Cass. Civ. 3e, 10 décembre 2003, no 02-12.602
« Sur la recevabilité du pourvoi principal de M.B.V.
Attendu que l’arrêt attaqué (...) n’ayant ni tranché le principal à l’égard de l’auteur du pourvoi, ni mis fin à l’instance en ce qui le concerne, (...) le pourvoi n’est pas recevable ;
Sur la recevabilité du pourvoi incident de la société L.S.D.L., soulevée d’office, après avis donné aux avocats :
Vu les articles 611-1 et 979 du CPC
Attendu que les L.S.D.L. ne justifiant pas de la signification de l’arrêt attaqué, l’irrecevabilité du pourvoi principal entraîne l’irrecevabilité du pourvoi incident ; »
- Cass. Civ.1ere, 17 mars 1993, no 91-16.353
« Sur la recevabilité du pourvoi provoqué de la société S.
Vu les articles 550 et 614 du nouveau code de procédure civile ;
Attendu qu’aux termes de ce dernier texte : « la recevabilité du pourvoi incident, même provoqué, obéit aux règles qui gouvernent celles de l’appel incident » ; que selon l’article 550, lorsque celui qui forme un appel incident est forclos pour agir à titre principal, son recours n’est pas recevable si l’appel principal ne l’est pas lui-même ;
Attendu que l’arrêt attaqué a été signifié à la société S. le 29 avril 1991 ; que le pourvoi provoqué a été formé le 13 février 1992, après l’expiration du délai de deux mois prévu par l’article 612 du nouveau code de procédure civile ; qu’il s’ensuit que le pourvoi principal de la CFP ayant été déclaré irrecevable, le pourvoi provoqué l’est également ; (...)»
38. En France, l’autorité centrale chargée de satisfaire aux obligations qui lui sont imposées par la Convention de La Haye est représentée par le Bureau de l’entraide civile et commerciale internationale de la direction des affaires civiles et du Sceau, du ministère de la Justice. Lorsqu’elle est saisie, l’autorité centrale transmet le dossier au parquet général de la cour d’appel dans le ressort de laquelle l’enfant se trouve, qui saisit le procureur de la République du tribunal de grande instance dans le ressort duquel se trouve l’enfant. L’article 1210-4 du CPC dispose que « les actions engagées sur le fondement des dispositions des instruments internationaux et européens relatives au déplacement illicite international d’enfants sont portées devant le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance compétent en application de l’article L 211-12 du code de l’organisation judiciaire ». L’article 1210-5 du CPC précise que « la demande aux fins d’obtenir le retour de l’enfant, en application de la Convention du 25 octobre 1980 (...) est formée, instruite, et jugée en la forme des référés ».
39. Les dispositions pertinentes de la Convention de La Haye ainsi que les dispositions pertinentes de la Convention internationale relatives aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 sont rappelées dans l’arrêt X c. Lettonie [GC], no 27853/09, §§ 34 à 40, CEDH 2013). Les articles 3, 7, 13 et 29 de la Convention de La Haye sont ainsi libellés :
Article 3
« Le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite :
a) lorsqu’il a lieu en violation d’un droit de garde, attribué à une personne, une institution ou tout autre organisme, seul ou conjointement, par le droit de l’État dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour ; et
b) que ce droit était exercé de façon effective seul ou conjointement, au moment du déplacement ou du non-retour, ou l’eût été si de tels événements n’étaient survenus.
Le droit de garde visé en a) peut notamment résulter d’une attribution de plein droit, d’une décision judiciaire ou administrative, ou d’un accord en vigueur selon le droit de cet État. »
Article 7
« Les Autorités centrales doivent coopérer entre elles et promouvoir une collaboration entre les autorités compétentes dans leurs États respectifs, pour assurer le retour immédiat des enfants et réaliser les autres objectifs de la présente Convention.
En particulier, soit directement, soit avec le concours de tout intermédiaire, elles doivent prendre toutes les mesures appropriées : (...)
f) pour introduire ou favoriser l’ouverture d’une procédure judiciaire ou administrative, afin d’obtenir le retour de l’enfant et, le cas échéant, de permettre l’organisation ou l’exercice effectif du droit de visite ; »
Article 13
« Nonobstant les dispositions de l’article précédent, l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis n’est pas tenue d’ordonner le retour de l’enfant, lorsque la personne, l’institution ou l’organisme qui s’oppose à son retour établit :
a) que la personne, l’institution ou l’organisme qui avait le soin de la personne de l’enfant n’exerçait pas effectivement le droit de garde à l’époque du déplacement ou du non-retour, ou avait consenti ou a acquiescé postérieurement à ce déplacement ou à ce non-retour ; (...) »
Article 29
« La Convention ne fait pas obstacle à la faculté pour la personne, l’institution ou l’organisme qui prétend qu’il y a eu une violation du droit de garde ou de visite au sens des articles 3 ou 21 de s’adresser directement aux autorités judiciaires ou administratives des États contractants, par application ou non des dispositions de la Convention. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
40. Le requérant se plaint de la violation de son droit d’accès à un tribunal du fait de l’irrecevabilité de son pourvoi. Il soutient que la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme excessif en lui imputant l’omission du procureur général, et en déclarant son pourvoi irrecevable pour ce seul motif. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
41. Le Gouvernement considère que le requérant, en ne produisant pas lui-même l’acte de signification de l’arrêt attaqué à l’appui de son pourvoi, a méconnu l’obligation d’épuiser les voies de recours internes. Il indique que cette obligation ne repose pas uniquement sur l’auteur du pourvoi principal. Il souligne à cet égard que l’article 611-1 du CPC ne précise pas qui est responsable de cette signification.
42. Le Gouvernement soutient que l’irrecevabilité du pourvoi principal n’affecte pas celle du pourvoi incident si l’auteur de ce dernier forme son pourvoi dans les délais du pourvoi principal et procède à la signification. Il cite deux arrêts à l’appui de son affirmation (Civ., 02-12.602, 10 décembre 2003; Civ, 91-16.353, 17 mars 1993, paragraphe 37 ci-dessus).
43. Le Gouvernement ajoute que l’auteur du pourvoi incident n’ignore rien du dossier du demandeur principal, et le cas échéant du défaut de signification de l’arrêt attaqué par celui-ci, dès lors qu’il accède au dossier de ce dernier par l’application « Nomos » de la Cour de cassation (traitement dématérialisé de la Cour de cassation en matière de procédures civiles). Le requérant, assisté de son avocat, était donc en mesure de connaître les formalités accomplies par l’auteur du pourvoi principal, de procéder lui-même à la signification de l’acte attaqué et d’en déposer une copie auprès du greffe de la Cour de cassation.
44. Le requérant considère que le Gouvernement ignore la dépendance existant entre pourvoi principal et pourvoi incident. Il explique que, conformément à l’article 550 du CPC (paragraphe 33 ci-dessus), le pourvoi incident est conditionné à la recevabilité du pourvoi principal. Ainsi, la recevabilité du pourvoi incident n’a pas pour effet de « réparer » l’irrecevabilité du pourvoi principal. Le requérant soutient encore qu’il avait la qualité d’appelant incident dans le cadre de la procédure d’appel et qu’il ne pouvait pas signifier lui-même l’arrêt attaqué. Il indique que, selon la jurisprudence, celui qui forme le pourvoi à titre principal doit procéder à la signification de l’arrêt attaqué, et qu’il appartenait au procureur de la République de le faire.
45. Le requérant ajoute qu’il pouvait, de bonne foi, considérer que le procureur général connaît la procédure civile et effectue les démarches qui s’imposent pour s’assurer de la recevabilité des actions qu’il entreprend. Enfin, il souligne que les autorités centrales en matière d’enlèvement d’enfants s’étaient entendues sur le dépôt par le parquet d’un appel, puis d’un pourvoi en cassation, ce qui le dispensait de l’obligation d’en faire de même.
46. La Cour estime, outre qu’il n’est pas précisé si le requérant se trouvait dans les délais pour agir à titre principal lorsqu’il a formé son pourvoi incident afin d’échapper à la règle de la dépendance rappelée ci-dessus (paragraphe 36 ci-dessus), que l’exception du Gouvernement se trouve étroitement liée à la question du droit d’accès au tribunal du requérant, et donc du fond du grief tiré de la violation de l’article 6 § 1. C’est précisément le fait de faire peser sur lui les conséquences de l’irrégularité du pourvoi formé par le procureur qui constitue l’essence du grief soulevé par le requérant. Elle décide donc de la joindre au fond.
47. La Cour constate par ailleurs que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
48. Le requérant soutient que la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme excessif en déclarant les pourvois principal et provoqué irrecevables.
49. Il fait valoir que le prononcé de l’irrecevabilité des pourvois ne repose sur aucun but légitime. Reconnaissant que la signification est un acte essentiel au respect des droits de la défense, il rappelle que ceux de Mme V.F. ont été sauvegardés puisqu’elle a eu connaissance de l’arrêt de la cour d’appel attaqué et a pu déposer, le 30 octobre 2009, un mémoire en défense aux pourvois (paragraphe 27 ci-dessus). Dans ces conditions, le requérant considère que l’obligation de produire l’acte de signification de l’arrêt attaqué constitue une entrave au droit d’accès à un tribunal.
50. Le requérant ne conteste pas que les parties ont été averties de l’irrecevabilité soulevée (paragraphe 28 ci-dessus); il souligne cependant qu’il n’était plus possible de régulariser les pourvois au moment de cet avertissement. Il réitère qu’il ne lui appartenait pas de procéder à la signification de l’arrêt attaqué dans la mesure où il n’était pas partie principale à la procédure. Une telle action de sa part n’aurait pas permis de remédier à l’irrecevabilité du pourvoi principal, conformément à l’article 550 du CPC.
51. Enfin, le requérant estime, contrairement au Gouvernement, que l’arrêt Levages Prestations Services c. France (23 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V) ne peut servir de référence en l’espèce. Il rappelle que cette affaire concernait une société commerciale, demandeur principal au pourvoi, dont le mandataire avait omis de déposer à l’appui du pourvoi une partie de l’arrêt attaqué et estime qu’il s’agit de circonstances fort différentes de la sienne.
52. Le Gouvernement soutient que la Cour a déjà eu l’occasion de préciser dans l’affaire Levages Prestations Services que la procédure civile et la présence d’avocats à la Cour de cassation, rompus aux procédures spécifiques de cassation, permettent d’admettre des conditions de recevabilité des recours en cassation plus strictes qu’en matière pénale ou en l’absence de concours d’avocat. Il souligne que la signification de l’arrêt attaqué à l’intimé par l’auteur d’un pourvoi en cassation est un acte essentiel au respect des droits de la défense et du principe du contradictoire dans le cadre de la procédure civile où le procès est l’affaire des parties. Il ajoute que l’exigence de justifier de cette signification à l’occasion d’un pourvoi en cassation ne peut s’analyser comme une entrave à l’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention : la jurisprudence de la Cour de cassation sur la nécessité de satisfaire la condition de production d’une copie de l’acte de signification est sans ambiguïté (Com, 16 juin 2009, No 0716305 ; Civ. 1ere, 22 octobre 2009, no 0517321 ; Civ, 3e, 7 avril 2009, no 0811436). Il indique qu’aucune disposition du CPC ne permet de déroger à cette condition de recevabilité en fonction de la nature du litige.
53. Le Gouvernement observe encore que les parties ont été averties de l’irrecevabilité soulevée et qu’elles ont présenté leurs observations à ce sujet.
54. Il considère que la partie requérante ne pouvait ignorer que le défaut de production de l’acte de signification allait avoir pour conséquence l’irrecevabilité de son propre pourvoi (conformément à l’arrêt de la Cour de cassation du 10 décembre 2003, paragraphe 37 ci-dessus) et qu’elle avait les moyens, en justifiant elle-même de la signification de la décision attaquée, de prévenir cette cause d’irrecevabilité.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
55. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97 § 36, CEDH 2000-II). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales. La réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier de la sécurité juridique (Walchli c. France, no 35787/03, § 27, 26 juillet 2007).
56. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil 1998-I).
57. La Cour rappelle en outre que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, lorsque de telles juridictions sont instituées, la procédure qui s’y déroule doit présenter les garanties prévues à l’article 6, notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à « leurs droits et obligations de caractère civil (Levages Prestations Services, précité, § 44 ; Chatellier c. France, no 34658/07, § 35, 31 mars 2011). La manière dont l’article 6 § 1 s’y applique dépend toutefois des particularités de la procédure en cause et il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la Cour de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Levages Prestations Services, précité, § 45).
58. Il résulte de ces principes que, si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli, précité, § 29). À ce jour, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l’application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Il en est ainsi quand l’interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire faite par une juridiction empêche, effectivement, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (Kempf et autres c. Luxembourg, no 17140/05 § 59, 24 avril 2008 ; RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 71, CEDH 2011 (extraits)).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
59. En l’espèce, la Cour constate que l’irrecevabilité du pourvoi du procureur général près la cour d’appel de Bordeaux a été prononcée par la Cour de cassation, en vertu de l’article 979 du CPC, en raison de l’omission de celui-ci de joindre dans le délai du dépôt de son mémoire ampliatif l’acte de signification de la décision de la cour d’appel attaquée. La Cour de cassation a déclaré le pourvoi provoqué du requérant irrecevable au motif qu’il n’a pas, de même, produit cet acte de signification.
60. La Cour rappelle que dans l’affaire Levages Prestations Services, elle a considéré que les modalités d’exercice du pourvoi en cassation, prescrites par l’article 979 du CPC, spécialement quant à la production des pièces, pouvaient passer pour prévisibles aux yeux d’un justiciable, de surcroît représenté par un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation (Levages Prestations Services, précité, § 42). Elle a par ailleurs décidé que l’irrecevabilité prononcée sur ce fondement était compatible avec l’article 6 § 1 de la Convention au regard de la spécificité de la procédure devant la Cour de cassation. La Cour n’entend pas revenir sur ce point dès lors qu’il concerne la production de la décision attaquée par le demandeur principal au pourvoi. La question qui se pose en l’espèce porte sur le point de savoir si le requérant, demandeur incident, pouvait s’attendre à ce qu’il doive produire l’acte de signification de la décision attaquée d’une part, et, d’autre part, si l’application de la règle de la dépendance du pourvoi provoqué par rapport au pourvoi principal a, dans les circonstances particulières de l’espèce, porté atteinte à son droit à un tribunal.
61. En l’espèce, la Cour observe que les parties ne s’accordent pas sur la question de savoir si le pourvoi du requérant pouvait échapper à cette règle. Sur ce point, la Cour relève que le libellé de l’article 1010 du CPC ne permet pas de trancher cette question avec certitude dans la mesure où il ne prévoit pas que l’auteur du pourvoi incident ou provoqué soit assujetti à d’autres formalités que celle du dépôt d’un mémoire (paragraphe 33 ci-dessus). De plus, si d’après un arrêt de 2003 cité par le Gouvernement, il appartient au demandeur incident de justifier de la signification de l’arrêt attaqué pour échapper à l’irrecevabilité du pourvoi principal (paragraphes 37 et 42 ci-dessus), cet unique exemple diffère du cas d’espèce (il concerne le rejet d’un pourvoi principal pour un motif totalement étranger aux exigences de production des pièces visées par l’article 979 du CPC (idem)). Toutefois, dès lors qu’en principe il ne lui appartient pas d’apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt qu’une autre (Walchi, précité, § 31), la Cour n’aperçoit pas de raison de remettre en cause la conclusion à laquelle est parvenue la Cour de cassation quant à la règle de procédure en cause ; elle note au demeurant que le requérant était représenté par un avocat aux conseils, spécialiste de la procédure de cassation. Pour autant, dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime que la décision de cette juridiction de prononcer l’irrecevabilité du pourvoi souffre d’un formalisme excessif.
62. En effet, la Cour constate en premier lieu que si le Gouvernement indique que la signification de la décision attaquée à l’intimé par l’auteur du pourvoi vise des buts légitimes tels que le respect du contradictoire et les droits de la défense, il ne s’exprime pas sur le but légitime de la production de l’acte de signification de la décision attaquée. La Cour note à cet égard que cette exigence a été récemment supprimée par décret (paragraphe 34 ci-dessus).
63. La Cour observe en deuxième lieu que le ministère public, sur transmission du dossier par le procureur général, lui-même saisi par l’autorité centrale française, a mis en œuvre l’ensemble de la procédure de retour en vertu de la Convention de La Haye, de la saisine du juge aux affaires familiales à celle de la Cour de cassation. Il a d’abord engagé une demande de retour des enfants devant le tribunal de grande instance compétent puis fait appel du jugement rendu par celui-ci pour finalement se pourvoir en cassation contre l’arrêt d’appel rendu. La Cour rappelle à cet égard que la Convention de La Haye fait du retour immédiat de l’enfant dans l’État contractant d’origine un principe. Elle charge pour ce faire les autorités centrales d’introduire ou de favoriser l’ouverture d’une procédure judiciaire afin d’obtenir le retour de l’enfant enlevé (article 7 de la Convention de La Haye, paragraphe 39 ci-dessus). En France, cette autorité ne saisit pas directement le juge mais transmet le dossier au parquet (paragraphe 38 ci-dessus). De plus, le parent qui prétend qu’un enfant a été déplacé a la faculté de saisir directement les autorités judiciaires, mais n’est pas tenu de le faire (article 29 de la Convention de La Haye, paragraphe 39 ci-dessus). Le requérant a ainsi été informé le 13 mai 2009 du pourvoi formé par le procureur général (paragraphe 24 ci-dessus) et il pouvait légitimement penser que ce dernier avait respecté les modalités de la signification de l’arrêt d’appel et joint une copie de celle-ci à son pourvoi. La Cour considère que le requérant était dans une situation comparable à celle d’une partie lorsque la signification de la décision attaquée appartient au greffe de la juridiction qui l’a rendue, comme cela est mentionné à l’article 611-1 du CPC, c’est à dire à une autorité publique.
64. Troisièmement, la Cour relève que, à la suite de la communication du rapport du conseiller rapporteur mettant en lumière le risque de déclaration d’irrecevabilité du pourvoi principal (paragraphe 28 ci-dessus), le procureur général près la cour d’appel de Bordeaux a reconnu l’omission litigieuse et fait savoir qu’il avait procédé à la signification de l’arrêt d’appel tardivement. Il a cependant souligné la nature particulière de l’affaire et de la procédure fondée sur la Convention de La Haye, ainsi que l’importance de l’enjeu du litige au regard de l’intérêt des enfants, pour demander une application exceptionnellement souple des règles procédurales « non essentielles » (paragraphe 29 ci-dessus).
65. La Cour déduit de ce qui précède que l’irrecevabilité du pourvoi provoqué du requérant tient essentiellement à l’irrecevabilité du pourvoi principal, due à la négligence du procureur qui avait un rôle central et particulier dans la procédure de retour d’enfants sur le fondement de la Convention de La Haye.
66. Au vu des conséquences qu’a entraînées l’irrecevabilité du pourvoi pour le requérant, la Cour estime qu’il s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge. Elle constate ainsi que le requérant n’a pas pu voir examiner par la Cour de cassation l’argument principal soulevé, à savoir qu’il n’existait aucun élément susceptible de constituer une exception au retour immédiat des enfants au sens de l’article 13 a) de la Convention de La Haye puisqu’il exerçait effectivement son droit de garde au moment du déplacement d’une part, et qu’il n’avait jamais acquiescé au non-retour de ses enfants - principal motif de rejet de la demande de retour par la cour d’appel - d’autre part. La Cour rappelle à cet égard que la procédure de retour d’enfants est « susceptible d’avoir des conséquences très graves et délicates pour les personnes concernées » (mutatis mutandis, Gajtani c. Suisse, no 43730/07, § 75, 9 septembre 2014).
67. En définitive, et compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime que la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme excessif en ce qui concerne l’application de l’exigence procédurale litigieuse. Partant, elle rejette l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement et conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
68. Le requérant soutient que les autorités françaises n’ont pas fait preuve de la diligence nécessaire dans le cadre de la procédure litigieuse et qu’elles n’ont pas déployé des efforts suffisants et adéquats pour faire respecter le droit au retour des enfants. Il dénonce les éléments suivants : la décision du tribunal de considérer que la révocation de l’ordonnance du 13 août 2008 constituait un acquiescement au non-retour, en violation des obligations imposées par la Convention de La Haye ; la confirmation de la cour d’appel de cette décision fondée, à tort, sur l’absence de contestation de cette révocation ; l’excès de formalisme de la part de la Cour de cassation, qui n’a pas lieu d’être en matière d’enlèvement international d’enfants. Le requérant dénonce une violation de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
69. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
70. S’agissant de ce grief, le Gouvernement et le requérant s’en remettent à la sagesse de la Cour.
71. La Cour estime que le non-retour des enfants, tel que décidé par les juridictions françaises, constitue une ingérence dans le chef du requérant au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Elle relève que cette décision était fondée sur les dispositions de la Convention de La Haye, en vigueur en France, et peut accepter, même si la question de l’acquiescement au non-retour des enfants du requérant n’a pas pu être examinée, qu’elle avait pour but de protéger leurs droits et libertés. Quant au point de savoir si la décision litigieuse était nécessaire dans une société démocratique, la Cour renvoie à l’arrêt X c. Lettonie [GC], no 27853/09, CEDH 2013), et particulièrement aux paragraphes 95 et 100 à 102 et 106 à 107, où elle s’est exprimée ainsi :
« 95. Le point décisif consiste à savoir si le juste équilibre devant exister entre les intérêts concurrents en jeu - ceux de l’enfant, ceux des deux parents et ceux de l’ordre public - a été ménagé, dans les limites de la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière (Maumousseau et Washington, précité, § 62), en tenant compte toutefois de ce que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la principale considération, les objectifs de prévention et de retour immédiat répondant à une conception déterminée de «l’intérêt supérieur de l’enfant » (...)
100. L’intérêt supérieur de l’enfant ne se confond pas avec celui de son père ou de sa mère, outre qu’il renvoie nécessairement à des éléments d’appréciation divers liés au profil individuel et à la situation spécifique de l’enfant. Néanmoins, il ne saurait être appréhendé d’une manière identique selon que le juge est saisi d’une demande de retour en application de la Convention de La Haye ou d’une demande de statuer au fond sur la garde ou l’autorité parentale, cette dernière relevant d’une procédure en principe étrangère à l’objet de la Convention de La Haye (...).
101. Partant, dans le cadre d’une demande de retour faite en application de la Convention de La Haye, qui est donc distincte d’une procédure sur le droit de garde, la notion d’intérêt supérieur de l’enfant doit s’apprécier à la lumière des exceptions prévues par la Convention de La Haye, lesquelles concernent l’écoulement du temps (article 12), les conditions d’application de la convention (article 13 a)) et l’existence d’un « risque grave » (article 13 b)), ainsi que le respect des principes fondamentaux de l’État requis sur la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (article 20). Cette tâche revient en premier lieu aux autorités nationales requises, qui ont notamment le bénéfice de contacts directs avec les intéressés. Pour ce faire au regard de l’article 8 de la Convention, les juridictions internes jouissent d’une marge d’appréciation, laquelle s’accompagne toutefois d’un contrôle européen en vertu duquel la Cour examine, sous l’angle de la Convention, les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de ce pouvoir (voir, mutatis mutandis, Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A, ainsi que Maumousseau et Washington, précité, § 62, et Neulinger et Shuruk, précité, § 141).
102. Précisément, dans le cadre de cet examen, la Cour rappelle qu’elle n’entend pas substituer son appréciation à celle des juridictions internes (voir, par exemple, Hokkanen, précité, et K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 154, Recueil 2001-VII). Elle doit cependant s’assurer que le processus décisionnel ayant conduit les juridictions nationales à prendre la mesure litigieuse a été équitable et qu’il a permis aux intéressés de faire valoir pleinement leurs droits, et ce dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant (Eskinazi et Chelouche c. Turquie (déc.), no 14600/05, CEDH 2005-XIII (extraits), Maumousseau et Washington, précité, et Neulinger et Shuruk, précité, § 139).
106. La Cour estime que l’on peut parvenir à une interprétation harmonieuse de la Convention et de la Convention de La Haye (paragraphe 94 ci-dessus) sous réserve que les deux conditions suivantes soient réunies. Premièrement, les éléments susceptibles de constituer une exception au retour immédiat de l’enfant en application des articles 12, 13 et 20 de ladite convention, notamment lorsqu’ils sont invoqués par l’une des parties, soient réellement pris en compte par le juge requis. Ce dernier doit dès lors rendre une décision suffisamment motivée sur ce point, afin de permettre à la Cour de s’assurer que ces questions ont bien fait l’objet d’un examen effectif. Deuxièmement, ces éléments doivent être appréciés à la lumière de l’article 8 de la Convention (Neulinger et Shuruk, précité, § 133).
107. Par conséquent, la Cour estime que l’article 8 de la Convention fait peser sur les autorités internes une obligation procédurale particulière à ce titre : dans le cadre de l’examen de la demande de retour de l’enfant, les juges doivent non seulement examiner des allégations défendables de « risque grave » pour l’enfant en cas de retour, mais également se prononcer à ce sujet par une décision spécialement motivée au vu des circonstances de l’espèce. Tant un refus de tenir compte d’objections au retour susceptibles de rentrer dans le champ d’application des articles 12, 13 et 20 de la Convention de La Haye qu’une insuffisance de motivation de la décision rejetant de telles objections seraient contraires aux exigences de l’article 8 de la Convention, mais également au but et à l’objet de la Convention de La Haye. La prise en compte effective de telles allégations, attestée par une motivation des juridictions internes qui soit non pas automatique et stéréotypée, mais suffisamment circonstanciée au regard des exceptions visées par la Convention de La Haye, lesquelles doivent être d’interprétation stricte (Maumousseau et Washington, précité, § 73) est nécessaire. Cela permettra aussi d’assurer le contrôle européen confié à la Cour, dont la vocation n’est pas de se substituer aux juges nationaux. »
72. En l’absence d’observations des parties sur le grief tiré de l’article 8 de la Convention, la Cour examinera celui-ci uniquement sur la base de ce qui a été soulevé par le requérant dans son formulaire de requête (paragraphe 68 ci-dessus).
73. La Cour observe qu’une partie de ce grief porte précisément sur l’excès de formalisme de la Cour de cassation. Elle rappelle toutefois avoir conclu ci-dessus qu’en imposant au requérant une charge disproportionnée, la Cour de cassation a porté atteinte à la substance de son droit d’accès à un tribunal, et l’a privé d’un examen tenant au point de savoir si les éléments susceptibles de constituer une exception au retour immédiat des enfants tel que visés à l’article 13 a) de la Convention de La Haye étaient réunis. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’étudier cette partie du grief sur le terrain de l’article 8 de la Convention.
74. Pour le reste, la Cour observe que le tribunal de grande instance de Bordeaux a considéré qu’il n’y avait pas eu déplacement illicite des enfants au motif que la mère n’avait pas eu connaissance de l’interdiction du territoire qui avait été prise à son égard et que cette interdiction avait en tout état de cause été révoquée. Il a noté également que les enfants étaient bien intégrés en France. La cour d’appel a reconnu que Mme V.F avait déplacé illégalement les enfants ; elle a déduit cependant de l’absence de recours exercé contre la décision de révocation de l’interdiction de quitter la Suisse du 11 novembre 2008 l’acquiescement du requérant au non-retour de ses enfants.
75. Or, le requérant avait exercé un recours à l’encontre de cette décision auprès de la Cour de cassation civile du tribunal cantonal de Neuchâtel, en invoquant la violation de la Convention de La Haye (paragraphe 15 ci-dessus). Il n’en a cependant pas informé la cour d’appel de Bordeaux bien qu’il ait été autorisé à intervenir devant cette juridiction. Il lui appartenait en conséquence, alors qu’il avait produit un mémoire par l’intermédiaire de son représentant devant cette juridiction et était présent à l’audience du 3 avril 2009, de fournir une copie de son recours formé le 27 novembre 2008, et de démontrer qu’il n’y avait pas de preuve tangible de son acquiescement (paragraphes 18 et 19 ci-dessus). La Cour observe que ce n’est qu’au stade du pourvoi en cassation que ces éléments furent apportés (paragraphe 26 ci-dessus).
76. La Cour ne doute pas que l’obligation procédurale que fait peser l’article 8 de la Convention sur les juridictions nationales impose, dans une situation où l’acquiescement du parent victime postérieurement au déplacement est allégué, un examen effectif du caractère certain et non équivoque de cet acquiescement, afin que ce processus tienne compte aussi des intérêts de celui-ci protégés par l’article 8 de la Convention. Elle constate cependant que le requérant n’a pas apporté devant la cour d’appel les éléments suffisants pour contester son acquiescement au non-retour au sens de l’article 13 a) de la Convention et en conclut qu’il ne peut faire valoir que le processus décisionnel à ce stade de la procédure n’a pas satisfait aux exigences procédurales inhérentes à l’article 8 de la Convention.
77. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
78. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
79. Le requérant réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. Il fait valoir que les autorités françaises ont fait échec au retour de ses enfants en rendant trois décisions négatives sur une longue période de deux ans, à l’issue de laquelle il n’a eu d’autre choix que de renoncer à l’octroi de leur garde.
80. Le Gouvernement considère qu’une somme de 4 000 EUR constituerait une juste réparation du dommage moral dans l’hypothèse où la Cour constaterait une violation de la Convention.
81. La Cour a conclu que le requérant n’a pu jouir devant la Cour de cassation des garanties de l’article 6. Elle ne saurait spéculer sur ce qu’eût été l’issue du procès dans le cas contraire, mais estime que le requérant a subi un tort moral certain du fait du défaut d’accès effectif à la Cour de cassation. Compte tenu de la procédure en cause, susceptible d’avoir des conséquences délicates et graves (paragraphe 66 ci-dessus), la Cour, décidant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 12 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
82. Le requérant demande également 7 315, 841 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. Il produit une facture du 16 mai 2011 d’un montant de 8 208 francs suisses (CHF) relative à la procédure de divorce depuis le 1er janvier 2011 et à l’établissement de la requête devant la Cour, sans qu’il soit possible de connaître le montant des frais pour la procédure devant la Cour. Il produit une facture du 23 juillet 2012 pour un montant de 730,60 EUR qui a pour objet « Procédure JAF autorité parentale ». Il produit encore deux notes d’honoraires des 9 février et 12 juin 2009 d’un montant respectif de 1 085, 24 EUR et 2 000 EUR concernant la procédure devant la cour d’appel et la Cour de cassation.
83. Le Gouvernement considère que la facture du 16 mai 2011, sans entête ni signature permettant d’identifier son émetteur, ne permet pas d’attester la réalité des frais engagés, en particulier pour la procédure devant la Cour. Il considère en revanche que les deux factures de 2009 sont en lien avec la présente affaire et propose d’accorder la somme de 3 085 EUR au requérant en cas de constat de violation.
84. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure devant la Cour. Elle estime par ailleurs qu’il y a lieu d’accorder au requérant la somme de 3 085 EUR au titre des frais engagés devant les juridictions internes.
C. Intérêts moratoires
85. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i) 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 3 085 EUR (trois mille quatre-vingt-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 novembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia
Westerdiek Josep
Casadevall
Greffière Président