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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KERMAN v. TURKEY - 35132/05 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 1030 (22 November 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/1030.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2016:1122JUD003513205, CE:ECHR:2016:1122JUD003513205, [2016] ECHR 1030 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KERMAN c. TURQUIE
(Requête no 35132/05)
ARRÊT
STRASBOURG
22 novembre 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kerman c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 octobre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35132/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Hüseyin Serhat Kerman (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 septembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me M.M. Kurşun, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant allègue en particulier que son droit à la liberté et à la sûreté et son droit à un procès équitable ont été violés.
4. Le 14 septembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1962 et réside à Tekirdağ.
6. À l’époque des faits, il était médecin militaire et avait le grade de colonel. Il exerçait comme médecin-chef de l’hôpital militaire de Girne, dans la partie nord de l’île de Chypre. Il avait auparavant, jusqu’en 2004, exercé des fonctions similaires à Elazığ.
7. Le 6 avril 2005, le parquet militaire d’Elazığ pria le requérant de se présenter le 14 avril suivant pour être auditionné en qualité de « déposant » (ifade sahibi) dans le cadre d’une enquête préliminaire.
8. Lors de l’audition, le requérant fut invité à répondre aux allégations de plusieurs témoins selon lesquelles il aurait accordé son appui et sa protection à B.I.C., l’un des gestionnaires des produits médicaux de l’hôpital d’Elazığ soupçonné d’avoir truqué des appels d’offres publics. Il fut également invité à commenter un rapport d’expertise indiquant que l’hôpital avait acquis des produits dont il n’avait pas besoin et que les prix auxquels il se fournissait étaient supérieurs à ceux du marché. Enfin, il fut interrogé au sujet de versements d’argent effectués sur son compte par la gérante d’une société commercialisant du matériel médical, de sommes qu’il avait lui-même déposées en espèces ainsi que du témoignage d’une employée de banque.
9. Le requérant rejeta les accusations des témoins et affirma ne rien savoir des agissements en question de B.I.C. Il indiqua qu’un versement avait été effectué par E.S. (la sœur de la gérante mentionnée plus haut) en échange de soins qu’il lui aurait prodigués. Cependant, il aurait restitué la somme le jour même au motif qu’il ne souhaitait pas être rémunéré.
10. Le même jour, le requérant fut entendu par le tribunal militaire d’Elazığ, qui ordonna, à l’unanimité de ses trois membres, son placement en détention eu égard à l’existence de graves indices de culpabilité et à la nécessité de maintenir la discipline militaire.
11. Le 2 mai 2005, le recours qu’il forma contre cette ordonnance de placement fut rejeté par le tribunal militaire de Malatya.
12. Le 11 mai 2005, le parquet militaire examina d’office la question de l’éventuelle libération du requérant sur le fondement des articles 75 et 78 du code des tribunaux militaires. Par une ordonnance du même jour, il estima qu’il y avait lieu de maintenir l’intéressé en détention, indiquant que les motifs ayant conduit à son placement persistaient. Il fixa la date de l’examen d’office suivant au 10 juin 2005.
13. Le 30 mai 2005, le requérant introduisit une demande d’élargissement qu’il adressa au parquet pour transmission au tribunal.
14. Le 10 juin 2005, dans le cadre de son examen d’office, le parquet estima qu’il n’y avait pas lieu de libérer le requérant. S’agissant de la demande de l’intéressé, il la transmit, accompagnée de son avis défavorable, au tribunal militaire d’Elazığ.
15. Le même jour, le tribunal rejeta la demande eu égard à la nature et à la gravité de l’infraction, à la période de détention déjà subie et à la nécessité de préserver une stricte discipline militaire.
16. Le requérant forma un recours contre cette ordonnance.
17. Celui-ci fut rejeté le 16 juin 2005 par le tribunal militaire de Malatya.
18. Le 30 juin 2005, le parquet clôtura l’instruction et établit un acte d’accusation visant, entre autres, le requérant pour des faits d’abus d’influence et de trucages d’appels d’offres publics.
19. Le même jour, le requérant adressa au procureur une nouvelle demande d’élargissement. Plus particulièrement, il y demandait au parquet de faire usage du pouvoir d’élargissement qui lui était conféré par l’article 78, alinéa 2, de la loi no 353 régissant la procédure devant les tribunaux militaires et, à défaut, de transmettre sa demande au tribunal en vertu de l’article 75 du même texte.
20. Le 7 juillet 2005, le requérant demanda au tribunal militaire d’Elazığ de renvoyer l’acte d’accusation au parquet pour qu’il fût complété.
21. Entre le 7 juillet et le 3 août 2005, le requérant adressa au tribunal plusieurs demandes d’élargissement, soit directement soit par l’intermédiaire de son avocat.
22. Au cours de la première audience, tenue le 4 août 2005, le tribunal entendit l’ensemble des accusés. Il décida de lever l’ordonnance de placement en détention du requérant du 14 avril 2005 et ordonna en conséquence la libération de l’intéressé, estimant que les motifs ayant justifié son placement avaient cessé d’exister.
23. Le 20 novembre 2009, le tribunal militaire reconnut le requérant coupable d’abus de fonction. Il estima que la peine correspondant à cette infraction était un emprisonnement d’un an et quinze jours, durée dont il fallait déduire la période de détention provisoire déjà subie. Néanmoins, il considéra que, en vertu de l’article 231 du code de procédure pénale (CPP), il convenait de surseoir au prononcé du jugement pendant cinq ans, précisant qu’aucune obligation ne devait être imposée au requérant durant cette période dite de « mise à l’épreuve ». Il ajouta que, en l’absence de commission d’une infraction volontaire pendant cette période, la peine prévue par le jugement dont le prononcé avait été suspendu devait être annulée et l’affaire radiée.
24. Le requérant forma un recours contre ce jugement, alléguant qu’il aurait dû être acquitté. Cette opposition fut rejetée le 17 mai 2010 par le tribunal militaire de Malatya. Ce tribunal indiqua que, en vertu du CPP et de la jurisprudence de la Cour de cassation militaire, sa mission se limitait à vérifier si les conditions du sursis au prononcé de la peine étaient ou non réunies, et qu’il ne lui appartenait en aucun cas d’examiner le fond de l’affaire comme le ferait une juridiction d’appel.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Sur le sursis au prononcé de la peine
25. L’article 231 du CPP entré en vigueur le 1er juin 2005 se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 231
Le prononcé et le sursis au prononcé d’un jugement
« (...)
(5) Lorsque la peine fixée à l’issue de la procédure (...) est inférieure ou égale à deux ans d’emprisonnement ou bien lorsqu’il s’agit d’une amende pénale, le tribunal peut décider de surseoir au prononcé du jugement (...) [Une telle décision] signifie que le jugement ne crée pas de conséquence juridique à l’endroit de l’accusé.
(6) Pour que la décision de surseoir au prononcé du jugement puisse être prise :
a) l’accusé ne doit pas avoir été antérieurement condamné pour une infraction volontaire ;
b) le tribunal doit, à la lumière de la personnalité de l’accusé [et] de son comportement lors de l’audience, parvenir à la conviction que l’intéressé ne commettra pas de nouvelle infraction ;
c) le préjudice de la victime ou du public résultant de la commission de l’infraction doit être intégralement réparé par voie de restitution, de remise dans l’état antérieur à la commission de l’infraction ou d’indemnisation.
En cas de refus de l’accusé, il ne peut être sursis au prononcé du jugement.
(...)
(8) Lorsque la décision de surseoir au prononcé du jugement a été prise, l’accusé est mis à l’épreuve pendant cinq ans. « Pendant la période de sursis, il ne peut être décidé de surseoir à nouveau au prononcé d’un jugement relatif à une nouvelle infraction volontaire de l’intéressé. » (phrase additionnelle : 6545 - 18.6.2014/article 72). Pendant cette période, une mesure de liberté surveillée peut être prise, pour une durée qui sera fixée par le tribunal et qui ne pourra excéder un an.
Pendant cette période, le tribunal peut imposer à l’accusé (...), pour une durée (...) qui ne pourra excéder un an,
a) (...) l’obligation de suivre un programme de formation visant à l’acquisition d’un métier ou d’une profession (...) ;
b) (...) l’obligation de travailler, contre rémunération, dans un établissement public ou dans le [secteur] privé, sous la surveillance d’une autre personne exerçant le même métier ou la même profession que lui ;
c) l’interdiction de se rendre à des endroits précis ou l’obligation de fréquenter des endroits précis ou une autre obligation à définir.
Pendant la période de sursis, le délai de prescription est interrompu.
(...)
(10) Lorsque aucune nouvelle infraction volontaire n’a été commise pendant la période de sursis et que les obligations liées à la mesure de liberté surveillée ont été respectées, il est décidé d’éteindre l’action pénale en déclarant non avenu le jugement dont le prononcé a été différé.
(11) En cas de commission d’une nouvelle infraction volontaire pendant la période de sursis ou bien en cas de non-respect des obligations liées à la mesure de liberté surveillée, le tribunal prononce le jugement. Toutefois, le tribunal peut, eu égard à la situation de l’accusé qui n’a pas rempli les obligations qui lui avaient été imposées, rendre un nouveau jugement de condamnation en décidant la non-exécution d’une partie de la peine, au maximum de la moitié de celle-ci, ou, si les conditions sont réunies, décider de surseoir à l’exécution de la peine d’emprisonnement indiquée dans le jugement ou de convertir cette peine en une peine alternative.
(...)
(12) La décision de surseoir au prononcé du jugement peut faire l’objet d’une opposition. »
B. Sur l’examen de la nécessité de poursuivre une détention
26. L’article 78 de la loi no 353 régissant la procédure devant les tribunaux militaires, tel que libellé à l’époque des faits, attribuait au parquet la faculté de libérer, au cours de l’instruction, l’accusé placé en détention provisoire lorsqu’il estimait que le maintien de celle-ci n’était plus nécessaire.
27. L’article 75 de la même loi imposait au parquet l’obligation d’examiner tous les trente jours la nécessité de maintenir la détention. Lorsque le parquet n’estimait pas opportun de libérer l’accusé, il devait indiquer dans son ordonnance la date de son examen suivant.
28. Le même texte prévoyait qu’à la date en question le détenu pouvait demander sa libération. Le parquet devait adresser cette demande accompagnée de son avis au tribunal. La décision rendue par le tribunal était susceptible de faire l’objet d’une opposition.
C. Sur le droit à réparation en cas de détention irrégulière
29. L’article 1 de la loi no 466 sur l’octroi d’indemnités aux personnes illégalement arrêtées ou détenues se lisait comme suit :
« Seront compensés par l’État les dommages subis par toute personne :
1. qui a été arrêtée ou placée en détention dans des conditions et circonstances non conformes à la Constitution et aux lois ;
2. à laquelle les griefs à l’origine de son arrestation ou détention n’auront pas été immédiatement communiqués ;
3. qui n’aura pas été traduite devant le juge après avoir été arrêtée ou placée en détention dans le délai légal ;
4. qui aura été privée de sa liberté sans décision judiciaire après l’expiration du délai légal pour être traduite devant le juge ;
5. dont les proches n’auront pas été immédiatement informés de son arrestation ou de sa détention ;
6. qui, après avoir été arrêtée ou mise en détention conformément à la loi, aura bénéficié d’un non-lieu (...), d’un acquittement ou d’un jugement la dispensant d’une peine ;
7. qui aura été condamnée à une peine d’emprisonnement moins longue que sa détention ou à une amende seulement (...) »
30. L’article 141 § 1 du nouveau CPP entré en vigueur le 1er juin 2005 dispose :
« Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) :
a. qui a été arrêtée ou placée en détention dans des conditions et circonstances non conformes à la Constitution et aux lois ;
b. qui n’a pas été présentée à un juge à l’issue de la durée légale de sa garde à vue ;
c. à qui ses droits n’auront pas été rappelés ou qui a été placée en détention sans que son souhait de bénéficier desdits droits n’ait été respecté ;
d. qui, détenue de manière conforme à la loi, n’a pas été présentée à l’autorité de jugement ou n’a pas été jugée dans un délai raisonnable ;
e. qui, après avoir été arrêtée ou placée en détention de manière conforme à la loi, a bénéficié d’un non-lieu, d’une relaxe, d’un acquittement ou d’un jugement la dispensant d’une peine ; (...) ;
f. qui a été condamnée à une peine inférieure à la durée de la détention provisoire ou de la garde à vue qu’elle a subie (...) ;
g. qui n’a pas été informée (...) des motifs de sa détention et des accusations dont elle fait l’objet ;
h. dont l’arrestation ou la détention n’a pas été portée à la connaissance de ses proches ;
(...)
k. qui n’a pas pu bénéficier des voies de recours prévues par la loi pour contester son arrestation ou sa détention.
(...) »
31. L’article 142 § 1 du CPP se lit comme suit :
« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la date à laquelle il a été notifié à l’intéressé que la décision ou le jugement est devenu définitif et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement est devenu définitif. »
32. L’article 6 de la loi no 5320 du 23 mars 2005 relative aux modalités d’entrée en vigueur et de mise en œuvre du nouveau CPP précise que les articles 141 et suivants du CPP ne s’appliqueront qu’aux « actes » (işlem) postérieurs au 1er juin 2005 et que les actes antérieurs continueront d’être soumis à la loi no 466.
33. Le texte ne précise cependant pas si le terme acte recouvre uniquement la décision de placement en détention ou la détention elle-même.
D. Sur le renvoi de l’acte d’accusation
34. L’article 174 du CPP prévoit la possibilité pour le tribunal de renvoyer l’acte d’accusation au parquet pour qu’il soit complété (voir, pour plus de détails, Ökten c. Turquie (déc.), no 22347/07, 3 novembre 2011).
35. Le premier article additionnel à la loi no 353 prévoit que, sauf disposition contraire, le CPP s’applique en matière de justice militaire.
36. Dans un arrêt du 27 juillet 2005, la Cour de cassation militaire a estimé que les dispositions de l’article 174 du CPP ne trouvaient pas à s’appliquer devant les tribunaux militaires en vertu de l’article 115 de la loi no 353, lequel dispose que les actes d’accusation ne peuvent faire l’objet de recours.
E. Sur l’indépendance des juridictions militaires
37. La Constitution pose le principe de l’indépendance de la magistrature et interdit de donner des ordres ou des instructions aux tribunaux ou aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel ainsi que de leur adresser des circulaires ou de leur faire des recommandations ou des suggestions.
38. Ces principes sont repris dans la loi no 357 relative aux « juges militaires ».
39. L’article 16 de cette loi prévoit que les juges et procureurs militaires sont mutés par un décret signé par le ministre de la Défense et le Premier ministre et approuvé par le président de la République. Il précise en outre les périodes dans la carrière des intéressés durant lesquelles les mutations ne peuvent avoir lieu.
40. Aussi bien l’ancien que le nouveau code pénal incriminent la tentative d’influencer les magistrats, de leur donner des ordres ou d’exercer sur eux des pressions.
41. À l’époque des faits, les tribunaux militaires étaient composés de deux magistrats militaires et d’un officier. La présence d’un officier dans la formation de jugement a été censurée par la Cour constitutionnelle dans une décision du 7 mai 2009 pour incompatibilité avec le principe constitutionnel d’indépendance de la justice. La haute juridiction a relevé que le juge officier, contrairement aux magistrats militaires, ne présentait pas toutes les garanties requises dans la mesure où il n’était pas dispensé de ses obligations militaires durant son mandat et qu’il était soumis à l’autorité de ses supérieurs. Par ailleurs, elle a souligné la circonstance qu’aucune disposition n’empêchait les autorités militaires de nommer un officier différent pour chaque affaire.
42. Selon l’article 12 de la loi no 357 tel qu’en vigueur à l’époque des faits, la promotion, l’avancement et la prise d’échelon des juges militaires étaient fonction de leurs fiches d’appréciation, dont la « fiche d’appréciation officier » (subay sicil belgesi).
43. Cette disposition prévoyait que, relativement à cette fiche, les juges et procureurs étaient soumis à l’appréciation du commandant de l’unité militaire au sein de laquelle se trouvait le tribunal.
44. Dans un arrêt du 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle a censuré la partie du système d’appréciation administratif des magistrats militaires qui impliquait l’intervention de la hiérarchie militaire, la considérant comme contraire au principe d’indépendance de la justice.
45. La Cour renvoie à l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 85 à 104, 14 avril 2015) pour les détails de la réglementation nationale et des arrêts susmentionnés de la Cour constitutionnelle.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
46. Le requérant se plaint d’avoir été placé et maintenu en détention provisoire en l’absence de soupçons plausibles qu’il avait commis une infraction et dans le but de préserver la discipline militaire. Indiquant que ce motif de détention n’est pas prévu par la Convention, il considère que sa privation de liberté a porté atteinte à l’article 5 § 1 c) de cet instrument, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. (...) Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ; »
47. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction. La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Enfin, ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Dinç et Çakır c. Turquie, no 66066/09, § 44, 9 juillet 2013).
48. La Cour rappelle ensuite que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire pendant une détention au titre de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300-A, et Kerinçsiz c. Turquie (déc.), no 59359/10, §§ 30 et 31, 23 juin 2015, ainsi que les références qui y figurent).
49. En l’espèce, la Cour observe que, contrairement à ce que semble affirmer le requérant, sa détention ne repose pas exclusivement sur des considérations liées à la préservation de la discipline militaire. En effet, si l’ordonnance de placement en détention mentionne effectivement comme motifs le maintien de la discipline militaire, elle mentionne également, et ce en premier lieu, l’existence d’indices graves de culpabilité.
50. À cet égard, la Cour observe qu’il existait des témoignages à charge ainsi que des mouvements bancaires suspects faisant peser des soupçons quant à la commission par le requérant d’une ou de plusieurs infractions.
51. Compte tenu des exigences de l’article 5 § 1 quant au niveau de justification factuelle requis au stade des soupçons, la Cour estime que ces éléments étaient propres à convaincre un observateur objectif que le requérant pouvait avoir accompli les infractions pour lesquelles il était poursuivi. Il existait dès lors des soupçons plausibles que le requérant avait commis une infraction, et la détention de celui-ci était sans aucun doute en vue de le conduire devant l’autorité judiciaire compétent, en conformité avec l’article 5 § 1 c) de la Convention. La Cour note à cet égard que le grief du requérant se limite au but de la détention et que celui-ci ne se plaint pas sous l’angle de l’article 5 § 3 que les motifs invoqués pour justifier sa détention n’étaient pas pertinents et suffisants.
52. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
53. Le requérant soutient que ni les juges ni le procureur ayant statué sur sa détention n’étaient indépendants. Il dénonce à cet égard une violation de l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires. »
54. Le Gouvernement repousse cette thèse.
55. La Cour observe que ce grief comporte deux branches qu’il convient d’examiner successivement : l’une concerne l’intervention du parquet et l’autre celle du tribunal.
A. Sur l’indépendance du procureur militaire
56. Le requérant se plaint de l’absence d’indépendance du procureur militaire qui aurait, d’après lui, décidé par deux fois de le maintenir en détention.
57. La Cour observe que le requérant a été placé en détention le 6 avril 2005 par le tribunal militaire.
58. Le procureur s’est prononcé sur la détention du requérant par deux ordonnances, le 11 mai et le 10 juin 2005.
59. Toutefois, la Cour estime que ces ordonnances ne sauraient en aucun cas être assimilées à des décisions de placement en détention.
60. Il s’agit seulement d’ordonnances par lesquelles le parquet apprécie, tous les trente jours, l’opportunité de faire usage du droit, offert par l’article 78 de la loi régissant la procédure devant les tribunaux militaires, de libérer un détenu durant l’instruction.
61. S’il est vrai que le parquet a estimé qu’il n’était pas opportun de libérer le requérant et que ces décisions ont eu pour conséquence de maintenir celui-ci en détention, il n’en demeure pas moins que ces ordonnances ne constituaient pas la base légale de la détention du requérant. En effet, ladite détention continuait de reposer sur la décision du tribunal militaire du 6 avril 2005.
62. Dès lors, il n’y a pas lieu de déterminer si le procureur pouvait passer pour un « autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ».
63. Il s’ensuit que le grief selon lequel les deux ordonnances susmentionnées du parquet ont porté atteinte au droit du requérant garanti par l’article 5 § 3 est manifestement mal fondé et qu’il doit être déclaré irrecevable.
B. Sur l’indépendance du tribunal militaire
1. Sur la recevabilité
64. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
a) Thèses des parties
65. Le requérant soutient que les membres du tribunal militaire ne pouvaient passer pour indépendants en raison, d’une part, de la présence en son sein d’un officier et, d’autre part, du système d’appréciation des juges militaires.
66. À cet égard, il cite les arrêts de la Cour constitutionnelle en date des 7 mai et 8 octobre 2009, dans lesquels la haute juridiction a estimé contraires au principe d’indépendance d’une part la présence d’un officier au sein des tribunaux militaires et d’autre part le système d’appréciation des juges militaires, lequel implique l’intervention d’un haut gradé de l’armée.
67. Le Gouvernement considère que le tribunal militaire ayant ordonné le placement en détention du requérant était indépendant. Il cite à cet égard la décision Hakan Önen c. Turquie ((déc.), no 32860/96, 10 février 2004) où la Cour aurait estimé, au vu des garanties qui leur étaient accordées, que les membres de tribunaux militaires étaient indépendants au sens de l’article 6 de la Convention. Il cite également la décision Yavuz c. Turquie ((déc.), no 29870/96, 25 mai 2000) où la Cour serait arrivée à la même conclusion au sujet des membres de la Haute Cour administrative militaire.
68. Le requérant rétorque que la décision Yavuz concerne non pas les tribunaux militaires statuant en matière pénale, mais une juridiction administrative. Quant à l’affaire Hakan Önen, il expose que la Cour a opéré un revirement de jurisprudence dans son arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, §§ 13 à 20, 3 juillet 2012).
b) Appréciation de la Cour
69. La Cour rappelle que l’article 5 § 3 de la Convention exige que toute personne arrêtée ou détenue soit aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires.
70. Elle rappelle aussi que, suivant les principes qui se dégagent de sa jurisprudence, le contrôle judiciaire des atteintes portées par l’exécutif au droit à la liberté d’un individu constitue un élément essentiel de la garantie de l’article 5 § 3. Pour qu’un « magistrat » puisse passer pour exercer des « fonctions judiciaires », au sens de cette disposition, il doit remplir certaines conditions représentant, pour la personne détenue, des garanties contre l’arbitraire ou contre la privation injustifiée de liberté. Ainsi, le « magistrat » doit être indépendant de l’exécutif et des parties (Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 236, CEDH 2003-VI (extraits)).
71. En l’espèce, la Cour observe que le tribunal militaire ayant ordonné le placement en détention du requérant était composé de deux juges militaires et d’un officier.
72. En ce qui concerne l’officier, la Cour relève que celui-ci ne bénéficiait pas des garanties constitutionnelles octroyées aux magistrats. En effet, il continuait à servir comme officier durant la période où il siégeait au tribunal et était à ce titre soumis à la discipline militaire. Elle note en outre que ces officiers appelés à siéger comme juges sont nommés au cas par cas, et ce par la hiérarchie militaire, c’est-à-dire l’exécutif. Dans ces conditions, elle estime que ce membre du tribunal ayant ordonné le placement en détention ne présentait pas des garanties d’indépendance suffisantes pour pouvoir être qualifié de « magistrat » au sens de l’article 5 § 3 de la Convention. Elle observe d’ailleurs que la Cour constitutionnelle a considéré que la présence de cet officier au sein des tribunaux militaires constituait une circonstance portant atteinte au principe d’indépendance de la justice.
73. En ce qui concerne les autres juges, la Cour constate que leur système d’appréciation impliquait l’intervention d’un haut gradé de l’armée. Elle estime que l’éventualité qu’un membre de la hiérarchie militaire pût être tenté d’exercer une influence sur les juges au travers de leur « fiche d’appréciation officier » était de nature à entacher l’apparence d’indépendance que les magistrats se doivent de présenter. Là encore, elle relève que la juridiction constitutionnelle a vu dans cette situation une atteinte au principe d’indépendance de la justice.
74. Eu égard à l’absence d’indépendance de l’un de ses trois juges et aux appréhensions qui peuvent exister au regard de l’indépendance des deux autres, la Cour estime que le tribunal militaire ayant ordonné le placement en détention du requérant ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 5 § 3 de la Convention.
75. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
76. Le requérant dénonce une violation de son droit d’introduire un recours contre sa détention. Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
77. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
78. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
79. Le requérant soutient que le tribunal ayant eu à connaître de ses recours contre le placement en détention n’était pas indépendant.
80. Le Gouvernement indique que le requérant disposait en vertu du code des tribunaux militaires de la possibilité d’exercer des recours devant le juge contre son placement et son maintien en détention, possibilité dont il aurait d’ailleurs fait usage à plusieurs reprises. Il précise en outre que le requérant et son avocat ont disposé de toutes les facilités nécessaires pour présenter leurs arguments dans le cadre de ces recours.
81. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours devant un tribunal pour faire examiner la « régularité » de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils et pénaux - les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005-XII) - il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 45, 29 novembre 2011).
82. L’indépendance représente l’un des éléments constitutifs les plus importants de la notion de « tribunal » et constitue par conséquent l’une des conditions essentielles de la garantie offerte par l’article 5 § 4 (voir, en ce sens, D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 42, CEDH 2001-III).
83. En l’espèce, la Cour observe que les demandes introduites par le requérant pour faire contrôler la régularité de sa détention ont été examinées par le tribunal militaire d’Elazığ. Les recours formés contre les décisions de rejet de cette juridiction ont, quant à eux, été examinés par le tribunal militaire de Malatya.
84. La Cour constate que ces deux tribunaux présentaient le même écueil que celui qu’elle a constaté sur le terrain de l’article 5 § 3. Eu égard à l’insuffisance des garanties d’indépendance que présentaient ces tribunaux, la Cour estime que le requérant n’a pas bénéficié d’un recours respectant les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention.
85. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION
86. Le requérant se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours effectif qui aurait pu lui permettre d’obtenir réparation. Il dénonce en substance une violation de l’article 5 § 5 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
A. Thèses des parties
87. Le Gouvernement indique que le requérant disposait du recours prévu par l’article 141 § 1 du CPP. D’après lui, ce recours était de nature à remédier au grief tiré de la durée de la détention provisoire.
88. Le requérant soutient qu’il n’avait pas accès au recours préconisé par le Gouvernement dans la mesure où, à ses dires, sa détention était antérieure à l’entrée en vigueur du nouveau CPP.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
89. La Cour rappelle que le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 de l’article 5 de la Convention suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de cette disposition ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002-X).
90. Pour autant que ce grief est invoqué en rapport avec les articles 5 § 3 (manque d’indépendance du tribunal ayant ordonné le placement en détention du requérant) et 5 § 4 (absence de recours effectif permettant de faire statuer sur la légalité de la détention) de la Convention, la Cour considère que le grief n’est pas manifestement mal fondé et qu’il ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
91. S’agissant de la partie du grief concernant l’article 5 § 1 ainsi que le défaut d’indépendance du parquet, la Cour estime qu’elle est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 § 4.
2. Sur le fond
92. La Cour note que l’article 141 du CPP n’était pas en vigueur à l’époque des faits et que l’article 6 de la loi relative aux modalités d’application du nouveau CPP prévoyait clairement que cette disposition ne s’appliquait pas aux faits antérieurs au 1er juin 2005, lesquels devaient continuer à relever de la loi no 466.
93. Or la Cour constate que ni l’article 141 du CPP ni la loi no 466 ne prévoyaient la possibilité de demander réparation d’un préjudice subi en raison de défaillances procédurales du recours d’opposition ou d’un manque d’indépendance reposant sur la loi.
94. À cet égard, le Gouvernement est resté en défaut de produire une quelconque décision de justice relative à l’octroi d’une indemnité, sur le fondement de cette disposition du CPP, à un justiciable se trouvant dans une situation analogue à celle des requérants.
95. La Cour estime dès lors que ni la voie d’indemnisation indiquée par le Gouvernement ni la loi no 466 ne constituaient un recours satisfaisant aux exigences de l’article 5 § 5 de la Convention.
96. Partant, elle conclut à la violation de cette disposition.
V. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
97. Le requérant se plaint également de ne pas avoir été informé durant sa première audition par le parquet de ses droits et des accusations dont il faisait l’objet et de ne pas avoir pu bénéficier de l’assistance d’un avocat durant cette phase. Il se plaint en outre de l’absence, devant les juridictions militaires, d’un mécanisme de renvoi de l’acte d’accusation au parquet, tel qu’il affirme qu’il en existe devant les juridictions répressives de droit commun. Il invoque, à l’appui de ses griefs, les articles 13, 14 et 6 de la Convention.
98. Le Gouvernement conteste les thèses du requérant.
99. Rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et constatant que les griefs formulés par le requérant concernent le droit à un procès équitable, la Cour juge approprié de les examiner sous l’angle du seul article 6 de la Convention, dont les dispositions pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
a) être informé, dans le plus court délai, (...) d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;
(...)
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ; »
100. La Cour rappelle qu’il est de jurisprudence constante que, à la suite d’un acquittement ou de l’annulation d’une condamnation, un requérant ne peut pas être considéré comme « victime » des droits garantis par l’article 6 de la Convention (Bouglame c. Belgique (déc.), no 16147/08, 2 mars 2010).
101. Ainsi, dans l’affaire Kaplan c. Turquie ((déc.), no 56566/00, 28 septembre 2009), dans laquelle l’arrivée du terme du sursis ainsi que l’absence de commission par le requérant d’une nouvelle infraction avaient eu pour conséquence la levée de l’action pénale, la Cour a estimé que le requérant, qui n’avait au final fait l’objet d’aucune condamnation définitive, ne pouvait prétendre avoir un intérêt, au sens de l’article 34 de la Convention, à la poursuite de l’examen du grief tiré de l’article 6.
102. La Cour a adopté une approche similaire dans l’affaire Turhan c. Turquie ((déc.), no 53648/00, 17 juin 2004).
103. En l’espèce, la Cour observe que, à l’issue de la procédure pénale visant le requérant, le tribunal militaire a décidé de surseoir au prononcé du jugement pour une durée de cinq ans. Il a également décidé que, en l’absence de commission d’infraction jusqu’à l’échéance du délai, le jugement serait annulé. En outre, aucune obligation n’a été mise à la charge du requérant durant la période de sursis.
104. A cet égard, la Cour estime utile de rappeler qu’un sursis au prononcé d’une peine, telle que prévu par l’article 231 du code de procédure pénale turc, se distingue du sursis à l’exécution d’une condamnation. La différence réside dans le fait que, dans le premier cas, à l’issue du sursis, le jugement constatant la culpabilité et toutes ses conséquences disparaissent alors que dans le cas d’un sursis à l’exécution d’une peine ni le jugement ni le constat de culpabilité ne cessent d’exister (Böber c. Turquie, no 62590/09, § 35, 9 avril 2013).
105. Elle note que le délai de cinq ans est écoulé.
106. Dans ces circonstances, le requérant n’ayant au final jamais été condamné à titre définitif, aucune peine n’ayant été prononcée à son encontre ou mentionnée dans son casier (du moins comme conséquence de la procédure litigieuse) et toutes les conséquences dommageables afférentes au grief tiré du défaut d’équité de la procédure ayant été effacées, la Cour estime que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une atteinte à son droit à un procès équitable.
107. Partant, les griefs que le requérant tire de l’article 6 de la Convention sont irrecevables et doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
108. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
109. Le requérant réclame 152 920 euros (EUR) pour préjudice matériel et 250 000 EUR pour préjudice moral. S’agissant des frais et dépens, il demande 7 000 EUR pour les honoraires d’avocats sans fournir aucun justificatif. Il demande en outre 263 EUR pour les frais de traduction et 100 EUR pour des frais de transport.
110. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il estime que la demande formulée au titre du préjudice matériel est infondée et non documentée, et que celle présentée au titre du préjudice matériel est excessive. Quant aux frais et dépens, il argue que le requérant n’en a pas prouvé la nécessité et la réalité. En conclusion, il invite la Cour à rejeter l’ensemble des demandes présentées sur le terrain de l’article 41 de la Convention.
111. La Cour observe qu’il n’existe aucun lien entre les violations constatées et le dommage matériel allégué. Elle rejette en conséquence cette partie de la demande. Elle considère en revanche que le requérant a subi un préjudice moral certain. À cet égard, elle estime raisonnable la somme de 6 500 EUR et l’octroie à l’intéressé.
112. En ce qui concerne les frais et dépens, la Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 363 EUR pour les frais de traduction et de transport et l’accorde au requérant.
113. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 § 3 relatifs au manque d’indépendance du tribunal militaire ayant ordonné le placement en détention du requérant ainsi qu’à ceux tirés de l’article 5 §§ 4 et 5 ;
2. Déclare, à la majorité, la requête irrecevable quant aux griefs tirés de l’article 6 ;
3. Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable pour le surplus,
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
6. Dit, l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
7. Dit, l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :
i. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 363 EUR (trois cent soixante-trois euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 novembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley
Naismith Julia Laffranque
Greffier Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de des opinions séparées suivantes :
- opinion dissidente commune aux juges Lemmens, Kjølbro et Ravarani ;
- opinion concordante du juge Lemmens.
J.L.
S.H.N.
OPINION DISSIDENTE DES JUGES LEMMENS, KJØLBRO ET RAVARANI
(Traduction)
1. Selon la majorité, le grief tiré par le requérant de violations alléguées de l’article 6 de la Convention dans le contexte de son procès pénal est irrecevable au motif qu’il ne peut prétendre à la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention (paragraphes 96 à 105 de l’arrêt). Pour les raisons exposées ci-dessous, nous exprimons respectueusement notre désaccord.
2. Le requérant fut inculpé d’infractions pénales commises dans l’exercice de ses fonctions de médecin militaire. Il contesta les charges et plaida l’acquittement (paragraphes 9 et 24 de l’arrêt). Cependant, par un jugement du 20 novembre 2009, le tribunal militaire le reconnut coupable des infractions dont il était accusé. Il jugea que le requérant était passible d’une peine d’emprisonnement d’un an et quinze jours. Néanmoins, en vertu de l’article 231 du code de procédure pénale, il décida de surseoir au prononcé du jugement pendant cinq ans. Il estima qu’aucune obligation ne devait être imposée au requérant durant la période de mise à l’épreuve et que, s’il n’avait commis aucune infraction volontaire pendant cette période, la peine prévue par le jugement devait être annulée et l’affaire radiée (paragraphe 23 de l’arrêt).
3. Aux yeux de la majorité, le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation de l’article 6 de la Convention parce qu’il n’a « jamais été condamné à titre définitif, aucune peine n’ayant été prononcée à son encontre ou mentionnée dans son casier (...) et toutes les conséquences dommageables afférentes au grief tiré du défaut d’équité de la procédure ayant été effacées » (paragraphe 104 de l’arrêt).
4. D’après la jurisprudence constante de la Cour, la relaxe d’un accusé exclut en général qu’il se prétende victime d’une violation des garanties procédurales de l’article 6 (voir, entre autres, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 43, CEDH 2000-XII, et Quinn c. Irlande, no 36887/97, § 43, 21 décembre 2000).
5. Le requérant en l’espèce n’a pas été acquitté. Au contraire, il a été reconnu coupable par un tribunal qui a jugé établi au-delà de tout doute raisonnable qu’il avait perpétré les infractions dont il était accusé.
6. À notre avis, les affaires citées par la majorité ne permettent pas d’étayer les conclusions de la Cour car elles ne sont manifestement pas comparables à la présente espèce. Ainsi, dans la décision Bouglame c. Belgique (déc.), no 16147/08, 2 mars 2010, la Cour a expressément souligné que « le requérant [avait] été par la suite acquitté (...) et [que] cet acquittement [était] devenu définitif », et que « le requérant ne pouvait obtenir une issue plus favorable du procès ». De plus, dans la décision Kaplan c. Turquie (déc.), no 56566/00, 28 septembre 2004, elle s’est expressément appuyée sur ce que « le requérant [n’avait] fait l’objet d’aucune condamnation ayant acquis autorité de chose jugée » et sur ce qu’il n’avait « fait l’objet d’aucun jugement définitif de condamnation ». De même, dans la décision Turhan c. Turquie (déc.), no 53648/00, 17 juin 2004, elle a expressément dit que « le requérant [n’avait] fait l’objet d’aucune condamnation ayant acquis force de chose jugée ». Donc, dans aucune des affaires citées par la Cour le requérant n’avait été reconnu coupable par un jugement définitif et exécutoire. De plus, dans les deux affaires turques qui concernaient aussi le sursis au prononcé d’un jugement, la Cour s’est expressément fondée sur l’absence de condamnation définitive.
7. Ainsi qu’il a déjà été mentionné, le requérant en l’espèce a été reconnu coupable des infractions dont il était inculpé et le jugement est devenu définitif lorsque l’appel formé par lui a été rejeté le 17 mai 2010 (paragraphe 24 de l’arrêt). À nos yeux, il est indifférent qu’il n’ait commis aucune nouvelle infraction volontaire pendant la période de sursis de cinq ans et que la peine ne lui ait donc jamais été infligée.
8. Il est difficile d’accepter selon nous qu’un requérant qui tire grief de défaillances procédurales dans son procès pénal ne puisse pas dénoncer devant la Cour un manque d’équité de ce procès au seul motif qu’aucune peine ne lui a été infligée lorsqu’il a été reconnu coupable d’une infraction pénale. L’un des buts poursuivis par l’article 6 est de veiller à ce que nul ne soit jugé coupable d’une accusation en matière pénale en raison d’un procès inéquitable. Le requérant dit qu’il a été reconnu coupable à l’issue d’une procédure pénale inéquitable ; or, selon la majorité, il ne peut se plaindre de ce manque d’équité parce qu’il y a eu sursis au prononcé du jugement et qu’il n’a commis aucune infraction pendant la période de mise à l’épreuve.
9. Outre ce que nous avons déjà dit, nous tenons à souligner certaines conséquences négatives que la conclusion de la Cour en l’espèce risque d’avoir. Si elle avait statué sur la requête avant la fin de la période de mise à l’épreuve de cinq ans, la Cour aurait pu examiner au fond un grief tiré d’un manque d’équité de la procédure. À notre avis, la compétence de la Cour pour connaître d’une requête ne devrait pas dépendre de la célérité avec laquelle elle traite celle-ci. De plus, si le requérant avait formulé deux griefs, l’un tiré de ce qu’il eût été reconnu coupable à l’issue d’une procédure inéquitable, en violation de l’article 6 de la Convention, l’autre tiré de ce que le délit dont il a été reconnu coupable « ne constitu[â]t pas une infraction », en violation de l’article 7 de la Convention, la Cour aurait pu examiner le second grief mais, selon la majorité, pas le premier.
10. Dès lors, à nos yeux, indépendamment du sursis au prononcé du jugement, le requérant pouvait se prétendre victime du manque d’équité procédurale en raison duquel, selon lui, il avait été reconnu coupable. Compte tenu de l’issue de l’examen par la Cour du grief soulevé par le requérant sur le terrain de l’article 6 de la Convention, nous n’estimons pas nécessaire de nous prononcer sur l’existence ou non de la violation de cette disposition alléguée par le requérant.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS
1. J’ai voté avec mes collègues pour un constat de violation de l’article 5 §§ 3, 4 et 5 de la Convention. J’ai toutefois certaines réserves au sujet d’une partie des motifs sur lesquels la majorité se base pour constater une violation de l’article 5 §§ 3 et 4.[1]
2. La majorité considère que le tribunal militaire n’est pas une juridiction indépendante, eu égard à l’absence de garanties constitutionnelles d’indépendance pour l’officier, d’une part, et au système d’appréciation applicable aux deux juges militaires, d’autre part (voir en particulier les paragraphes 72-73 de l’arrêt).
Je peux me rallier à ce point de vue en ce qui concerne l’officier (paragraphe 72). Par contre, en ce qui concerne les juges militaires, je me demande si la majorité ne va pas trop loin (paragraphe 73).
3. Je me permets de rappeler que la requête dans la présente affaire a été introduite en 2005 et qu’elle concerne une privation de liberté qui avait eu lieu cette même année.
À l’époque, la Cour était encore d’avis qu’il résultait du mode de désignation des juges militaires (par le ministre de la défense et le Premier ministre conjointement, puis avec l’approbation du Président de la République) et des garanties qui leur étaient accordées dans l’exercice de leurs fonctions (inamovibilité durant quatre ans et irresponsabilité devant l’exécutif à raison de leurs décisions) qu’ils répondaient aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention relatives à l’indépendance du tribunal, du moins dans la mesure où ils devaient juger un officier militaire pour des faits pouvant constituer un délit militaire (Önen c. Turquie (déc.), no 32860/96, 10 février 2004). On pouvait en conclure, à mon avis, qu’il en allait a fortiori ainsi du point de vue des exigences comparables, mais moins strictes, de l’article 5 §§ 3 et 4.
Bien entendu, cette jurisprudence n’enlevait rien au fait qu’un tribunal militaire ne pouvait généralement pas être considéré comme un tribunal indépendant et impartial dans la mesure où il devait juger un civil en matière pénale (voir, par exemple, Ergin c. Turquie (no 6), no 47533/99, §§ 38-54, CEDH 2006-VI (extraits), Düzgören c. Turquie, no 56827/00, §§ 20-21, 9 novembre 2006, Bülbül c. Turquie, no 47297/99, §§ 20-28, 22 mai 2007, Onaran c. Turquie, no 65344/01, § 19, 5 juin 2007, Özel et autres c. Turquie, no 37626/02, § 29, 31 janvier 2008, Satık c. Turquie (no 2), no 60999/00, §§ 40-49, 8 juillet 2008, et İçen c. Turquie, no 45912/06, §§ 28-46, 31 mai 2011). La présente affaire ne rentre pas dans cette catégorie d’affaires.
4. Comme il est rappelé dans le présent arrêt, le 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle turque a censuré le volet du système d’appréciation administratif des magistrats militaires qui impliquait l’intervention de la hiérarchie militaire, la jugeant contraire au principe d’indépendance de la justice (voir paragraphe 44 de l’arrêt). Plus précisément, elle a annulé l’article 12 de la loi no 357 relative aux juges militaires, qui concernait la fiche d’appréciation des officiers (pour plus d’informations, voir Tanışma c. Turquie, no 32219/05, §§ 41-50, 17 novembre 2015).
5. Cet arrêt de la Cour constitutionnelle ne semble pas avoir attiré l’attention de notre Cour quand celle-ci a examiné, en 2012, l’affaire Gürkan. La Cour a continué à souligner l’existence de garanties constitutionnelles pour les juges militaires, faisant contraste avec l’absence de garanties constitutionnelles pour l’officier (Gürkan c. Turquie, no 10987/10, § 19, 3 juillet 2012).
L’arrêt de la Cour constitutionnelle a été remarqué, pour la première fois semble-t-il, dans l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç. La Grande Chambre de la Cour y a constaté, dans le cadre de l’examen sous l’angle de l’article 2 de la Convention de l’effectivité et de l’indépendance d’une enquête pénale, que les juges militaires étaient soumis à une appréciation du commandement de l’autorité militaire pour ce qui est de leur fiche d’appréciation d’officier. Si elle a noté l’existence d’un certain nombre de garanties d’indépendance, elle n’en a pas moins conclu que, « malgré ces garanties, le système de notation des juges était de nature à susciter des doutes relativement à leur indépendance au sens où l’entend la Convention » (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 247, 14 avril 2015). Elle s’est référée à cet égard à l’arrêt précité de la Cour constitutionnelle (ibid.). Elle n’a toutefois pas conclu à une violation de l’article 2 sous son volet procédural, au motif que le comportement des autorités judiciaires militaires n’avait dénoté aucun manque d’indépendance ou d’impartialité dans la conduite concrète de l’instruction (ibid., § 254).
6. Il y a quelques mois, le 5 juillet 2016, la Cour a opéré un revirement de jurisprudence. Se référant aux nouveaux développements au niveau national, notamment l’arrêt précité de la Cour constitutionnelle, elle a estimé que le tribunal militaire statuant sur le placement en détention et le maintien en détention d’un civil ne pouvait passer pour un tribunal indépendant et impartial et qu’il ne répondait donc pas aux exigences de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention. La nouveauté de cet arrêt réside dans le fait que c’est non plus seulement la situation de l’officier mais désormais aussi celle des juges militaires qui est considérée comme posant problème (Ali Osman Özmen c. Turquie, no 42969/04, §§ 62-89, 5 juillet 2016).
On peut se demander s’il fallait que la Cour franchisse ce pas. L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 8 octobre 2009 concerne non pas le droit de l’accusé à un tribunal indépendant (article 6 § 1 de la Convention), mais l’indépendance structurelle de la « justice » en tant que pouvoir indépendant de l’exécutif. Ne pourrait-on pas considérer que la Cour constitutionnelle est allée plus loin que ce que requiert l’article 6 § 1, ce qu’elle est par ailleurs parfaitement en droit de faire (article 53 de la Convention) ?
Quoiqu’il en soit, dans la présente affaire, la majorité a fait encore un nouveau pas en avant, en étendant le raisonnement de l’arrêt Ali Osman Özmen au tribunal militaire jugeant un officier. J’ai des doutes sur le bien-fondé d’une telle extension. Dans un système comme celui de l’armée, où chacun est soumis à une appréciation par ses supérieurs, l’existence d’une telle appréciation peut-elle être considérée comme une raison spécifique pour un militaire de douter de l’indépendance des juges militaires ?
7. Enfin, il y a lieu de faire remarquer que la majorité constate une atteinte à l’indépendance d’un tribunal militaire siégeant en 2005, du fait de la présence de deux juges militaires, sur base d’un arrêt de la Cour constitutionnelle rendu en 2009 et d’une jurisprudence de notre Cour qui s’est concrétisée à partir de 2016. J’avoue que l’application rétroactive des principes pertinents me pose problème.
8. Pour toutes ces raisons, j’aurais préféré que la Cour se limite à constater une violation de l’article 5 §§ 3 et 4 sur base de considérations liées au seul statut de l’officier siégeant au sein du tribunal militaire.
[1]. J’ai voté avec mes collègues les juges Kjølbro et Ravarani contre la décision déclarant irrecevable le grief tiré d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Sur ce point, je me réfère à notre opinion dissidente commune.