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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KAOS GL v. TURKEY - 4982/07 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 1031 (22 November 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/1031.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2016:1122JUD000498207, CE:ECHR:2016:1122JUD000498207, [2016] ECHR 1031

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    See also KAOS GL v. TURKEY - 4982/07 (Press Release) [2016] ECHR 1032 (22 November 2016)

     

    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE KAOS GL c. TURQUIE

     

    (Requête no 4982/07)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    22 novembre 2016

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Kaos Gl c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Nebojša Vučinić, président en exercice,
              Işıl Karakaş,
              Paul Lemmens,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 octobre 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4982/07) dirigée contre la République de Turquie et dont une association de droit turc, l’Association Kaos de recherche culturelle et de solidarité des gays et des lesbiennes (Kaos Gey ve Lezbiyen Kültürel Araştırmalar ve Dayanışma Derneği) (« la requérante »), a saisi la Cour le 26 janvier 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante a été représentée par Me O. Aydın Göktaş, avocate à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  La requérante alléguait en particulier qu’elle avait subi une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison de la saisie par les autorités internes de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine qu’elle publie pour la promotion de la culture gay et lesbienne.

    4.  Le 16 juin 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    5.  Des observations ont été reçues des organisations Article 19, The Miller Institute for Global Challenges and the Law et Human Rights Watch, que le président avait autorisées à intervenir dans la procédure (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour). Le Gouvernement a répondu à ces observations (article 44 § 5 du règlement).

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    6.  La requérante, fondée en 1994, a son siège à Ankara. Elle vise à promouvoir les droits de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et transsexuelle (LGBT) en Turquie. Elle publie depuis 1994 un magazine trimestriel, Kaos GL, qui traite des sujets intéressant la communauté LGBT turque.

    A.  Saisie du numéro 28 du magazine Kaos GL

    7.  Le 21 juillet 2006, le procureur de la République d’Ankara, se fondant sur l’article 25 § 1 de la loi sur la presse, saisit trois exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL avant sa diffusion. Le numéro en question était consacré au thème « Images de la sexualité, sexualité en images : pornographie » (« Cinselliğin görselliği, görselliğin cinselliği : pornografi »). Il contenait des articles et des interviews sur la pornographie en rapport avec l’homosexualité, illustrés par des images pour certaines explicites.

    8.  Le même jour, le procureur de la République d’Ankara saisit le tribunal d’instance pénal d’Ankara pour obtenir, sur le fondement de l’article 28 de la Constitution et de l’article 162 du code de procédure pénale, une ordonnance de saisie de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL avant sa diffusion.

    9.  Toujours le même jour, le tribunal d’instance pénal fit droit à la demande du procureur et ordonna la saisie de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine en vue d’une enquête pénale. Il considérait que le contenu de certains articles et de certaines images publiés dans le cadre du dossier « pornographie » de ce numéro allait à l’encontre du principe de protection de la morale publique.

    10.  Le 24 juillet 2006, les 375 exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL furent saisis.

    11.  À une date non précisée, l’avocate de la requérante forma opposition contre cette décision devant le tribunal correctionnel d’Ankara. Elle soutenait d’abord que les articles litigieux étaient une critique scientifique, culturelle et artistique de la pornographie, et qu’ils contenaient une réflexion sur la nature de la pornographie et ses modes de création, sur les rapports entre pornographie et homosexualité, mais également sur le regard porté par les femmes sur la pornographie. Elle exposait que ce numéro avait permis à des journalistes, à des écrivains, à des académiciens et à des artistes de s’exprimer sur ce sujet et que les articles en question étaient donc protégés par le droit à la liberté d’expression garanti par la Convention. Faisant référence à la jurisprudence de la Cour en la matière, elle arguait que les interdictions relatives à la pornographie n’étaient acceptables que si elles avaient pour but d’empêcher la violence et l’exploitation sexuelle des personnes, particulièrement des mineurs.

    12.  Elle alléguait en outre que la saisie des exemplaires du magazine était contraire à l’article 25 de la loi sur la presse. Elle indiquait que la disposition susmentionnée prévoyait deux possibilités de saisie des publications, à savoir, selon elle : d’une part, la saisie de trois exemplaires d’une publication par le procureur de la République ou la police en vue de l’ouverture d’une enquête pénale et, d’autre part, la saisie de tous les exemplaires d’une publication dans le cadre d’une enquête ou de poursuites pénales ouvertes pour les infractions commises à l’encontre d’Atatürk et les lois de réformes d’Atatürk, ainsi que pour les infractions de renversement de l’ordre constitutionnel, de non-obéissance aux lois militaires, d’incitation du peuple à ne pas effectuer son service militaire, et d’incitation du peuple à la haine, à l’hostilité et à la commission d’une infraction.

    Elle affirmait en outre que le délit d’obscénité n’était pas inclus dans la liste des infractions pouvant donner lieu à la saisie de tous les exemplaires d’un magazine.

    13.  Enfin, l’avocate de la requérante reprochait au tribunal d’instance pénal de s’être fondé, dans sa décision de saisie des exemplaires du magazine, sur le motif de contrariété à la morale publique, selon elle trop abstrait. Elle arguait que le tribunal aurait dû préciser quel article et quelle image contenus dans la publication en cause étaient contraires à la morale publique et expliquer en quoi ils l’étaient.

    14.  Le 28 juillet 2006, le tribunal correctionnel d’Ankara rejeta l’opposition. Dans ses motifs, il indiquait que, eu égard au contenu du dossier et à la motivation du tribunal d’instance pénal, la décision de saisie était conforme à la procédure et à la loi.

    B.  Procédure pénale engagée contre le président de l’association et rédacteur en chef du magazine

    15.  Par un acte d’accusation du 18 novembre 2006, le procureur de la République d’Ankara inculpa M. Umut Güner, président de l’association requérante et rédacteur en chef du magazine Kaos GL, pour publication d’images obscènes par voie de presse sur le fondement de l’article 226 § 2 du code pénal. Il considérait que la peinture reproduite à la page 15 du numéro 28 du magazine était de nature clairement obscène et pornographique et, selon lui, ne nécessitait pas une expertise. Il précisait que cette peinture représentait un acte sexuel entre deux hommes dont les organes sexuels étaient visibles et qu’elle illustrait un article dont le contenu était pourtant, aux yeux du procureur de la République, antipornographique.

    16.  Le 8 février 2007, l’auteur de l’article et de la peinture litigieuse, M. Taner Ceylan, fit une déposition devant le tribunal correctionnel d’Ankara. Il déclara qu’il avait envoyé l’article et la peinture au magazine, que la peinture en question avait été exposée auparavant avec une mise en garde destinée aux moins de 18 ans, et qu’il n’avait pas donné au magazine son autorisation ou son approbation pour que le magazine publiât cette peinture sans l’accompagner d’une telle mise en garde.

    17.  Le 28 février 2007, le tribunal correctionnel d’Ankara acquitta M. Umut Güner de l’infraction reprochée. Il estimait d’abord que, compte tenu des déclarations de l’auteur de la peinture, du contenu du dossier et de la jurisprudence bien établie en la matière de la Cour de cassation, le magazine aurait dû être publié avec une mise en garde destinée aux moins de 18 ans. Il considérait ensuite que les éléments constitutifs de l’infraction en cause n’étaient pas réunis puisque les exemplaires du magazine avaient été saisis avant d’être diffusés. Le tribunal ordonnait aussi la remise à l’accusé des 378 exemplaires saisis du magazine une fois la décision devenue définitive.

    18.  Le 29 février 2012, la Cour de cassation confirma le jugement du tribunal correctionnel.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    A.  Constitution

    19.  Les articles 26, 27 et 28 de la Constitution, intitulés respectivement « Liberté d’expression et de propagation de la pensée », « Liberté scientifique et artistique » et « Liberté de la presse », sont libellés comme suit en leurs parties pertinentes en l’espèce :

    Article 26

    « Chacun est libre d’exprimer et de divulguer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses convictions par la parole, la plume, l’image ou d’autres moyens. Cette liberté comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques.

    L’exercice de ces libertés peut être restreint dans le but de préserver la sécurité nationale, l’ordre public, la sécurité publique, les caractéristiques fondamentales de la République et l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de la nation, de réprimer les infractions, d’empêcher la divulgation de renseignements régulièrement qualifiés de secrets d’État, de protéger la réputation, les droits, la vie privée et familiale d’autrui ou les secrets professionnels prévus par la loi, ou de permettre au pouvoir judiciaire de mener à bien sa tâche.

    (...) »

    Article 27

    « Chacun possède, en matière d’art et de science, le droit de s’instruire et d’enseigner, de s’exprimer, de diffuser et d’effectuer toutes espèces de recherches, et ce d’une manière libre.

    (...) »

    Article 28

    « La presse est libre et ne peut être censurée.

    L’État prend les mesures propres à assurer la liberté de la presse et celle de l’information.

    Les articles 26 et 27 de la Constitution s’appliquent en matière de limitation de la liberté de la presse.

    (...)

    Les publications, périodiques ou non, peuvent être saisies en vertu d’une décision judiciaire dans les cas où une enquête ou des poursuites ont été entamées en raison d’une des infractions indiquées par la loi, et également en vertu d’un ordre de l’autorité expressément habilitée par la loi à cet effet lorsqu’un retard serait préjudiciable, sous l’angle de la sauvegarde de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de la nation, de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la morale publique ou de la prévention des infractions. L’autorité compétente ayant ordonné la saisie avise le juge compétent de sa décision au plus tard dans les vingt-quatre heures. Lorsque ladite décision n’est pas confirmée par le juge compétent dans les quarante-huit heures, elle est considérée comme nulle.

    En matière de saisie et de confiscation de publications, périodiques ou non, aux fins d’enquête ou de poursuites pénales, les dispositions générales s’appliquent (...) »

    B.  Code de procédure pénale

    20.  L’article 162 du code de procédure pénale, intitulé « Demande de décision adressée par le procureur de la République au juge dans le cadre d’une enquête pénale », énonce :

    « Lorsque le procureur de la République estime nécessaire l’adoption d’un acte d’enquête qui ne peut être décidé que par un juge, il en fait la demande auprès du juge d’instance pénal du lieu concerné. Le juge d’instance pénal, après un examen de légalité de l’acte demandé, statue sur la demande et fait exécuter sa décision. »

    C.  Loi sur la presse

    21.  L’article 25 de la loi sur la presse du 9 juin 2004, intitulé « Interdiction de saisie, de distribution et de vente » dispose en ses parties pertinentes en l’espèce :

    « Le procureur de la République, ou la police lorsqu’un retard serait préjudiciable, peuvent saisir jusqu’à trois exemplaires d’une publication comme éléments de preuve dans le cadre d’une enquête.

    Tous les exemplaires d’une publication peuvent être saisis sur décision d’un juge à condition qu’une enquête ou qu’une poursuite pénale ait déjà été engagée dans le cadre de l’une des infractions suivantes : infraction commise à l’encontre d’Atatürk (loi no 5816 du 25 juillet 1951), infraction aux lois de réformes (article 174 de la Constitution), infractions aux articles 146 § 2 (infraction à l’encontre des forces de l’État), 153 §§ 1 et 4 (infraction à l’encontre des lois militaires), 155 (incitation du peuple à désobéir à la loi et à ne pas effectuer son service militaire), 311 §§ 1 et 2 (incitation à la commission d’une infraction), 312 §§ 2 et 4 (incitation du peuple à la haine et à l’hostilité), et 312/a (menace publique dans le but de créer une panique au sein de la population) de la loi pénale no 765 et à l’article 7 §§ 2 et 5 (propagande en faveur d’une organisation terroriste) de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. (...) »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    22.  Invoquant l’article 10 de la Convention, la requérante allègue que la saisie du numéro 28 du magazine Kaos GL a emporté violation de son droit à la liberté d’expression. Elle soutient en outre que la procédure pénale engagée contre M. Umut Güner, président de l’association et rédacteur en chef du magazine, constitue une ingérence grave dans son droit à la liberté d’expression en raison de l’effet dissuasif que cette procédure peut avoir, selon elle, sur les activités éditoriales futures de l’intéressé.

    23.  Sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante reproche aux tribunaux internes de ne pas avoir suffisamment motivé leurs décisions relatives à la saisie.

    24.  Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour juge opportun d’examiner ces griefs sous le seul angle de l’article 10 de la Convention, qui se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la (...) morale (...) »

    A.  Sur la recevabilité

    25.  La Cour note qu’un des griefs de la requérante porte sur la procédure pénale engagée contre M. Umut Güner, président de l’association et rédacteur en chef du magazine Kaos GL.

    26.  La Cour rappelle qu’il ressort de sa jurisprudence constante qu’une association ne peut se prétendre elle-même victime de mesures qui auraient porté atteinte aux droits que la Convention reconnaît à ses membres (voir, mutatis mutandis, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, § 39, série A no 295-A, İzmir Savaş Karşıtları Derneği et autres c. Turquie (déc.), no 46257/99, 23 septembre 2004, Chambovet et autres c. France (déc.), no 11382/85, 12 octobre 1988, Noack et autres c. Allemagne (déc.), no 6346/99, CEDH 2000-IV, L’Association et la ligue pour la protection des acheteurs d’automobiles, Abîd et 646 autres c. Roumanie (déc.), no 34746/97, 10 juillet 2001, et Associação dos Investidores do Hotel Apartamento Neptuno et 220 autres c. Portugal (déc.) no 46336/09, 27 septembre 2011 ; voir aussi F. Santos Lda. et Maria José Fachadas c. Portugal (déc.), no 49020/99, CEDH 2002-X).

    27.  La Cour conclut dès lors que, en l’espèce, la requérante ne peut se prétendre victime du fait de la procédure pénale engagée contre M. Umut Güner.

    28.  Il s’ensuit que la partie de la requête qui concerne la procédure pénale engagée contre M. Umut Güner est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

    29.  Quant au restant de la requête, constatant qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    a)  La requérante

    30.  La requérante expose d’emblée que le numéro 28 du magazine Kaos GL avait pour thème « Images de la sexualité, sexualité en images : pornographie », qu’il contenait les contributions de plusieurs écrivains, académiciens, militants féministes, peintres et photographes, et que ces intervenants traitaient, de manière critique, de la place de la pornographie dans la vie des personnes appartenant à la communauté LGBT. Elle indique que la censure du numéro en question par les autorités internes a été provoquée par une peinture reproduite à la page 15 du magazine, et que cette peinture avait pour fonction d’illustrer un article intitulé « L’amour sans le toucher ». Elle précise que l’article et la peinture litigieuse étaient l’œuvre de M. Taner Ceylan, que ce dernier est un peintre connu, que ses œuvres ont été exposées à l’occasion d’expositions d’art dans plusieurs pays, et qu’il est également conférencier à la faculté des beaux-arts d’Istanbul. Elle indique en outre que la peinture en cause, intitulée « Taner Taner », a été exposée à la 8e Biennale d’Istanbul qui s’est tenue de septembre à novembre 2005 sous le patronage du Premier ministre et du ministre de la Culture.

    31.  La requérante soutient qu’elle a été victime d’une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression et que pareille ingérence ne peut être considérée comme prévue par la loi. En effet, selon elle, le libellé de l’article 226 du code pénal est vague et ambigu, en particulier au regard de la notion d’obscénité dont la définition n’aurait pas été apportée par la législation et la jurisprudence internes. Elle estime en conséquence que cette disposition ne peut être vue comme étant prévisible.

    32.  La requérante soutient de surcroît que la saisie des exemplaires du magazine n’est pas légale puisque, selon elle, le délit d’obscénité n’est pas visé à l’article 25 § 2 de la loi sur la presse dans la liste des infractions permettant, dans le cadre d’une enquête pénale, la saisie de tous les exemplaires d’une publication. Elle ajoute qu’elle avait présenté ce moyen lors de l’opposition formée contre la décision de saisie et que le tribunal correctionnel ne l’a pas pris en compte.

    33.  La requérante assure également que le seul but des mesures prises par les autorités internes contre la publication litigieuse était d’empêcher, sous couvert de protection des mineurs et de la morale publique, le débat public sur les sujets intéressant la communauté LGBT en Turquie. Elle fait en outre grief au Gouvernement de ne pas avoir indiqué un but légitime conforme à l’article 10 § 2 de la Convention et justifiant l’ingérence qu’elle allègue avoir subie dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression.

    34.  La requérante reproche aussi aux tribunaux internes d’avoir justifié la confiscation des exemplaires du magazine par la protection des mineurs et de la morale publique, et de ne pas avoir démontré par un raisonnement ou une analyse que la publication en cause causait un préjudice important au regard de ces notions, abstraites selon elle. Elle indique que, pour le Gouvernement, elle avait visé la destruction des libertés d’autrui, que, en publiant un magazine, elle s’adressait à toute la société et qu’elle avait de ce fait des devoirs et responsabilités accrus. Elle reproche au Gouvernement de n’avoir apporté dans ses observations aucune explication à cet égard.

    35.  La requérante refuse de considérer la peinture litigieuse publiée à la page 15 du magazine comme obscène, et estime que cette seule reproduction ne rend pas l’ensemble du magazine dangereux pour les mineurs. Suivant la requérante, la peinture litigieuse illustre d’une manière allégorique un acte sexuel entre deux hommes qui seraient tous les deux le peintre lui-même, elle possède des qualités artistiques et elle ne représente pas une scène de sexe de manière crue. À ses yeux, l’auteur de cette peinture a cherché à exprimer, par le biais de son art, l’opinion selon laquelle la pornographie, tout comme la peinture, est le résultat d’une quête de l’intime. D’après elle, le magazine doit être considéré dans son ensemble et non pas d’une manière qui se focalise sur la peinture en question.

    36.  La requérante déclare par ailleurs que Kaos GL est un magazine spécialisé, qu’il vise la communauté LGBT en Turquie et donc un public averti et bien défini. Elle explique qu’un nombre important des exemplaires du magazine parvient aux abonnés sous enveloppe fermée et qu’une petite partie seulement des exemplaires est en vente chez les marchands de journaux dans les grandes villes comme Ankara et Istanbul. Elle argue que, par conséquent, le risque que le magazine tombe entre les mains des enfants ou qu’il provoque un tollé public est négligeable.

    37.  La requérante allègue enfin que, en tout état de cause, la saisie de tous les exemplaires du magazine était une mesure disproportionnée, et qu’elle a constitué une ingérence grave empêchant définitivement l’accès du public à la publication. Elle indique que les exemplaires saisis par les autorités ne lui avaient toujours pas été restitués à la date d’envoi de ses observations, à savoir le 23 mars 2010, et que, de toute façon, la remise des exemplaires du numéro litigieux ne pourrait constituer un moyen de redressement effectif de l’ingérence puisque, selon elle, son contenu est désormais trop ancien pour faire l’objet d’une diffusion.

    b)  Le Gouvernement

    38.  Le Gouvernement déclare d’abord que les actes visant à la destruction des libertés d’autrui sous couvert de liberté d’expression ne sont pas tolérables et que, dans certaines circonstances, la restriction de la liberté d’expression est une nécessité dans une société démocratique. Il soutient ensuite que la requérante, par le biais du magazine qu’elle publie, diffuse ses opinions auprès de l’ensemble de la société, et qu’elle doit, pour cette raison, être considérée comme ayant des devoirs et des responsabilités accrus dans l’exercice de sa liberté d’expression.

    39.  Il considère que la mesure de saisie décidée par les tribunaux internes à l’encontre du magazine de la requérante était prévue par la loi, qu’elle poursuivait le but légitime de protection de la morale et qu’elle était proportionnée au but poursuivi. Il estime par conséquent que la mesure imposée à la requérante était conforme à l’article 10 § 2 de la Convention.

    40.  Au sujet des observations soumises par les parties intervenantes, le Gouvernement allègue qu’elles ne contiennent que des remarques générales et qu’elles ne précisent pas en quoi les tiers intervenants sont intéressés à la présente affaire. Dès lors, il demande à la Cour de ne pas les prendre en compte.

    41.  Le Gouvernement indique en outre que, en vertu de l’article 10 de la Constitution, tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, les croyances philosophiques, la religion ou l’appartenance à un courant religieux, ou sur d’autres motifs similaires.

    Il ajoute que la Constitution octroie aux organes judiciaires une marge d’interprétation importante et évolutive dans les affaires de discrimination et que les droits et libertés fondamentaux qu’elle prévoit ne permettent aucun traitement discriminatoire.

    c)  Les tiers intervenants

    42.  Les organisations Article 19, The Miller Institute for Global Challenges and the Law et Human Rights Watch soutiennent que, eu égard à la nature évolutive de la notion de morale publique, ce concept doit refléter la diversité des intérêts de toute la société et pas seulement ceux de la majorité. Elles considèrent qu’une démocratie pluraliste ne doit ni promouvoir une vision unique et inchangeable de la morale publique ni censurer la liberté d’expression en adoptant une telle perspective.

    43.  Les tiers intervenants arguent en outre que, suivant la tendance internationale observée en la matière dans la pratique des pays membres du Conseil de l’Europe et d’autres pays du monde ainsi qu’au sein d’organisations internationales et régionales, les mesures restrictives qui se fondent seulement sur la notion de morale publique formulée d’une manière générale et qui ne s’appuient sur aucune preuve sont aujourd’hui considérées comme inacceptables. Ils exposent que, selon ce courant, le recours à la notion de morale publique ne se justifie que si un préjudice réel et spécifique causé à la société peut être démontré et si les mesures adoptées sont proportionnées au regard de ce préjudice. Eu égard à cette tendance, ils soutiennent que les autorités nationales ne peuvent procéder à des inculpations et saisir des publications sans démontrer le préjudice spécifique et individuel que ces dernières sont susceptibles de causer à une partie du public à un moment et à un endroit donnés.

    44.  Ils indiquent par ailleurs que, selon les standards régionaux et internationaux modernes, les interdictions absolues d’accès et d’usage du jeune public aux supports à contenu sexuel ne sont pas acceptables et ajoutent que ce dernier devrait avoir un droit d’accès à certains supports. Par conséquent, ils considèrent que la protection des mineurs ne peut justifier une interdiction large et absolue en la matière et qu’avant de prendre une telle mesure, les autorités doivent présenter la preuve des conséquences négatives qu’une publication pourrait avoir sur les mineurs. Ils plaident qu’en l’espèce, même si la protection des enfants contre l’exploitation est un motif légitime, le Gouvernement devrait démontrer comment la confiscation de tous les exemplaires du magazine Kaos GL pouvait servir ce but.

    45.  En s’appuyant sur une analyse comparative des systèmes juridiques européens et américains, les tiers intervenants estiment que les dispositions prévoyant des restrictions pour cause d’obscénité sont par nature vagues, inconditionnelles et abstraites, qu’elles sont utilisées pour apporter des restrictions à la liberté d’expression et qu’elles ne sont pas conformes au droit contemporain à l’expression sexuelle en tant que droit fondamental, en particulier lorsqu’elles servent à réprimer une minorité objet de discrimination telle que la communauté LGBT. Ils estiment enfin que la restriction de la liberté d’expression au sujet des relations homosexuelles ne saurait être considérée comme nécessaire à la protection de la morale publique.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Principes généraux

    46.  La Cour rappelle d’abord sa jurisprudence constante en matière de liberté d’expression (voir, entre autres, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 131, CEDH 2015, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 196, CEDH 2015 (extraits)).

    47.  Elle rappelle ensuite que l’article 10 de la Convention englobe la liberté d’expression artistique - notamment dans la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées - qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 27, série A no 133). Elle rappelle encore que ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique. D’où l’obligation, pour l’État, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression (voir, entre autres, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 26, CEDH 2007-II, et Müller, précité, §§ 32-33).

    48.  Elle réaffirme que l’artiste et ceux qui promeuvent ses œuvres n’échappent pas aux possibilités de limitation que ménage le paragraphe 2 de l’article 10. Quiconque se prévaut de sa liberté d’expression assume en effet, selon les propres termes de ce paragraphe, des « devoirs et responsabilités », dont l’étendue dépend de la situation et du procédé utilisé ; la Cour ne saurait perdre cela de vue lorsqu’elle contrôle la nécessité de la sanction incriminée dans une société démocratique (Akdaş c. Turquie, no 41056/04, § 26, 16 février 2010).

    49.  S’agissant de la protection de la morale, la Cour réaffirme que, aujourd’hui comme à la date de l’adoption de l’arrêt Müller (précité, § 35), on chercherait en vain dans l’ordre juridique et social des divers États contractants une notion uniforme à cet égard. L’idée que les États se font des exigences de la morale varie dans le temps et l’espace, et demande souvent de prendre en considération, au sein d’un même État, l’existence de diverses communautés culturelles, religieuses, civiles ou philosophiques. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y répondre (Akdaş, précité, § 27).

    50.  La Cour rappelle enfin que l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêcher » et « prévention » qui y figurent, mais aussi les arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (26 avril 1979, série A no 30) et markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne (20 novembre 1989, série A no 165). De telles restrictions présentent pourtant de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII). L’information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 47, CEDH 2012).

    b)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

    51.  La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la saisie de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL constitue une ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression, droit protégé par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

    i.  Ingérence prévue par la loi

    52.  La Cour note que les autorités internes ont saisi les exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL en application de l’article 28 de la Constitution et de l’article 162 du code de procédure pénale (paragraphes 8-9 ci-dessus). Elle estime dès lors que la référence à l’article 226 du code pénal, dont la prévisibilité est dénoncée par la requérante, n’est pas pertinente en l’espèce.

    53.  La Cour considère ensuite que l’argument de la requérante, selon lequel la saisie des exemplaires du magazine était illégale au motif que l’article 25 § 2 de la loi sur la presse n’autoriserait pas une telle mesure pour délit d’obscénité (paragraphe 21 ci-dessus), ne résiste pas au constat de l’existence d’une disposition supérieure en droit turc. Elle observe en effet que l’article 28 de la Constitution prévoit la possibilité de saisir une publication périodique ou non, d’une part, sur décision d’un juge, lorsqu’une enquête ou des poursuites ont été engagées dans le cadre de l’une des infractions indiquées par la loi, et, d’autre part, sur ordre de l’autorité expressément habilitée par la loi à cet effet, lorsqu’un retard serait préjudiciable sous l’angle, entre autres, de la protection de la morale publique (paragraphe 19 ci-dessus).

    54.  La Cour estime donc que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi au sens de l’article 10 de la Convention.

    ii.  Ingérence poursuivant un but légitime

    55.  La Cour peut accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait le but légitime qu’est la protection de la morale publique (Müller et autres, précité, § 39).

    iii.  Ingérence « nécessaire dans une société démocratique »

    56.  La Cour note d’abord que, en l’espèce, tous les exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL, publié par la requérante, ont été saisis par les autorités internes le 24 juillet 2006. Elle observe à cet égard que le tribunal d’instance pénal ayant ordonné la saisie a jugé que le contenu de certains articles et de certaines images publiés dans le cadre du dossier « pornographie » du numéro en question contrevenait au principe de protection de la morale publique (paragraphe 9 ci-dessus). Elle note ensuite que la confiscation des exemplaires du magazine ne devait cesser que lorsque, dans la procédure pénale engagée contre le rédacteur en chef du magazine, la décision du tribunal correctionnel du 28 février 2007 serait devenue définitive (paragraphe 17 ci-dessus). Elle note encore que ladite décision est devenue définitive à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 29 février 2012 (paragraphe 18 ci-dessus).

    57.  Pour apprécier si la « nécessité » de la restriction imposée à la liberté d’expression de la requérante était établie de manière convaincante dans la présente affaire, la Cour doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national (Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 37, 8 juin 2010). Or, force est de constater que, en l’espèce, il est impossible de déterminer, à partir des décisions des juridictions internes, pour quelle raison tel article ou telle image du numéro concerné du magazine portait atteinte à la morale publique. En effet, la décision de saisie du tribunal d’instance pénal ne contient aucun élément permettant de penser que le juge a pris soin d’examiner dans le détail la question de la compatibilité du contenu du magazine avec le principe de protection de la morale publique. Le tribunal d’instance pénal n’explique pas quel article ou quelle image de ce numéro du magazine allait à l’encontre de la morale publique (paragraphe 9 ci-dessus). La décision du tribunal correctionnel rejetant l’opposition formée par la requérante contre la décision de saisie ne comporte pas plus de précision ou de motivation à cet égard (paragraphe 14 ci-dessus).

    58.  Dès lors, en l’absence de motivation des décisions rendues, on ne saurait accepter la thèse selon laquelle le juge national a dûment examiné les critères à prendre en compte avant de restreindre la liberté d’expression de la requérante. La Cour estime donc que le motif de protection de la morale publique, invoqué d’une manière aussi générale et sans motivation, n’était pas suffisant pour justifier la mesure de saisie et de confiscation de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine pendant plus de cinq ans.

    59.  Au-delà de cette conclusion, la Cour, procédant elle-même à une analyse de la publication litigieuse (pour une approche similaire, voir, Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010), constate que, considéré dans son ensemble, le numéro en cause du magazine traitait, à travers des articles critiques et analytiques, du sujet de la pornographie selon différentes approches et particulièrement celles des personnes LGBT. Elle observe que la publication litigieuse contenait aussi quelques images au contenu explicite, notamment une peinture reproduite à la page 15, qui illustrait l’acte sexuel de deux hommes représentant l’un et l’autre le peintre lui-même. Elle considère que ces images, en particulier ladite peinture, nonobstant leur caractère intellectuel et artistique, peuvent être considérées comme de nature à heurter la sensibilité d’un public non averti. Selon la Cour, eu égard au contenu des articles portant sur la sexualité de la communauté LGBT et sur la pornographie, et à la nature explicite de certaines images utilisées, le numéro 28 du magazine peut être considéré comme une publication spécifique visant une certaine catégorie de la société.

    60.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le magazine en cause n’était pas approprié à tout public, ce que la requérante reconnaît d’ailleurs (paragraphe 36 ci-dessus). Dès lors, la Cour est prête à admettre que, même si une petite partie seulement des exemplaires du magazine était destinée à la vente chez les marchands de journaux, les mesures prises pour empêcher l’accès de certains groupes de personnes, notamment des mineurs, à cette publication pouvaient répondre à un besoin social impérieux.

    61.  La Cour rappelle cependant que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999-IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). Elle considère que, dans la présente espèce, si la nécessité de préserver la sensibilité d’une partie de public, en particulier celle des mineurs, est acceptable au regard de la protection de la morale publique, il n’était pas justifié d’empêcher tout le public d’avoir accès au numéro litigieux du magazine. Elle souligne à cet égard que les autorités internes n’ont pas cherché, afin d’éviter l’accès d’un public non averti au magazine en question, à appliquer une mesure de prévention moins lourde que la saisie de tous les exemplaires du numéro. Une telle mesure aurait par exemple pu prendre la forme d’une interdiction de vente aux moins de 18 ans ou d’une obligation de vendre le magazine sous emballage spécial comportant une mise en garde destinée au public âgé de moins de 18 ans, voire, à la limite, d’un retrait de cette publication des kiosques, mais non pas celle de la saisie des exemplaires destinés aux abonnés.

    62.  À supposer même, comme la décision du tribunal correctionnel d’Ankara du 28 février 2007 le laisse penser (paragraphe 17 ci-dessus), que la diffusion du numéro saisi accompagné d’une mise en garde destinée aux moins de 18 ans était possible après la restitution des exemplaires confisqués opérée à l’issue de la procédure pénale menée contre le rédacteur en chef du magazine, c’est-à-dire après l’arrêt de la Cour de cassation du 29 février 2012, la Cour estime que la confiscation des exemplaires du magazine et le retard de cinq ans et sept mois imposé à sa publication ne sauraient être considérés comme proportionnés au but poursuivi (voir, mutatis mutandis, Alınak c. Turquie, no 40287/98, § 46, 29 mars 2005 et Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 37, 25 janvier 2007).

    63.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la saisie de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL s’analyse en une ingérence disproportionnée dans l’exercice du droit de la requérante à la liberté d’expression et non « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.

    Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    64.  Invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10, la requérante se plaint d’avoir subi une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle de ses membres.

    65.  Eu égard à sa conclusion selon laquelle il y a eu violation de l’article 10 de la Convention considéré isolément, la Cour estime qu’il n’est nécessaire d’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief tiré de l’article 14 (Özgür Radyo-Ses Radyo Televizyon Yayın Yapım Ve Tanıtım AŞ. c. Turquie, nos 64178/00, 64179/00, 64181/00, 64183/00 et 64184/00, § 86, 30 mars 2006).

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    66.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    67.  La requérante n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention relativement à la saisie des exemplaires du numéro 28 du magazine publié par la requérante ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond du grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10 ;

     

    3.  Déclare la requête irrecevable pour le surplus ;

     

    4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 novembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Nebojša Vučinić
            Greffier                                                                     Président en exercice


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