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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> DE CAROLIS AND FRANCE TELEVISIONS v. FRANCE - 29313/10 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fifth Section)) French Text [2016] ECHR 106 (21 January 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/106.html Cite as: [2016] ECHR 106 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE DE CAROLIS ET FRANCE TELEVISIONS c. FRANCE
(Requête no 29313/10)
ARRÊT
STRASBOURG
21 janvier 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire de Carolis et France Télévisions c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger,
présidente,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Faris Vehabović,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29313/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Patrick de Carolis, ainsi que la société France Télévisions (« les requérants »), ont saisi la Cour le 6 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me E. Piwnica, de la SCP Piwnica-Molinie, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants allèguent une violation de l’article 10 de la Convention en raison de leur condamnation.
4. Le 26 mai 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
5. Le premier requérant est né en 1953 et réside à Paris. Il était président de la société nationale de télévision France 3, aux droits de laquelle vient la société France Télévisions, également requérante et située à Paris.
6. Le 8 septembre 2006, France 3 diffusa une émission d’une durée d’une heure et vingt-deux minutes, intitulée « 11 septembre 2001 : le dossier d’accusation », réalisée par Vanina Kanban, journaliste.
7. Ce reportage s’interrogeait sur l’absence de procès cinq ans après les faits, se présentant comme l’« enquête sur l’instruction d’un procès qui s’annonce être le procès du siècle ». Il était consacrée à la plainte déposée par les familles des victimes des attentats du 11 septembre 2001, ainsi qu’aux procédures qui visaient plus d’une centaine de personnes physiques et morales soupçonnées d’avoir aidé et financé Al-Qaïda. Les investigations menées par la journaliste durant dix-huit mois, cinq ans après les faits, faisaient état des interrogations et de la crainte des plaignants de voir le procès mis en péril en raison des liens économiques entre leur pays et l’Arabie Saoudite. Les avocats des victimes cherchant à poursuivre ceux qui avaient contribué à financer les attentats, l’enquête portait également sur cet aspect, notamment en retraçant le parcours d’Oussama Ben Laden et de l’organisation qu’il a créée, Al-Qaïda.
8. Au cours du reportage, les avocats des familles des victimes, Mes Allan Gerson et Mike Eisner, furent interrogés, de même que des spécialistes du terrorisme (notamment Jean-Charles Brisard), des chefs religieux musulmans, des victimes ou leurs parents (à l’instar de Matt Sellito et Elisabeth Alderman), un ancien ministre de l’Intérieur français (Charles Pasqua), ainsi que d’anciens responsables ou membres de différents services américains (James Woolsey, directeur de la CIA de 1993 à 1995 ; Paul Pillar, chef de la section anti-terroriste de la CIA de 1978 à 1998 ; Daniel Benjamin et Lee Wolosky, membres de la cellule anti-terroriste du Conseil national de sécurité, respectivement de 1994 à 1999 et de 1998 à 2001 ; Jack Cloonan, membre de la cellule anti-terroriste du FBI de 1972 à 2002 ; Richard Armitage, sous-secrétaire d’État américain entre 2001 et 2005). Le prince Turki Al Faysal Bin Abdulaziz Al Saoud (« le Prince Turki Al Faysal »), visé par la plainte de proches des victimes qui l’accusaient d’avoir aidé et financé les talibans lorsqu’il exerçait les fonctions de chef des services secrets en Arabie Saoudite, fut également interrogé. Son entretien fut repris à douze reprises dans le reportage.
9. Le 7 décembre 2006, le Prince Turki Al Faysal fit citer le premier requérant, en qualité de directeur de la chaîne France 3, Vanina Kanban en sa qualité de journaliste, ainsi que la société France 3 en sa qualité de civilement responsable, devant le tribunal correctionnel de Paris pour diffamation. Il se référait à cinq extraits du reportage :
10. Le premier extrait litigieux reproduit par le tribunal se lisait comme suit :
« Me Allan Gerson (Avocat des familles de victimes) - Ils peuvent courir, ils peuvent se cacher, mais ils ne nous échapperont pas.
La journaliste - Nous sommes allés à Charleston en Caroline du Sud. C’est le quartier général des avocats du procès [...]
Me Allan Gerson - Les familles nous répètent encore et encore "Nous ne voulons pas que d’autres souffrent de la même terrible tragédie dont nous avons souffert".
Me Ron Motley (Avocat des familles de victimes) - Mes clients veulent savoir qui a financé Al-Qaïda pour pouvoir stopper les fonds d’Al-Qaïda. Ils continuent d’opérer librement. Pendant que nous sommes assis là, ils sont en train de faire sauter la moitié de l’Irak. Quelqu’un continue de financer Al-Qaïda.
La journaliste - Pour les épauler, ils ont engagé des enquêteurs de haut niveau. Mike Eisner, avocat responsable des preuves, Jean-Charles Brisard, spécialiste du terrorisme international, responsable des enquêtes, Evan Kohlmann, analyste en terrorisme islamiste, génie informatique.
Nous avons pu accéder au lieu le plus sécurisé du bâtiment. C’est ici que des milliers de preuves, documents, cassettes vidéo ou encore photographies sont consignés : des infos classées top secret, et pour cause.
Me Mike Eisner (Avocat des familles de victimes) - Il y a un grand nombre d’informations très sensibles dans ce document. Nous avons dépensé des millions de dollars pour obtenir ce type d’informations. La plupart de ceux qui enquêtent sur le terrorisme enquêtent sur ceux qui commettent les attentats mais ne ciblent pas toujours l’argent. Nous, nous l’avons fait. Nous avons suivi la trace de l’argent, d’où il vient, où il va et qui le met à disposition. Grâce à ces documents, nous allons montrer comment cet argent est utilisé.
La journaliste - Al-Qaïda fonctionne comme une entreprise. Le groupe terroriste reçoit un immense soutien matériel qui lui permet d’accomplir des attentats.
Me Mike Eisner - Le camion que vous voyez fournit l’aide logistique. Une fois le matériel en place, Al-Qaïda peut alors commencer à diffuser la haine, la terreur et les idées de Djihad.
Vanina Kanban (Journaliste) - Qui soutient l’entreprise Al-Qaïda? Aujourd’hui, le cabinet Motley Rice a réuni suffisamment de preuves contre près de trois cents accusés : Oussama Ben Laden, le plus célèbre, mais aussi sept banques internationales, huit associations caritatives islamiques, le gouvernement du Soudan, des princes saoudiens et environ 300 individus et entités. Nous avons pris le parti de nous concentrer sur quelques accusés, des hommes influents qui, aujourd’hui encore, occupent sur la place internationale des postes importants en toute impunité : Hassan Al-Taroubi (image), l’idéologue soudanais de l’islamisme, Ramam AJ-Kathim (image), le ministre de la défense du Soudan, Gutbi Al-Awdah, un prédicateur radical saoudien, Turki Al Faysal, l’ancien chef des services secrets saoudiens (image). Tous sont accusés d’avoir été à un moment les alliés d’Oussama Ben Laden. Ils l’auraient aidé, soutenu, dans son idéologie, mais aussi financièrement et matériellement. Tous lui auraient permis de devenir le pire ennemi de l’Occident. Un de ces principaux présumés soutiens : Turki Al Faysal.
Prince Turki Al Faysal (Chef des services secrets saoudiens 1977-2001) - Je suis accusé d’avoir soutenu, approvisionné matériellement et même d’avoir participé à l’organisation d’Al-Qaïda.
Vanina Kanban (Journaliste) - C’est en 1979 que le prince saoudien rencontre Oussama Ben Laden pour la première fois pendant la guerre en Afghanistan.
Pour comprendre comment se sont tissés les liens entre le chef des services secrets saoudiens et l’ennemi public numéro 1, il faut retracer l’histoire de cette guerre. »
11. Le reportage se poursuivait ensuite par l’évocation du soutien dont les moudjahidines avaient bénéficié de la part de l’Arabie Saoudite et des États-Unis lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Le Prince Turki Al Faysal y indiquait que son pays les avait bien entendu aidés, en leur fournissant des armes, de l’argent, des médicaments et en les entraînant, tout cela passant par les services secrets d’Arabie Saoudite. Il ajoutait avoir rencontré à cinq reprises Oussama Ben Laden, qu’il présentait comme étant l’un des principaux soutiens aux moudjahidines. Le reportage revenait ensuite sur la victoire de ces derniers en Afghanistan, qui était aussi et surtout celle d’Oussama Ben Laden, revenu et fêté en héros en Arabie Saoudite ; comment il avait vainement tenté d’engager le combat avec ses moudjahidines durant la première guerre du Golfe puis, à la fin des combats, appelé à la révolte contre les troupes américaines restées sur place et les autorités saoudiennes accusées d’être complices. Le reportage évoquait ensuite son expulsion vers le Soudan en 1991, où ses moudjahidines l’avaient rejoint, permettant le développement d’Al-Qaïda. Le reportage s’attardait ensuite sur le réseau de financement dont Oussama Ben Laden bénéficiait à cette époque.
12. Le second extrait litigieux reproduit par le tribunal se lisait comme suit :
« Vanina Kanban (Journaliste) - Pour financer l’expansion d’Al-Qaïda, Oussama Ben Laden a déjà mis en place un vaste réseau de financement.
Lee Wolosky - Oussama Ben Laden et Al-Qaïda ne se reposaient pas seulement sur une somme d’argent fixe, sur de la famille, des proches ou même des réseaux existant à travers le monde et qui auraient pu être utilisés pour des opérations et pour soutenir l’organisation. Non, ce qui se passait, en revanche, c’est qu’Al-Qaïda levait constamment des fonds pour financer son action.
Jean-Charles Brisard (Spécialiste du terrorisme islamiste) - Ça, ça représente l’étendue du réseau financier d’Oussama Ben Laden tel qu’il était connu en 2001, c’est-à-dire avant les attentats du 11 septembre. Sur une période de dix années, c’est près de 500 millions de dollars qui sont parvenus au réseau Al-Qaïda pour se financer. Donc c’est très important. C’est un jour historique pour la lutte contre le terrorisme.
Vanina Kanban (Journaliste) - Jean-Charles Brisard est l’enquêteur principal du cabinet Motley Rice. Il a été engagé par les avocats américains dès 2002. Ce français spécialiste du financement terroriste traque l’argent du réseau Al-Qaïda dans le monde entier. Il a en sa possession un document inédit dans lequel on peut lire les noms des premiers financiers de l’organisation.
Jean-Charles Brisard - Il y a un élément important qui a été récupéré dans le cours de notre enquête, c’est un des documents fondateurs d’Al-Qaïda qu’on désigne comme la Golden Chain, la chaîne en or. C’est la liste d’une vingtaine de personnalités, toutes saoudiennes, qui étaient considérées au sein d’Al-Qaïda comme les principaux financiers de l’organisation au moment de sa création. On trouve dans cette liste des personnes très connues, d’anciens ministres, des banquiers parmi les principaux banquiers saoudiens, des hommes d’affaires bien entendu et des marchands.
Vanina Kanban (Journaliste) - Dans cette liste de donateurs, on trouve notamment le nom d’un célèbre homme d’affaires saoudien proche de la famille Ben Laden.
Jean-Charles Brisard - ...dont Oussama Ben Laden, un certain nombre de ses proches. Là, on a le nom d’un donateur, Bin-Mafouz, lequel donne à, au sein d’Al-Qaïda, Oussama Ben Laden.
Vanina Kanban (Journaliste) - Khalid Bin-Mafouz n’est autre que le plus grand banquier d’Arabie Saoudite. Son nom est inscrit dans la plainte des familles des victimes du 11 septembre. Il est accusé d’être un des financiers d’Oussama Ben Laden et d’Al-Qaïda.
C’est en 1986 qu’il prend la tête de la première banque saoudienne, la NCB, National Commercial Bank.
Fin 90, la Banque centrale saoudienne fait une enquête sur les fonds versés par la banque NCB. Elle met notamment le doigt sur des transferts de grosses sommes d’argent à destination d’organisations caritatives.
Jean-Charles Brisard - Il a été révélé qu’un certain nombre de fonds ont pu être détournés au profit d’ONG contrôlées par Ben Laden ou par des versements directs à des personnes liées à Oussama Ben Laden. Donc on a une banque dont on peut soupçonner, déjà à cette époque, qu’elle participe au financement du terrorisme.
Vanina Kanban (Journaliste) - Et ces mouvements d’argent inquiètent bien au-delà des frontières saoudiennes.
Jean-Charles Brisard - Dès le milieu des années 90, un certain nombre de responsables politiques occidentaux ou arabes ont fait le déplacement en Arabie Saoudite, sont allés voir le roi, le ministre de l’intérieur, le ministre de la défense, le responsable des services de renseignements pour leur dire : « Nous avons la preuve qu’un certain nombre d’ONG saoudiennes financent des réseaux terroristes, des réseaux violents et qui commettent des attentats".
Vanina Kanban (Journaliste) - La France est l’un des premiers pays à s’inquiéter de cette situation. En 1994, Charles Pasqua, ministre de l’intérieur de l’époque, fait le déplacement en Arabie Saoudite. Il sera un des témoins de la partie civile au procès. Il a déjà fait sa déposition auprès des avocats américains.
Charles Pasqua - Je me suis rendu en Arabie Saoudite. J’ai rencontré le prince Nayef, qui était mon homologue, et un certain nombre de responsables saoudiens, dont le prince Turki, qui était le responsable du renseignement, et je leur ai dit qu’une partie non négligeable des crédits qu’ils affectaient à la Ligue islamique mondiale servait en réalité - pouvait servir, mais de mon point de vue servait - à la construction d’un islam radical et par conséquent de base à des actions violentes.
Prince Turki Al Faysal - Le financement du terrorisme ne venait pas que d’Arabie Saoudite mais aussi d’autres pays du Moyen-Orient. Il y avait également du financement terroriste venant d’individus en France, en Allemagne, en Angleterre ou d’autres villes européennes. Donc ce n’était pas seulement en provenance d’Arabie Saoudite.
Vanina Kanban (Journaliste) - En Caroline du Sud l’enquête financière sur le terrorisme se poursuit depuis maintenant quatre ans. Les avocats savent qu’une grande partie de l’argent reversée à Al-Qaïda vient directement d’associations caritatives islamistes.
Me Mike Eisner - Ils se servent d’une grande partie de ces dons, transfèrent cet argent en prétendant qu’il sert à acheter des vêtements ou de la nourriture pour les pauvres.
Vanina Kanban (Journaliste) - Visiblement, Matt Sellito est en colère.
Matt Sellito - Donc les gens donnent de l’argent et cet argent trouve son chemin jusqu’aux terroristes pour finalement être utilisé dans le but de tuer des Américains ?
Me Mike Eisner - Oui, absolument.
Jonathan Sellito (Frère d’une victime) - Comment s’y prennent-ils pour que ça ne se voit pas ?
Me Mike Eisner - On le voyait. On le voyait très bien. Tout le monde savait. Avec la guerre en Afghanistan contre les Russes, ils ont perfectionné le mécanisme de circulation de l’argent. Aujourd’hui, cela continue toujours. »
13. Le reportage enchaînait ensuite avec le rappel des attentats aux véhicules piégés commis par Al-Qaïda en novembre 1995 devant un bâtiment de la garde saoudienne à Riyad et en juin 1996 contre la base américaine de Khobar, à Dharan. La journaliste indiquait que personne ne semblait avoir mesuré l’ampleur et la force de frappe d’Al-Qaïda, tandis que les familles des victimes se disaient convaincues que les autorités américaines étaient déjà au courant du financement du terrorisme. Elle y rappelait ensuite qu’Oussama Ben Laden avait fait une déclaration fracassante en 1996 en déclarant le « djihad » contre les américains, devenant du même coup l’ennemi officiel des États-Unis. Les témoignages du chef des services secrets soudanais, de Jack Cloonan (agent du FBI -Federal Bureau of Investigation -, cellule anti-terroriste, de 1972 à 2002) et de Paul Pillar (chef de la section anti-terroriste de la CIA - Central Intelligence Agency - de 1978 à 1998) expliquaient comment les soudanais, sous pressions des États-Unis pour expulser Oussama Ben Laden, avaient fini par proposer de le leur livrer, ce qui avait été refusé faute de charges suffisantes pour espérer le faire condamner. Finalement expulsé et de retour en Afghanistan avec ses moudjahidines, accueilli par les talibans qui venaient de prendre le pouvoir et leur chef, le Mollah Omar, Oussama Ben Laden avait alors appelé au djihad mondial, ce qui avait décidé les saoudiens et les américains à tenter de l’arrêter. Le Prince Turki Al Faysal indiquait avoir été envoyé en Afghanistan à cette fin.
14. Le troisième extrait litigieux reproduit par le tribunal se lisait comme suit :
« Daniel Benjamin - Le prince Turki Al Faysal était une des seules personnes qui avait de l’influence sur les talibans. Notre espoir, c’était qu’il arriverait à les persuader de faire le bon choix. D’abord, parce que l’Arabie Saoudite et l’Afghanistan avaient de bonnes relations. Ensuite, parce que les saoudiens soutenaient les talibans. Enfin, parce que l’Arabie Saoudite jouait de sa stature religieuse.
Prince Turki Al Faysal - J’ai rencontré le mollah Omar à cette époque, et il m’a dit ceci : "Nous devrions nous unir ensemble avec Ben Laden, qui est quelqu’un de fabuleux, qui ne devrait pas être jugé et qu’on devrait plutôt soutenir". Alors, je me suis levé et je suis parti.
Vanina Kanban (Journaliste) - Mais les avocats de la plainte du 11 septembre n’ont pas la même version que Turki Al Faysal, et ils affirment en détenir la preuve.
Parmi les centaines de cassettes vidéo collectées, Mike Eisner nous montre la déposition d’un témoin clé.
De quoi parlent ces témoins ?
Me Mike Eisner - Ils parlent de la contribution financière du prince Turki versée aux talibans et aux membres d’Al-Qaïda. Ils témoignent des activités du prince Turki Al Faysal en Afghanistan. Turki fournissait les talibans en véhicules et leur apportait des aides de toutes sortes.
Vanina Kanban (Journaliste) - Comment avez-vous trouvé cet homme ?
Me Mike Eisner - Je ne peux pas vous dévoiler tous mes secrets. (Rires.) Nous l’avons trouvé en Afghanistan, et il y en a encore beaucoup d’autres comme lui qui sont disposés à venir témoigner.
Vanina Kanban (Journaliste) - Afin de protéger ce témoin essentiel, Mike Eisner ne peut nous montrer cet enregistrement, mais il a accepté de nous livrer une partie de la déposition écrite du témoin. »
« Mullah Kakshar est un chef important, maintenant dissident, des talibans (...). La déclaration sous serment de Mullah Kakshar implique le prince Turki pour son rôle d’auxiliaire dans ces envois d’argent visant à aider les talibans, Al-Qaïda et le terrorisme international ».
16. Le reportage se poursuit :
« [La journaliste] - Le prince Turki Al Faysal réfute totalement cette accusation.
Prince Turki Al Faysal - C’est inventé de toutes pièces. Je vous ai déjà dit pourquoi j’étais allé à Kandahar. C’était pour faire en sorte que Ben Laden soit livré au royaume pour le remettre à la justice.
Me Mike Eisner - Bien sûr ils nient tous, mais nous disposons de preuves qui démontrent que ce qu’ils disent est faux,
Vanina Kanban (Journaliste) - Nous avons souhaité interviewer les avocats de Turki Al Faysal afin d’avoir le point de vue de la défense sur les preuves détenues par la partie civile.
[Sonnerie de téléphone]
Voix au téléphone - Je ne crois pas que nous soyons intéressés.
Vanina Kanban (Journaliste) - Vous ne voulez pas me parler pendant quelques minutes ?
La voix au téléphone - Non, nous n’avons aucun commentaire.
Vanina Kanban (Journaliste) - Nous avons de nouveau essayé de joindre l’avocate, mais elle a toujours refusé de nous recevoir. »
17. La journaliste précise à ce stade l’échec de plusieurs tentatives diplomatiques auprès des talibans pour récupérer Oussama Ben Laden. Ce dernier put développer son organisation, qui commit deux attentats simultanés en août 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, entraînant la riposte des américains par des bombardements au Soudan et en Afghanistan.
18. Le reportage précisait alors qu’en plus de l’action militaire, les américains avaient créé une cellule spéciale dans le but de démanteler les réseaux financiers du terrorisme, enchaînant sur ce quatrième extrait litigieux reproduit par le tribunal :
« Vanina Kanban (Journaliste) - Mais rien ne peut arrêter le gouvernement américain dans sa lutte contre le terrorisme. En plus de l’action militaire, les États-Unis s’attaquent à ses financements. Pour traquer l’argent d’Al-Qaïda, ils créent une cellule spéciale dont le but est de démanteler les réseaux financiers. Ils remontent les filières de l’argent et découvrent alors les principaux parrains du terrorisme.
Lee Wolosky - Une des choses que le gouvernement des États-Unis a découvertes après 1998, c’est que des associations caritatives et des individus basés en Arabie Saoudite constituaient une importante, si ce n’est la plus importante, source du financement international. Un financement qui a soutenu Al-Qaïda et ses organisations à cette période.
James Woolsey - On s’inquiétait de certaines riches familles saoudiennes. Elles faisaient des transferts d’argent qui pouvaient indirectement aider des mouvements terroristes.
Prince Turki Al Faysal - De nouveau, nous avons demandé aux Américains de nous donner des informations précises sur des comptes bancaires, des noms de personnes ou de villes dans lesquelles ce financement du terrorisme était supposé se dérouler. Mais nous n’avons jamais été en mesure de découvrir la moindre somme d’argent qui allait directement d’Arabie Saoudite à quelque organisation terroriste que ce soit.
Vanina Kanban (Journaliste) - Pourtant Jack Cloonan, agent du FBI chargé du contreterrorisme, s’est rendu en Arabie Saoudite à cette époque et sa version des faits contredit Turki Al Faysal.
Jack Cloonan - J’ai personnellement assisté à une réunion avec le général Souleyman (?) et son staff. Et je leur ai donné le nom d’une personne qui habitait la ville de Djeddah. Je leur ai donné le nom d’une banque. L’Arabi Investment Company. Je leur ai parlé d’un transfert de fonds. Je leur ai dit à qui il était destiné, à combien il s’élevait et tous les détails possibles. Ça, c’est un exemple précis, et je peux vous l’affirmer parce que c’est moi qui l’ai fait et je n’ai rien à cacher. Je leur ai demandé des informations et ils ne m’ont rien donné.
Paul Pillar - Il y avait un manque de zèle en matière de coopération et il y avait plus de déclarations de bonnes intentions : "Oui, oui, nous aimerions vous aider" qu’une action réelle de leur part. Ils n’allaient pas assez loin, pas au point de désigner des personnalités politiques ou importantes, des princes ou encore des hommes d’affaires qui étaient liés à cela. Politiquement, ça aurait été difficile de le faire.
Me Allan Gerson - Ils n’ont rien fait ou presque rien fait en termes de coopération avec le gouvernement américain, qui leur demandait de réguler les flots d’argent dans le but d’arrêter les financements d’Al-Qaïda.
Si un pays est effectivement responsable, et c’est à nous de le prouver devant la Cour, alors le gouvernement en question doit être tenu responsable des dommages causés aux victimes.
Vanina Kanban (Journaliste) - Les avocats de la plainte ont un nombre incalculable de preuves contre des associations caritatives saoudiennes.
Me Mike Eisner - Tenez, regardez : ça c’est le Croissant Rouge saoudien. Ceci est la traduction du document. Il y a là leur numéro de téléphone et on y voit la signature de quelqu’un du Croissant Rouge ainsi que celle de Ben Laden. Ben Laden écrit : "Notre frère Abou-Mazen a un besoin urgent d’armes et je vous demande d’envoyer déjà 25 % de la livraison prévue". Ce que Ben Laden est en train de demander, c’est que des armes transitent par une association caritative.
Les Saoudiens ont été prévenus plusieurs fois que des associations caritatives finançaient le terrorisme, et ils ont toujours fermé les yeux.
Vanina Kanban (Journaliste) - Et ça les rend coupables de n’avoir rien fait ?
Me Mike Eisner - Bien sûr. Quand on sait pertinemment que des organisations sont impliquées dans le financement du terrorisme, et ce sur votre propre territoire, vous avez l’obligation en tant que gouvernement de faire tout votre possible pour les en empêcher, et, ça, le royaume d’Arabie Saoudite ne s’y est jamais intéressé et n’a jamais rien fait. »
19. Les familles des victimes faisaient alors part de leurs interrogations et du fait que les États-Unis n’avaient pas agi assez fermement à l’égard de l’Arabie Saoudite. Les témoignages de Daniel Benjamin et de Lee Wolosky indiquaient alors qu’il n’y avait pas d’autres moyens de pression supplémentaires disponibles, tout en soulignant les limites de l’action politique et diplomatique compte tenu de la dépendance énergétiques des États-Unis vis-à-vis de l’Arabie Saoudite. Le reportage se focalisa alors sur la menace terroriste sur le sol américain durant les mois qui précédèrent les attentats du 11 septembre 2001, ainsi que sur le fait que le gouvernement avait encouragé les plaintes contre les financiers d’Al-Qaïda, pour ne finalement accorder aucune aide aux plaignants.
20. Le cinquième extrait litigieux reproduit par le tribunal se lisait comme suit :
« Vanina Kanban (Journaliste) - Aujourd’hui, en 2006, les responsables du 11 septembre ne sont toujours pas jugés. Pourtant, dès 2002, moins d’un an après les attentats, les avocats désignent ceux qui ont soutenu Oussama Ben Laden et Al-Qaïda. Alors, pourquoi Georges Bush n’a-t-il pas tenu sa promesse ?
Lee Wolosky - Je ne serai pas surpris que ces gens au sein du gouvernement, des individus appartenant au gouvernement, souhaitent que ce procès n’ait jamais lieu.
Richard Armitage - Il y a toujours des considérations politiques quand il s’agit de conflits en matière juridique qui sont gérés par le département d’État. Dans ce cas, le département d’État privilégierait l’importance de la relation entre l’Arabie Saoudite et les États-Unis.
Lee Wolosky - Si les Saoudiens faisaient de cette plainte une question centrale dans leurs relations diplomatiques avec les États-Unis, alors le gouvernement américain subirait certainement une forte pression parce qu’ils demandent des choses aux Saoudiens. Parfois, la diplomatie, c’est donnant donnant. Vous obtenez quelque chose uniquement si vous donnez quelque chose et inversement.
Vanina Kanban (Journaliste) - Les liens diplomatiques entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite restent inaliénables. Pour preuve, depuis un an, Turki Al Faysal vit à Washington. Il y occupe le poste d’ambassadeur d’Arabie Saoudite avec le soutien du gouvernement américain. Il est pourtant l’un des principaux accusés dans la plainte.
Prince Turki Al Faysal - Ce n’était pas à moi de refuser, mais si le gouvernement américain croyait en cette plainte contre moi, j’imagine qu’il ne m’aurait pas accepté comme ambassadeur.
Richard Armitage - Si notre gouvernement et le département d’État avaient des raisons de penser que Turki Al Faysal avait des choses à se reprocher dans son passé, ils n’auraient pas signé cet agrément. S’ils l’ont fait, c’est qu’ils n’ont rien à lui reprocher.
Matt Sellito - Vous ne pouvez pas me dire que vous recherchez les gens qui ont financé le terrorisme et, le jour d’après, donner à ces mêmes personnes une récompense pour ça. Ou encore les nommer ambassadeurs.
Elisabeth Alderman - Il a été nommé dans notre plainte et, maintenant, il est ambassadeur de leur pays dans notre pays. Abasourdie, c’est le seul mot qui me vient à l’esprit. C’était juste pour montrer à la famille royale saoudienne : "Eh, nous sommes toujours avec vous et nous allons rester à vos côtés". Je pense que c’était une grande claque pour les gens qui ont initié cette plainte et pour ceux qui croient et qui savent que les Saoudiens ont financé le terrorisme.
Vanina Kanban (Journaliste) - Les familles craignent que les liens entre leur pays et l’Arabie Saoudite ne mettent en péril le procès des responsables du 11 septembre.
Quant aux accusés, ils ne semblent pas effrayés par la perspective de ce procès. »
21. Plusieurs personnes mises en cause par la plainte, dont le Prince Turki Al Faysal, indiquèrent alors qu’ils ne se présenteraient pas s’ils étaient appelés à comparaître devant la justice américaine. La journaliste poursuivit :
« Cinq ans après les attentats les plus meurtriers de l’histoire, les responsables courent toujours. Oussama Ben Laden n’a pas été capturé. Al-Qaïda continue d’exister et les financements du terrorisme sont toujours d’actualité. »
« Tous les accusés sont libres. Quatre ans après le dépôt de la plainte des victimes du 11 septembre, rien ne semble fait pour que le procès voie le jour ». [Fin du reportage sur un extrait d’une allocution télévisée du président G.W. Bush]
22. Par un jugement du 2 novembre 2007, le tribunal correctionnel de Paris déclara le premier requérant et la journaliste Vanina Kanban coupables de diffamation publique envers un particulier, le Prince Turki Al Faysal, constitué partie civile. Il les condamna à payer chacun une amende de 1 000 euros et, solidairement, à verser au Prince un euro à titre de dommages-intérêts, ainsi que 7 500 euros pour les frais. À titre de réparation complémentaire, il ordonna la diffusion, dans un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle le jugement serait devenu définitif, d’un communiqué judiciaire sur la chaîne télévisée France 3. Il déclara la société France 3 civilement responsable.
23. Le tribunal estima tout d’abord que le Pince Turki Al Faysal ne pouvait reprocher au reportage d’évoquer ses responsabilités comme directeur du Renseignement en Arabie Saoudite ou l’aide qu’il avait pu apporter, directement ou indirectement, à Oussama Ben Laden lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Il considéra également que les deuxième et quatrième passages du reportage, relatifs aux réseaux de financement du terrorisme et aux démarches effectuées par les autorités occidentales auprès des autorités saoudiennes pour les inviter à la vigilance à l’égard des transferts de fonds au profit d’Al-Qaïda, ne mettaient le Prince Turki Al Faysal en cause ni directement ni personnellement.
24. En revanche, le tribunal jugea que certains des propos figurant dans les premier, troisième et cinquième passages lui imputaient d’avoir soutenu matériellement et financièrement Al-Qaïda, à une date à laquelle les intentions et les projets terroristes de cette organisation n’étaient plus douteux, de sorte que sa responsabilité personnelle se serait trouvée engagée dans les attentats du 11 septembre 2001 ; partant, cela laissait entendre que seules des considérations diplomatiques et non la faiblesse des charges réunies contre lui pouvaient expliquer l’impunité dont il bénéficiait. Il releva notamment que, dès le début du reportage, d’une part, le Prince Turki Al Faysal était présenté comme l’un des « trois cents accusés » sur le compte duquel les avocats américains des familles des victimes avaient « réuni suffisamment de preuves » et comme l’un des « principaux présumés soutiens » d’Oussama Ben Laden et, d’autre part, qu’était contestée la version qu’il donnait ensuite de sa rencontre avec le mollah Omar en 1998 - soit postérieurement aux attentats du World Trade Center (1993), de Riyad (1995) et de Dharan (1996) - afin de le convaincre de lui livrer Oussama Ben Laden. En outre, aux yeux du tribunal, le reportage insistait sur les témoignages recueillis auprès des personnes faisant au contraire état de « la contribution financière du Prince versée aux talibans et aux membres d’Al-Qaïda », pour conclure le sujet, après avoir souligné l’influence des considérations économiques (le pétrole) et diplomatiques sur le sort du procès, en évoquant l’incompréhension des parents des victimes lors de la nomination du Prince Turki Al Faysal en qualité d’ambassadeur d’Arabie Saoudite aux États-Unis.
25. Par ailleurs, le tribunal nota que les prévenus n’offraient pas de prouver la vérité des faits diffamatoires, mais qu’ils invoquaient l’excuse de la bonne foi. Il estima que la légitimité du reportage n’était pas en cause, compte tenu de la dimension qui s’attache aux attentats du 11 septembre 2001, que la nature de la procédure alors engagée et le caractère spectaculaire des moyens mis en œuvre pour réunir des preuves justifiaient pleinement qu’il en soit rendu compte, que la journaliste pouvait choisir d’évoquer plus spécialement les charges pesant sur le Prince Turki Al Faysal compte tenu de sa position éminente au sein du Royaume d’Arabie Saoudite et de ses fonctions de directeur des services de renseignement et, enfin, que le caractère sérieux du reportage dans son ensemble n’était pas douteux.
26. Cependant, il ajouta que ni l’importance du sujet traité ni la position élevée du Prince ou encore la volonté de dénoncer d’éventuelles considérations diplomatiques susceptibles de contrarier l’idée de justice ne pouvaient dispenser la journaliste du devoir élémentaire de prudence et d’objectivité qui doit nécessairement s’attacher à la relation d’accusations, lorsque celles-ci n’ont pas encore été examinées par un tribunal.
27. Le tribunal reprit l’argument du Prince Turki Al Faysal selon lequel des décisions, non définitives, de rejet d’actions intentées contre lui avaient été rendues par des juridictions américaines. Il considéra en outre que l’imputation des faits était largement infirmée par le rapport de la Commission nationale d’enquête sur les attaques terroristes contre les États-Unis qui concluait que si l’Arabie Saoudite avait longtemps été considérée comme la toute première source de financement d’Al-Qaïda, aucune preuve n’avait été trouvée. Il estima que la journaliste avait pris le parti de l’accusation en opposant, « par un habile montage », les éléments de preuve évoqués par l’avocat des familles de victimes à « l’embarras supposé » d’un interlocuteur choisi du cabinet d’avocats assurant la défense du Prince Turki Al Faysal. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement.
28. Par un arrêt du 1er octobre 2008, la cour d’appel de Paris confirma le jugement. Elle releva tout d’abord que le reportage, d’environ quatre-vingt-dix minutes, était essentiellement consacré à la plainte, toujours en cours, des familles des victimes des attentats du 11 septembre 2001 contre les responsables de ces actes, ainsi qu’à la naissance et à l’historique du mouvement Al-Qaïda, au parcours d’Oussama Ben Laden et aux soutiens dont cette organisation et son chef auraient bénéficié. Elle adopta les motifs du tribunal par lesquels celui-ci avait déclaré non diffamatoires certains passages du reportage.
29. En revanche, elle estima que les premier, troisième et quatrième extraits du reportage imputaient au Prince Turki Al Faysal d’avoir soutenu matériellement et financièrement le mouvement Al-Qaïda à une date à laquelle les intentions et projets terroristes n’étaient plus douteux. Pour la cour d’appel, un téléspectateur normalement averti en retiendrait que le Prince Turki Al Faysal faisait partie des accusés à l’encontre desquels suffisamment de preuves étaient réunies, qu’il était même l’un des principaux soutiens d’Oussama Ben Laden et qu’il bénéficiait d’une impunité alors qu’il était l’un des principaux accusés, ce qui portait atteinte à son honneur et à sa considération. Elle considéra également qu’il ne pouvait pas être reproché au Prince Turki Al Faysal d’avoir dénaturé le reportage en procédant à un « patchwork » de celui-ci pour poursuivre les requérants, comme ceux-ci le prétendaient, dès lors qu’il était interrogé ou faisait partie des commentaires et que l’interview n’était pas présentée d’un seul tenant mais découpée par la réalisatrice en fonction des différents points traités.
30. S’agissant de la bonne foi des requérants, la cour d’appel considéra tout d’abord que le but légitime d’information n’était pas discutable, que le reportage paraissait sérieux et qu’il ne révélait aucune animosité personnelle à l’égard du Prince Turki Al Faysal. Toutefois, elle estima que la journaliste aurait dû faire preuve d’une particulière prudence et d’une réelle objectivité puisqu’elle relatait des accusations extrêmement graves qui n’avaient pas encore été examinées par un tribunal. Elle jugea en particulier que la possibilité pour le Prince Turki Al Faysal d’apporter la contradiction face aux accusations n’était qu’apparente et même trompeuse, reprochant à la réalisatrice d’avoir nettement pris le parti de l’accusation par un habile montage, en particulier en taisant des éléments en sa faveur comme le rapport final de la Commission nationale d’enquête sur les attaques terroristes contre les États-Unis ou les décisions judiciaires du District Court Federal déjà intervenues en novembre 2003, janvier et décembre 2005. La cour d’appel ajouta qu’il importait peu que ces décisions n’aient pas été définitives et qu’elles aient essentiellement traité de l’immunité diplomatique dont bénéficiait le Prince Turki Al Faysal, « la décision du 16 décembre 2005 précisait que les demandeurs à la requête fédérale n’avaient présenté aucun fait précis susceptible de permettre au tribunal de déduire l’implication primordiale et personnelle de Turki Al Faysal dans le terrorisme international et dans Al-Qaïda ». Elle releva également la présentation à l’écran d’un document pouvant indûment faire croire à un témoignage à charge, alors qu’il ne s’agissait que de la traduction française de la plainte. Elle en conclut que la journaliste avait pris parti en reprenant à son compte des affirmations émanant des avocats des familles des victimes ou fait des commentaires donnant du crédit aux accusations.
31. Les requérants se pourvurent en cassation en invoquant notamment l’article 10 de la Convention.
32. Par un arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, jugeant que la cour d’appel avait exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés et, à bon droit, refusé le bénéfice de bonne foi. Elle précisa que si toute personne a droit à la liberté d’expression et si le public a un intérêt légitime à recevoir des informations relatives aux activités terroristes et à leur financement, l’exercice de ces libertés, qui suppose que les journalistes agissent de bonne foi, comporte des devoirs et responsabilités et peut être soumis, comme en la circonstance, à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation des droits d’autrui et de la présomption d’innocence.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
33. Les requérants allèguent une violation de leur droit à la liberté d’expression, tel que prévu par l’article 10 de la Convention et ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
34. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
35. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les requérants
36. Les requérants considèrent tout d’abord que le reportage en question visait à informer et alerter le public sur des questions d’importance politique et incontestablement d’intérêt général. Il répondait en outre aux exigences de la jurisprudence de la Cour s’agissant du respect de la déontologie journalistique. Ils soulignent que la journaliste a organisé un débat réellement contradictoire en donnant la parole au Prince Turki Al Faysal et à ses avocats américains. Or, le Prince Turki Al Faysal a répondu évasivement aux questions posées, tandis que ses avocats américains ont quant à eux indiqué qu’ils ne souhaitaient pas s’exprimer.
37. De même, ils contestent toute dissimulation d’éléments « en faveur » du Prince Turki Al Faysal. Ils indiquent que la journaliste lui a pleinement laissé la possibilité de s’exprimer sur l’issue de la plainte des familles des victimes le mettant en cause dans le financement et le soutien des Talibans, ainsi que sur le fond des décisions judiciaires de 2003 et 2005. Ils ajoutent que ces dernières ne signifient nullement que les allégations principales ont été rejetées sur le fond : les non-lieux ont été prononcés pour incompétence, au motif que les demandeurs n’ont pas pu prouver des faits et des circonstances qui permettraient de faire application de l’une des exceptions au principe d’immunité souveraine au titre du « Foreign Sovereign Immunities Act ». Dans ce contexte et eu égard à la complexité de la procédure américaine, il ne saurait sérieusement être reproché à la journaliste de n’avoir pas pris l’initiative de parler elle-même de ces décisions. Quant au rapport final de la Commission nationale d’enquête sur les attaques terroristes contre les États-Unis, les requérants déclarent qu’il a été tronqué de vingt pages, sur instructions du gouvernement Busch. En outre, à l’inverse de ce qui est soutenu par les juges internes, la journaliste a choisi de donner la parole à Richard Armitage, sous-secrétaire d’État américain de 2002 à 2005, qui s’est exprimé en faveur du Prince, en levant toute ambiguïté sur les faits et en lui apportant ainsi une caution inestimable, la parole du sous-secrétaire d’État américain ayant nécessairement un impact très fort sur les téléspectateurs. Le comportement de la journaliste était donc responsable et respectueux de la déontologie journalistique.
38. Les requérants estiment en outre que le Gouvernement affecte d’ignorer que la Cour de cassation, alors même qu’elle y était tenue et qu’elle y était invitée par l’avocat général dans ses conclusions, n’a pas mis en balance les données pertinentes lui permettant de résoudre le conflit entre le droit de communiquer des informations d’intérêt général et la protection de la réputation des droits d’autrui conformément aux principes d’interprétation de l’article 10 § 2 de la Convention dégagés par la Cour. Par ailleurs, ils soulignent que la Cour de cassation aurait dû tenir compte du fait que le Prince Turki Al Faysal n’était pas un simple particulier, puisqu’il a été nommé ambassadeur aux États-Unis de juillet 2005 à décembre 2006, après avoir été pendant plus de vingt ans (de 1977 à 2001) le directeur des services de renseignement de l’Arabie Saoudite : or, les limites de la critique admissible sont, comme pour les hommes politiques, plus larges pour les fonctionnaires que pour les simples particuliers.
39. Enfin, s’agissant des sanctions, les requérants estiment que l’amende infligée au premier requérant pour diffamation à l’encontre du Prince Turki Al Faysal, ainsi que la diffusion du communiqué judiciaire sur la chaîne de télévision France 3, sont implicitement mais nécessairement des « messages » adressés à la presse d’investigation afin de la dissuader d’enquêter et d’informer le public sur les comportements et les agissements commis par des personnages aussi puissants et influents que le Prince Turki Al Faysal dans l’exercice de leurs fonctions.
2. Le Gouvernement
40. Le Gouvernement ne conteste pas que les condamnations litigieuses s’analysent en une ingérence dans l’exercice, par les requérants, de leur droit à la liberté d’expression. Il considère cependant qu’elle remplit les exigences du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. À ce titre, il indique tout d’abord que l’ingérence était « prévue par la loi », la condamnation des requérants ayant pour base légale les articles 23, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Quant à l’existence d’un « but légitime », l’ingérence tendait à garantir la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
41. S’agissant de sa nécessité dans une société démocratique, le Gouvernement estime que les requérants ont porté des accusations d’une extrême gravité mettant en cause la partie civile dans l’organisation des attentats du 11 septembre 2001 à New York, le présentant comme l’un des trois cents accusés sur le compte desquels les avocats américains des familles des victimes avaient réuni suffisamment de preuves.
42. Le Gouvernement soutient que les juridictions internes ont dans un premier temps démontré le caractère diffamatoire de certains propos tenus dans le reportage, après avoir procédé à une analyse minutieuse de chacun des propos reprochés et vérifié que les éléments constitutifs du délit de diffamation étaient réunis. Dans un second temps, les juges ont analysé la défense des requérants. Ces derniers avaient la possibilité de prouver la vérité des imputations diffamatoires, ce qui impliquait alors que leur preuve soit parfaite, complète et corrélative aux imputations diffamatoires dans toute leur portée. Ils pouvaient également établir leur bonne foi, laquelle se caractérise par la réunion de quatre critères : légitimité du but recherché, absence d’animosité personnelle, prudence ou mesure dans l’expression et, enfin, sérieux de l’enquête. Il constate que les requérants n’ont pas offert de rapporter la preuve des faits diffamatoires, préférant exciper de leur bonne foi, laquelle a été écartée par les juridictions internes. De l’avis du Gouvernement, ces dernières ont à bon droit analysé le reportage comme partial et sans prudence. Leurs motifs, analysés minutieusement par la Cour de cassation, étaient « pertinents et suffisants ».
43. S’agissant des sanctions prononcées, il les estime à la fois proportionnées au regard de l’atteinte causée à la réputation de la partie civile et sans risque d’avoir un effet dissuasif propre à empêcher la presse de remplir son rôle d’alerte du public.
3. Appréciation de la Cour
a) Les principes généraux
44. La Cour rappelle que les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été récemment résumés comme suit dans l’arrêt Morice c. France ([GC], no 29369/10, 23 avril 2015) :
« (...) i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...)
125. Par ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie [no 1] [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, CEDH 2012). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et ce alors même que le procès ne serait pas terminé pour les autres accusés (Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011). Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, § 79-80, 7 février 2002) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III) ne font pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt général (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 décembre 2005).
126. En outre, dans les arrêts Lingens (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 10) et Oberschlick (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), la Cour a distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel, précité, § 37).
127. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence, la Cour ayant souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté. Le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître le risque d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression, ce qui est d’autant plus inacceptable s’agissant d’un avocat appelé à assurer la défense effective de ses clients (Mor, précité, § 61). D’une manière générale, s’il est légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Incal c. Turquie [GC], 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil 1998-VII, Öztürk c. Turquie [GC], 28 septembre 1999, § 66, Recueil 1999-VI, et Otegi Mondragon c. Espagne, 15 mars 2011, § 58, CEDH 2011). »
45. La Cour rappelle en outre que la liberté de la presse joue un rôle fondamental et essentiel dans le bon fonctionnement d’une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice. La marge d’appréciation des autorités nationales se trouve ainsi circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, parmi beaucoup d’autres, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III, et Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, no 37840/10, § 25, 3 avril 2014). Les journalistes doivent cependant agir de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournir des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, CEDH 2004-II, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 69, CEDH 2008). Une certaine dose « d’exagération » ou de « provocation » est alors permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique (Fressoz et Roire, précité, § 45, et Mamère c. France, no12697/03, § 25, CEDH 2006-XIII).
46. Les reportages d’actualités axés sur des entretiens, mis en forme ou non, représentent l’un des moyens les plus importants sans lesquels la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » : partant, sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série A no 298). En outre, on ne saurait exiger des journalistes qu’ils se distancient systématiquement et formellement du contenu d’une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur (Thoma, précité, § 64, et July et Sarl Libération, précité, § 71).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
47. La Cour relève d’emblée que les parties s’accordent à considérer que la condamnation pénale des requérants constitue une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention. C’est également l’opinion de la Cour.
48. Elle constate ensuite que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 23, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881, et qu’elle poursuivait la protection de la réputation ou des droits d’autrui, l’un des « buts légitimes » reconnus par le paragraphe 2 de l’article 10.
49. Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants.
50. Pour condamner les requérants, la cour d’appel a retenu certains passages dans les premier, troisième et quatrième extraits du reportage. Tout en estimant que le but légitime d’information n’était pas discutable, que le reportage paraissait sérieux et qu’il ne révélait aucune animosité personnelle à l’égard du Prince Turki Al Faysal, elle a considéré que la journaliste n’avait cependant pas fait preuve d’une particulière prudence et d’une réelle objectivité, puisqu’elle relatait des accusations extrêmement graves, la possibilité pour l’intéressé d’apporter la contradiction face aux accusations n’étant qu’apparente et même trompeuse, en raison d’un habile montage qui dissimulait des éléments en sa faveur (paragraphes 29-30 ci-dessus).
51. La Cour relève tout d’abord que les faits relatés dans le reportage litigieux portaient assurément sur un sujet d’intérêt général. Le tribunal correctionnel de Paris a d’ailleurs reconnu la légitimité du reportage, compte tenu de la dimension qui s’attache aux attentats du 11 septembre 2001 et à leurs suites, notamment procédurales.
52. Il convient ensuite de noter que le Prince Turki Al Faysal occupait, comme l’ont relevé les premiers juges, une position éminente au sein du Royaume d’Arabie Saoudite. Il a en effet successivement exercé des fonctions officielles en lien direct avec les plaintes des victimes de l’attentat du 11 septembre 2001 et le reportage incriminé, à savoir celles de directeur du Renseignement en Arabie Saoudite puis d’ambassadeur de son pays aux États-Unis. Or, la Cour rappelle que les limites de la critique à l’égard des fonctionnaires agissant en qualité de personnage public dans l’exercice de leurs fonctions officielles sont plus larges que pour les simples particuliers (voir, parmi d’autres, Mamère c. France, no 12697/03, § 27, CEDH 2006-XIII, Brunet-Lecomte et Sarl Lyon Mag’ c. France, no 13327/04, § 36, 20 novembre 2008, et Haguenauer c. France, no 34050/05, § 47, 22 avril 2010).
53. Compte tenu de ce double constat, la marge d’appréciation de l’État dans la restriction du droit à la liberté d’expression des requérants se trouvait notablement réduite.
54. Quant à la teneur des extraits litigieux, la Cour a rappelé qu’il convient de distinguer entre déclarations de fait et jugements de valeur (paragraphe 44 ci-dessus). Or, elle estime que, dans les circonstances de l’espèce, bien que le reportage évoque certains faits précis, les déclarations incriminées constituent davantage des jugements de valeur que de pures déclarations de fait, compte tenu de la tonalité générale des propos de la journaliste comme du contexte dans lequel ils ont été tenus, dès lors qu’elles renvoient principalement à un travail d’investigation et à une évaluation globale du comportement du Prince Turki Al Faysal à la lumière des différents éléments recueillis durant l’enquête de la journaliste, y compris les propres déclarations faites par l’intéressé à cette journaliste.
55. Il reste dès lors à examiner la question de savoir si la « base factuelle » sur laquelle reposaient ces jugements de valeur était suffisante.
56. La Cour est d’avis que cette condition est remplie en l’espèce. Elle relève à cet égard l’existence des plaintes des familles des victimes des attentats du 11 septembre 2001, alors toujours en cours. Elle note également que le tribunal correctionnel de Paris a expressément relevé la nature des procédures et le caractère spectaculaire des moyens mis en œuvre pour réunir des preuves. La Cour constate d’ailleurs que, dans leur jugement dont la motivation a été reprise à son compte par la cour d’appel sur ce point, les premiers juges ont également estimé qu’il était légitime d’évoquer les responsabilités du Prince Turki Al Faysal en raison de ses fonctions de directeur du Renseignement en Arabie Saoudite et de l’aide apportée à Oussama Ben Laden lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan, le reportage portant également sur la naissance et le parcours d’Al-Qaïda et de son chef. Les juridictions internes ont en outre jugé que le reportage paraissait sérieux. La Cour retient ensuite qu’indépendamment du bien-fondé des doutes que cela a pu faire naître chez certains observateurs, l’immunité diplomatique dont a bénéficié le Prince après sa nomination comme ambassadeur d’Arabie Saoudite aux États-Unis a effectivement été invoquée durant la procédure, conduisant à des décisions judiciaires américaines qui ont été exclusivement consacrées à cette protection et à son éventuelle levée.
57. Au regard de ces éléments, il existe bien une base factuelle suffisante en l’espèce.
58. S’agissant des termes utilisés dans le reportage, la Cour note que si le Prince est effectivement présenté comme l’un des accusés contre lesquels sont réunies des preuves suffisantes d’avoir soutenu Al-Qaïda, le reportage se contente toutefois de reprendre le contenu des plaintes des proches des victimes des attentats, au cœur du sujet traité. De plus, la Cour relève que la journaliste, en particulier dans le premier extrait qui lui est reproché, a pris une certaine distance avec les différents témoignages en utilisant le conditionnel et en présentant le Prince Turki Al Faysal non pas comme un « soutien », mais comme un « présumé soutien » d’Oussama Ben Laden (paragraphe 10 ci-dessus).
59. La Cour attache ensuite de l’importance à la consultation, par la journaliste, des nombreux acteurs concernés, ce qui n’est pas contesté, en particulier du Prince Turki Al Faysal lui-même. Les réponses et les commentaires faits au cours de l’entretien ont d’ailleurs été insérés à douze reprises dans le reportage. Ses déclarations n’ont été ni dissimulées ni modifiées par des coupes au montage, ses propos n’ayant pas davantage été déformés ou cités de manière inexacte (voir, a contrario, Radio France et autres, précité, § 38, The Wall Street Journal Europe SPRL c. Royaume-Uni (déc.), no 28577/05, 10 février 2009, et, mutatis mutandis, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 144, 10 novembre 2015). Quant à la façon dont le reportage a été monté, il n’appartient pas aux juges de se substituer à la presse, écrite ou audiovisuelle, pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (Jersild, précité, § 31, Radio France et autres, précité, § 39, et Axel Springer AG c. Allemagne (no 2), no 48311/10, § 65, 10 juillet 2014), étant relevé qu’en l’espèce, la réalisatrice a découpé l’interview en fonction des différents points traités dans le reportage (paragraphes 6-7 ci-dessus).
60. En outre, bien qu’ils aient refusé de donner suite à l’invitation de la journaliste, les avocats américains du Prince se sont également vu donner la possibilité de s’exprimer sur le sujet, ainsi que Richard Ermitage, ancien sous-secrétaire d’État américain de 2001 à 2005. Ce dernier a apporté un témoignage clairement en faveur du Prince (paragraphe 20 ci-dessus). La journaliste a également interrogé des spécialistes et des officiels américains pour leur demander de s’exprimer sur le sujet et de livrer librement leur analyse dans les extraits litigieux, à l’instar non seulement des avocats des victimes, mais encore de responsables de la cellule anti-terroriste du Conseil national de sécurité (paragraphes §§ 14, 19 et 20 ci-dessus), d’un ancien directeur et d’un ancien chef de la section anti-terroriste de la CIA ou encore d’un membre de la cellule anti-terroriste du FBI (paragraphe § 18 ci-dessus), outre des officiels ou responsables religieux en Arabie Saoudite et au Soudan. À ce titre, la Cour rappelle que l’on ne saurait exiger des journalistes qu’ils se distancient systématiquement et formellement du contenu d’une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur (paragraphe 45 ci-dessus).
61. Enfin, la Cour note que pour être déclarée coupable de diffamation, la journaliste s’est également vu reprocher d’avoir présenté à l’écran un document pouvant indûment faire croire à un témoignage à charge, au motif qu’il ne s’agirait que de la traduction française de la plainte des victimes (paragraphe 30 ci-dessus). Sur ce point, elle constate que le document en question est présenté aussitôt après les explications de la journaliste selon lesquelles l’un des avocats a déclaré ne pas pouvoir montrer l’enregistrement d’un témoin à charge contre le Prince, tout en acceptant de livrer une partie de sa déposition écrite (paragraphe 14 ci-dessus). Or, le document visible à l’écran, s’il concerne bien une page de la traduction française de la plainte des victimes, présente spécialement le paragraphe 346 de la plainte qui détaille, précisément, ledit témoignage, à savoir une « déclaration sous serment » d’un certain « Mullah Kakshar », « chef important, maintenant dissident, des talibans », qui « implique le prince Turki pour son rôle d’auxiliaire dans ces envois d’argent visant à aider les talibans, Al-Qaïda et le terrorisme international » (paragraphe 15 ci-dessus). La journaliste n’a donc pas cherché à tromper le public, le document visible à ce moment précis du reportage illustrant la réalité d’un témoignage à charge dans la procédure.
62. Par conséquent, la Cour estime que la manière dont le sujet a été traité n’étant pas contraire aux normes d’un journalisme responsable (voir, notamment, Welsh et Silva Canha c. Portugal, no 16812/11, 17 septembre 2013, et Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, précité, § 35, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 164, 16 juin 2015, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité ; cf., a contrario, Flux c. Moldova (no 6), no 22824/04, § 31-34, 29 juillet 2008).
63. Pour ce qui est des peines prononcées, la Cour considère que la condamnation du premier requérant à une amende pénale, outre des dommages-intérêt et la diffusion d’un communiqué judiciaire sur France 3, laquelle a été déclarée civilement responsable, était disproportionnée dans les circonstances de l’espèce. Elle rappelle en effet que même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation accompagnée d’une dispense de peine sur le plan pénal et à ne payer qu’un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts, elle n’en constitue pas moins une sanction pénale. En tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant, une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté, risque que le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître ; ce qui importe, c’est que les requérants ont été condamnés pénalement et civilement (Jersild, précité, § 35, Brasilier, précité, § 43, et Morice, précité, § 176).
64. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression des intéressés, qui n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.
65. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
67. Ils réclament 19 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel (soit 1 000 EUR d’amende payée par le premier requérant, 7 500 EUR en application de l’article 475-1 du code de procédure pénale en première instance puis en appel, ainsi que 3 000 EUR en application de l’article 618-1 du code de procédure pénale en cassation). S’agissant de la réparation de leur préjudice moral, les requérants estiment qu’un constat de violation de l’article 10 de la Convention suffirait à réparer leur préjudice.
68. Le Gouvernement prend acte que les requérants ont produit la photocopie d’un chèque de 10 000 EUR (sic) versé à la partie civile. Il considère que cette somme pourrait être accordée aux requérants. Il estime en outre que le constat de violation de la Convention constituerait une réparation suffisante du préjudice moral.
69. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants, au titre du préjudice matériel, la somme de 10 500 EUR, montant indiqué sur la photocopie du chèque produit par les requérants, outre 1 000 EUR au premier requérant, P. de Carolis, en raison de l’amende pénale qui lui a été infligée. Le préjudice moral est quant à lui suffisamment réparé par le constat de violation de l’article 10 de la Convention.
B. Frais et dépens
70. Les requérants demandent également 47 947,33 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour (soit 26 419,33 EUR au titre des frais et honoraires exposés pour leur défense devant le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Paris, 10 764 EUR devant la Cour de cassation et 10 764 EUR devant la Cour).
71. Le Gouvernement estime tout d’abord que les notes d’honoraires relatives à la procédure devant le tribunal de grande instance de Paris, dont la somme lui paraît exorbitante, ne précisent pas la nature des procédures concernées ni les prestations effectuées : il demande qu’elles soient écartées. Il propose en revanche de retenir la facture d’un montant de 10 764 EUR relative à la procédure devant la Cour de cassation et de ramener à 7 000 EUR les honoraires devant la Cour, soit un total de 17 764 EUR
72. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérant la somme de 30 000 EUR, pour la procédure devant les juridictions internes et devant elle.
C. Intérêts moratoires
73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i) 10 500 EUR (dix mille cinq cents euros) aux requérants, outre 1 000 EUR (mille euros) au premier requérant, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii) 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 janvier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia
Westerdiek Angelika
Nußberger
Greffière Présidente