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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SAVATIN v. ROMANIA - 49588/13 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section Committee)) French Text [2016] ECHR 1108 (13 December 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/1108.html Cite as: CE:ECHR:2016:1213JUD004958813, [2016] ECHR 1108, ECLI:CE:ECHR:2016:1213JUD004958813 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SAVATIN c. ROUMANIE
(Requête no 49588/13)
ARRÊT
STRASBOURG
13 décembre 2016
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Savatin c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Paulo Pinto de Albuquerque,
président,
Iulia Motoc,
Marko Bošnjak, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 novembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 49588/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Ion Savatin (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 juillet 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par l’organisation non gouvernementale Romani CRISS (Centrul Romilor pentru Intervenţie Socială şi Studii), ayant son siège social à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 15 avril 2015, le grief concernant la violation alléguée de l’article 3 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la Requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
4. Le requérant est né en 1975 et réside à Bucarest.
A. L’incident du 16 octobre 2016
1. La version du requérant
5. Le 16 octobre 2010, vers 16 h 30 ou 17 heures, le requérant, qui se serait trouvé sur un marché à Bucarest, aurait eu une dispute avec un inconnu. Il se serait dirigé vers deux policiers se trouvant à proximité pour leur demander de l’aide. Les policiers auraient manifesté une attitude agressive envers lui et lui auraient demandé de les suivre au commissariat le plus proche. Ils auraient ensuite proféré des insultes concernant l’appartenance du requérant à la communauté rom.
6. Ils auraient été rejoints rapidement par deux autres policiers se trouvant à bord d’une voiture. Un de ces deux derniers policiers aurait frappé le requérant à coups de poing dans le dos et au niveau des côtes. Ensuite, les policiers auraient fait monter le requérant dans la voiture de police et l’auraient fait asseoir sur la banquette arrière, entre les deux premiers policiers. Ceux-ci auraient continué à frapper et à insulter le requérant.
7. À l’arrivée au commissariat de police no 7 de Bucarest, le requérant aurait été transporté dans une pièce située au premier étage. Un des deux premiers policiers aurait commencé à le frapper avec une barre en fer. Le requérant aurait alors reçu de nombreux coups sur tout le corps, en particulier au bras gauche, dans le dos, au thorax et au visage. Il serait tombé par terre, et le policier aurait continué à le frapper à coups de pied.
8. Le policier aurait ainsi frappé le requérant pendant environ vingt à trente minutes, puis il lui aurait demandé de partir. Le requérant n’aurait pu se relever, et l’agent de police l’aurait encore frappé. Ensuite, le policier aurait fait venir deux autres policiers, et ceux-ci auraient transporté le requérant à l’extérieur du commissariat et l’y auraient abandonné. Le requérant aurait mis un certain temps à reprendre ses esprits, puis il se serait dirigé vers un taxi. Celui-ci l’aurait conduit à son domicile, où l’intéressé aurait perdu connaissance.
9. Des membres de la famille du requérant auraient appelé une ambulance et celle-ci aurait transporté leur proche aux urgences de l’hôpital universitaire de Bucarest.
Le certificat médical dressé à l’arrivée du requérant aurait mentionné de multiples traumatismes, en particulier au niveau du thorax, du dos et du bras gauche, ainsi qu’une fracture ouverte de la mâchoire.
2. La version du Gouvernement
10. Se référant aux constats des autorités judiciaires nationales, le Gouvernement soutient que la dispute survenue entre le requérant et l’inconnu susmentionné avait dégénéré en violences physiques. Il affirme qu’à l’arrivée des deux premiers policiers l’inconnu était couché par terre et que le requérant, qui aurait eu le visage maculé de sang, le frappait au visage.
11. Le Gouvernement indique aussi que, devant l’attitude du requérant, qui aurait refusé de décliner son identité, les policiers avaient appelé deux collègues en renfort. Il ajoute qu’ils avaient ensuite conduit l’intéressé au poste de police, où une amende contraventionnelle lui aurait été infligée pour refus de déclinaison d’identité et outrage aux forces de l’ordre.
B. L’hospitalisation du requérant et le certificat médicolégal établi à la demande de ce dernier
12. Le requérant fut hospitalisé du 16 au 21 octobre 2010 au service de chirurgie de l’hôpital universitaire de Bucarest en raison d’une accumulation d’air dans la cavité thoracique (pneumothorax) nécessitant un drainage chirurgical.
13. Du 21 au 27 octobre 2010, il fut hospitalisé dans une clinique de chirurgie dentaire, où il subit plusieurs interventions en raison d’une fracture de la mâchoire.
14. Le 1er novembre 2010, à la demande du requérant, un médecin de l’institut de médecine légale de Bucarest examina l’intéressé et les documents médicaux fournis par ce dernier. Dans le certificat médicolégal établi par lui, il constatait que le requérant avait fait l’objet d’une agression et que celle-ci avait provoqué un traumatisme thoracique, des ecchymoses sur le bras gauche, une fracture ouverte de la mâchoire et la perte de quatre dents.
15. Le médecin précisait que les blessures avaient pu être provoquées par des coups portés le 16 octobre 2010 avec un objet contondant et qu’elles nécessitaient environ quarante à quarante-cinq jours de soins.
C. La plainte pénale
16. Le 25 novembre 2010, le requérant saisit le parquet près le tribunal de première instance de Bucarest d’une plainte contre les policiers qui l’auraient agressé le 16 octobre 2010.
17. Le parquet entendit le requérant, sa compagne, les quatre policiers mis en cause et une tierce personne, A.B., collègue de la compagne du requérant, venue témoigner en faveur de ce dernier.
18. Les policiers nièrent avoir agressé le requérant.
Les deux premiers d’entre eux affirmèrent ce qui suit : ils avaient aperçu le requérant en train de frapper une personne se trouvant à terre ; l’intéressé ayant refusé de présenter une pièce d’identité, ils l’avaient immobilisé et conduit au commissariat ; au cours de leur intervention, ils avaient appelé une autre équipe de police en renfort. Les policiers susmentionnés précisèrent que, au moment de l’interpellation, le requérant saignait au niveau du visage et du thorax.
19. Le parquet écarta la déclaration de la compagne du requérant aux motifs que celle-ci faisait montre d’une subjectivité et qu’elle n’avait pas assisté personnellement à l’incident. Quant au témoignage de A.B. - qui affirmait avoir vu, le 16 octobre 2010, alors qu’elle se serait trouvée dans un autobus, deux policiers transporter le requérant blessé à l’extérieur du commissariat -, le parquet l’écarta également en raison de sa non-pertinence pour l’établissement des faits.
20. Le 27 juin 2012, le parquet rendit un non-lieu en faveur des policiers, estimant qu’il n’y avait pas d’indices suffisants de la culpabilité de ces derniers.
21. Le requérant contesta ce non-lieu, lequel fut confirmé par le procureur en chef du parquet.
22. Le requérant déposa une plainte devant le tribunal de première instance de Bucarest, estimant que l’enquête était incomplète. Il reprochait aux policiers de ne pas avoir identifié la personne impliquée dans la dispute à l’origine de l’incident. En outre, il indiquait que, à supposer que ses blessures eussent été la conséquence de cette altercation - comme l’auraient affirmé les policiers mis en cause -, ceux-ci auraient dû appeler une ambulance, et il leur reprochait ainsi d’avoir omis de le faire. Il affirmait que cette dispute avait eu un caractère verbal et que l’inconnu ne l’avait pas agressé physiquement. Il ajoutait que le parquet avait ignoré, d’une part, le certificat médicolégal qui attestait la gravité de ses blessures et, d’autre part, la possibilité que celles-ci eussent été provoquées par des coups portés avec un objet contondant, à savoir, à ses dires, la barre en fer dont un des policiers aurait fait usage à son encontre. Enfin, il soutenait que les témoignages qui lui étaient favorables avaient été écartés à tort.
23. À l’audience du 31 octobre 2012, le requérant réitéra ses critiques à l’encontre de la décision de non-lieu et demanda le renvoi du dossier au parquet pour la poursuite de l’enquête. Les policiers présents à l’audience, au nombre de deux, ne firent aucune déclaration.
24. Par un jugement définitif rendu le même jour, le tribunal rejeta la plainte du requérant. Il considérait que celui-ci n’étayait pas ses accusations et que les seuls éléments qui pouvaient corroborer ses allégations étaient les témoignages de sa compagne et de A.B. Or, selon le tribunal, les déclarations de ces témoins n’étaient pas fiables en raison de la subjectivité des intéressées. S’agissant de A.B., le tribunal relevait également des contradictions entre son témoignage et celui de la compagne du requérant.
25. Par conséquent, notant que les policiers avaient fourni une explication plausible quant à l’origine des blessures du requérant - résidant en la dispute survenue entre celui-ci et une personne non identifiée - et que le requérant avait lui-même affirmé dans sa plainte pénale initiale qu’il avait été frappé au visage par cette personne, le tribunal estimait que la présomption d’innocence bénéficiant aux policiers n’avait pas été renversée.
26. Par ailleurs, le tribunal constatait l’existence d’une méconnaissance par l’État de ses obligations découlant de l’article 3 de la Convention en raison de l’omission des policiers de consigner par écrit et de manière détaillée les blessures présentes sur le corps du requérant au moment de l’interpellation et de faire examiner l’intéressé par un médecin. Pour autant, tenant compte de la présomption d’innocence bénéficiant aux policiers et du passage du temps - qui, selon lui, avait effacé les traces de l’agression -, le tribunal concluait que la réouverture de l’enquête était inutile.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
27. Le requérant allègue qu’il a été victime de mauvais traitements de la part des policiers, lors de son interpellation le 16 octobre 2010. Il estime en outre que les autorités nationales n’ont pas mené d’enquête effective au sujet de ses allégations de mauvais traitements. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 3 de la Convention
28. La Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015).
29. En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que les blessures du requérant revêtent une gravité suffisante pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.
2. Sur le statut de « victime » du requérant
30. Bien que le Gouvernement n’ait pas soulevé une exception de ce chef, la Cour considère que la qualité de « victime » du requérant, au sens de l’article 34 de la Convention, n’a pas été affectée par la reconnaissance par le tribunal de première instance de Bucarest d’une méconnaissance par l’État des garanties de l’article 3 de la Convention (paragraphe 26 ci-dessus).
31. À cet égard, la Cour relève que le jugement du tribunal ne fournit pas au requérant une réparation adéquate au sens de sa jurisprudence. En effet, il ressort clairement de ce jugement que le requérant ne pouvait obtenir ni la réouverture de l’enquête ni un quelconque dédommagement pour la violation de l’article 3 de la Convention constatée par le tribunal. Il s’ensuit que le requérant peut se prétendre victime d’une violation des droits garantis par l’article 3 de la Convention.
3. Conclusion
32. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Sur les mauvais traitements allégués
a) Arguments des parties
33. Le requérant soutient qu’il a été victime de mauvais traitements de la part d’agents de l’État le 16 octobre 2010. Il fait état de la gravité des blessures subies par lui et dénonce le comportement des policiers, violent à ses yeux, qui aurait été dépourvu de toute justification et lui aurait causé des souffrances et une humiliation.
34. Le Gouvernement indique qu’il n’a pas été prouvé que les blessures susmentionnées avaient été causées par les agents de police, et il se réfère en cela au constat des autorités judiciaires nationales. Il estime que celles-ci sont mieux placées pour apprécier les éléments de preuve produits devant elles, et il considère que la Cour ne dispose pas de suffisamment d’éléments lui permettant d’arriver à une conclusion différente.
b) Appréciation de la Cour
35. La Cour note que les circonstances exactes dans lesquelles le requérant a été blessé font l’objet de controverses entre les parties. Le Gouvernement soutient que le requérant a été blessé au cours de l’altercation ayant précédé son interpellation (paragraphes 10, 11 et 34 ci-dessus). Pour sa part, le requérant affirme qu’il a été agressé par les policiers, tout d’abord au cours de son interpellation, puis dans la voiture de police et, enfin, au poste de police (paragraphes 5-8 et 33 ci-dessus).
36. La Cour renvoie aux principes généraux applicables quant au volet matériel de l’article 3 de la Convention, qu’elle a récemment réitérés (Bouyid, précité, §§ 81 et suiv.).
37. Elle rappelle également que les autorités internes sont tenues de consigner par écrit au moment de l’arrestation toutes les informations propres à permettre d’éclairer ultérieurement, en cas de besoin, les circonstances de celle-ci, telles que les blessures visibles sur la personne appréhendée, et de fournir une explication plausible des évènements survenus après l’arrestation. La non-consignation de ces informations s’analyse en une défaillance grave, de nature à permettre aux auteurs de l’acte de privation de liberté en cause d’échapper à leur responsabilité en ce qui concerne le sort de la personne arrêtée (Iambor c. Roumanie (no 1), no 64536/01, § 168, 24 juin 2008 ; voir également, mutatis mutandis, Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 105, CEDH 2000-VI).
38. En l’espèce, la Cour constate que, comme noté par le tribunal de première instance de Bucarest (paragraphe 26 ci-dessus), les autorités n’ont pas consigné d’informations relativement à la gravité et à l’ampleur des blessures dont le requérant souffrait à son arrivée au poste de police.
39. Elle relève également que le Gouvernement n’a fait part de l’existence d’aucun obstacle à la consignation de pareilles informations. Si le requérant souffrait déjà à son arrivée au poste de police des blessures particulièrement graves et évidentes qu’il présentait à son admission au service des urgences de l’hôpital de Bucarest, rien n’explique pourquoi les policiers n’ont pas trouvé nécessaire de consigner ces blessures. Pareille mesure aurait été de nature à permettre une enquête effective et à décharger les policiers de toute responsabilité directe quant à l’origine des blessures en question (voir, mutatis mutandis, Iambor (no1), précité, § 174).
40. La Cour en conclut que l’État est resté en défaut de fournir une explication satisfaisante quant à l’origine de l’ensemble des blessures occasionnées au requérant. À supposer même que celui-ci eût été frappé au visage par la personne inconnue avec laquelle il avait eu une altercation (paragraphe 25 ci-dessus), le Gouvernement n’a pas démontré que l’intéressé avait subi la totalité de ses blessures avant de se retrouver entre les mains de la police (voir, mutatis mutandis, Iambor (no1), précité, § 175).
41. Eu égard à la gravité des blessures en cause - et à supposer même que celles-ci eussent été en partie infligées par un tiers -, la Cour estime que, après avoir constaté l’état du requérant, les policiers auraient normalement dû agir avec promptitude et diligence pour consigner ces blessures et pour faire venir un professionnel de la santé ou conduire l’intéressé à l’hôpital afin que celui-ci fût soigné (voir, mutatis mutandis, Iambor (no1), précité, § 179, Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 67, 26 juillet 2007, et Răzvan Laurenţiu Constantinescu c. Roumanie, no 59254/13, § 61, 15 mars 2016).
42. Compte tenu de l’état de vulnérabilité dans lequel se trouve toute personne en garde à vue et de l’importance que revêtent les garanties contre l’arbitraire relativement aux actes des agents investis du pouvoir répressif de l’État, la Cour estime que les autorités de police n’ont pas, en l’espèce, fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour assurer au requérant le niveau de protection requis contre les mauvais traitements.
43. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.
2. Sur le caractère effectif de l’enquête
a) Arguments des parties
44. Le requérant estime que les autorités nationales n’ont pas mené d’enquête effective concernant les mauvais traitements allégués.
45. Il leur reproche une absence d’examen médical de ses blessures. En outre, indiquant que les quatre policiers mis en cause appartenaient à la police de Bucarest, il dénonce l’enquête en ce qu’elle aurait été effectuée par cette institution et le parquet de la même ville. Enfin, il allègue que la décision de non-lieu se fondait uniquement sur les déclarations de ces policiers et que les autorités internes ont ignoré les autres pièces du dossier.
46. Le Gouvernement soutient que les autorités nationales ont mené une enquête effective au sujet des allégations du requérant.
47. Il indique que le parquet a fait les vérifications nécessaires puisqu’il aurait entendu les policiers, le requérant, ainsi que deux témoins proposés par ce dernier. En outre, des documents médicaux produits par le requérant auraient été versés au dossier, et, en se fondant sur ces éléments de preuve, le parquet aurait conclu à l’insuffisance de ceux-ci pour l’établissement de la responsabilité pénale des policiers mis en cause au-delà de tout doute raisonnable. Le Gouvernement ajoute que cette solution a été confirmée par le tribunal de première instance de Bucarest, sur contestation du requérant.
b) Appréciation de la Cour
48. La Cour renvoie aux principes généraux applicables quant au volet procédural de l’article 3 de la Convention, qu’elle a récemment réitérés (Bouyid, précité, §§ 114-123).
49. En l’espèce, elle observe qu’il n’est pas contesté que les allégations de mauvais traitements étaient « défendables » au sens de la jurisprudence précitée.
50. Elle note ensuite qu’une enquête a bien eu lieu dans la présente affaire. Il reste à apprécier son caractère « effectif ».
51. À cet égard, la Cour constate que, dans le cadre de la procédure engagée par le requérant, le parquet s’est borné à entendre les quatre policiers mis en cause, le requérant, ainsi que deux témoins proposés par ce dernier (paragraphe 17 ci-dessus) : le parquet n’a donc entrepris aucune démarche sérieuse pour identifier et entendre d’autres témoins oculaires qui auraient assisté à la dispute et à l’interpellation du requérant.
52. Il apparaît également que le tribunal de première instance de Bucarest a omis d’entendre les policiers, ainsi que les deux témoins, dont il a écarté les déclarations après avoir estimé qu’elles n’étaient pas fiables (paragraphe 24 ci-dessus).
53. Force est donc de constater que les autorités ont choisi de fonder leurs décisions principalement sur les déclarations des policiers en question. En l’absence d’une explication plausible pour l’ensemble des blessures subies par le requérant, la Cour ne voit aucune raison de donner la primauté à la version des agents de l’État sur celle du requérant (voir, mutatis mutandis, Archip c. Roumanie, no 49608/08, § 70, 27 septembre 2011, Andreşan c. Roumanie, no 25783/03, § 45, 30 octobre 2012, et Poede c. Roumanie, no 40549/11, § 58, 15 septembre 2015).
54. De surcroît, la Cour constate que les autorités nationales n’ont ordonné aucune expertise médicale dans le cadre de la procédure, alors qu’il s’agit d’une mesure d’instruction essentielle pour ce type d’affaires et que pareille expertise aurait été de nature à permettre d’élucider les causes possibles des blessures subies par le requérant - question qui était d’ailleurs au cœur du débat - et de donner plus de poids au non-lieu (voir, mutatis mutandis, Gheorghiţă et Alexe c. Roumanie, no 32163/13, § 52, 31 mai 2016).
55. En effet, la Cour relève que les autorités nationales se sont uniquement appuyées sur le certificat médicolégal délivré au requérant à sa demande (paragraphes 14 et 15 ci-dessus) et que ce certificat confirmait simplement l’existence des blessures mais ne procédait pas d’un examen médical approfondi de celles-ci, lequel examen aurait pu être déterminant pour accréditer ou infirmer les dires de l’intéressé quant à l’existence d’un lien de causalité entre les agissements des policiers et les blessures constatées (voir, mutatis mutandis, Petru Roşca c. Moldova, no 2638/05, § 47, 6 octobre 2009 ; Birgean c. Roumanie, no 3626/10, §§ 67-69, 14 janvier 2014 et Poede, précité, § 59).
56. En tout état de cause, il convient de noter qu’il n’a à aucun moment été ouvert de poursuites pénales en l’espèce. Or la Cour a déjà souligné que le défaut d’ouverture de poursuites pénales dans des affaires concernant des allégations de mauvais traitements sur des personnes se trouvant « entre les mains de la police » est susceptible de compromettre la validité de tout élément de preuve retenu au terme de l’instruction (voir, mutatis mutandis, Maslova et Nalbandov c. Russie, no 839/02, §§ 94-96, 24 janvier 2008, Buntov c. Russie, no 27026/10, § 132, 5 juin 2012, et Beresnev c. Russie, no 37975/02, § 98, 18 avril 2013). En l’occurrence, elle observe que la décision de non-lieu a été fondée sur de simples déclarations qui n’avaient pas le statut de preuves au sens des règles roumaines de procédure pénale dès lors que ces actes, qui ont un caractère sui generis, échappent aux garanties propres à l’étape des poursuites pénales. Cela est d’autant plus grave dans un cas comme celui de la présente affaire, où les blessures étaient attestées par un certificat médical (voir, mutatis mutandis, Poede, précité, §§ 37 et 60).
57. Enfin, en ce qui concerne la diligence dans la poursuite de l’enquête, la Cour note que celle-ci a été clôturée deux ans après son ouverture par le jugement définitif du tribunal de première instance de Bucarest. Ce dernier a confirmé le non-lieu rendu en faveur des policiers, estimant qu’il ne pouvait plus être remédié aux erreurs commises au début de la procédure en raison du temps écoulé depuis les faits dénoncés (paragraphes 24-26 ci-dessus).
58. La Cour constate donc, à l’instar du tribunal, que ces erreurs, qui étaient exclusivement imputables aux autorités et qui n’ont pas fait l’objet de mesures qui auraient permis d’y remédier en temps utile, ont compromis l’effectivité de l’enquête.
59. En conclusion, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas mené une enquête effective. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
60. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
61. Le requérant réclame 72 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi. Selon lui, ce montant correspond à une perte de revenus pendant trente-neuf ans, à raison de 200 EUR par mois. En outre, il réclame 250 000 EUR au titre du préjudice moral.
62. Se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement estime que les sommes demandées par le requérant sont excessives.
63. La Cour considère que le requérant n’a pas démontré l’existence d’un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 11 700 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
64. Le requérant sollicite également 4 140 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il demande que la somme qui lui sera éventuellement accordée au titre des honoraires soit versée directement à l’organisation non gouvernementale l’ayant représenté devant la Cour.
Il a versé au dossier le récapitulatif de soixante-six heures de travail prestées par l’organisation susmentionnée pour la présentation de la Requête et des observations.
65. Le Gouvernement considère que les honoraires réclamés sont excessifs. Il indique que le requérant n’a pas versé au dossier de contrat d’assistance judiciaire et estime que la complexité de l’affaire ne justifie pas le nombre d’heures de travail avancé par l’intéressé, qu’il qualifie d’élevé.
66. Eu égard aux documents dont elle dispose et à sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR pour la procédure devant elle. Dès lors, elle accorde à l’intéressé la somme de 1 500 EUR, à verser directement sur le compte bancaire de son représentant, l’organisation non gouvernementale Romani CRISS (voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 219, CEDH 2013).
C. Intérêts moratoires
67. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets substantiel et procédural ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 11 700 EUR (onze mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de son représentant,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 décembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea Tamietti Paulo
Pinto de Albuquerque
Greffier adjoint Président