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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ZINOVCHIK v. RUSSIA - 27217/06 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Third Section)) French Text [2016] ECHR 165 (09 February 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/165.html
Cite as: [2016] ECHR 165

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ZINOVCHIK c. RUSSIE

     

    (Requête no 27217/06)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

     

     

    9 février 2016

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Zinovchik c. Russie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Luis López Guerra, président,
              Helena Jäderblom,
              George Nicolaou,
              Helen Keller,
              Johannes Silvis,
              Dmitry Dedov,
              Branko Lubarda, juges,
    et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 janvier 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 27217/06) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Andrey Vladimirovich Zinovchik (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 mai 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Mes A. Polozova et K. Polozov, avocats à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

    3.  Le requérant allègue en particulier avoir été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention alors qu’il se trouvait aux mains de la police.

    4.  Le 14 janvier 2013, le grief tiré de l’article 3 a été communiqué au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1965. Il purge une peine d’emprisonnement au pénitencier IK-5 à Morchansk (région de Tambov).

    A.  Les mauvais traitements allégués et l’enquête

    6.  Le 6 avril 2004, à 23 h 30, le requérant fut arrêté ; il était soupçonné du meurtre d’un policier. Dans la même nuit, à 3 h 15 - le 7 avril 2004 -, il fut amené au commissariat de police du district Krasnoselsky de Moscou.

    7.  Le 7 avril 2004, à 3 h 55, le requérant fut présenté à l’hôpital civil no 33 de Moscou, où un bref examen médical fut effectué. Cet examen permit de constater les lésions corporelles suivantes : une contusion et un hématome sur le nez, une hémorragie nasale, un hématome sur la cage thoracique, ainsi que des contusions et égratignures sur les deux genoux. Au retour du requérant au commissariat de police, l’officier de service, le lieutenant Si., dressa un rapport dans lequel il nota la présence de lésions corporelles en indiquant que ces dernières avaient été constatées par un médecin de l’hôpital. Le policier précisa que ces lésions avaient été subies lors de l’arrestation.

    8.  Le requérant donne à ces lésions une explication différente : il affirme que les policiers l’avaient sévèrement battu, en représailles au meurtre de leur collègue, d’abord au moment de l’arrestation, alors même qu’il était déjà immobilisé et menotté, puis au commissariat de police. Selon lui, trois personnes assistèrent au passage à tabac au commissariat de police : le lieutenant S., l’avocat commis d’office (Me T.) et une experte (dont il ignore le nom). Le passage à tabac aurait duré une bonne partie de la nuit, interrompu seulement quelques instants, pendant lesquels la télévision l’avait filmé pour un journal télévisé.

    9.  Toujours dans la même nuit, à 4 h 45, le requérant fut placé dans le centre de détention temporaire « Zamoskvorechie » (ci-après « l’IVS »). À l’arrivée du requérant à l’IVS, un examen médical fut effectué et les mêmes lésions corporelles (paragraphe 7 ci-dessus) furent constatées.

    10.  Le 8 avril 2004, le requérant fut transporté sur le lieu du crime pour une reconstitution des faits, filmée par les policiers. Cet acte d’instruction eut lieu, selon le procès-verbal, entre 17 et 18 h 10. Selon ses propres dires, le requérant fut à nouveau sévèrement battu par des policiers, ce qui aurait entraîné un dommage grave pour sa santé. Le traumatisme ainsi subi serait à l’origine de son hospitalisation, dans la nuit du 12 au 13 avril 2004, à l’hôpital civil no4 de Moscou, où une opération chirurgicale d’ablation de la rate fut réalisée. Le requérant resta quelques jours dans ledit hôpital civil, puis, le 14 avril 2004, il fut transporté à l’hôpital de la maison d’arrêt no1 de Moscou.

    11.  Le 15 avril 2004, l’enquêteur S., du service du procureur du district Tsentralny de Moscou, dressa un procès-verbal d’inculpation du requérant, du chef d’attentat à la vie d’un policier.

    1.  L’expertise médicolégale

    12.  Le 11 mai 2004, le requérant fut interrogé en qualité d’inculpé. Lors de cet interrogatoire, il se plaignit d’avoir été frappé le 8 avril 2004 par des policiers dans le commissariat de police du district Krasnoselsky de Moscou. Le même jour, l’enquêteur S. ordonna une expertise médicolégale.

    13.  Le 3 juin 2004, une expertise médicolégale fut effectuée par le bureau de médecine légale rattaché au département de la santé publique de Moscou.

    14.  Dans son rapport du 15 juin 2004, l’expert fit, sur la base de documents, le constat des blessures suivantes :

    - un hématome sur le nez, un hématome sur le thorax, des hématomes et des égratignures sur les deux genoux ; en l’absence de descriptif de ces lésions dans les documents médicaux, l’expert ne sut pas en situer la date d’apparition ;

    - une ecchymose sur le contour de l’œil gauche, une ecchymose sur le côté gauche de la cage thoracique ; l’expert conclut que ces lésions pouvaient être antérieures de un à trois jours au 13 avril 2004 ;

    - des ecchymoses sur les genoux et les hanches ; l’expert conclut que ces lésions pouvaient être apparues trois à huit jours avant la demande d’aide médicale, c’est-à-dire, avant le 13 avril 2004 ; ces lésions avaient selon lui été causées par des coups au moyen d’objets contondants ;

    - rupture de la rate ayant entraîné son ablation (splénectomie réalisée le 13 avril 2004). D’après l’expert, cette blessure aurait été causée par des coups au moyen d’objets contondants. En répondant à la question relative à la date de cette lésion, l’expert préconisa d’effectuer un examen histologique de la rate. L’expert n’exclut pas qu’avec cette lésion la victime pût conserver la capacité de bouger.

    2.  L’enquête préliminaire sur l’allégation de mauvais traitements lors de l’interpellation (dossier pénal no 300056)

    15.  Le 16 juin 2004, l’enquêteur S. refusa d’ouvrir une enquête pénale, au motif de l’absence de corpus delicti. Dans sa décision, l’enquêteur établit que lors de l’interpellation le requérant avait mis sa main dans la poche de sa veste et s’était mis à courir. Sachant que le requérant avait une arme blanche sur lui, les policiers avaient décidé d’appliquer la force. Ils l’avaient attrapé, l’avaient fait tomber par terre le front sur le sol et l’avaient menotté. L’enquêteur conclut que les lésions corporelles constatées au moment de l’admission dans l’IVS - une contusion et un hématome sur le nez, une hémorragie nasale, un hématome sur la cage thoracique, des contusions et des égratignures sur les deux genoux - étaient le résultat d’un usage légitime de la force. Le requérant ne contesta pas cette décision.

    3.  L’instruction pénale sur les mauvais traitements allégués du 8 avril 2004 (dossier pénal no 301220)

    16.  Le 2 juillet 2004, l’enquêteur K. du service du procureur du district Meschanski de Moscou ordonna l’ouverture d’une instruction pénale contre X pour violences volontaires à l’endroit du requérant ayant entraîné un préjudice grave pour sa santé.

    17.  Le 6 juillet 2004, un enquêteur du bureau du procureur du district Meschanski de Moscou se présenta à la maison d’arrêt et informa le requérant que le statut de victime lui avait été accordé. L’enquêteur promit de prendre les mesures d’instruction propres à permettre de déterminer les agresseurs (identification, confrontation).

    18.  Le 16 septembre 2004, l’enquêteur K. interrogea les policiers suivants du commissariat de police Krasnoselski : A., S., Sa., G., Kh., Tch., Kr., Sm., St., L., P., Z., Pe., M., Ko., Dj., et Su. Ils nièrent tout mauvais traitement à l’endroit du requérant. Certains d’eux, notamment, K., St., P., Z. et M. expliquèrent avoir vu le requérant au commissariat de police et n’avoir remarqué aucune lésion sur lui, sauf St. qui avait remarqué une égratignure sur le nez. Kr., l’un des policiers qui avaient participé à l’interpellation du requérant, expliqua avoir dû recourir à une technique d’immobilisation vis-à-vis du requérant parce qu’au lieu d’obéir à l’ordre des policiers de s’arrêter ce dernier s’était mis à courir et avait mis la main dans sa poche où, selon les informations disponibles, il avait une arme blanche. D’après ces policiers, le requérant était tombé par terre le front sur le sol et ils lui avaient passé les menottes.

    19.  Le 2 octobre 2004, l’enquêteur K. rendit une décision de suspension de l’instruction au motif que l’auteur de l’agression n’avait pas été identifié. Le requérant ne reçut copie de cette décision que le 13 février 2006.

    20.  Le 9 mars 2006, le requérant contesta cette suspension devant le procureur du district Meschanski de Moscou. Il demanda la levée de la suspension et affirma qu’il pourrait identifier les policiers responsables de l’agression. Le 13 mars 2006, il fit un recours hiérarchique réitérant les mêmes arguments. Par lettres des 14 et 23 mars 2006, les procureurs saisis refusèrent de lever la suspension, au motif que celle-ci était conforme à la loi. Le 5 juillet 2006, le requérant réitéra les mêmes arguments dans un recours adressé au procureur général de Russie.

    21.  Le 4 septembre 2006, le procureur du district Meschanski de Moscou ordonna la levée de la suspension et ordonna un complément d’information.

    22.  L’instruction fut ensuite suspendue plusieurs fois, notamment par des décisions des procureurs du 4 octobre 2006, du 26 mars 2007, du 20 juillet 2007, du 12 décembre 2007, du 30 avril 2008 et du 14 juin 2008. Aux dires du requérant, aucune copie de ces décisions ne lui fut communiquée, mais il en fut informé par des lettres des procureurs.

    23.  Toutes ces décisions furent par la suite annulées par les procureurs et des compléments d’information furent ordonnés.

    24.  Le 30 novembre 2007, le procureur du district Meschanski informa le requérant que le dossier pénal no 301220 avait été transmis au comité d’instruction (следственный комитет) du district Meschanski, rattaché au service du procureur de Moscou.

    25.  Le requérant déposa à plusieurs reprises des plaintes à différents niveaux (procureur de Moscou, procureur général de Russie) pour dénoncer l’inertie des autorités chargées de l’instruction, faute pour celles-ci d’entreprendre des actes d’instruction propres à permettre d’identifier les auteurs de l’agression. Expliquant n’avoir aucune information sur l’état de l’instruction, il demanda maintes fois aux procureurs de l’informer sur son évolution et de lui envoyer des copies des documents y relatifs, et, notamment, des décisions de suspension. Ces demandes furent faites, notamment, par des lettres du 10 août 2005, du 21 novembre 2005, du 12 octobre 2006, du 13 décembre 2006, du 21 décembre 2006, du 26 mars 2007, du 22 novembre 2007 et du 20 mars 2008.

    26.  Dans d’autres plaintes, en date du 12 juillet 2007, du 31 août 2007 et du 21 juillet 2008, le requérant, tout en dénonçant l’absence d’information sur l’état de l’instruction, demanda aussi aux procureurs d’ordonner une parade d’identification des policiers suspects et de le mettre à même d’y participer en le faisant transporter à Moscou. Il rappelait là encore que, depuis le début de l’instruction aucune mesure d’instruction visant à identifier les coupables n’avait été prise.

    27.  Le 20 septembre 2008 et le 22 novembre 2008, les procureurs répondirent au requérant qu’ils estimaient inutile son transport à Moscou pour participer aux actes d’instruction. Par une lettre du 22 novembre 2008, l’enquêteur du comité d’instruction de Moscou signala qu’il avait adressé au procureur de la région où le requérant purgeait sa peine une commission rogatoire, en vue de tenter d’identifier les responsables présumés au moyen de photographies.

    28.  Par une lettre du 30 novembre 2007, le chef du comité d’instruction du district Meschanski refusa au requérant l’accès à son dossier pénal, au motif que l’instruction était en cours. Il précisa que pareil accès ne serait possible qu’à la fin de l’instruction.

    B.  Les événements ayant eu lieu après la communication de la requête au Gouvernement

    29.  Le 28 mars 2013, l’adjoint du chef du département d’instruction du Comité d’instruction ordonna la levée de la suspension de l’instruction pénale ordonnée le 14 juin 2008. Il estima en effet nécessaire d’interroger le requérant sur les circonstances de son passage à tabac allégué dans le commissariat de police qui aurait eu lieu le 8 avril 2004, pour savoir s’il pourrait reconnaître les personnes responsables. Dans l’affirmative, l’adjoint proposait de procéder à une identification en montrant à l’intéressé les photographies des policiers en service dans ledit commissariat de police au moment des faits.

    30.  L’identification par photographies eut lieu, mais le requérant ne reconnut personne.

    31.  Les parties n’ont pas fait connaître à la Cour la suite des événements.

    C.  Le procès pénal contre le requérant

    32.  Par un jugement du 18 août 2004, la cour de la ville de Moscou condamna le requérant à quinze ans d’emprisonnement pour attentat à la vie d’un fonctionnaire de police. Par un arrêt du 18 novembre 2004, la Cour suprême de Russie confirma le jugement en cassation.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    33.  Les dispositions du code de procédure pénale russe relatives à l’enquête préliminaire, à l’ouverture de l’instruction pénale et à l’examen judiciaire des recours formés contre les décisions des autorités chargées de l’instruction sont décrites dans l’arrêt Lyapin (Lyapin c. Russie, n46956/09, § 99, 24 juillet 2014).

    Selon l’article 144 du code de procédure pénale, toute plainte signalant une infraction doit faire l’objet d’une enquête préliminaire de l’autorité compétente dans un délai de trois jours. Ce délai peut être prorogé jusqu’à dix jours, voire 30 jours lorsque sont nécessaires certains actes d’enquête - examen de documents volumineux, expertise, inspection, etc. Dans ce dernier cas, la décision de prorogation doit mentionner les actes d’enquête à accomplir qui la justifient.

    34.  L’article 42 § 1 du code de procédure pénale définit la victime comme toute personne ayant subi un dommage corporel, matériel ou moral du fait de l’infraction. Le sous-paragraphe 12 de cet article dispose qu’à la fin de l’instruction, y compris en cas de non-lieu à statuer, la victime a le droit de prendre connaissance de tous documents du dossier pénal, de recopier toutes informations ou de faire des copies de tous documents dudit dossier, y compris par des moyens techniques.

    La Cour constitutionnelle de Russie a interprété ces dispositions dans ses décisions no 43-O du 14 janvier 2003 et no 231-O du 20 juin 2006. Dans cette dernière, la Cour a statué que lorsque des dispositions constitutionnelles permettent au législateur de limiter les droits qui s’y trouvent consacrés, ce dernier ne peut cependant aller jusqu’à porter atteinte à l’un de ces droits dans sa substance même. Cette solution est également applicable au droit de la victime de contester en justice les décisions de l’enquêteur - dont, le cas échéant, la décision de suspendre l’instruction -, et à son droit d’accès aux informations pertinentes au stade de l’instruction. La Cour a noté cependant que l’enquêteur a la faculté de définir la forme et les modalités de la lecture du dossier pénal, afin de protéger le secret de l’enquête.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    35.  Le requérant se plaint des mauvais traitements qui lui auraient été infligés lors son interpellation par la police, puis immédiatement après celle-ci ainsi que le lendemain de son interpellation. Il se plaint également de l’absence d’une enquête effective sur ses allégations. Il invoque à ces égards l’article 3 et l’article 13 de la Convention.

    La Cour estime que, dans les circonstances de la présente espèce, les griefs formulés par le requérant appellent un examen sur le terrain du seul article 3 de la Convention, qui se lit comme suit :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Les thèses des parties

    36.  Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il estime que les mauvais traitements allégués n’ont pas eu lieu, faisant valoir que le dossier pénal ne contient pas d’éléments de preuve de tels traitements de la part des policiers. Le Gouvernement reconnaît que le requérant, exempt de lésions corporelles au moment de son arrestation, en présentait à son arrivée à l’IVS et à la maison d’arrêt no 1 de Moscou. Sans s’expliquer sur leur origine, il invite néanmoins la Cour à conclure à la non-violation de l’article 3.

    37.  En ce qui concerne l’enquête relative à l’allégation de mauvais traitements, le Gouvernement estime qu’elle présentait l’effectivité requise. Il expose qu’une instruction a été ouverte le 2 juillet 2004 et que les autorités chargées de celle-ci ont pris les mesures raisonnables pour élucider l’affaire. Le Gouvernement fait observer que plusieurs actes d’instruction ont été accomplis : notamment, l’enquêteur a entendu de nombreux témoins, a ordonné une expertise médicolégale et a rendu une décision reconnaissant au requérant la qualité de victime. Le Gouvernement affirme qu’actuellement encore, les autorités font tout leur possible pour retrouver et interroger l’avocat T., en charge des intérêts du requérant immédiatement après l’interpellation. Le Gouvernement estime que ces actes étaient suffisants pour assurer une enquête effective et approfondie. Il ajoute que le fait que l’instruction n’ait pas abouti à une conclusion coïncidant avec la version des faits présentée par le requérant ne lui confère pas un caractère ineffectif.

    38.  Le requérant rétorque que les autorités nationales, tout en reconnaissant l’existence de mauvais traitements subis par lui sous le contrôle des policiers et la présence de multiples lésions corporelles, n’ont fourni aucune explication fiable et convaincante sur l’origine de ces lésions. Il fait observer que, en outre, aucune des preuves fournies ne laisse à penser que ces lésions auraient pu être causées par des personnes autres que les policiers.

    39.  Abordant la qualité de l’instruction, le requérant soutient que celle-ci n’était pas « effective » à l’aune des critères élaborés par la jurisprudence de la Cour. Plus particulièrement, le requérant expose :

    -  que l’expertise médicolégale a été ordonnée tardivement ;

    -  qu’il s’est vu refuser l’accès au dossier pénal ;

    -  qu’il n’était informé du déroulement de l’instruction, notamment des suspensions de celle-ci et des levées de suspension, que par des lettres très concises ne permettant pas d’apprécier les actes d’instruction accomplis par les autorités compétentes ;

    -  que ses droits en tant que victime n’ont pas été respectés ;

    -  que ses multiples demandes tendant à ce que soit organisée une parade d’identification des policiers ont été ignorées pendant neuf ans ; qu’en effet, ce n’est que le 8 mai 2013 qu’on lui a présenté les photographies des fonctionnaires qui étaient en service dans ce commissariat de police en 2004, au demeurant sous la forme de photocopies peu lisibles ;

    -  qu’après un laps de temps si prolongé, reconnaître ses tortionnaires était très difficile ;

    -  que l’enquête nationale n’est arrivée à aucune explication de ses lésions corporelles.

    B.  L’appréciation de la Cour

    40.  La Cour constate que les présents griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. La Cour les déclare donc recevables.

    1.  Sur les mauvais traitements allégués

    a)  Principes généraux

    41.  La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses conséquences physiques ou psychologiques, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, 17 juillet 2014). À l’égard d’une personne privée de sa liberté, l’usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de ladite personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue une violation du droit garanti par l’article 3 (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 38, série A no 336, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 99, CEDH 1999-V, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 100-101, CEDH 2015). Les nécessités de l’enquête et les indéniables difficultés de la lutte contre la criminalité ne sauraient conduire à limiter la protection due à l’intégrité physique de la personne (Ribitsch, précité, §§ 38-40, et Oleg Nikitine c. Russie, no 36410/02, § 46, 9 octobre 2008).

    42.  La Cour rappelle que si l’article 3 de la Convention n’interdit pas le recours à la force par les agents de police lors d’une interpellation. Néanmoins, le recours à la force doit être proportionné et absolument nécessaire au vu des circonstances de l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000-XII). À cet égard, il importe par exemple de savoir sil y a lieu de penser que lintéressé opposera une résistance à son arrestation, ou tentera de fuir, de provoquer blessure ou dommage, ou de supprimer des preuves (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 56, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII). La Cour tient à rappeler en particulier que tout recours à la force physique par les agents de l’État à lencontre dune personne qui nest pas rendu strictement nécessaire par son comportement rabaisse sa dignité humaine et, de ce fait, constitue une violation des droits garantis par l’article 3 de la Convention (Gutsanovi c. Bulgarie, n34529/10, § 126, CEDH 2013 (extraits), et Davitidze c. Russie, no 8810/05, § 80, 30 mai 2013).

    43.  La Cour rappelle que les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger. Par conséquent, lorsqu’un individu est placé en garde à vue alors qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures (Selmouni, précité, § 87, et Oleg Nikitine, précité, § 44). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 152, CEDH 2012, et Mikheïev c. Russie, précité, § 102, 26 janvier 2006).

    44.  Pour apprécier les preuves, la Cour a généralement adopté jusqu’ici le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 25). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou tout décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).

    b)  Application de ces principes au cas d’espèce

    45.  La Cour observe que les parties ne contestent pas le fait que le requérant a subi des lésions corporelles alors qu’il était sous le contrôle de la police. Le Gouvernement se trouve, par conséquent, dans l’obligation de présenter une explication plausible de la manière dont ces lésions ont été subies.

    i.  Sur l’allégation de mauvais traitements dans la nuit du 6 au 7 avril 2004

    46.  S’agissant des lésions consignées dans le registre du commissariat de police et de l’IVS, la Cour note que l’enquête menée au niveau national a abouti à la conclusion que les lésions identifiées avaient été causées par les policiers lors de l’interpellation, et ce dans le but à la fois d’appréhender le requérant, qui avait pris la fuite, et de prévenir un dommage, car le requérant était armé et avait porté la main dans sa poche (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour note à cet égard que les lésions identifiées, à savoir un hématome sur le nez, un hématome sur la cage thoracique et des égratignures sur les deux genoux, sont en correspondance plausible avec les circonstances de l’arrestation telles que décrites par les policiers (paragraphe 18 ci-dessus), à savoir une chute du requérant par terre le front contre le sol. La Cour considère donc que l’explication fournie n’est pas déraisonnable. Au demeurant, elle observe que le requérant n’a pas contesté la décision mettant fin à l’enquête préliminaire devant les autorités nationales (paragraphe 15 in fine ci-dessus).

    47.  S’agissant de l’allégation du requérant faite devant la Cour, selon laquelle les policiers ont continué à le frapper même après l’avoir immobilisé et menotté, et ont ensuite recommencé dans les locaux du commissariat de police, la Cour note que l’intéressé n’a présenté aucun élément à l’appui de ses dires. D’une part, il n’a donné de ces prétendus mauvais traitements aucun descriptif que la Cour puisse confronter aux données médicales, relevées au paragraphe précédent. D’autre part, aucun document médical présenté par les deux parties ne fait état de lésions autres que celles infligées au moment de l’interpellation. Ainsi, la Cour ne dispose pas d’éléments permettant de s’écarter des conclusions de l’enquête nationale.

    48.  S’agissant de la proportionnalité du recours à la force par la police, la Cour note que les policiers disposaient d’informations selon lesquelles le requérant présentait un danger pour la vie ou la santé d’autrui. En effet, ils avaient pour information que le requérant était armé et avait tué leur collègue au moyen de l’arme en question. La Cour note que, en outre, le requérant ne s’est pas conformé à l’ordre des policiers de s’arrêter et a pris la fuite. Au vu des considérations détaillées aux paragraphes précédents, la Cour accepte que le recours à la force était proportionné et absolument nécessaire au vu des circonstances de l’espèce.

    49.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut à la non-violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne l’incident susmentionné.

    ii.  Sur l’allégation de mauvais traitements le 8 avril 2004

    50.  La Cour note que le 8 avril 2004, le lendemain de l’arrestation, le requérant a été transporté sur le lieu du crime pour une reconstitution des faits, et qu’il affirme avoir à cette occasion été frappé par des policiers avec une violence à l’origine d’un grave dommage pour sa santé, à savoir l’ablation de la rate qu’il a dû subir ensuite. La Cour constate qu’effectivement, le requérant a été hospitalisé quatre jours plus tard - dans la nuit du 12 au 13 avril 2004 - à l’hôpital civil no4 de Moscou, où une opération chirurgicale d’ablation de la rate a été réalisée (paragraphe 10 ci-dessus).

    La Cour observe qu’en outre, l’expert légiste a relevé dans son rapport du 15 juin 2004 une ecchymose sur le contour de l’œil gauche et une ecchymose sur le côté gauche de la cage thoracique du requérant, dont il situait l’apparition à une date correspondant à la période en question, c’est-à-dire entre le 8 et le 12 avril (paragraphe 14 ci-dessus).

    51.  La Cour relève par ailleurs que, depuis son arrestation, le requérant est demeuré constamment sous le contrôle des autorités. Le Gouvernement se trouve, par conséquent, dans l’obligation de présenter une explication plausible de la manière dont les lésions en question ont été subies.

    Or, à la lecture de la position du Gouvernement, qui reconnaît la présence des lésions susmentionnées, la Cour observe que l’origine desdites lésions n’y reçoit aucune explication (paragraphe 36 ci-dessus). La Cour relève en outre que l’instruction pénale interne n’a pas abouti à un résultat satisfaisant (paragraphe 61 ci-dessous).

    52.  Dans ces circonstances, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas présenté des explications suffisantes permettant de croire que les lésions corporelles susmentionnées aient une autre origine que des mauvais traitements infligés par les policiers à la date indiquée par le requérant, à savoir le 8 avril 2004.

    53.  Quant à la gravité des faits établis, la Cour prend en considération l’intensité des actes en question et le fait que les mauvais traitements subis par le requérant lui ont été infligés de manière intentionnelle par des agents de l’État agissant dans l’exercice de leurs fonctions. Eu égard à ces éléments, la Cour estime dès lors que les actes dénoncés s’analysent en un traitement inhumain et dégradant (Markaryan c. Russie, no 12102/05, § 62, 4 avril 2013, et Zayev c. Russie, no 36552/05, § 97, 16 avril 2015).

    54.  Les éléments précédents permettent à la Cour de conclure que les traitements subis par le requérant le 8 avril 2004 ont emporté violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.

    2.  Sur l’effectivité de l’enquête

    a)  Les principes généraux

    55.  La Cour considère que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil, 1998-VIII)

    56.  Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens : l’enquête ne doit pas nécessairement arriver à une conclusion qui coïncide avec la version des faits présentée par le plaignant. Toutefois, elle doit également être effective en ce sens qu’elle doit pouvoir conduire à l’identification et au châtiment des responsables (voir, parmi beaucoup d’autres, Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 132, 29 juillet 2010). Il faut, entre autres, qu’elle permette de déterminer si la force utilisée était ou non justifiée dans les circonstances de l’espèce.

    57.  Pour qu’une enquête relative à une allégation de mauvais traitements puisse passer pour effective, elle doit être approfondie. Cela signifie que les autorités doivent entreprendre des démarches appropriées pour établir ce qui s’est passé et ne doivent pas se fier à des conclusions hâtives et mal fondées pour motiver leurs décisions à l’issue de l’enquête, et notamment pour clôturer celle-ci (Assenov et autres, précité, § 103 et suiv., et Markaryan, précité, § 55). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, un exposé détaillé des faits par la victime présumée, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte-rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Davitidze, précité, § 100).

    58.  En outre, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III). De surcroît, une exigence de célérité et de diligence raisonnables est implicite dans ce contexte (Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 37, 18 octobre 2001). Une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (voir, mutatis mutandis, Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011). Enfin, il doit y avoir un élément suffisant de contrôle public de l’enquête ou de ses résultats. Le degré de contrôle public requis peut varier d’une affaire à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête est indispensable (El-Masri, précité, § 185, CEDH 2012).

    b)  L’application de ces principes au cas d’espèce

    59.  La Cour observe qu’il n’y a pas de controverse entre les parties tant sur le nombre et la localisation des lésions corporelles relevées lors de l’examen médical (paragraphe 14 ci-dessus) que sur le fait que ces lésions ont été subies par le requérant lorsqu’il était sous le contrôle de la police. La Cour estime que ces lésions ont atteint le seuil minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Les autorités compétentes russes se trouvaient dès lors dans l’obligation de conduire une enquête effective au sens de cette disposition.

    i.  Sur le caractère approfondi de l’instruction

    60.  La Cour note que les autorités nationales chargées de l’enquête ont en partie expliqué l’origine de certaines lésions corporelles du requérant par le recours légitime à la force lors de l’arrestation (paragraphe 15 ci-dessus). Toutefois, les autres lésions n’ont reçu aucune explication (paragraphe 51 ci-dessus). En ce qui concerne ces dernières lésions, la Cour note que les autorités russes ont mené une enquête préliminaire, mais que celle-ci n’a abouti à l’ouverture d’une instruction pénale, selon l’article 146 du code de procédure pénale (voir, a contrario, Lyapin, précité, §§ 128-136), que 84 jours après la date des mauvais traitements dénoncés et de l’hospitalisation du requérant, ce qui excédait le terme imparti à cet effet par l’article 144 du code de procédure pénale (paragraphe 33 ci-dessus).

    Or, il convient de rappeler qu’au nombre des éléments importants pour apprécier l’effectivité de l’enquête, et notamment pour vérifier si les autorités avaient la volonté d’identifier et de poursuivre les responsables, figure la célérité avec laquelle elle est ouverte et conduite (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 121, CEDH 2010). Tout retard, en particulier dans l’ouverture de l’instruction, est de nature à avoir un effet négatif irréversible compromettant la capacité de l’instruction à faire la lumière sur les faits (Kopylov, précité, § 137, et Shishkin c. Russie, no 18280/04, § 100, 7 juillet 2011). Dans la présente affaire, la Cour estime que rien ne peut expliquer le retard observé.

    61.  S’agissant de la conduite de l’instruction, la Cour note que celle-ci, qui a été suspendue à maintes reprises, s’est étalée sur neuf ans, à savoir du 2 juillet 2004, date de son ouverture, au 28 mars 2013, date de la dernière levée de suspension. La Cour trouve inexplicable l’inertie des autorités dans l’identification des policiers impliqués dans l’incident, malgré les relances régulières du requérant (paragraphes 20, 25 et 26 ci-dessus). Cette identification n’a été effectuée qu’en 2013, après la communication de la requête au Gouvernement (paragraphe 30 ci-dessus). Aucune explication n’a été donnée à cette inaction.

    ii.  Sur le contrôle « public » de l’instruction

    62.  La Cour note que l’intéressé s’est vu refuser le droit de prendre connaissance du dossier au motif que l’instruction était en cours et que pareil accès ne serait possible qu’à la fin de l’instruction (paragraphe 28 ci-dessus). Or l’article 42 du code de procédure pénale, tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle de Russie (paragraphe 34 ci-dessus), ne mettait aucun obstacle à l’accès de la victime aux informations pertinentes du dossier pénal au stade de l’instruction, notamment en cas de suspension de celle-ci, afin de pouvoir, notamment, contester en justice les décisions de l’enquêteur.

  1. .  La Cour observe, en second lieu, que le requérant n’était tenu informé de la suspension de l’instruction que par de simples lettres qui, contrairement aux décisions proprement dites de l’enquêteur, ne permettaient pas de juger des actes d’instruction accomplis (paragraphe 22 ci‑dessus). Qui plus est, certaines lettres ont été envoyées avec un retard important (paragraphes 19 et 26 ci-dessus).
  2. 64.  La Cour relève qu’en l’occurrence la victime n’avait pas la possibilité de suivre l’évolution de l’instruction pénale, puisque la lecture du dossier lui était refusée et que les motifs des décisions de suspension ne lui étaient pas communiqués. Ainsi, la Cour constate que, malgré les dispositions légales relatives à la qualité de victime et aux droits s’y attachant, les autorités nationales n’ont pas permis un contrôle « public » de l’instruction et de ses résultats par le principal intéressé.

    iii.  Conclusion

    65.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’instruction pénale menée à la suite de l’allégation du requérant n’a pas rempli la condition d’« effectivité » requise. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

    II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

    66.  S’agissant des autres griefs soulevés, eu égard au contenu du dossier et dans la mesure où ils relèvent de sa compétence, la Cour estime que ces griefs ne révèlent pas de violations des droits consacrés par la Convention et ses Protocoles.

    67.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    68.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    69.  Le requérant réclame 200 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

    70.  Se référant aux arrêts Samoïlov c. Russie, no 64398/01, 2 octobre 2008 et Gladychev c. Russie, no 2807/04, 30 juillet 2009, le Gouvernement que la somme réclamée par le requérant est excessive. Il estime que si la Cour conclut à la violation de la Convention, ce constat constituera en soi une satisfaction équitable suffisante.

    71.  Au vu des circonstances de l’espèce, et eu égard au constat de violation de l’article 3 de la Convention, tant dans son volet matériel que dans son volet procédural, auquel elle est parvenue, la Cour considère que l’intéressé a nécessairement connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation opéré par le présent arrêt. Elle estime toutefois que la somme réclamée est excessive. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime qu’il y a lieu de fixer à 10 000 EUR la somme à allouer au requérant au titre du dommage moral.

    B.  Frais et dépens

    72.  Le requérant demande également 5 850 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

    73.  Le Gouvernement estime que cette somme est déraisonnable et excessive. Au demeurant, il observe que le requérant n’a présenté aucun décompte fiable attestant de l’étendue du travail accompli.

    74.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable un montant de 3 600 EUR, dont il faut déduire les 850 EUR déjà versés dans le cadre de l’assistance judiciaire. La Cour accorde donc au requérant 2 750 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

    C.  Intérêts moratoires

    75.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne l’incident ayant eu lieu la nuit du 6 au 7 avril 2004 ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne l’incident du 8 avril 2004 ;

     

    4.  Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;

     

    5.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii.  2 750 EUR (deux mille sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Marialena Tsirli                                                                 Luis López Guerra
    Greffière adjointe                                                                       Président


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