BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?
No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!
[Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback] | ||
European Court of Human Rights |
||
You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> HOALGA AND OTHERS v. ROMANIA - 76672/12 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 262 (15 March 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/262.html Cite as: [2016] ECHR 262 |
[New search] [Contents list] [Printable RTF version] [Help]
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE HOALGĂ ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requête no 76672/12)
ARRÊT
STRASBOURG
15 mars 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hoalgă et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 février 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76672/12) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Adrian Hoalgă, Adrian Cornel Leleşan et Rusalin Viorel Săcârcea (« les requérants »), ont saisi la Cour le 14 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me I.C. Prunaru, avocat à Braşov. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Catrinel Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants allèguent en particulier avoir subi des mauvais traitements de la part de gendarmes qui les auraient interpellés et conduits de force dans un poste de la gendarmerie et ultérieurement les auraient agressés. Ils disent en outre avoir, à la même occasion, été privés de liberté sans base légale pendant huit heures. Ils invoquent les articles 3, 5 et 6 §§ 1, 2 et 3 de la Convention.
4. Le 19 juin 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. À la suite du déport de Mme Iulia Antoanella Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), M. Krzysztof Wojtyczek a été désigné pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du Règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Les requérants sont nés respectivement en 1978, 1976 et 1979 et résident à Petroş et Haţeg.
A. Les événements du 1er janvier 2011 à la station de ski « Parâng »
7. Dans l’après-midi du 1er janvier 2011, une altercation survint entre les trois requérants et les quatre gendarmes de la station de ski de Parâng (« la station »), à la suite de l’interpellation par un gendarme d’E.O.N., un proche des requérants qui aurait utilisé sa luge sur une piste de ski. Les trois requérants furent immobilisés, menottés et conduits au poste de gendarmerie de la station.
8. Vers 16 heures, un procès-verbal de contravention visant E.O.N. fut dressé par un gendarme dans les locaux du poste.
9. À 16 h 16, les trois autres gendarmes établirent des rapports sur les circonstances de l’emploi de la force et des moyens dont ils disposaient contre les requérants. Les rapports mentionnaient que les requérants étaient sous l’influence de l’alcool et s’étaient montrés violents.
10. Vers 16 h 20, les trois requérants furent soumis à des fouilles corporelles.
11. À des heures non précisées, les gendarmes rédigèrent des rapports sur les événements de l’après-midi.
12. À 20 heures, les gendarmes dressèrent un procès-verbal au même sujet. Les faits y étaient, en substance, relatés comme suit :
- Les gendarmes de la station avaient été répartis en deux patrouilles de deux gendarmes chacune. Une de ces patrouilles avait interpellé le dénommé E.O.N., qui était descendu avec une luge sur une piste de ski, et l’avait conduit au poste de gendarmerie afin de dresser un procès-verbal de contravention. Trois hommes du groupe qui accompagnait E.O.N. étaient venus rapidement au poste de gendarmerie dans l’intention de l’en sortir. Deux de ces hommes avaient pénétré dans le poste de gendarmerie, où ils avaient agressé et injurié le gendarme I.A. Le gendarme B.M., qui s’était posté devant la porte pour tenter de les empêcher d’entrer, avait été mis à terre par un homme du groupe, qui lui avait porté un coup de poing au visage. Les trois hommes avaient tenté de fuir, mais ils avaient été appréhendés par les deux gendarmes avec l’aide des pisteurs-secouristes présents et des gendarmes de la deuxième patrouille, qui avaient été appelés entre-temps en renfort. Les trois hommes s’étaient montrés agressifs et avaient injurié les gendarmes lorsque ceux-ci les avaient conduits au poste de gendarmerie. En conséquence, les gendarmes avaient employé la force à leur encontre et les avaient menottés. Au cours des événements, les gendarmes avaient été l’objet d’agressions d’ordre psychique, physique et verbal de la part des épouses des trois hommes.
13. Le procès-verbal indiquait, en substance, qu’ensuite :
- Les gendarmes avaient fait des démarches en vue de l’identification des trois hommes (les requérants de la présente requête), qui n’étaient pas en possession de leurs pièces d’identité. Ces derniers avaient fait des déclarations écrites. Le requérant Hoalgă avait déposé dans le sens que les deux autres étaient entrés dans le poste de gendarmerie afin d’intervenir en vue de la libération d’E.O.N. et qu’ils avaient bousculé un gendarme. Il avait précisé que dans cette bousculade, le deuxième gendarme avait reçu un coup de poing au visage. Les deux autres requérants avaient déclaré qu’ils étaient intervenus afin de libérer E.O.N.
14. Le procès-verbal exposait en outre les déclarations de six témoins oculaires, y compris E.O.N., qui avaient confirmé la version des faits présentée par les gendarmes. E.O.N. avait reconnu, lui aussi, que les trois requérants avaient bousculé les gendarmes et que le requérant Hoalgă avait porté un coup de poing au visage de l’un d’entre eux.
15. Enfin, le
procès-verbal mentionnait que les requérants Hoalgă et Săcârcea avaient soutenu que leurs dépositions avaient été
faites sous la pression. Les requérants avaient, tous les trois, refusé de
signer le
procès-verbal. Dans ces conditions, le procès-verbal leur avait été lu dans son
intégralité, en présence d’un témoin.
16. Le 1er janvier 2011, à une heure non précisée, l’inspection départementale de la gendarmerie informa le parquet près le tribunal de première instance de Petroşani sur les événements et les personnes impliquées.
17. Le 2 janvier 2011, des procès-verbaux de contravention furent dressés à l’encontre des requérants Săcârcea et Leleşan pour avoir pénétré illégalement dans le poste de la gendarmerie de la station de ski de Parâng et pour avoir refusé d’obtempérer quand les agents de l’État leur avaient demandé de sortir. D’après les informations fournies par le Gouvernement, les contestations formées par les deux requérants contre ces procès-verbaux ont été rejetées par des décisions définitives des tribunaux nationaux des 22 juin 2011 et 14 mars 2013, respectivement.
B. Les examens médicaux
18. Selon un certificat médicolégal du 4 janvier 2011, tel que complété les 11 et 24 janvier et le 8 février 2011, le requérant Hoalgă présentait plusieurs excoriations au niveau du front et de l’œil droit et deux hématomes frontaux et temporaux, ainsi que des ecchymoses et des excoriations au niveau du dos, de la hanche, des jambes, du bras droit et des doigts des deux mains, qui avaient nécessité 35 à 36 jours de soins médicaux. Ces lésions avaient été provoquées par des coups répétés avec un objet contondant.
19. Selon un certificat médicolégal du 4 janvier 2011, tel que complété le 12 janvier 2011, le requérant Leleşan présentait un polytraumatisme du thorax avec fracture d’une côte ainsi que de multiples ecchymoses et excoriations au niveau des deux jambes et de l’épaule gauche qui avaient nécessité 21 à 22 jours de soins médicaux. Ces lésions avaient été provoquées par des coups répétés avec un objet contondant.
20. Selon un certificat médicolégal du 4 janvier 2011, tel que complété les 11 et 24 janvier et le 8 février 2011, le requérant Săcârcea présentait des ecchymoses et des excoriations au niveau du front, du nez, de la tête, des bras et des jambes qui avaient nécessité 35 à 36 jours de soins médicaux. Ces lésions avaient été provoquées par des coups répétés avec un objet contondant.
21. Selon un
certificat médicolégal du 6 janvier 2011, tel que complété le 20 janvier 2011,
le gendarme B.M. présentait un traumatisme
cranio-facial, une excoriation de la main gauche, des ecchymoses discrètes des
paupières, une excoriation du genou gauche et une contusion scapulaire gauche
qui avaient nécessité 23 à 24 jours de soins médicaux. Ces lésions avaient été provoquées
par des coups avec un objet contondant.
C. L’enquête disciplinaire contre les gendarmes
22. Le 3 janvier 2011, le requérant Leleşan déposa une plainte auprès de la direction générale départementale de la gendarmerie dénonçant les mauvais traitements qu’il aurait subis de la part des gendarmes à la station de ski de Parâng deux jours auparavant.
23. Le même jour, l’épouse du requérant Leleşan et E.O.N., lequel était accompagné par son père, demandèrent une audience à l’inspecteur en chef de la gendarmerie, qui les accueillit le jour même. E.O.N. déclara qu’il n’avait pas été frappé par les gendarmes, mais que sa déposition du 1er janvier 2011 avait été donnée sous la pression. L’épouse du requérant Leleşan déclara que les gendarmes les auraient menacés avec un pistolet.
24. Le même jour, une commission d’enquête interne fut créée au sein de la direction générale départementale de la gendarmerie et chargée de vérifier les allégations susmentionnées. Du 4 au 24 janvier 2011, la commission fit plusieurs démarches : elle étudia les documents concernant la mission de protection de l’ordre public des gendarmes impliqués dans les événements, leurs rapports concernant les événements rédigés le 1er janvier 2011, ainsi que leurs rapports relatifs à l’emploi de la force dressés le même jour, les nouveaux rapports dressés le 4 janvier 2011 à la demande de la commission d’enquête, et les dépositions faites par les requérants à cette occasion ; elle entendit sept témoins oculaires qu’elle avait identifiés et consigna le contenu des discussions avec trois autres témoins oculaires et avec le requérant Leleşan, qui avait refusé d’indiquer d’autres témoins oculaires. La commission prit contact par téléphone avec le requérant Săcârcea et avec E.O.N., qui refusèrent tous deux de rencontrer les membres de la commission. Le requérant Hoalgă ne put être joint par téléphone.
25. Dans son rapport du 24 janvier 2011, la commission d’enquête indiqua en substance ceci :
- Les allégations du requérant Leleşan et de son épouse ainsi que celles de E.O.N. concernant l’emploi injustifié de la force par les quatre gendarmes étaient contredites par les rapports des gendarmes et par les dépositions des témoins oculaires, qui avaient déclaré que les gendarmes avaient dû employer la force uniquement afin d’immobiliser les trois requérants qui étaient devenus agressifs, l’un d’entre eux ayant même mis à terre et frappé l’un des gendarmes. Les allégations du requérant Leleşan au sujet de son agression ainsi que celles des autres requérants, selon lesquelles ils seraient restés à l’intérieur du poste de gendarmerie pendant environ une heure, durée qui aurait été émaillée de hurlements de douleur, étaient infirmées par les déclarations de plusieurs témoins oculaires qui se trouvaient au même moment dans le bureau des pisteurs-secouristes, bureau qui avait un mur commun avec le poste de gendarmerie et qui permettait d’entendre facilement ce qui se passait de l’autre côté. Ces témoins avaient nié avoir entendu des cris ou d’autres bruits provenant du poste de gendarmerie. D’autres témoins avaient déclaré qu’à aucun moment, les gendarmes n’avaient utilisé leurs armes et cela, alors même que les personnes qui assistaient aux événements les y encourageaient.
La commission d’enquête conclut que la préparation de la mission des gendarmes avait respecté les dispositions légales, que ceux-ci avaient bénéficié de la formation adéquate en la matière, et qu’ils avaient appliqué les procédures prescrites pour la situation créée, de sorte qu’aucune faute disciplinaire ne pouvait leur être imputée. La commission nota en outre que la plainte du requérant s’apparentait à une plainte pénale du chef de comportement abusif et nota que, d’ailleurs, le parquet militaire était déjà saisi d’une telle plainte pénale.
D. L’enquête pénale menée par les autorités sur la plainte pénale des requérants
26. En janvier 2011, les trois requérants déposèrent des plaintes pénales contre les quatre gendarmes de la station de ski de Parâng, dénonçant les mauvais traitements prétendument subis de leur part le 1er janvier 2011. Ils complétèrent celles-ci par la suite, précisant que leurs chefs de plainte étaient les suivants : comportement abusif (article 250 du code pénal (« CP »), atteinte à l’intégrité corporelle (article 181 du CP), abus d’autorité contre des particuliers (article 246 du CP), faux (article 289 du CP) et privation illégale de liberté (article 189 du CP). Ces plaintes furent déposées auprès de la police de Petroşani, du parquet près le tribunal de première instance de Petroşani et du parquet militaire près le tribunal militaire de Timişoara (ci-après « le parquet militaire »). Les requérants se constituèrent parties civiles et furent représentés par un avocat tout au long de la procédure.
27. Dans leurs plaintes et explications ultérieures, les trois requérants donnèrent leur version des faits, qui peut se résumer comme suit :
- Le 1er janvier 2011, ils se trouvaient sur une piste de ski de la station de Parâng avec leurs familles et plusieurs amis. Vers 15 h 30, un gendarme interpella E.O.N., un ami des requérants, et l’invita à le suivre au poste de gendarmerie de la station. Devant le refus de celui-ci de faire suite à cette invitation, le gendarme le prit par le col de sa veste et le poussa en direction du poste. Le requérant Leleşan intervint, en demandant les raisons de l’interpellation de son ami. Le gendarme se retourna vers lui, l’attrapa par ses vêtements et le poussa en direction du poste de gendarmerie.
- Les deux autres requérants, arrivés entre-temps devant le poste, sollicitèrent la libération de leurs amis. Ils furent frappés et ensuite immobilisés à terre et menottés par trois autres gendarmes. Sous la menace d’un pistolet, ils furent ensuite conduits, tour à tour, à l’intérieur du poste.
- Pendant quatre heures, les gendarmes portèrent, à plusieurs reprises, des coups de poing et de pied aux trois requérants menottés. Ils furent également frappés au moyen d’objets contondants (matraque, manche à balai) ou bien se virent cogner la tête contre les murs. Le requérant Săcârcea perdit connaissance et les gendarmes durent l’asperger d’eau afin qu’il reprenne connaissance. Les gendarmes obligèrent les requérants à laver le plancher et les murs salis de sang.
- Les requérants furent ensuite forcés à faire des dépositions conformes à la volonté des gendarmes.
- Vers 23 h 30, après l’arrivée des supérieurs des gendarmes et d’un officier judiciaire de la gendarmerie, les requérants furent autorisés à quitter le poste de gendarmerie.
- Les requérants n’avaient été agressifs et n’avaient proféré de menaces ou d’injures à l’encontre des gendarmes à aucun moment de la journée.
- Le lendemain, ils se présentèrent à l’hôpital de Hunedoara où on décida leur hospitalisation jusqu’au 7 janvier 2011. Le requérant Hoalgă fut hospitalisé à nouveau du 12 au 19 janvier ; on diagnostiqua un traumatisme thoraco-abdominal et une hémorragie sous-conjonctivale.
28. Les requérants versèrent au dossier des certificats médicolégaux (paragraphes 18-20 ci-dessus) et des photographies prises avant l’incident, afin de montrer qu’ils ne présentaient alors aucune trace d’agression, et des photographies prises après leur rétention dans le poste de gendarmerie, illustrant les traces de violence visibles sur différentes parties de leurs corps. Ils versèrent également un enregistrement vidéo présentant plusieurs gendarmes qui essayaient de faire entrer de force une personne dans le poste de la gendarmerie, alors que cette personne s’y opposait fermement en s’accrochant à la porte d’entrée, ainsi que trois autres enregistrements dans lesquels ils dénonçaient les mauvais traitements qu’ils auraient subis de la part des gendarmes.
29. D’autres photographies présentant le poste de gendarmerie de la station de ski de Parâng ainsi qu’un gendarme dont la prothèse dentaire s’était détachée furent versés au dossier.
30. L’affaire fut renvoyée devant le parquet militaire.
31. Par une décision du 28 mars 2011, le parquet militaire ouvrit des poursuites pénales contre les gendarmes.
32. Le 29 mars 2011, le parquet militaire entendit les requérants, qui confirmèrent et complétèrent la version des faits présentée dans leurs plaintes.
Le requérant Leleşan précisa qu’il ne s’était pas opposé à entrer dans les locaux de la gendarmerie à l’invitation des agents de l’État, mais que les deux autres requérants y avaient opposé une certaine résistance sans pour autant riposter avec violence. Il mentionna pour la première fois que les gendarmes auraient repeint une partie des murs salis de sang. Les requérants Hoalgă et Săcârcea ajoutèrent que le chef des gendarmes, arrivé sur place dans l’après-midi et très énervé d’avoir dû faire le déplacement, leur avait porté des coups aux jambes et des coups de poing à la tête. Le requérant Hoalgă affirma que, par peur, il avait refusé d’entrer dans les locaux de la gendarmerie à l’invitation des gendarmes ; que, après avoir assisté à l’immobilisation violente du requérant Săcârcea, il avait essayé de s’échapper, mais sans succès ; et que, une fois à l’intérieur du poste de gendarmerie, le requérant Săcârcea avait été frappé au dos et à la tête avec une manche de balai. Le requérant Săcârcea mentionna qu’il avait dit aux gendarmes qu’il refusait d’entrer dans le poste de gendarmerie et qu’il était prêt à leur donner sa pièce d’identité si des mesures à son encontre devaient être prises. Les requérants déclarèrent tous qu’ils n’étaient pas sous l’influence de l’alcool le 1er janvier 2011 et que, d’ailleurs, leur religion d’appartenance interdit la consommation d’alcool.
33. Le 29 mars 2011, le parquet militaire entendit six témoins oculaires proposés par les requérants, témoins qui faisaient partie du groupe qui les accompagnait le jour de l’incident. Ces témoins confirmèrent la version des faits des requérants et la plupart d’entre eux mentionnèrent que les requérants étaient sortis du poste de gendarmerie « vers 23 h 30 » ou « après [une durée d’] environ huit heures ».
34. Le 13 avril 2011, le parquet entendit également les quatre gendarmes impliqués dans l’incident. Leur version peut se résumer ainsi :
- L’un d’eux avait interpellé E.O.N., afin de le conduire au poste de gendarmerie et de dresser un procès-verbal de contravention au motif que celui-ci avait illégalement fait de la luge sur une piste de ski. Deux des requérants avaient pénétré dans le poste de gendarmerie et bousculé un gendarme. Le requérant Hoalgă avait porté un coup de poing au visage à un autre gendarme et l’avait renversé. Les autres gendarmes étaient alors intervenus afin de conduire tous les requérants à l’intérieur du poste. À cette fin, ils avaient dû employer la force (immobilisation des bras par flexion, emploi des menottes et immobilisation à terre), en raison de l’opposition violente des requérants.
Le gendarme I.A. précisa qu’au cours de l’immobilisation du requérant Săcârcea, qui était devenu très violent, celui-ci était tombé par terre, sur le ventre et qu’il lui avait alors mis un genou dans le dos pour lui passer les menottes ; et que, une fois à l’intérieur du poste, après dix minutes, ils avaient démenotté les requérants et procédé à leur identification, à leur fouille corporelle et à d’autres mesures préalables requises pour l’ouverture d’une procédure pour outrage. Les gendarmes nièrent avoir d’une quelconque manière agressé, menacé ou injurié les requérants. L’un des gendarmes affirma que les formalités avaient pris fin vers 22 ou 23 heures avec la présentation du procès-verbal de constat du délit pénal d’outrage et la consignation des mentions souhaitées par les requérants.
35. Le 27 avril 2011, le parquet militaire entendit six témoins oculaires proposés par les gendarmes, dont certains qui les avaient aidés à immobiliser les requérants. Ces témoins confirmèrent la version des faits des gendarmes.
36. Le 26 avril 2011, le parquet militaire ordonna la réalisation d’une expertise médicolégale à l’égard du gendarme qui avait déposé un certificat médical attestant qu’il présentait des lésions, y compris des traumatismes dentaires, qui avaient nécessité plusieurs jours de soins médicaux (paragraphe 21 ci-dessus).
37. De l’expertise médicolégale réalisée le 12 mai 2011, il ressortit :
- que le gendarme présentait plusieurs lésions, qui avaient nécessité sept à huit jours de soins médicaux ;
- qu’on ne pouvait pas établir de lien de causalité entre les lésions précitées et les problèmes qui avaient été identifiés lors d’un contrôle dentaire (prothèse dentaire détachée), d’autant plus qu’aucun traumatisme n’avait été décelé dans la zone bucco-dentaire.
38. Par une décision du 17 mai 2011, le parquet militaire rejeta la demande des gendarmes tendant à la réalisation d’expertises médicolégales à l’égard des requérants.
39. Le 30 juin 2011, le parquet militaire entendit M.P., un officier de gendarmerie qui s’était déplacé le 1er janvier 2011 au poste de gendarmerie de la station de ski de Parâng. En substance, il déclara notamment ceci :
- Il n’avait pas aperçu de traces de violence sur les requérants, ni de sang sur les murs, comme ceux-ci l’affirmaient, ni non plus de mobilier cassé ou d’autres dégâts, ni rien qui laissât à penser que les murs avaient été fraîchement repeints. Il était demeuré sur place jusqu’à l’arrivée de S.B., officier judiciaire de la gendarmerie.
40. Le même jour, le parquet militaire entendit S.B., qui donna en substance les indications suivantes :
- Il était arrivé au poste de gendarmerie de la station de ski de Parâng vers 23 heures, et y était demeuré environ trente minutes. Sa tâche était de vérifier les documents préalables établis par les gendarmes et de les transmettre à un procureur. Il n’avait pas remarqué de traces de violence sur les requérants ; en revanche, un gendarme lui avait montré une prothèse dentaire qui se serait détachée à la suite des agressions subies de la part des requérants.
41. Le 22 juillet 2011, le parquet militaire ordonna la réalisation d’un test polygraphique à l’égard des gendarmes. Les questions portaient sur d’éventuels mauvais traitements de leur part ou des actions d’effacement des traces de tels traitements.
42. Le 4 août 2011, les gendarmes furent soumis au test du polygraphe auprès de la direction départementale de police de Timişoara. Ils nièrent tout mauvais traitement sur la personne des requérants, sans que le test ne révèle de signes de mensonge ou de simulation. Les requérants ou leurs représentants ne purent ni assister à ce test, ni proposer préalablement des questions à poser aux intéressés.
43. Le 14 novembre 2011, le parquet militaire entendit V.S., le chef du poste de gendarmerie de la station de ski de Parâng. Celui-ci déclara notamment qu’il était arrivé au poste vers 18 heures et y était demeuré jusqu’à 22 heures.
44. Le rapport de la commission d’enquête interne de la gendarmerie portant sur les événements du 1er janvier 2011 (paragraphe 25 ci-dessus) ainsi que les rapports d’appréciation interne des quatre gendarmes furent versés au dossier.
45. À une date non précisée, le Service départemental d’information et de protection interne (« SIPI ») du ministère de l’Intérieur envoya une réponse à la demande du parquet militaire sur les informations dont il était en possession à l’égard des événements du 1er janvier 2011. Les informations recueillies par le SIPI peuvent se résumer comme suit :
- Lorsque les gendarmes de la station de ski de Parâng avaient interpellé et conduit E.O.N. au poste de gendarmerie en vue de l’application d’une sanction contraventionnelle, une altercation verbale éclata entre les gendarmes et les proches d’E.O.N., et des injures furent proférées envers les gendarmes. E.O.N. et ses proches étant devenus récalcitrants, la situation avait dégénéré, le gendarme B.M. ayant été agressé physiquement et mis à terre.
46. Par une décision du 28 novembre 2011, le parquet militaire clôtura les poursuites pénales ouvertes contre les quatre gendarmes.
Dans ses motifs, le parquet écarta tout d’abord les seules preuves directes de l’affaire, à savoir les dépositions des témoins à charge et à décharge, qu’il considéra comme étant subjectives car faites par des proches des requérants d’un côté, et par des gendarmes de l’autre. S’agissant du restant des preuves recueillies, le parquet nota que seules les photographies qui montraient les requérants avant l’incident sans aucune trace de violence pouvaient être prises en compte, car elles étaient datées du 1er janvier 2011. En revanche, les photographies montrant des traces de violence visibles sur différentes parties du corps des requérants et la photographie montrant un gendarme présentant une prothèse dentaire détachée n’étaient pas datées et ne pouvaient dès lors être prises en compte. Tel était également le cas pour les enregistrements vidéos produits au dossier par les requérants, enregistrements qui d’ailleurs ne faisaient apparaître aucun acte d’agression à leur encontre. Furent également écartées les dépositions du supérieur hiérarchique des gendarmes et de l’officier judiciaire de la gendarmerie, en raison du fait que ceux-ci faisaient partie de la même structure militaire que les gendarmes.
Le parquet nota en outre que la réponse du SIPI et les résultats du test du polygraphe confirmaient la version des faits des gendarmes. Il prit note également des bonnes appréciations obtenues par les gendarmes dans l’exercice de leurs attributions. Le parquet cita également le rapport de l’enquête interne de la gendarmerie invoqué par les gendarmes à l’appui de leurs arguments.
Au vu de tous les éléments ainsi retenus, le parquet considéra :
- que les gendarmes avaient agi en conformité avec les dispositions des articles 19 et 29 de la loi no 550/2004 sur l’organisation et le fonctionnement de la gendarmerie, qui autorisent les gendarmes à rétablir l’ordre et à employer la force et les moyens dont ils sont dotés à cette fin en cas d’actes de violence : en l’espèce, l’action d’immobilisation des gendarmes avait été rendue nécessaire par le comportement des requérants ;
- que, par conséquent, les gendarmes n’étaient pas coupables de comportement abusif, l’élément intentionnel faisant défaut ;
- que les gendarmes n’avaient pas privé les requérants de liberté de manière illégale : les requérants avaient été conduits au poste de gendarmerie en vue de l’ouverture d’une procédure pénale pour outrage, et un certain laps de temps était nécessaire pour les fouilles corporelles, le recueil de leurs déclarations écrites et la rédaction des procès-verbaux de contravention.
Au sujet du chef des gendarmes - dont, après l’ouverture des poursuites pénales, les requérants Hoalgă et Săcârcea avaient dit que, arrivé sur place dans l’après-midi, il leur avait porté des coups aux jambes et des coups de poing à la tête -, à la lumière des conclusions exposées antérieurement, le parquet militaire décida également un non-lieu.
47. Les requérants contestèrent la décision du parquet devant le procureur en chef du parquet et, ultérieurement, devant le tribunal militaire de Timişoara. Ils soutenaient :
- que c’était à tort que le parquet avait refusé de joindre l’affaire à la procédure distincte portant sur l’outrage allégué par les gendarmes (paragraphe 50 ci-dessous) ;
- que le parquet avait méconnu le principe de l’égalité des armes, en se fondant sur un rapport d’enquête disciplinaire interne de la gendarmerie, ainsi que sur les résultats d’un test polygraphique réalisé en marge de la procédure pénale, sans que les requérants ou leurs représentants aient pu formuler préalablement des questions à poser aux intéressés ;
- que le parquet avait omis de procéder à des confrontations entre les témoins ou à un examen croisé des photographies, des documents médicaux et des déclarations des témoins ;
- que le parquet avait examiné les faits uniquement sous le chef de comportement abusif, omettant de se prononcer sur le délit pénal d’atteinte à l’intégrité physique ;
- que leur privation de liberté n’était pas compatible avec les dispositions de l’article 143 du code de procédure pénale régissant la garde à vue et de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention ;
- que le parquet avait négligé de vérifier si le temps qu’ils avaient effectivement passé dans les locaux de la gendarmerie était réellement nécessaire pour le recueil de leurs déclarations écrites ou l’établissement des procès-verbaux.
48. Par une décision du 4 janvier 2012, le procureur en chef du parquet militaire confirma la décision du 28 novembre 2011.
Au sujet des critiques d’ordre procédural, il considéra :
- que le parquet militaire était compétent pour examiner les plaintes des requérants dirigés contre les gendarmes, et qu’il ne s’imposait pas de joindre la procédure avec celle portant sur le délit pénal d’outrage ;
- que les arguments des requérants s’apparentaient plutôt à une critique de l’interprétation faite des preuves instruites dans le dossier ;
- que, si le test du polygraphe ordonné par le procureur militaire ne constituait pas un moyen de preuve prévu par le code de procédure roumain, il représentait néanmoins une méthode scientifique communément acceptée au niveau européen et international et un procédé sûr de détection des comportements simulés ; que, eu égard aux conditions spécifiques dans lesquelles le test se déroule, le principe du contradictoire ne peut être assuré et qu’en tout état de cause, en l’espèce, le test du polygraphe n’avait été qu’un élément, corroboré par d’autres preuves instruites dans le dossier ;
- pour ce qui était du rapport d’enquête interne de la gendarmerie, que les conclusions du parquet militaire étaient fondées sur les preuves instruites par lui-même et non sur ledit rapport ; que, toutefois, ledit rapport était un acte de l’autorité nationale pour laquelle travaillaient les prévenus, rapport concernant les mêmes événements que ceux qui faisaient l’objet des poursuites pénales, et que, dès lors, il ne pouvait pas être ignoré par le parquet militaire.
Eu égard à ces considérations, le procureur en chef conclut que le principe de l’égalité des armes n’avait pas été méconnu en l’espèce ; et cela d’autant plus que le parquet avait instruit toutes les preuves pertinentes, qu’il avait communiqué aux parties les mesures d’instruction prises, qu’il avait assumé un rôle actif et que les avocats choisis des parties avaient eu la possibilité d’assister aux différents actes de poursuite pénale.
Sur le fond, au vu des pièces du dossier, le procureur en chef conclut :
- que face aux réactions véhémentes et au refus farouche des suspects d’obtempérer aux injonctions justifiées des gendarmes, la riposte de ces derniers par le recours à la force était légitime ;
- que les requérants n’avaient été retenus dans le poste de gendarmerie que pour l’accomplissement des opérations procédurales réglementaires ; et que, partant, ils n’avaient pas subi une privation de liberté illégale au sens de l’article 189 du code pénal et de l’article 5 de la Convention.
49. Cette décision fut confirmée en dernier ressort par le tribunal militaire de Timişoara, le 16 mai 2012, après audition des requérants et des quatre gendarmes impliqués dans les événements. Le tribunal cita l’article 27 de la loi no 550/2004 sur l’organisation et le fonctionnement de la gendarmerie.
E. La procédure pénale concernant le délit pénal d’outrage
50. Le 3 janvier 2011, la direction de la gendarmerie de Hunedoara saisit le parquet près le tribunal de première instance de Petroşani d’une plainte pénale contre les requérants du chef d’outrage (article 239 du code pénal) et d’outrage aux bonnes mœurs et d’atteinte à l’ordre public (article 321 § 1 du code pénal) au sujet des événements du 1er janvier 2011, pour l’agression supposée de deux gendarmes.
51. Le 10 avril 2012, le parquet près le tribunal de première instance de Petroşani rendit une décision sur cette plainte.
Sur le plan de la culpabilité, le parquet énonça qu’il ressortait des déclarations des gendarmes et des huit témoins à charge que le requérant Hoalgă avait mis à terre un gendarme et lui avait porté un coup de poing, et que les requérants Leleşan et Săcârcea avaient frappé un autre gendarme ; et que les preuves instruites en l’espèce avaient permis d’établir que les requérants, après avoir été immobilisés par les gendarmes, étaient demeurés dans les locaux de la gendarmerie pour faire des dépositions jusqu’à environ 22 heures.
Parvenu ainsi à la conclusion que les requérants étaient bien coupables des faits reprochés, le parquet estima toutefois que leurs agissements ne présentaient pas une dangerosité sociale élevée, qui eût appelé une condamnation pénale : d’après les documents médicaux produits au dossier, l’un des gendarmes n’avait pas eu besoin de soins et le deuxième n’en avait eu besoin que quelques jours.
En conséquence, le parquet décida de clore les poursuites pénales engagées contre les requérants et de leur infliger à la place des amendes administratives, d’un montant de 800 lei roumains (ROL) pour les requérants Leleşan et Săcârcea et 1 000 ROL pour le requérant Hoalgă.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
52. Les dispositions pertinentes du droit interne sur les mesures préventives dans le cadre d’un procès pénal, à l’époque des faits, figurent dans l’arrêt Creangă c. Roumanie [GC] (no 29226/03, § 58, 23 février 2012).
53. En vertu de la loi no 550/2004 sur l’organisation et le fonctionnement de la gendarmerie, la gendarmerie est une structure militaire rattachée au ministère de l’Intérieur. Les gendarmes ont la qualité de militaires. Les poursuites à leur encontre pour des faits prohibés par la loi pénale relèvent, en vertu de leur qualité de militaires actifs, de la compétence des parquets et des tribunaux militaires.
Les articles pertinents de la loi sont ainsi libellés :
Article 19
« Les attributions de la gendarmerie nationale, à travers ses structures spécialisées, sont les suivantes :
a) la protection, par les moyens et méthodes prescrits par la loi, de la vie, de l’intégrité corporelle et de la liberté de [toute] personne, de la propriété publique et privée, et des intérêts légitimes des citoyens, de la communauté et de l’État (...)
(c) le rétablissement de l’ordre public lorsque celui-ci a été troublé par des actions ou faits contraires à la loi (...)
(e) le maintien de l’ordre public à titre préventif et la découverte des délits pénaux (infracțiuni), y compris dans les stations de montagne (...)
(q) le constat des contraventions et l’application des sanctions contraventionnelles, selon la loi.
(r) l’accomplissement, dans les conditions prévues par la loi et sur le fondement de l’article 214 du code de procédure pénale, des actes nécessaires pour l’ouverture des poursuites pénales du chef de délits pénaux constatés au cours de l’accomplissement de missions spécifiques. »
Article 27
« 1. Dans la mise en œuvre de ses attributions, selon la loi, le personnel militaire de la gendarmerie nationale est investi de l’exercice de l’autorité publique.
2. En vue de la mise en œuvre de ses attributions, le personnel susmentionné a les droits et les obligations suivants :
(...)
b) identifier toute personne contre laquelle il y a des indices raisonnables qu’elle a commis, est en train ou prévoit de commettre des faits qui constituent un délit pénal (infracțiune), ou une contravention, ainsi que les personnes demandant à [entrer] dans un périmètre à accès légalement restreint. (...) »
Article 29
« Dans l’exercice de leurs attributions professionnelles, le personnel militaire de la gendarmerie nationale utilise (...) les menottes (...) dans les cas suivants :
a) pour empêcher ou neutraliser les actions agressives de [toutes] personnes troublant gravement l’ordre public, si elles ne peuvent l’être par d’autres moyens légaux ;
b) à l’encontre de [toutes] personnes ayant pénétré illégalement dans les locaux des autorités publiques ou d’autres institutions d’intérêt public ou privé et qui se refusent à quitter immédiatement ces locaux, en dépit des avertissements et sommations [délivrés] ; ou à l’encontre de [tout] groupe organisé entravant le déroulement normal des activités sur les voies de communication, dans un espace public ou dans d’autres endroits importants ;
c) pour immobiliser les personnes ou les groupes qui provoquent du désordre et mettent en danger la vie, l’intégrité physique ou la santé d’autrui, portent atteinte à la propriété privée ou publique, commettent des actes d’outrage envers les forces de l’ordre ou d’autres dépositaires de l’autorité publique, ou troublant gravement l’ordre public par des actes de violence. »
Article 33
« L’usage des moyens prévus à l’article 29 se fait de manière graduée et ne doit pas dépasser les besoins réels pour l’immobilisation des personnes turbulentes ou agressives ou pour la neutralisation des actions illégales ; il cesse aussitôt que le but de la mission a été atteint. »
54. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, sont ainsi libellées :
Article 214
Les actes accomplis par les autorités habilitées à
constater
des délits pénaux (infracțiuni)
« 1. Sont tenus de procéder à l’audition de l’auteur présumé des faits (făptuitor) et des témoins oculaires ainsi que de dresser des procès-verbaux sur les circonstances concrètes de la commission d’un délit pénal (infracțiune) : (...)
(c) les officiers et les sous-officiers de la gendarmerie nationale, pour les délits pénaux constatés dans l’exercice de leurs missions spécifiques (...)
3. Les actes accomplis sont transmis au procureur dans un délai de trois jours après la découverte des faits constituant un délit pénal, sauf si la loi dispose autrement.
4. En cas de flagrant délit, les mêmes autorités ont l’obligation de déférer aussitôt au procureur l’auteur allégué des faits, ainsi que les actes dressés et les éléments matériels de preuve.
5. Les procès-verbaux dressés par ces autorités constituent des éléments de preuve. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
55. Les requérants allèguent avoir subi des mauvais traitements par l’emploi selon eux injustifié et disproportionné de la force par les gendarmes le 1er janvier 2011. Ils se plaignent en outre de n’avoir pas bénéficié d’un procès équitable, et cela à plusieurs titres. Ils invoquent les articles 3 et 6 §§ 1, 2 et 3 de la Convention.
La Cour considère qu’il y a lieu d’examiner ces griefs sous l’angle du seul article 3 de la Convention, dans ses volets matériel et procédural, lequel est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
56. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Sur les mauvais traitements allégués
a) Arguments des parties
57. Les requérants soutiennent qu’ils ont été victimes de mauvais traitements de la part des gendarmes lors de leur interpellation du 1er janvier 2011. Ils se réfèrent aux déclarations des témoins, aux certificats médicolégaux qui ont relevé des lésions causées par des coups répétés avec des objets contondants, ainsi qu’aux photographies montrant qu’ils n’avaient pas de blessures avant leur interpellation.
À cet égard, ils rappellent la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle lorsqu’une personne est blessée alors qu’elle se trouve entièrement sous le contrôle des agents de l’État, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). En pareil cas, rappellent-ils en citant en particulier l’affaire Selmouni c. France [GC] (no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V), c’est au Gouvernement qu’il appartient de fournir une explication plausible sur les origines de ces blessures et de produire des preuves établissant des faits qui fassent peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales.
58. Aux yeux des requérants, le Gouvernement n’a apporté aucune preuve sur la nécessité d’avoir fait recours à la force à leur encontre.
Toute thèse contraire est selon eux infirmée par la décision du parquet près le tribunal de première instance de Petroşani du 10 avril 2012, rendue dans la procédure pour outrage, qui a relevé que les agissements des requérants ne présentaient pas une dangerosité sociale élevée qui eût appelé une condamnation pénale.
À leur avis, même à supposer que leur comportement imposât une immobilisation, rien ne pouvait justifier des violences d’une telle gravité.
59. Les requérants soutiennent que l’intensité des coups portés par les gendarmes, ayant entraîné des multiples traumatismes, et reflétée dans le nombre élevé des jours de soins médicaux accordés, ainsi que la durée des mauvais traitements infligés, plusieurs heures dans un milieu fermé, permettent de conclure que les traitements dont ils ont été victimes revêtaient un caractère inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
60. Le Gouvernement affirme que les requérants n’ont pas subi de mauvais traitements et renvoie à cet effet aux dépositions des témoins recueillis par le parquet militaire. Il soutient que les lésions des requérants ont été causées lors d’une intervention légitime des gendarmes, qui avaient été insultés et agressés ; et qu’au cours de l’immobilisation, les requérants ont continué d’être extrêmement agressifs, en dépit des efforts des gendarmes de les calmer.
Le Gouvernement concède que les requérants ont fait l’objet d’un traitement dur. Mais, à ses yeux, la riposte des gendarmes s’imposait par le comportement très agressif des requérants. Il en veut pour preuve que les gendarmes de la première patrouille n’ont pas été en état de gérer la situation et ont dû faire appel à la deuxième patrouille afin de rétablir l’ordre et de prendre les mesures légales qui s’imposaient contre les personnes qui les ont agressés.
61. Le Gouvernement estime qu’il est impossible pour la Cour d’établir, à partir des preuves produites devant elle, si les requérants ont subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention lorsqu’ils étaient entre les mains des gendarmes. En tout état de cause, il considère qu’il n’appartient pas à la Cour d’établir les faits, sur le mode d’un tribunal de première instance, les tribunaux nationaux étant mieux placés à ce sujet.
b) Appréciation de la Cour
62. La Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX).
En l’espèce, la Cour relève à titre liminaire qu’il n’est pas contesté que les blessures des requérants revêtent une gravité suffisante pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.
63. La Cour rappelle ensuite qu’en ce qui concerne l’usage de la force au cours d’une interpellation, elle doit rechercher si la force utilisée était strictement nécessaire et proportionnée et si l’État doit être tenu pour responsable des blessures infligées (Berliński c. Pologne, nos 27715/95 et 30209/96, § 64, 20 juin 2002). Pour répondre à cette question, elle doit prendre en compte les blessures occasionnées et les circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 68, 19 mai 2004). De plus, il incombe normalement au Gouvernement d’apporter des preuves pertinentes démontrant que le recours à la force était à la fois proportionné et nécessaire (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 72 à 76, CEDH 2000-XII, Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001, et Ivan Vassilev c. Bulgarie, no 48130/99, § 79, 12 avril 2007).
64. La Cour souligne également qu’en cas d’allégations sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle doit se livrer à un examen particulièrement approfondi (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008). Lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre toutefois pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des choses à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (Jasar c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 69908/01, § 49, 15 février 2007). Même si les constatations des tribunaux internes ne lient pas la Cour, il lui faut néanmoins des éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des constatations auxquelles ils sont parvenus.
65. Pour apprécier les éléments qui lui permettent de dire s’il y a eu violation de l’article 3, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Jalloh, précité, § 67 ; Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 117, CEDH 2006-IX).
66. En l’espèce, la Cour note que, si les circonstances exactes dans lesquelles les requérants ont été blessés font l’objet de vives controverses entre les parties, le Gouvernement reconnaît que les blessures des intéressés ont été causées lors d’une intervention légitime des gendarmes, agents de l’État. La Cour tient donc pour établi que les lésions relevées sont apparues sur le corps des intéressés au cours des événements du 1er janvier 2011.
67. Dès lors, il appartient à la Cour de rechercher si la force utilisée était, en l’espèce, nécessaire et proportionnée.
68. À cet égard, la Cour note en premier lieu qu’à l’origine des événements se trouve une tentative des gendarmes d’emmener E.O.N., un proche des requérants, au poste de gendarmerie afin de contrôler son identité et de lui appliquer une sanction contraventionnelle ; arrestation à la suite de laquelle les trois requérants entreprirent d’intervenir au soutien de leur proche.
69. Le Gouvernement soutient que, dans ses conditions, le recours à la force était nécessaire pour faire face à l’agression physique des requérants contre les gendarmes.
Si les versions des parties divergent quant au déroulement des faits après l’interpellation d’E.O.N., la Cour note cependant que les requérants n’ont pas nié d’avoir opposé une certaine résistance aux gendarmes quand ces derniers les avaient invités à l’intérieur du poste de gendarmerie (paragraphe 32 ci-dessus).
70. Dans ces conditions, la Cour est prête à admettre la nécessité d’exercer une forme de contrainte pour éviter d’éventuels débordements et empêcher que les requérants soient violents (Sarigiannis c. Italie, no 14569/05, § 61, 5 avril 2011, et, a contrario, Darraj c. France, no 34588/07, § 43, 4 novembre 2010). Cependant, même à supposer que la contrainte ait été, dans une certaine mesure, « nécessaire » du fait du comportement agressif des requérants, l’état du dossier ne permet pas d’établir que la contrainte exercée est restée d’un niveau « proportionné ».
71. La Cour note que quatre gendarmes étaient présents pour maîtriser les trois requérants. Les forces de l’ordre ont bénéficié de surcroît de l’aide des pisteurs-secouristes présents. Dans ce contexte, ni les autorités judiciaires nationales ni le Gouvernement n’ont expliqué l’origine des nombreuses blessures graves subies par les requérants (paragraphes 18-20 ci-dessus). Il apparaît, à cet égard, que les autorités judiciaires nationales n’ont pas fait des démarches sérieuses pour vérifier le caractère proportionné de la réaction des forces de l’ordre dans le cas d’espèce (Sarigiannis, précité, § 62, et Petkov et Parnarov c. Bulgarie, no 59273/10, §§ 47-48, 19 mai 2015), point qu’elle examinera plus loin (paragraphe 77 et suiv. ci-dessous). En conclusion, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré, dans les circonstances de l’espèce, que l’usage de la force contre les requérants était proportionné.
72. La Cour estime que cette situation était de nature à engendrer chez les requérants des souffrances physiques et mentales qui amènent la Cour à considérer que les traitements infligés aux requérants ont revêtu un caractère inhumain et dégradant.
73. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, dans son volet matériel.
2. Sur le caractère effectif de l’enquête
a) Arguments des parties
74. Dans leur formulaire de requête, les requérants se plaignaient :
- premièrement, du caractère selon eux inéquitable de la procédure pénale engagée à la suite de leurs plaintes pénales, en ce que les autorités judiciaires ont pris en compte un rapport d’enquête interne de la gendarmerie, c’est-à-dire des actes d’investigation effectués par des personnes provenant de la même structure militaire départementale que les suspects ;
- deuxièmement, du refus du tribunal militaire de Timişoara de clarifier les faits reprochés aux gendarmes et d’analyser les preuves instruites par le parquet, ainsi que du caractère lapidaire de la motivation de sa décision définitive du 16 mai 2012.
75. Dans leurs observations écrites, les requérants allèguent que l’enquête menée en l’espèce n’a pas été effective au sens de l’article 3 de la Convention. Ils critiquent en particulier :
- le choix des autorités judiciaires nationales d’écarter entièrement les dépositions des témoins à charge et à décharge, au motif de leur subjectivité, sans essayer d’analyser leur pertinence ou de les recouper avec les autres preuves instruites dans le dossier ;
- le refus des autorités de joindre, malgré leur connexité évidente, la procédure ouverte à la suite de leurs plaintes pénales et la procédure ouverte contre eux pour outrage, si bien qu’elles ont été traitées par des parquets différents : la première, par le parquet militaire, et la deuxième, par un parquet de droit commun, l’impartialité des organes militaires ainsi restés en charge de l’enquête pouvant être raisonnablement mise en doute.
76. Le Gouvernement soutient que les autorités nationales ont mené une enquête sérieuse et effective au sujet des allégations des requérants : selon lui, elles ont pris toutes les mesures nécessaires pour faire la lumière sur leurs allégations, en instruisant notamment de multiples preuves qui ont justifié les décisions adoptées en l’espèce.
b) Appréciation de la Cour
77. La Cour rappelle que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi des traitements contraires à l’article 3 de la part de la police ou d’autres autorités comparables, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV) et elle doit être diligentée d’office par les autorités.
78. L’enquête qu’exigent des allégations graves de mauvais traitements doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décision (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 103, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV). Les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 104, CEDH 1999-IV, et Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes du dommage ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Boicenco c. Moldova, no 41088/05, § 123, 11 juillet 2006).
79. La Cour note qu’une enquête a bien eu lieu dans la présente affaire. Il reste à apprécier la diligence avec laquelle elle a été menée et son caractère « effectif ».
80. Force est
donc de constater en premier lieu que, malgré les discordances entre les dépositions
des personnes entendues (
paragraphes 32-35, 39-40 et 43 ci-dessus), les autorités n’ont pas suffisamment
cherché à éclaircir les circonstances de fait de l’affaire, en procédant par
exemple à des confrontations (Şercău c. Roumanie,
no 41775/06,
§ 86, 5 juin 2012, et, mutatis mutandis, Bucureşteanu c. Roumanie, no
20558/04, § 55, 16 avril 2013). Les
autorités ont en revanche choisi d’écarter toutes les dépositions de témoins
oculaires des événements, au motif de leur subjectivité, pour finalement entériner
la version des agents de l’État.
81. De surcroît, la Cour constate que les autorités nationales n’ont pas ordonné d’expertise médicale, mesure qui aurait pourtant permis d’élucider les causes possibles des lésions subies par les requérants. Une telle expertise aurait accordé un certain poids à leurs éventuelles conclusions sur le caractère proportionné de la réaction des forces de l’ordre (voir, mutatis mutandis, Petru Roşca c. Moldova, no 2638/05, § 47, 6 octobre 2009). Il apparaît d’ailleurs que les autorités judiciaires n’ont pas jugé utile à aucun moment de se pencher sur cette question (Petkov et Parnarov précité, § 54).
82. Enfin, la Cour estime que le rapport de la commission d’enquête interne créée au sein de la direction générale départementale de la gendarmerie (paragraphes 24-25 ci-dessus), relevant de la même structure que celles des gendarmes mis en cause par les requérants, est de nature à susciter de sérieux doutes quant à l’équité de l’instruction (Ümit Gül c. Turquie, no 7880/02, §§ 53-57, 29 septembre 2009, et Saçılık et autres c. Turquie (satisfaction équitable partielle), nos 43044/05 et 45001/05, § 98, 5 juillet 2011).
83. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les autorités nationales n’ont pas mené une enquête effective et apte à répondre à la question de savoir si l’usage de la force par les agents de l’État contre les requérants était proportionné.
84. Partant il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, dans son volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
85. Les requérants exposent avoir, de 15 h 30 à 23 h 30 le 1er janvier 2011, été privés de liberté en l’absence de toute base légale, aucune mesure privative de liberté n’ayant été régulièrement prise à leur encontre. Dans leur formulaire de requête, ils fondent leur grief sur l’article 5 §§ 1 c), 3 et 4 de la Convention.
Compte tenu des arguments des requérants, la Cour considère que le présent grief doit être examiné sous l’angle du seul l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis un délit pénal ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre un délit pénal ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...) »
A. Sur la recevabilité
86. La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
87. Se référant à l’affaire Creangă c. Roumanie [GC] (no 29226/03, 23 février 2012), les requérants affirment qu’ils ont été privés illégalement de leur liberté pendant plusieurs heures. Reprochant au Gouvernement d’essayer de minimiser la durée de rétention à prendre en considération par la Cour, ils soulignent que même la décision de non-lieu prononcée dans la procédure pour outrage (paragraphe 51 ci-dessus) a retenu qu’ils étaient demeurés dans les locaux de la gendarmerie jusqu’à environ 22 heures.
88. Les requérants récusent l’affirmation du Gouvernement selon laquelle ils n’ont pas été empêchés de sortir du poste de gendarmerie, affirmation selon eux contredite par les autres éléments du dossier.
89. Les requérants dénoncent ensuite l’absence de légitimité d’une telle privation de liberté. Ils soulignent qu’aucune accusation formelle n’existait à leur encontre et qu’ils n’ont bénéficié d’aucune garantie procédurale. À cet égard, ils précisent qu’ils n’ont pas été informés d’une quelconque accusation portée à leur encontre, et qu’ils n’ont pas été autorisés à prendre contact avec leurs familles ou avec un avocat.
Par ailleurs, selon eux, la législation nationale ne connaissait que deux mesures préventives privatives de liberté : la garde à vue et la détention provisoire ; or, en l’espèce, aucune de ces mesures n’avait été adoptée à leur encontre.
90. Enfin, les requérants considèrent que l’absence d’un mandat d’arrêt, le défaut d’une accusation formelle aux premiers instants de leur interpellation et les violences dont ils ont été victimes constituent un faisceau d’indices démontrant au-delà de tout doute raisonnable une violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
91. Le Gouvernement estime que les requérants n’ont pas subi une privation de liberté contraire à l’article 5 de la Convention. Citant l’article 5 § 1 b), il affirme que les requérants sont demeurés à l’intérieur du poste de gendarmerie de la station de ski de Parâng de 16 heures à 21 heures et qu’on ne leur a pas interdit de quitter le poste. D’après lui, les requérants ont accepté de faire des dépositions et d’assister à l’audition des témoins des événements. À la différence du requérant dans l’affaire Creangă précitée, qui avait été cité à comparaître devant le parquet « afin de faire une déposition » - sans plus de précisions - les présents requérants, dit-il, sont entrés eux-mêmes par la force dans les locaux de la gendarmerie et ont agressé les gendarmes.
92. Se référant aux faits relatés aux paragraphes 8 à 17 ci-dessus, le Gouvernement expose que pendant la période que les requérants ont passée à l’intérieur du poste de gendarmerie, les gendarmes ont accompli plusieurs actes procéduraux, qui n’ont pas pris un temps déraisonnable.
93. Le Gouvernement soutient également :
- que les requérants ont quitté le poste de gendarmerie à 21 heures ;
- qu’avant cette heure, ils n’avaient à aucun moment demandé à partir.
94. Se référant aux affaires Iliya Stefanov c. Bulgarie (no 65755/01, 22 mai 2008) et, a contrario, Osypenko c. Ukraine (no 4634/04, 9 novembre 2010), le Gouvernement affirme que l’intention des gendarmes dans la présente requête n’a pas été de priver les requérants de leur liberté au sens de l’article 5 § 1 c), mais simplement de recueillir des preuves au sujet d’une éventuelle poursuite pour outrage et d’infliger des amendes. Ce n’est selon lui que plus tard - en février 2011 - que les requérants ont été entendus pour la première fois dans la procédure pour outrage, par le procureur chargé de l’affaire.
95. Le Gouvernement considère qu’il faut tenir compte des circonstances particulières de l’affaire : les événements ont eu lieu dans une station de sports d’hiver isolée, et il était très important pour une application correcte de la loi que les dépositions des parties et des témoins oculaires puissent être recueillies immédiatement.
2. Appréciation de la Cour
96. La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention consacre un droit fondamental, la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’État à sa liberté. En proclamant le « droit à la liberté », l’article 5 § 1 vise la liberté physique de la personne ; il a pour but d’assurer que nul n’en soit dépouillé de manière arbitraire. Il ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles relèvent de l’article 2 du Protocole no 4. La Cour rappelle aussi que l’article 5 § 1 précise explicitement que les garanties qu’il consacre s’appliquent à « toute personne » (parmi d’autres arrêts, voir Creangă, précité, § 84).
a) Sur la période à prendre en considération
97. La Cour note que les parties ne s’accordent pas sur la période à prendre en considération pour les besoins de l’examen du présent grief et qu’elle se doit d’examiner cette question de plus près.
98. À cet égard, elle observe que les requérants indiquent qu’ils ont été privés de liberté le 1er janvier 2011, de 15 h 30 à 23 h 30. Le Gouvernement affirme de son côté que les requérants sont demeurés à l’intérieur du poste de gendarmerie de 16 heures à 21 heures.
99. Pour ce qui est de l’heure du début de la période à prendre en considération, la Cour souligne que, d’après les pièces de l’enquête pénale interne, pièces produites devant elle, vers 16 heures, un des gendarmes ayant participé à l’immobilisation des requérants rédigeait un procès-verbal de contravention (paragraphe 8 ci-dessus). Il s’ensuit qu’à cette heure-là, les requérants étaient déjà aux mains des gendarmes. Pour ce qui est de la fin de cette période, la Cour prend note de la déposition de l’officier de gendarmerie S.B. faite devant le parquet militaire, selon laquelle il était arrivé au poste de gendarmerie de la station de ski de Parâng vers 23 heures et y était demeuré environ trente minutes (paragraphe 40 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour accepte la version des requérants, selon laquelle la période à prendre en considération a commencé à 15 h 30 et a pris fin à 23 h 30.
b) Sur la privation de liberté
100. La Cour rappelle que, pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 92, série A no 39, et Mogoş c. Roumanie (déc.), no 20420/02, 6 mai 2004). Sans doute faut-il fréquemment, pour se prononcer sur l’existence d’une atteinte aux droits protégés par la Convention, s’attacher à cerner la réalité par-delà les apparences et le vocabulaire employé. La qualification ou l’absence de qualification donnée par un État à une situation de fait ne saurait, notamment, avoir une incidence décisive sur la conclusion de la Cour quant à l’existence d’une privation de liberté (Creangă précité, §§ 91-92). Par ailleurs, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 5 § 1 s’applique également aux privations de liberté de courte durée (Foka c. Turquie, no 28940/95, § 75, 24 juin 2008).
101. En l’espèce, la version défendue par le Gouvernement est que les gendarmes n’ont pas interdit aux requérants de quitter le poste de gendarmerie mais que, après être entrés eux-mêmes par la force dans les locaux de la gendarmerie et avoir agressé les gendarmes, les requérants ont accepté de faire des dépositions et d’assister à l’audition des témoins des événements. En tout état de cause, les requérants n’auraient à aucun moment demandé à quitter le poste de gendarmerie et ils ne se seraient pas plaints d’avoir subi une privation de liberté pendant ce temps.
Les requérants, de leur côté, récusent l’affirmation du Gouvernement selon laquelle ils n’ont pas été empêchés de sortir du poste de gendarmerie.
102. Eu égard aux circonstances de l’interpellation des requérants, au fait qu’ils ont été conduits à l’intérieur du poste de gendarmerie après avoir été immobilisés et menottés, qu’ils y sont demeurés dans le cadre des mesures préalables à des poursuites pénales pour délit d’outrage, ainsi qu’au fait qu’ils n’ont pas pu prendre contact avec leurs familles se trouvant à l’extérieur du poste, la Cour estime qu’il serait irréaliste de considérer que les requérants étaient libres de quitter le poste à leur gré (voir, mutatis mutandis, I.I. c. Bulgarie, no 44082/98, § 87, 9 juin 2005 ; Salayev c. Azerbaïdjan, no 40900/05, § 42, 9 novembre 2010, et Osypenko précité, § 49). Il s’ensuit que les requérants doivent bien être regardés comme ayant été privés de leur liberté.
c) Sur la compatibilité de la privation de liberté des requérants avec l’article 5 § 1 de la Convention
103. La Cour souligne que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (voir, parmi beaucoup d’autres, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011). Par ailleurs, seule une interprétation étroite de cette liste cadre avec le but de cette disposition, à savoir assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Shimovolos c. Russie, no 30194/09, § 51, 21 juin 2011). De plus, en matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 50, CEDH 2000-III). En particulier, il est essentiel, en matière de privation de liberté, que le droit interne définisse clairement les conditions de détention et que la loi soit prévisible dans son application (Zervudacki c. France, no 73947/01, § 43, 27 juillet 2006).
104. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire. Il existe un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » à laquelle se réfère l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (Creangă précité, § 84).
105. S’agissant des motifs justifiant une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour note que les parties citent des paragraphes différents. Ainsi, les requérants citent le paragraphe c) de l’article 5 § 1 de la Convention à l’appui de leurs arguments. Le Gouvernement, quant à lui, estime que les actions des gendarmes étaient justifiées sous l’angle du paragraphe b). Il souligne surtout que l’intention des gendarmes en l’occurrence n’a pas été de priver les requérants de leur liberté au sens de l’article 5 § 1 c), mais de simplement recueillir des preuves au sujet d’une éventuelle accusation d’outrage et d’infliger des amendes. À cet égard, il souligne que, dans le cadre de la procédure pour outrage proprement dite, les requérants n’ont été entendus pour la première fois qu’en février 2011, par le procureur chargé de l’affaire.
106. La Cour relève d’emblée que le Gouvernement n’indique pas la base légale précise en droit interne qui autorisait à retenir les requérants dans le poste de gendarmerie. Dans sa décision de non-lieu du 28 novembre 2011, le parquet militaire, n’indiquait pas non plus de base légale interne, mais il mentionnait que les requérants avaient été conduits au poste de gendarmerie afin que fussent prises les mesures nécessaires à l’ouverture d’une procédure pénale pour outrage. Dans ces conditions, la Cour ne saurait faire des spéculations sur la base légale qui aurait autorisé la privation de liberté des requérants sous l’angle du paragraphe b) de l’article 5 § 1 de la Convention invoqué par le Gouvernement.
107. Force est de constater ensuite qu’au moment où les requérants ont été conduits à l’intérieur du poste de gendarmerie, il y avait, d’après les gendarmes, des raisons plausibles de soupçonner qu’ils avaient commis un délit pénal au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention. La Cour note que si les requérants n’avaient pas le statut formel de suspects au moment des dépositions qu’ils furent invités à faire dès leur entrée dans les locaux de la gendarmerie, elle peut accepter qu’ils avaient au moins la qualité de suspects de facto (voir, a contrario, Osypenko, précité, § 53-54). Cette conclusion ne saurait être infirmée par le fait que les requérants ont finalement été autorisés à partir vers 23 h 30, après l’arrivée de l’officier judiciaire de la gendarmerie, dont la seule tâche était d’ailleurs de vérifier les documents préalables établis par les gendarmes et de les transmettre à un procureur (paragraphe 40 ci-dessus). Les mesures des gendarmes ont ainsi été prises dans un contexte de nature pénale qui faisait que la privation de liberté des requérants relevait de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
108. Toutefois, la Cour rappelle qu’à l’époque des faits, il n’existait en droit roumain que deux régimes de privation de liberté à caractère préventif : la garde à vue et la détention provisoire (Creangă, précité, § 107). Pour décider l’une ou l’autre de ces mesures, il devait y avoir des preuves ou indices raisonnables de la commission du fait prohibé, c’est-à-dire des éléments donnant légitimement à penser que la personne faisant l’objet des poursuites pouvait être soupçonnée d’avoir commis les faits reprochés (Creangă, précité, § 58). Or, bien que les autorités judiciaires fussent alors saisies (paragraphe 16 ci-dessus), ni l’une ni l’autre de ces mesures n’avait été adoptée à l’encontre des requérants au moment de leur privation de liberté, le 1er janvier 2011.
109. Partant, la Cour considère que la privation de liberté dont ont été victimes les requérants le 1er janvier 2011, de 15 h 30 à 23 h 30, n’avait pas de base légale en droit interne. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
110. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
111. Les requérants réclament 15 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi lors des événements du 1er janvier 2011. Ils expliquent que ces événements ont eu sur eux un impact émotionnel d’autant plus important qu’ils sont, selon leurs dires, tous les trois des personnes à la probité morale incontestable et qu’ils n’avaient jamais fait l’objet d’une enquête pénale auparavant.
112. Le Gouvernement estime qu’en l’espèce le préjudice moral est suffisamment compensé par le constat de violation opéré et qu’en tout état de cause, eu égard à la jurisprudence de la Cour en la matière, le montant demandé est spéculatif, excessif et non étayé.
113. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 11 500 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
114. Les requérants ne demandent pas le remboursement de frais et dépens engagés devant les juridictions internes ou devant la Cour.
C. Intérêts moratoires
115. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, dans ses volets matériel et procédural ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, 11 500 EUR (onze mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 mars 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos András Sajó
Greffière Président