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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> VEDAT DOGRU v. TURKEY - 2469/10 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 338 (05 April 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/338.html
Cite as: [2016] ECHR 338

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE VEDAT DOĞRU c. TURQUIE

     

    (Requête no 2469/10)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

     

    5 avril 2016

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Vedat Doğru c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mars 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 2469/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Vedat Doğru (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Mes M. Hanbayat et M.A. Kırdök, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le 9 juillet 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    4.  Le requérant est né en 1977 et réside à Istanbul.

    A.  La mise en détention provisoire du requérant

    5.  Le 17 mars 2009, un juge de la cour d’assises d’Erzurum délivra un mandat d’arrêt contre le requérant, qui était soupçonné d’avoir mené des activités visant à provoquer la sécession d’une partie du territoire national en 1993 et 1994.

    6.  Le 15 mai 2009, le requérant fut arrêté à Tuzla, un quartier d’Istanbul, situé à environ 1 200 km d’Erzurum, et traduit devant un juge du tribunal d’instance pénal de Tuzla. Le juge vérifia à cette occasion que le requérant était bien la personne visée par le mandat d’arrêt. Faisant application de l’article 94 § 1 du code de procédure pénale (« le CPP »), il ordonna ensuite le placement de l’intéressé en détention provisoire en vue d’assurer la comparution de ce dernier devant la cour d’assises d’Erzurum dans les vingt-quatre heures.

    7.  Le 12 juin 2009, la représentante du requérant contesta le mandat d’arrêt. Faisant observer que son client était détenu depuis le 15 mai 2009 à Istanbul, à la prison de Maltepe, et qu’il n’avait toujours pas été transféré à Erzurum, elle sollicitait son transfert vers cette ville dans les plus brefs délais.

    8.  Le 25 juin 2009, le parquet d’Erzurum s’adressa au parquet de Tuzla, lui demandant de recueillir la déposition de l’intéressé et de libérer celui-ci.

    9.  Le 26 juin 2009, le requérant fut entendu par le procureur de la République de Kartal. Le même jour, il fut traduit devant le tribunal d’instance pénal de Kartal, lequel ordonna sa remise en liberté.

    10.  Toujours le même jour, le procureur de la République d’Erzurum rendit une ordonnance de non-lieu concernant le requérant. Il relevait qu’une ordonnance de non-lieu avait été rendue le 15 juillet 1994 au sujet des mêmes faits reprochés à ce dernier.

    11.  Le requérant ne fut mis en liberté que le 29 juin 2009, soit trois jours après la décision du tribunal d’instance pénal de Kartal.

    B.  L’action en indemnisation introduite par le requérant

    12.  Le 7 juillet 2010, le requérant introduisit une action en indemnisation devant la cour d’assises de Kartal sur le fondement de l’article 141 du CPP. Il demandait 5 000 livres turques (TRY - environ 2 564 euros (EUR) à l’époque) pour dommage matériel et 15 000 TRY (environ 7 692 EUR à l’époque) pour dommage moral ainsi que des intérêts moratoires sur ces sommes. Dans sa requête, il alléguait que la durée de son incarcération, qu’il qualifiait d’excessive, et son maintien en détention du 26 au 29 juin 2009, selon lui contraire à la décision du tribunal d’instance pénal de Kartal relative à sa remise en liberté, lui avaient causé un préjudice.

    13.  Par un jugement du 15 septembre 2011, la cour d’assises de Kartal conclut que la détention de l’intéressé entre le 15 mai 2009 et le 29 juin 2009 avait été irrégulière. Elle considérait qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 798,94 TRY (environ 327 EUR à l’époque) pour dommage matériel et 1 200 TRY (environ 492 EUR à l’époque) pour dommage moral ainsi que des intérêts moratoires sur ces sommes.

    14.  À une date inconnue, le requérant se pourvut en cassation contre ce jugement.

    15.  Par un arrêt du 27 mai 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    16.  Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

    Article 94

    « Lorsqu’une personne arrêtée dans le cadre d’une instruction ou d’un procès en vertu d’un mandat d’arrêt délivré par un juge ou un tribunal ne peut être déférée dans les vingt-quatre heures devant le juge ou le tribunal compétent, elle doit être traduite dans le même délai devant un juge du tribunal d’instance pénal le plus proche. Dans le cas où elle n’est pas remise en liberté, elle doit être placée en détention provisoire pour être déférée dans les plus brefs délais devant le juge ou le tribunal compétent. »

    Article 98

    « Au stade de l’instruction, le juge du tribunal d’instance pénal peut délivrer, sur demande du procureur de la République, un mandat d’arrêt contre un suspect qui ne s’est pas présenté à une convocation ou qui ne peut être convoqué. (...) »

    Article 141 § 1 d)

    « 1)  Dans le cadre d’une enquête ou d’un procès relatifs à une infraction, les personnes qui, :

    (...)

    d)  même régulièrement placées en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, ne sont pas traduites dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et au sujet desquelles une décision sur le fond n’est pas rendue dans ce même délai,

    (...)

    peuvent demander à l’État l’indemnisation de tous leurs préjudices matériels et moraux. »

    Article 142 § 1

    « La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement est devenu définitif. »

    17.  La Cour renvoie à son arrêt Salih Salman Kılıç c. Turquie (n22077/10, § 11, 5 mars 2013) pour un aperçu de la jurisprudence de la Cour de cassation turque en matière d’interprétation et d’application des articles 94, 141 et 142 du CPP.

    EN DROIT

    I.  SUR LES EXCEPTIONS DU GOUVERNEMENT

    A.  Sur l’exception tirée de la longueur du formulaire de requête

    18.  Le Gouvernement soutient que la Cour n’a pas été régulièrement saisie au regard de l’article 47 de son règlement et du paragraphe 11 de l’instruction pratique concernant l’introduction de l’instance, au motif que les faits et les griefs exposés par le requérant ont été décrits dans le formulaire de requête sur vingt pages sans être accompagnés d’un résumé. Il indique à cet égard que le formulaire de requête a été complété par les avocats du requérant et considère par conséquent que celui-ci n’avait aucune raison de ne pas satisfaire aux exigences de l’article 47 du règlement. Il invite donc la Cour à rejeter la requête.

    19.  Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.

    20.  La Cour rappelle que, d’après l’article 47 de son règlement, tel qu’il était en vigueur lors de la soumission de la présente affaire devant elle, tout formulaire de requête devait notamment comporter un exposé des faits ainsi qu’un exposé de la ou des violations alléguées de la Convention et des arguments pertinents.

    21.  En l’espèce, la Cour note que, dans le formulaire de requête, la partie requérante a explicitement décrit les faits et clairement indiqué les violations de la Convention dont elle se plaint. Par conséquent, la Cour estime que les griefs du requérant ont été soulevés conformément à l’article 47 § 1 de son règlement. S’agissant de la disposition de l’instruction pratique invoquée par le Gouvernement, la Cour souligne que son observation ne fait pas partie des critères de recevabilité énoncés à l’article 35 de la Convention. Dès lors, le Gouvernement n’est nullement fondé à demander le rejet de la présente requête au seul motif qu’il en juge la rédaction trop longue. Il convient donc de ne pas tenir compte des arguments du Gouvernement sur ce point (voir, dans le même sens, Levent Bektaş c. Turquie, no 70026/10, § 31, 16 juin 2015).

    B.  Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes

    22.  Le Gouvernement soulève également une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que l’action en indemnisation introduite par le requérant était en cours devant la Cour de cassation et il invite la Cour à rejeter les griefs présentés par l’intéressé sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.

    23.  Le requérant conteste l’exception du Gouvernement.

    24.  La Cour observe que la Cour de cassation a rendu le 27 mai 2013 un arrêt par lequel elle a confirmé le jugement du 15 septembre 2011. Dès lors, il convient également de rejeter cette exception du Gouvernement.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

    25.  Le requérant se plaint d’avoir été incarcéré à la prison de Maltepe pendant quarante-cinq jours, alors que le tribunal d’instance pénal avait ordonné sa mise en détention provisoire afin d’assurer sa comparution devant la cour d’assises d’Erzurum dans les vingt-quatre heures. Il se plaint également de n’avoir été libéré que trois jours après la décision ayant ordonné sa mise en liberté. Il invoque à ces égards l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses passages pertinents en l’espèce :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

    (...)

    c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

    (...) »

    26.  Le Gouvernement combat cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    27.  Dans la mesure où le requérant s’est vu octroyé une somme à titre d’indemnisation sur le fondement de l’article 141 du CPP, la Cour estime qu’il convient d’adresser cette question dans le contexte de son examen du fond. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

    B.  Sur le fond

    28.  La Cour note que le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 1 de la Convention pour deux raisons. En premier lieu, l’intéressé se plaint d’une irrégularité de son incarcération à la prison de Maltepe entre le 15 mai 2009 et le 29 juin 2009 au motif que le juge du tribunal d’instance pénal de Tuzla avait ordonné sa mise en détention provisoire afin d’assurer sa comparution devant la cour d’assises d’Erzurum dans les vingt-quatre heures. En deuxième lieu, le requérant estime qu’il y a eu violation dudit article en raison du caractère tardif de sa libération.

    29.  Le Gouvernement fait valoir que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire par le juge compétent conformément aux règles applicables en droit interne, à savoir l’article 94 du CPP. En ce qui concerne la tardiveté de la libération du requérant, le Gouvernement exprime ses regrets.

    30.  La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique », au sens de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 65, série A no 12, et Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 76, CEDH 2010). Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 30, CEDH 2006-X).

    31.  La Cour réaffirme également que tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114, et Sara c. République de Moldova, no 45175/08, § 26, 20 octobre 2015), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention.

    32.  Elle rappelle enfin que les termes « selon les voies légales » employés dans cette disposition renvoient pour l’essentiel à la législation nationale et consacrent l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 101, 23 février 2012, et Alouache c. France, no 28724/11, § 40, 6 octobre 2015). Pour ce faire, la Cour doit tenir compte de la situation juridique telle qu’elle existait à l’époque des faits (Sara, précité, § 27).

    33.  Se tournant vers la présente espèce, la Cour note que, le 17 mars 2009, un juge de la cour d’assises d’Erzurum a délivré un mandat d’arrêt à l’encontre du requérant, lequel était soupçonné d’avoir mené des activités visant à provoquer la sécession d’une partie du territoire national en 1993 et 1994. Elle note aussi que le requérant a été arrêté le 15 mai 2009 à Tuzla, un quartier d’Istanbul situé à environ 1 200 km d’Erzurum, et que, n’ayant pu être déféré dans les vingt-quatre heures devant le juge ayant décerné le mandat d’arrêt, l’intéressé a été traduit devant le juge du tribunal d’instance pénal de Tuzla, lequel a ordonné son placement en détention provisoire en vue de son transfert à Erzurum dans les vingt-quatre heures. La Cour observe toutefois que ce transfert n’a pas eu lieu et que le requérant est demeuré pendant quarante-cinq jours à la prison de Maltepe. Elle observe également que, nonobstant la décision du 26 juin 2009 rendue par le tribunal d’instance pénal de Kartal ordonnant la remise en liberté du requérant, l’intéressé n’a été mis en liberté que le 29 juin 2009.

    34.  La Cour estime que la première question qui se pose en l’espèce sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention est celle de la légalité de la privation de liberté subie par le requérant. Celle-ci relève en effet de l’article 5 § 1 c) de la Convention car le requérant a été arrêté et détenu « en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente » au motif qu’il était soupçonné d’avoir commis une « infraction ». Reste donc à rechercher si l’intéressé a été privé de sa liberté « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour se penchera ensuite sur la deuxième question soulevée en l’espèce, à savoir celle de la légalité de la détention subie par l’intéressé entre le 26 juin 2009 et le 29 juin 2009.

    35.  En l’occurrence, la Cour observe que, par son jugement du 15 septembre 2011, la cour d’assises de Kartal a conclu, dans l’action en indemnisation introduite par le requérant après sa mise en liberté, que la détention de l’intéressé entre le 15 mai 2009 et le 29 juin 2009 avait été irrégulière et que, par un arrêt du 27 mai 2013, la Cour de cassation a confirmé ce jugement.

    36.  La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. À cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre « victime » du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention. Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits)).

    37.  Il appartient donc à la Cour de vérifier, d’une part, s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement peut être considéré comme ayant été approprié et suffisant (voir, notamment, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 193, CEDH 2006-V).

    38.  En l’occurrence, la Cour relève que le constat de violation par les autorités nationales ne prête pas à controverse pour les griefs tirés de l’article 5 § 1 de la Convention puisque les juridictions internes - en dernier lieu la Cour de cassation - ont conclu que la détention provisoire de l’intéressé avait été irrégulière.

    39.  Il reste à rechercher si l’arrêt de la haute juridiction a constitué pour le requérant un redressement approprié et suffisant.

    40.  À cet égard, la Cour rappelle que, lorsque des autorités nationales ont octroyé à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant. Pour ce faire, elle tiendra compte de sa propre pratique dans des affaires similaires et elle se demandera, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans une situation comparable, ce qui ne signifie pas que les deux montants doivent forcément correspondre. De plus, elle prendra en compte l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris le moyen de redressement choisi et la rapidité avec laquelle les autorités nationales ont procédé au redressement en question, dès lors qu’il leur appartient en premier lieu d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention. Cela dit, la somme accordée au niveau national ne doit pas être manifestement insuffisante eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen (voir, entre autres, Scordino (no 1), précité, §§ 178-203, Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, §§ 65-107, CEDH 2006-V, Becová c. Slovaquie (déc.), no 23788/06, 18 septembre 2007, Kormoš c. Slovaquie, no 46092/06, § 73, 8 novembre 2011, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 63, 6 décembre 2011, et Horváth c. Slovaquie, no 5515/09, § 93, 27 novembre 2012).

    41.  En l’espèce, la Cour note que les juridictions nationales ont alloué au requérant 798,94 TRY (environ 327 euros) pour dommage matériel et 1 200 TRY (environ 492 euros) pour dommage moral ainsi que des intérêts moratoires sur ces sommes. Tenant compte de sa pratique dans une affaire similaire (à comparer avec l’arrêt de la Cour dans l’affaire Salih Salman Kılıç c. Turquie, no 22077/10, § 36, 5 mars 2013), la Cour estime que ces sommes sont manifestement insuffisantes eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen.

    42.  Dès lors, la Cour relève que, malgré le paiement d’une somme à titre de réparation pour la détention provisoire subie, le requérant peut toujours se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation de l’article 5 § 1.

    43.  La Cour observe que, selon l’article 94 du CPP, dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, lorsque la personne arrêtée en vertu d’un mandat d’arrêt ne pouvait être déférée dans les vingt-quatre heures devant le juge ou le tribunal compétent, elle devait être traduite dans le même délai devant le juge du tribunal d’instance pénal le plus proche et que, dans le cas où la personne arrêtée n’était pas remise en liberté, elle devait être placée en détention provisoire pour être déférée dans les plus brefs délais devant le juge ou le tribunal compétent.

    44.  La Cour note que cette disposition exigeait un transfert devant le juge ou le tribunal compétent dans les plus brefs délais. Elle relève en l’occurrence que le juge du tribunal d’instance pénal de Tuzla avait ordonné la mise en détention provisoire du requérant en vue du transfert de ce dernier à Erzurum dans les vingt-quatre heures. Or force est de constater que le requérant n’a pas été transféré devant la cour d’assises d’Erzurum dans ce délai. Aux yeux de la Cour, comme aux yeux des juridictions nationales, cette situation ne peut pas être considérée comme ayant répondu à l’exigence de transfert dans les plus brefs délais prescrite par l’article 94 du CPP.

    45.  Ainsi, la Cour considère que la privation de liberté subie par le requérant à la suite de son arrestation à Tuzla n’était pas conforme au droit interne. Elle estime par conséquent que l’intéressé n’a pas été privé de sa liberté « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.

    46.  S’agissant du retard de trois jours dans l’élargissement du requérant, la Cour rappelle que la liste des exceptions au droit à la liberté figurant à l’article 5 § 1 de la Convention revêt un caractère exhaustif et que seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000-IV).

    47.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour observe que le maintien en détention du requérant pendant trois jours après la décision du tribunal d’instance pénal de Kartal ne relevait pas d’un des alinéas du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Giulia Manzoni c. Italie, 1er juillet 1997, § 25, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, Labita, précité, §§ 171-173, Mancini c. Italie, no 44955/98, § 24, CEDH 2001-IX, Bojinov c. Bulgarie, no 47799/99, §§ 32-40, 28 octobre 2004, et Ladent c. Pologne, no 11036/03, §§ 81-84, 18 mars 2008).

    48.  Dès lors, la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’illégalité de la privation de liberté subie par le requérant et du maintien en détention de ce dernier pendant la période susmentionnée.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

    49.  Le requérant se plaint de ne pas avoir été mis en détention provisoire par un juge habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires aux motifs que le juge du tribunal d’instance pénal de Tuzla ne l’a pas interrogé sur les faits qui lui étaient reprochés et qu’il n’a fait qu’établir son identité afin de s’assurer qu’il était bien la personne visée par le mandat d’arrêt et de décider sa mise en détention en vue de sa comparution devant le juge ou le tribunal compétent. Il dénonce aussi la durée de sa détention provisoire. Il estime qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

    « Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

    A.  Sur la recevabilité

    50.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    51.  Le Gouvernement soutient que le requérant a été traduit devant un juge de paix immédiatement après son arrestation, et ce, selon lui, conformément à l’article 5 § 3 de la Convention. Il indique que ce juge a décidé du placement en détention provisoire du requérant en vue du transfert de ce dernier à Erzurum et précise qu’il avait le pouvoir d’ordonner la mise en liberté de l’intéressé.

    52.  Le requérant réitère ses allégations.

    53.  En ce qui concerne la question de savoir si l’intéressé peut toujours se prétendre « victime » d’une violation de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour renvoie à ses constats formulés aux paragraphes 36-42 ci-dessus.

    54.  La Cour rappelle que l’article 5 § 3 de la Convention fournit des garanties contre une privation arbitraire ou injustifiée de liberté aux personnes arrêtées ou détenues parce que soupçonnées d’avoir commis une infraction pénale. Cette disposition, qui forme un tout avec l’article 5 § 1 c) de la Convention, a essentiellement pour objet d’imposer l’élargissement à partir du moment où la détention cesse d’être raisonnable. Les premiers mots de l’article 5 § 3 précité ne se contentent pas de garantir l’accès de la personne concernée à une autorité judiciaire ; ils visent à imposer au magistrat devant lequel ladite personne comparaît l’obligation d’examiner les circonstances militant pour ou contre la détention, de se prononcer selon des critères juridiques sur l’existence de raisons justifiant celle-ci et, en l’absence de pareilles raisons, d’ordonner l’élargissement. En d’autres termes, l’article 5 § 3 de la Convention exige que le magistrat se penche sur le bien-fondé de la détention (Abdulsitar Akgül c. Turquie, no 31595/07, § 19, 25 juin 2013).

    55.  La Cour relève que, d’après l’article 94 du CPP, lorsque la personne arrêtée en vertu d’un mandat d’arrêt ne peut être déférée dans les vingt-quatre heures devant le juge ou le tribunal compétent, elle doit être traduite dans le même délai devant le juge du tribunal d’instance pénal le plus proche et que, selon cette même disposition, dans le cas où la personne arrêtée n’est pas remise en liberté, elle doit être placée en détention provisoire pour être déférée dans les plus brefs délais devant le juge ou le tribunal compétent. En l’espèce, la Cour constate que, à la suite de son arrestation, le requérant a été traduit devant le juge du tribunal d’instance pénal de Tuzla et que celui-ci a ordonné sa mise en détention provisoire en vue de son transfert devant l’autorité judiciaire compétente, à savoir la cour d’assises d’Erzurum, dans les vingt-quatre heures. La Cour note que le juge du tribunal d’instance pénal de Tuzla ayant décidé du placement en détention du requérant avait le pouvoir d’ordonner la mise en liberté de celui-ci (Salih Salman Kılıç, précité, § 26, et Abdulsitar Akgül, précité, § 20). Elle observe de surcroît que ce juge s’est borné à vérifier l’identité du requérant pour s’assurer qu’il s’agissait de la personne visée par le mandat d’arrêt et notifier à l’intéressé le mandat en question. Elle relève en effet que le juge n’a pas recueilli les déclarations du requérant et n’a pas examiné les circonstances militant pour ou contre la détention de celui-ci et qu’il n’a donc aucunement examiné le bien-fondé de la détention litigieuse. Aussi la Cour considère-t-elle que les modalités de la comparution du requérant devant ce juge n’ont pas permis d’assurer le respect de l’article 5 § 3 de la Convention (Abdulsitar Akgül, précité, § 20).

    56.  La Cour observe que ce n’est que le 26 juin 2009, soit quarante et un jours après l’arrestation du requérant, que le bien-fondé du placement en détention de ce dernier a été examiné. Force est donc de conclure que l’intéressé n’a pas été traduit « aussitôt » devant un juge au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.

    57.  Partant, la Cour conclut à la violation de cette disposition.

    IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

    58.  Le requérant dénonce, d’une manière générale, une violation de l’article 5 § 4 de la Convention, au motif d’une absence de recours effectif contre la décision de placement en détention.

    59.  En l’espèce, la Cour observe que le requérant n’étaye nullement son grief et qu’il n’a présenté aucun élément démontrant que l’article 5 § 4 de la Convention a été méconnu par les autorités internes.

    60.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION

    61.  Le requérant se plaint enfin, sous l’angle de l’article 5 § 5 de la Convention, de ne disposer d’aucun recours pour obtenir réparation.

    62.  La Cour rappelle que le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 de l’article 5 de la Convention suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de cette disposition ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002-X). En l’espèce, la Cour ayant conclu à la violation des paragraphes 1 et 3 de l’article 5 de la Convention, il reste à déterminer si le requérant disposait de la possibilité de demander réparation pour le préjudice subi.

    63.  La Cour relève que l’article 141 du CPP prévoyait la possibilité pour une personne ayant fait l’objet d’une mesure de détention préventive de demander une indemnisation dans certains cas limitativement énoncés. Elle observe que le requérant a ainsi introduit une action en indemnisation sur le fondement de cet article devant la cour d’assises de Kartal, que celle-ci a considéré qu’il y avait lieu d’octroyer à l’intéressé 798,94 TRY pour dommage matériel et 1 200 TRY pour dommage moral ainsi que des intérêts moratoires sur ces sommes et que la Cour de cassation a confirmé le jugement rendu par cette juridiction.

    64.  Partant, la Cour considère que le requérant disposait d’un recours pour obtenir réparation. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    65.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    66.  Le requérant réclame 10 000 EUR pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi.

    67.  Le Gouvernement conteste ce montant.

    68.  Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 9 250 EUR au titre du préjudice moral subi par celui-ci.

    B.  Frais et dépens

    69.  Le requérant demande également 4 990 TRY (environ 1 425 EUR) au titre des frais et dépens engagés pour sa requête, à savoir 4 720 TRY pour les frais d’avocat, 200 TRY pour les frais de traduction, 20 TRY pour les frais de papeterie et 50 TRY pour les frais de poste. À l’appui de sa demande, il fournit une quittance d’honoraires de 4 720 TRY.

    70.  Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant.

    71.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

    72.  En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 350 EUR, tous frais confondus, et l’accorde au requérant.

    C.  Intérêts moratoires

    73.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  9 250 EUR (neuf mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  1 350 EUR (mille trois cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 avril 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente


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