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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GHEORGHE DIMA v. ROMANIA - 2770/09 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 369 (19 April 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/369.html
Cite as: [2016] ECHR 369

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    QUATRIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE GHEORGHE DIMA c. ROUMANIE

     

    (Requête no 2770/09)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    19 avril 2016

     

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


     


    En l’affaire Gheorghe Dima c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

              András Sajó, président,
              Vincent A. De Gaetano,
              Boštjan M. Zupančič,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Egidijus Kūris,
              Iulia Antoanella Motoc,
              Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
    et de Marialena Tsirli, greffière de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 mars 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 2770/09) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Gheorghe Dima (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 décembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me C. Boghină, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, et par sa coagente, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

    3.  Le requérant allègue avoir été victime de mauvais traitements, qu’il qualifie de torture, de la part d’agents de l’État, et se plaint du manque d’effectivité de l’enquête menée par les autorités nationales à ce sujet. Il invoque l’article 3 de la Convention.

    4.  Le 1er décembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1980 et réside à Bucarest.

    6.  Le 28 août 2002, le requérant fut placé en détention afin de purger une peine de dix ans de prison pour des délits liés au trafic de drogue. À partir du 28 février 2008, il fut détenu dans le quartier de haute sécurité de la prison de Bucarest-Rahova.

    A.  L’incident du 27 novembre 2008 et l’origine des blessures du requérant

    7.  Le 27 novembre 2008, vers 12 h 30, le requérant et quinze autres détenus furent sortis de leurs cellules et escortés par cinq gardiens de prison cagoulés vers la cour de la prison pour leur promenade journalière. Le requérant était le dernier dans la file. Alors qu’ils se trouvaient encore dans l’un des couloirs de la prison, une altercation survint entre deux détenus, M.Mi. et M.Ma., qui se trouvaient au début de la file des détenus, à environ quinze mètres du requérant : M.Mi., notamment, attaqua M.Ma. avec un couteau au niveau de la gorge. Deux autres détenus, M.M.G. et R.C., intervinrent dans l’altercation qui opposait les deux premiers.

    8.  Lors de cet incident, le requérant fut blessé. Les explications des parties divergent quant à l’origine de ses blessures.

    1.  La version du requérant

    9.  Au vu de l’incident, le gardien commandant l’escorte fit appel au groupe spécial d’intervention. Une dizaine de membres de ce groupe, portant eux aussi des cagoules, arrivèrent sur place, demandèrent aux détenus de s’allonger sur le sol et les immobilisèrent en utilisant la force. L’un des agents cagoulés procéda à la fouille des détenus, en commençant par le requérant. Un couteau artisanal fut retrouvé sur lui. Au vu de ce fait, le membre du groupe d’intervention frappa plusieurs fois le requérant jusqu’à ce que ce dernier tombe par terre. Par la suite, le sous-commissaire J.I.D. et une ou deux autres personnes cagoulées frappèrent le requérant. D’autres personnes portant aussi des cagoules frappèrent les autres détenus qui étaient allongés par terre. Le commandant de la section de détention, M. V., et les responsables de la prison, L.V.S. et C.R.C., assistèrent au déroulement des évènements sans intervenir.

    10.  Environ trente minutes plus tard, les détenus furent escortés jusqu’au cabinet médical de la prison. Dans le cabinet médical, en présence de l’assistante médicale, M.V. demanda au requérant d’écrire une déclaration dans laquelle il indiquait avoir été battu par d’autres détenus qu’il ne pouvait pas identifier. Étant donné qu’il se sentait mal, le requérant accepta d’écrire cette déclaration.

    2.  La version du Gouvernement

    11.  Eu égard à la situation de tension résultant de l’altercation, qui menaçait de s’étendre à toute la section de détention et qui mettait en danger la sûreté de la prison, les membres du groupe d’intervention arrivèrent sur place afin de rétablir l’ordre. Ils agirent dans le cadre fixé par l’article 159 alinéa 4 de l’arrêté du gouvernement (HG) no 1897/2006 le règlement concernant l’organisation et la mise en exécution du service de garde, d’escorte et de surveillance des détenus dans les prisons (regulamentul privind organizarea și executarea serviciului de pază, escortare și supraveghere a deținuților din penitenciare), en faisant usage des moyens d’immobilisation à leur disposition, à savoir les menottes et la force. L’intervention fut proportionnée à la résistance physique active ou passive des détenus et s’arrêta dès qu’elle cessa d’être nécessaire.

    12.  Le requérant fut blessé par les autres détenus lors de l’altercation, sans que la confusion de la mêlée permette par ailleurs d’établir si l’intéressé avait été victime ou agresseur.

    13.  Le requérant fut interrogé immédiatement après l’incident et il déclara avoir été frappé par les autres détenus. Les autres détenus furent également interrogés et aucun ne déclara avoir été frappé par les membres du groupe d’intervention ou par les surveillants pénitentiaires.

    B.  L’état de santé du requérant à la suite de l’incident du 27 novembre 2008

    14. Le requérant fut examiné au cabinet médical de la prison à 13 h 45. À cette occasion, il fut noté qu’il présentait des ecchymoses au niveau de la clavicule gauche et de la joue (pomete) droite et qu’il se plaignait de douleurs dans la région lombaire gauche. Il regagna ensuite sa cellule de détention.

    15.  Le 28 novembre 2008, à 0 h 36, le requérant fut admis en urgence à l’hôpital universitaire de Bucarest. Un diagnostic de polytraumatisme consécutif à une agression remontant à douze heures et d’hématome périrénal gauche fut établi.

    16.  Le même jour, à 12 heures, il fut transféré à l’hôpital public B. Il ressort de la fiche médicale du requérant, établie le même jour à 13 h 30, qu’outre le traumatisme lombaire gauche et l’hématome périrénal gauche, l’intéressé présentait « de multiples contusions sur le tronc (trunchi) et sur les membres ».

    17.  Le requérant fut opéré en urgence. Lors de l’intervention chirurgicale, un hématome rétropéritonéal volumineux ainsi qu’une rupture rénale gauche furent découverts, ce qui mena à l’ablation de son rein gauche. Après l’intervention chirurgicale, le requérant suivit un traitement antibiotique et anti-inflammatoire. Selon sa fiche médicale, son évolution post-opératoire fut lente et difficile, mais favorable.

    18.  Le requérant fut hospitalisé à l’hôpital public B. jusqu’au 5 décembre 2008, date à laquelle il fut transféré à l’hôpital pénitentiaire de Bucarest-Rahova.

    19.  Le 8 décembre 2008, le requérant demanda à quitter l’hôpital, contre l’avis des médecins. Il fut transféré à l’infirmerie de la prison de Bucarest-Rahova. Un traitement médical lui fut administré et il fut soumis à des examens urologiques réguliers.

    20.  Le 30 décembre 2008, après avoir examiné le requérant et son dossier médical, l’Institut national de médecine légale « Mina Minovici » établit un certificat médicolégal, avec les conclusions suivantes :

    « (...) Dima Gheorghe présente des lésions traumatiques : « rupture du rein gauche avec hématome rétropéritonéal ; choc hémorragique », lésions pouvant avoir été produites par des coups au moyen d’un objet contondant.

    Les lésions peuvent dater du 27 novembre 2008.

    Elles nécessitent 30 à 35 jours de soins médicaux.

    Les lésions subies ont mis sa vie en danger.

    Suite à la perte de son rein gauche, il souffre à présent d’une infirmité post-traumatique ».

    21.  Le requérant fut classé dans la catégorie des personnes souffrant d’un handicap majeur temporaire.

    22.  Le 30 janvier 2009, le requérant fut transféré à la prison de Giurgiu. Le 18 janvier 2010, il fut mis en liberté conditionnelle.

    C.  Les rapports d’incident dressés à la suite de l’incident du 27 novembre 2008

    23.  Le jour de l’altercation, un rapport d’incident fut dressé au nom du requérant afin de constater que la fouille avait permis de découvrir sur lui un couteau artisanal. Il n’était pas fait mention dans ce rapport de sa participation à l’altercation survenue entre les détenus.

    24.  D’autres rapports d’incident furent dressés aux noms des quatre détenus ayant participé à l’altercation.

    25.  Le 28 novembre 2008, M. V. informa par écrit le juge de l’exécution des peines délégué auprès de la prison qu’une altercation avait eu lieu le 27 novembre 2008 entre les détenus M.Mi., M.Ma. M.M.G. et R.C. Il nota également qu’un couteau artisanal avait été trouvé sur le requérant. M.V. expliqua dans sa note écrite qu’en raison de la situation de tension créée, les membres du groupe spécial d’intervention avaient été appelés pour mettre fin au conflit, conformément aux dispositions légales en la matière. Il ajouta que des moyens d’immobilisation avaient été utilisés et que « l’action avait été proportionnée à la résistance physique active ou passive des détenus, et qu’elle avait cessée dès qu’elle n’avait plus été nécessaire ». Il précisa que les détenus avaient été présentés au cabinet médical pour y être examinés et soignés.

    Le dossier ne permet pas de savoir si le juge délégué a donné une suite quelconque à cette information.

    26.  Toujours le 28 novembre 2008, les mêmes informations furent transmises au département de la sûreté de la détention et du régime pénitentiaire de l’Administration nationale des prisons.

    27.  Le 28 novembre 2008, l’administration de la prison de Bucarest-Rahova saisit le parquet près le tribunal départemental de Bucarest du conflit du 27 novembre 2008 et l’informa du nom des quatre détenus impliqués. Elle indiqua qu’un couteau artisanal avait été trouvé sur le requérant. L’acte de saisine fut transféré au parquet près le tribunal de première instance de Bucarest, compétent pour mener une enquête à propos de l’affaire. Aucune preuve ne fut jointe à l’acte de saisine.

    28.  Le 11 février 2010, le parquet près le tribunal de première instance de Bucarest rendit un non-lieu en faveur de toutes les personnes impliquées dans l’incident du chef de coups et blessures, au motif qu’aucune personne lésée n’avait déposé de plainte préalable et n’avait voulu reprendre pour son propre compte la plainte déposée par l’administration de la prison.

    D.  La plainte pénale du requérant contre les cadres de la prison et les membres de l’équipe d’intervention

    29.  Le 8 décembre 2008, le requérant déposa une plainte pénale auprès du parquet près le tribunal départemental de Bucarest contre les sous-commissaires J.I.D. et M.V., le commissaire C.R.C., l’inspecteur L.V.S. et les membres du groupe d’intervention. Il les accusait de mauvais traitements et de torture, d’abus de fonction et de coups et blessures, délits punis par les articles 267 et 2671, 246 et 182 du code pénal (CP) en vigueur à l’époque des faits. Il soutint que lors de l’incident du 27 novembre 2008, il avait été frappé par J.I.D. et M.V. et par les membres du groupe spécial d’intervention, qui portaient des cagoules (« mascați ») et qu’il avait subi de ce fait de graves lésions corporelles. Il souligna également que, bien qu’elles aient assisté à l’incident, les autres personnes mises en cause n’étaient pas intervenues pour mettre fin aux mauvais traitements. Il expliqua qu’après l’incident, on l’avait menacé de le priver d’examen médical pour le contraindre à déclarer qu’il avait été battu par les autres détenus.

    1.  L’enquête menée par le parquet contre les cadres de la prison

    a)  L’enquête menée par le parquet compétent

    30.  La plainte du requérant fut transférée au parquet près la cour d’appel de Bucarest (« le parquet ») qui était compétent pour examiner l’affaire, en raison du grade des fonctionnaires mis en cause. Le parquet interrogea les cadres de la prison mis en cause. Ces derniers déclarèrent que les détenus s’étaient mutuellement agressés et qu’ils n’étaient intervenus qu’afin de mettre fin à l’incident et d’immobiliser les détenus.

    31.  Le requérant demanda à plusieurs reprises, en février, mars et avril 2009 que l’enquête soit accélérée. On lui répondit que l’enquête était en cours auprès du parquet compétent.

    32.  Sur demande du requérant, le parquet interrogea certains des détenus qui avaient participé à l’incident ou qui avaient pu voir les faits dénoncés : certains déclarèrent que lors de l’incident, les détenus s’étaient blessés mutuellement et que le groupe spécial d’intervention n’était intervenu que pour mettre fin à l’incident ; d’autres déclarèrent avoir vu J.I.D. et M.V. frapper le requérant, et d’autres enfin déclarèrent avoir été frappés par les membres du groupe d’intervention.

    33.  Le requérant indiqua au parquet que l’activité dans la prison était surveillée par des caméras de vidéosurveillance et lui demanda d’entreprendre les démarches pour obtenir l’enregistrement vidéo de l’incident et de le verser comme preuve au dossier de l’enquête. À la demande du parquet, par une lettre du 19 mai 2009, la prison de Bucarest-Rahova informa les enquêteurs que les enregistrements n’étaient conservés que pendant dix jours et que ceux du 27 novembre 2008 avaient déjà été détruits.

    34.  Par une ordonnance du 11 janvier 2010, le parquet près la cour d’appel de Bucarest rendit un non-lieu en faveur de J.I.D., M.V., C.R.C. et L.V.S. des chefs de mauvais traitements et de torture. Il ordonna la disjonction des poursuites contre les membres du groupe spécial d’intervention concernant les blessures du requérant. Pour justifier le non-lieu, le parquet nota qu’il ne ressortait pas avec certitude des déclarations des témoins que le requérant avait été agressé par les accusés et que, dès lors, le doute devait profiter à ces derniers.

    35.  Le requérant contesta cette ordonnance auprès du procureur général du parquet près la cour d’appel de Bucarest, qui rejeta sa contestation par une résolution du 1er février 2010.

    b)  La contestation du non-lieu du 11 janvier 2010 devant les juridictions internes

    36.  Se fondant sur l’article 2781 du code de procédure pénale (CPP), le requérant contesta le non-lieu du 11 janvier 2010 devant la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») et demanda l’ouverture de poursuites pénales contre les personnes qu’il accusait. Soutenant que l’enquête pénale réalisée dans l’affaire n’avait pas été correcte, impartiale et objective comme il l’aurait fallu pour pouvoir découvrir la vérité, il demanda notamment que les témoins soient interrogés par la cour d’appel, que l’enregistrement vidéo de l’incident soit versé comme preuve au dossier et qu’une nouvelle expertise médicolégale soit réalisée.

    37.  Par un arrêt du 1er avril 2010, la cour d’appel rejeta sa contestation et confirma le non-lieu rendu dans l’affaire. Elle jugea qu’il ne ressortait pas des déclarations des témoins que les accusés avaient agressé le requérant ou favorisé son agression. Elle nota également que d’après les déclarations des gardiens et des détenus, une altercation avait eu lieu entre les détenus et que deux détenus avaient utilisé des couteaux lors de l’incident. Selon elle, le requérant avait participé activement à l’incident. Elle souligna enfin que l’enquête restait ouverte dans la mesure où l’ordonnance contestée avait disjoint certains aspects de ceux visés par le non-lieu.

    38.  Le requérant forma un pourvoi en recours contre cet arrêt. Il exposa que le parquet n’avait pas mené une enquête propre à permettre de découvrir la vérité. À cet égard, il fit remarquer que le parquet n’avait pas identifié toutes les personnes impliquées dans l’incident et que sur les vingt détenus présents lors de l’incident, seulement huit avaient été interrogés. Il releva également que l’enregistrement vidéo de l’incident n’avait pas été versé comme preuve au dossier, alors qu’il représentait, selon lui, la preuve la plus importante dans l’affaire. Il ajouta que l’enquête n’avait pas été conduite avec diligence, dans la mesure où lui-même comme les autres témoins n’avaient été interrogés que quatre mois après les faits, qu’aucune confrontation n’avait eu lieu entre les témoins et qu’aucune parade d’identification des personnes impliquées n’avait été organisée.

    39.  Par un arrêt définitif du 7 juin 2010, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») rejeta le pourvoi en recours du requérant. Se référant aux déclarations des mis en cause, elle nota qu’un incident était survenu le 27 novembre 2008 pendant lequel les détenus s’étaient mutuellement frappés. Se référant aux mêmes déclarations, elle nota que « l’intervention des forces spéciales était nécessaire et légitime, proportionnée à l’agressivité des détenus et limitée à l’immobilisation des agresseurs ». La Haute Cour jugea également qu’il ne ressortait pas des déclarations des détenus que les accusés étaient intervenus dans le conflit.

    2.  La poursuite de l’enquête contre les membres du groupe spécial d’intervention

    a)  L’enquête menée du chef de torture et de mauvais traitements

    40.  Le dossier de l’affaire fut renvoyé au parquet près le tribunal départemental de Bucarest, compétent pour mener l’enquête contre les membres du groupe d’intervention accusés de mauvais traitements, torture et coups et blessures.

    41.  Le parquet identifia les membres du groupe d’intervention qui avaient été appelés à rétablir l’ordre le 27 novembre 2008 en les personnes d’A.S., M.F., B.C., V.I., P.I. et N.O. Interrogés par le parquet en mai 2010, ces derniers déclarèrent que le 27 novembre 2008, une altercation avait eu lieu à la prison de Bucarest-Rahova entre des détenus, qui s’étaient mutuellement agressés. Ils déclarèrent qu’ils étaient intervenus afin de maîtriser la situation et que leur action avait été proportionnée à l’agressivité des détenus et limitée à l’immobilisation des agresseurs.

    42.  Le détenu M.Mi. fut interrogé. Il déclara que l’incident du 27 novembre 2008 avait débuté entre lui et un autre détenu. Il indiqua que « d’autres personnes portant des cagoules » (mascati) étaient arrivées sur les lieux de l’incident, accompagnées de J.I.D. et M.V. Ces personnes cagoulées avaient commencé à frapper les détenus avec les poings, les pieds et des bâtons. Il déclara avoir vu les « cadres de la prison » battre le requérant et les détenus R.C. et B.C.

    43.  Le détenu S. F. déclara avoir vu, lors de l’incident, deux membres du groupe d’intervention frapper « une seule fois » le requérant au niveau de la rate et du foie.

    44.  Se fondant sur les témoignages susmentionnés, par une ordonnance du 23 juillet 2010, le parquet près le tribunal départemental de Bucarest rendit un non-lieu en faveur des membres du groupe spécial d’intervention des chefs de mauvais traitements et de torture. Il estima qu’il ne ressortait pas des preuves du dossier que les accusés aient soumis le requérant à des mauvais traitements ou à des actes de torture.

    45.  Par la même ordonnance, le parquet disjoignit de ce non-lieu la question des blessures du requérant en tant que telles et renvoya le dossier de l’affaire au parquet près le tribunal de première instance de Bucarest afin que l’enquête soit continuée du chef de « coups et blessures graves ».

    46.  Le 7 août 2010, cette ordonnance fut communiquée au requérant, qui ne la contesta pas.

    b)  L’élargissement de l’enquête en direction des détenus

    47.  Le 3 septembre 2010, le dossier fut enregistré auprès du département 19 de la Police (« la police »), qui mena l’enquête sous la surveillance du parquet près le tribunal de première instance de Bucarest.

    48.  Le 6 avril 2011, le police proposa au procureur dudit parquet de décliner sa compétence au profit du parquet près le tribunal départemental de Bucarest, en raison de la qualité de fonctionnaires des membres du groupe spécial d’intervention mis en cause.

    49.  Par une ordonnance du 7 juin 2011, le parquet près le tribunal de première instance écarta la proposition de la police et lui renvoya le dossier afin qu’elle continue l’enquête du chef de coups et blessures graves, au motif que par l’ordonnance du 23 juillet 2010 avait indiqué qu’il n’était pas établi que les lésions du requérant avaient été causées par les membres du groupe spécial d’intervention. Il demanda que des actes d’enquête soient réalisés afin de déterminer si les faits avaient été commis par les détenus.

    50.  Plusieurs détenus furent interrogés. Ils déclarèrent tous que le 27 novembre 2008, une altercation avait eu lieu entre trois ou quatre détenus se trouvant au début de la file, que les membres du groupe spécial d’intervention étaient arrivés sur place et qu’ils avaient mis tous les détenus à plat ventre avant de procéder à une fouille. Concernant la suite des évènements, les détenus M.Mi., M.Ma., S.F., C.C.R., P.M.N. et U.G. déclarèrent avoir vu les membres du groupe d’intervention frapper le requérant après avoir trouvé sur lui le couteau artisanal. M.M.G., B.C.I. et N.E.V. déclarèrent ne pas avoir remarqué si c’était l’un des détenus ou le requérant, qui avait été frappé par les membres du groupe spécial d’intervention.

    51.  Interrogés à leur tour en août 2012, les membres du groupe spécial d’intervention déclarèrent maintenir leurs déclarations antérieures concernant l’altercation qui avait eu lieu entre les détenus. Les agents A.S. N.O. et B.C. déclarèrent que ni eux même ni leurs collègues n’avaient agressé le requérant et qu’ils n’avaient pas observé qui avait frappé ce dernier lors de l’incident du 27 novembre 2008. L’agent N.O. précisa que pour rétablir l’ordre, des moyens d’immobilisation avaient été utilisés. L’agent en chef B.C. ajouta que les membres du groupe spécial d’intervention étaient intervenus afin d’immobiliser les détenus impliqués dans le conflit et plus particulièrement ceux sur lesquels des armes blanches furent retrouvées. L’agent A.S. déclara que les membres du groupe d’intervention avaient agi conformément au règlement applicable pour rétablir l’ordre, que les détenus avaient été mis à terre, que des menottes avaient été utilisés et que la force physique employée avait été d’une intensité proportionnée à la résistance physique des détenus.

    52.  Le parquet versa au dossier de l’enquête toutes les déclarations antérieures des détenus qui avaient été interrogés dans les dossiers concernant les accusations de mauvais traitements et de torture, ainsi que d’autres écrits, comme par exemple, des certificats médicolégaux, les rapports d’incident et des rapports sur les activités des détenus.

    53.  Le parquet examina les demandes de preuve formulées par le requérant et admit une partie de celles-ci. Il rejeta la demande du requérant de faire réaliser une nouvelle expertise médicolégale et celle concernant la présentation de l’enregistrement des caméras de vidéosurveillance, au motif qu’il avait été établi en 2009 que celui-ci n’existait plus.

    54.  Toutefois, le parquet près le tribunal de première instance demanda à la prison de Bucarest-Rahova des renseignements complémentaires concernant les enregistrements vidéo. Le 29 novembre 2012, la prison informa le parquet que ceux-ci étaient effacés automatiquement si, dans le délai de stockage de dix jours, aucune demande visant à conserver les images n’était exprimée, soit par la personne privée de liberté, soit par les organes habilités. Elle précisa qu’il n’y avait pas de norme interne spécifique en la matière à la prison de Bucarest-Rahova et que les dispositions applicables de façon générale au niveau de l’administration pénitentiaire ne prévoyaient la conservation des enregistrements par gravure sur DVD que sur demande expresse à la suite d’un incident. La prison ajouta qu’aucune disposition légale ne lui faisait obligation d’archiver électroniquement la totalité des enregistrements de vidéosurveillance.

    55.  Le 6 décembre 2012, le parquet près le tribunal de première instance de Bucarest rendit un non-lieu en faveur de tous les détenus, au motif qu’il ne ressortait pas des preuves du dossier que les détenus aient agressé le requérant. Pour se prononcer ainsi, le parquet nota d’abord que la seule déclaration dans laquelle le requérant avait affirmé avoir été blessé par les autres détenus était sa première déclaration, effectuée immédiatement après l’incident, en présence de M.V. Or, selon le parquet, cette déclaration n’était pas valable, compte tenu de l’état de santé de l’intéressé à ce moment-là et de la présence de M.V. lors de la déclaration, ce dernier ayant été par la suite accusé de mauvais traitements.

    56.  Le parquet nota ensuite qu’il ressortait des rapports établis par l’administration de la prison à la suite de l’incident du 27 novembre 2008 que la bagarre n’avait opposé que quatre détenus entre eux et que le requérant n’en faisait pas partie. De même, il ressortait des mêmes documents que le seul fait reproché au requérant lors de l’incident était d’avoir eu sur lui un couteau artisanal. Le parquet considéra que ces informations concordaient avec le fait que le requérant était le dernier dans la file des détenus lors de la sortie et avec les déclarations des détenus, qui avaient affirmé avoir vu les membres du groupe spécial d’intervention cagoulés frapper l’intéressé après avoir trouvé sur lui le couteau artisanal.

    57.  Le parquet prit également en compte le fait que, bien que tous les membres du groupe spécial d’intervention aient déclaré ne pas avoir frappé le requérant, ils avaient admis avoir utilisé la force physique pour mettre fin à l’incident.

    58.  Le parquet nota ensuite que le seul moyen de preuve objectif, à savoir l’enregistrement vidéo du jour de l’incident, n’avait pas été sauvegardé par les représentants de la prison, malgré l’incident qui s’était produit et la gravité des lésions subies par le requérant. Comme une telle preuve aurait pu disculper les membres du groupe spécial d’intervention et infirmer les allégations du requérant, le fait de n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour la sauvegarde de l’enregistrement jetait un doute, pour le parquet, sur la crédibilité des déclarations des cadres de la prison. Compte tenu, par ailleurs, des lésions très graves qu’il avait subi, l’omission des autorités de la prison de dresser un rapport constatant sa participation à la bagarre entre les détenus venait encore, aux yeux du parquet, en faveur de l’intéressé.

    59.  Par la même décision, le parquet renvoya l’affaire au parquet près le tribunal départemental de Bucarest pour poursuivre l’enquête contre les membres du groupe d’intervention du chef de comportement abusif.

    c)  L’enquête menée contre les membres du groupe d’intervention du chef de comportement abusif

    60.  Le 21 juin 2013, se fondant sur l’article 10 lettre d) du code de procédure pénale (CPP), le parquet près le tribunal départemental de Bucarest rendit un non-lieu en faveur des membres du groupe d’intervention, au motif que les éléments constitutifs du délit de comportement abusif n’avaient pas été prouvés en l’espèce. Le parquet nota qu’il ressortait des preuves du dossier que les membres du groupe spécial d’intervention étaient venus mettre fin à un affrontement entre les détenus. Il releva également qu’il résultait des déclarations du requérant et des autres détenus que le visage des membres du groupe spécial d’intervention était masqué par des cagoules, ce qui rendait leur identification impossible. Partant, étant donné le caractère strictement personnel de la responsabilité pénale - qui ne peut pas être engagée à titre collectif ou pour le fait d’autrui -, le parquet estima que la condamnation des intéressés était impossible. Il considéra, enfin, que toutes les preuves avaient été instruites et qu’aucun élément de nature à engager la responsabilité pénale de quiconque n’était susceptible de venir le compléter, de sorte que le non-lieu s’imposait.

    61.  Sur contestation du requérant, le procureur en chef du parquet confirma ce non-lieu.

    62.  Le requérant saisit le tribunal départemental de Bucarest contre le non-lieu du 21 juin 2013 susmentionné (paragraphe 60 ci-dessus).

    63.  Par un jugement définitif du 21 octobre 2013, se référant à l’article 3 de la Convention, le tribunal départemental de Bucarest accueillit la demande du requérant et renvoya l’affaire au parquet près le tribunal départemental de Bucarest pour ouvrir des poursuites pénales et continuer l’enquête. Il expliqua que l’État devait mener une enquête effective sur les allégations défendables de mauvais traitements. Il indiqua au parquet qu’il devait clarifier les circonstances dans lesquelles les enregistrements vidéo avaient été effacés, interroger tous les détenus qui avaient assisté à l’incident en tant que témoins en leur rappelant les conséquences juridiques d’une fausse déclaration et interroger les personnes mises en cause pour qu’elles précisent qui avait frappé le requérant.

    d)  Les poursuites pénales contre les membres du groupe spécial d’intervention et contre J.I.D.

    64.  Le 15 janvier 2014, le parquet près le tribunal départemental de Bucarest ouvrit des poursuites pénales (începerea urmăririi penale) in rem du chef de comportement abusif.

    65.  Le 18 février 2014, le même parquet ouvrit des poursuites pénales contre les membres du groupe spécial d’intervention A.S., M.F., B.C., V.I., P.I. et N.O., du chef de comportement abusif. Les suspects furent informés de l’accusation portée contre eux et interrogés.

    66.  Le parquet interrogea vingt et un témoins. Il identifia la société qui avait installé le système de vidéosurveillance à la prison de Bucarest-Rahova et sollicita plus de renseignements sur les moyens et la durée de stockage des images enregistrées.

    67.  Le 8 août 2014, le requérant fut mis à l’épreuve d’un polygraphe. Ses réponses ne permirent de relever aucun signe caractéristique d’un comportement simulé.

    68.  Le 24 septembre 2014, les membres du groupe spécial d’intervention furent à nouveau interrogés. Ils déclarèrent que J.I.D. avait agressé le requérant lors de l’incident. Le 1er octobre 2014, le requérant fut lui aussi à nouveau entendu.

    69.  Par une ordonnance du 13 octobre 2014, en prenant en compte les nouvelles déclarations des membres du groupe spécial d’intervention, le parquet près la cour d’appel de Bucarest annula d’office le non-lieu rendu le 11 janvier 2010 dans sa partie concernant les faits imputés à J.I.D. (paragraphe 34 ci-dessus). Le parquet cita dans son ordonnance la déclaration de M.F. formulée dans les termes suivants :

    « Après avoir rétabli l’ordre, le chef du groupe a appelé en urgence l’officier de service, J.D. [J.I.D.]. Ce dernier est arrivé très rapidement. Je pense [qu’il était] accompagné de son adjoint. (...) J. D. [J.I.D.] a fouillé Gheorghe Dima et a trouvé sur lui un couteau. À ce moment-là, il a commencé à le piétiner, à l’insulter et à lui demander s’il savait qui il [J.I.D.] était dans la prison pour oser ainsi lui créer des problèmes. »

    70.  Le 14 octobre 2014, la cour d’appel de Bucarest confirma la légalité de la réouverture des poursuites pénales à l’encontre de J.I.D. et l’affaire fut transférée au parquet près le tribunal départemental de Bucarest pour continuer l’enquête.

    71.  Le 21 octobre 2014, le directeur de la prison de Bucarest-Rahova fut entendu.

    72.  Par une ordonnance du 28 janvier 2015, le parquet près le tribunal départemental de Bucarest engagea l’action pénale contre J.I.D. du chef de conduite abusive, infraction punie à présent par l’article 296 §§ 1 et 2 du nouveau code pénal combiné avec l’article 194 § 1 lettres a) et e) du même code.

    73.  Le 2 mars 2015, J.I.D. fut informé de l’accusation pénale formulée à son égard et interrogé.

    74.  Le 6 avril 2015, le chef du département de la sûreté de la détention et du régime pénitentiaire de la prison de Bucarest-Rahova fut entendu. Le même jour, deux membres du groupe spécial d’intervention, A.S. et B.C., furent interrogés.

    75.  Le 8 avril 2015, le parquet ordonna de soumettre A.S. et B.C. à l’épreuve d’un polygraphe. Ce test fut programmé pour le 14 avril 2015.

    76.  Le 9 avril 2015, J.I.D. et le témoin A.G. se virent notifier leur convocation devant les organes d’enquête.

    77.  D’après les renseignements fournis par les parties, l’enquête reste à ce jour pendante devant le parquet.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    78.  Les dispositions du code de procédure pénale en matière de recours hiérarchique et juridictionnel contre les décisions du parquet sont décrites dans l’arrêt Dumitru Popescu c. Roumanie (no 1) (no 49234/99, §§ 43-45, 26 avril 2007).

    79.  La disposition pertinente de la loi no 275 du 4 juillet 2006 concernant l’exécution des peines se lit ainsi :

    Article 4

    « 1. Il est interdit de soumettre une personne se trouvant en exécution d’une peine privative de liberté à des actes de torture, à des traitements inhumains ou dégradants ou à d’autres mauvais traitements.

    2. La méconnaissance des dispositions de l’alinéa 1 sera punie conformément à la loi pénale. »

    III.  LES RAPPORTS DU COMITÉ EUROPÉEN POUR LA PRÉVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DÉGRADANTS (CPT)

    80.  Le rapport du 11 décembre 2008 adressé au gouvernement de la Roumanie par le CPT après la visite effectuée par celui-ci du 8 au 19 juin 2006 dans différents établissements pénitentiaires se lit comme suit :

    « 74. Le CPT tient à exprimer ses préoccupations en ce qui concerne la présence permanente de groupes spéciaux d’intervention portant des cagoules dans certains quartiers de détention. Le Comité note avec satisfaction que le port de la cagoule (et d’un uniforme distinct) avait été abandonné peu avant la visite dans la prison de Craiova, sans pour autant avoir des effets négatifs au plan de la sécurité. Par contre, la délégation a constaté à la prison de Bucarest-Jilava que les membres cagoulés du groupe spécial d’intervention, qui étaient affectés en permanence aux tâches de surveillance, d’escorte et de fouille dans le quartier de détention réservé aux détenus qualifiés de dangereux, y imposaient une atmosphère très pesante. Il convient d’ajouter que les membres des groupes d’intervention étaient vêtus d’un uniforme noir bien distinct et équipés de matraques et de gaz lacrymogène parfaitement en évidence.

    De l’avis du CPT, aucune circonstance ne peut justifier une telle pratique en milieu carcéral. Cette pratique déshumanise les relations entre le personnel et les détenus, et introduit un puissant élément d’intimidation. En outre, le port d’une cagoule fait obstacle à l’identification de suspects potentiels si et lorsque des allégations de mauvais traitements sont formulées.

    À la fin de la visite, la délégation a demandé aux autorités roumaines confirmation que la pratique mentionnée plus haut avait été définitivement abandonnée à la prison de Craiova ; elle a également demandé si des mesures similaires avaient été prises dans la prison de Bucarest-Jilava ainsi que, s’il y avait lieu, dans tout autre établissement pénitentiaire. Dans leur lettre du 26 octobre 2006, les autorités roumaines ont souligné qu’à la suite de la visite, des mesures ont été prises afin que ces groupes ne soient plus affectés aux tâches de surveillance, de fouille et d’escorte des détenus dans les prisons. Il s’agit là d’un développement qui mérite d’être salué. Cela étant, les autorités roumaines ne semblent pas avoir pris de mesures en ce qui concerne le port de la cagoule par les membres de ces groupes.

    Le CPT recommande qu’il soit interdit à tous les membres des groupes spéciaux d’intervention de porter des cagoules, quelles que soient les circonstances, dans l’exercice de leurs fonctions dans un environnement carcéral. De plus, il importe qu’un membre de l’équipe dirigeante des établissements pénitentiaires visés soit présent lors de toute opération à risque effectuée par ces groupes. »

    81.  Du 5 au 16 septembre 2010, le CPT effectua une visite dans différents établissements pénitentiaires, parmi lesquels les sections pour les détenus placés en régime de sécurité maximale de la prison de Poarta Albă et la section pour mineurs de la prison de Bucarest-Rahova. Dans son rapport du 24 novembre 2011 adressé au Gouvernement de la Roumanie à la suite de cette visite, le CPT nota ce qui suit :

    « 107. À la prison de Poarta Albă, des membres du groupe spécial d’intervention de l’établissement pouvaient être appelés pour des opérations d’escorte de certains détenus placés dans les quartiers de haute sécurité ainsi que des opérations de fouilles dans les cellules en renfort des surveillants. Ces personnels étaient vêtus d’uniformes et cagoules noirs, sans signe d’identification, et étaient équipés de menottes, matraque et gaz lacrymogène.

    La prison de Bucarest-Rahova disposait également d’un groupe spécial d’intervention, dont les membres ne portaient pas une cagoule mais un casque (avec visière) sur lequel était apposé un numéro d’identification. La délégation a recueilli des informations contradictoires sur la question de savoir si ce groupe spécial intervenait, ou non, dans la section pour mineurs ; les interventions du groupe spécial n’étant pas consignées dans un registre spécifique, ces informations n’ont pas pu être vérifiées avec la précision nécessaire.

    Le CPT tient à souligner qu’il est en principe opposé au port des cagoules par des fonctionnaires dans une enceinte pénitentiaire. Cela peut notamment faire obstacle à l’identification de suspects, si des allégations de mauvais traitements sont formulées par des personnes privées de liberté. Le CPT admet néanmoins que pour des intérêts opérationnels et/ou de sécurité, le port d’un autre dispositif protégeant le visage peut s’avérer nécessaire. Toutefois, dans ce cas, un signe distinctif sur l’uniforme devrait permettre, en tout temps, l’identification des personnels concernés. Le Comité recommande aux autorités roumaines de prendre les mesures nécessaires à la lumière des remarques qui précèdent.

    De plus, le CPT recommande que toutes les interventions des groupes spéciaux soient consignées de manière détaillée dans un registre spécifique. Ces groupes d’intervention ne devraient pas être utilisés pour effectuer des tâches relevant habituellement du personnel de surveillance. »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    82.  Le requérant se plaint, d’une part, d’avoir subi des mauvais traitements de la part d’agents de l’État lors de l’incident du 27 novembre 2008 et, d’autre part, de ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective suite à ses allégations de mauvais traitements, en violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité

    83.  Pour ce qui est du volet matériel de l’article 3 de la Convention, le Gouvernement estime que le grief est prématuré, étant donné que l’enquête pénale est toujours pendante devant les juridictions internes. Il argue qu’une éventuelle analyse de la Cour à ce stade, notamment pour ce qui est de l’existence d’un lien entre les actions ou les omissions des agents de l’État et les violences subies par l’intéressé équivaudrait à ce que l’instance de contrôle européen s’érige en tribunal de quatrième degré de juridiction.

    84.  Pour ce qui est du volet procédural de l’article 3, le Gouvernement estime que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, dans la mesure où il n’a pas utilisé la procédure offerte par les articles 278 et 2781 du code de procédure pénale contre le non-lieu du 23 juillet 2010, qui lui avait bien été communiqué.

    85.  Le requérant considère qu’il a épuisé les voies de recours internes et entend souligner l’inefficacité de l’enquête qui est toujours pendante devant le parquet.

    1.  Quant au volet matériel de l’article 3 de la Convention

    86.  La Cour note qu’il n’est pas contesté que le requérant a été blessé dans l’incident du 27 novembre 2008, alors qu’il se trouvait en prison, sous l’autorité d’agents de l’État. Or, le 6 décembre 2012, le parquet près le tribunal de première instance de Bucarest a rendu un non-lieu en faveur de tous les détenus, au motif qu’il ne ressortait pas des preuves du dossier que les détenus aient agressé le requérant. D’après le dossier, ce non-lieu n’a pas été remis en cause jusqu’à présent.

    87.  Cela étant, la Cour note que l’enquête se poursuit au niveau interne pour éclaircir les circonstances dans lesquelles J.D.I. et les membres du groupe spécial d’intervention ont agi et la manière dont leur action a été organisée et supervisée. L’enquête pénale engagée au niveau interne sur les allégations de mauvais traitement du requérant est donc toujours pendante, une action pénale étant en cours auprès du parquet près le tribunal départemental de Bucarest (voir les paragraphes 72 et 77 ci-dessus). En outre, bien que les agresseurs du requérant n’aient pas encore été identifiés, la Cour prend note des démarches faites par les enquêteurs, surtout après le jugement définitif du 21 octobre 2013, pour éclaircir les circonstances dans lesquelles l’intéressé a été blessé (voir le paragraphe 63 à 76 ci-dessus).

    88.  Dans ce contexte, la Cour rappelle que, conformément au principe de subsidiarité, il est préférable que l’instruction des affaires et la résolution des questions qu’elles soulèvent s’effectuent dans la mesure du possible au niveau national. Il est dans l’intérêt du requérant et de l’efficacité du mécanisme de la Convention que les autorités internes, qui sont les mieux placées pour ce faire, prennent des mesures pour redresser les manquements allégués à la Convention (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 164, CEDH et El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 141, CEDH 2012).

    89.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que le volet matériel du grief tiré par le requérant de l’article 3 de la Convention est prématuré et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes (voir, mutatis mutandis, Hemsworth c. Royaume-Uni, no 58559/09, § 67, 16 juillet 2013, McCaughey et autres c. Royaume-Uni, no 43098/09, § 35, CEDH 2013 et Șerban Marinescu c. Roumanie, no 68842/13, §§ 50-54, 15 décembre 2015).

    2.  Quant au volet procédural de l’article 3 de la Convention

    90.  La Cour estime que l’exception du Gouvernement concernant le volet procédural de l’article 3 de la Convention est étroitement liée à la substance de ce grief et décide de la joindre au fond (voir, entre autres, Amine Güzel c. Turquie, no 41844/09, § 36, 17 septembre 2013 et Kulic c. Ukraine, no 10397/10, § 45, 19 mars 2015).

    91.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Les arguments des parties

    a)  Le requérant

    92.  Le requérant considère que l’enquête pénale menée au niveau interne à la suite de sa plainte pour torture et mauvais traitements n’est pas effective. À ce sujet, il met en avant que l’enregistrement vidéo de l’incident constituait une preuve importante dans l’affaire et que ni l’administration de la prison, ni le juge délégué informé de l’incident n’ont fait les démarches nécessaires pour conserver cette preuve. Il indique que, au début de l’enquête, le parquet n’a entendu que huit des témoins qu’il avait proposés.

    93.  Le requérant indique qu’il s’est toujours plaint devant les organes d’enquête du défaut de célérité de l’enquête et que ses demandes sont restées sans réponse. De l’avis du requérant, la durée de l’enquête est due à l’impossibilité pour les enquêteurs d’identifier les agresseurs. De même, l’enquête s’est selon lui trouvé compliquée en raison du fait qu’on ne l’ait pas soumis rapidement à un contrôle médical externe et que les personnes impliquées dans l’incident aient fabriqué des preuves, comme par exemple les déclarations extorquées aux détenus immédiatement après l’incident et qui ne correspondaient pas à la réalité. Or ces déclarations ont été prises en compte par les organes d’enquête dans l’examen de l’affaire.

    94.  Le requérant souligne que la décision du parquet du 6 décembre 2012 est fondée sur des preuves recueillies en 2008 et 2009 et qu’aucun nouvel acte d’enquête pertinent n’a été accompli dans l’entretemps. Il relève ensuite que dans sa décision du 21 octobre 2013, le tribunal départemental de Bucarest a reconnu que les autorités internes n’avaient pas mené une enquête effective au sens de l’article 3 de la Convention. Il fait remarquer qu’on a justifié l’impossibilité d’identifier les agresseurs par le fait qu’ils portaient des cagoules lors de l’incident et souligne que plus de sept ans après les faits, l’enquête est toujours pendante devant le parquet.

    b)  Le Gouvernement

    95.  Le Gouvernement indique que les autorités internes ne sont pas restées inactives face aux allégations de mauvais traitements du requérant. Il rappelle que l’obligation de mener une enquête effective présuppose la capacité d’identifier la personne coupable et ne signifie pas nécessairement sanctionner à tout prix les fonctionnaires impliqués dans les mauvais traitements allégués. En l’espèce, les autorités judiciaires roumaines ont eu recours à tous les moyens de preuve nécessaires à l’identification des personnes qui avaient blessé le requérant.

    96.  Le Gouvernement indique également qu’aucune décision définitive quant au chef de coups et blessures n’a encore été rendue au niveau interne. Il ajoute qu’il n’y a aucune raison, en l’espèce, de mettre en doute l’impartialité des enquêteurs. Il informe par ailleurs la Cour qu’en raison des limites de la capacité de stockage disponible, la durée de conservation des enregistrements vidéo est d’environ cinq jours.

    97.  Se référant à la décision du parquet près le tribunal de première instance du 6 décembre 2012, le Gouvernement explique que la durée de l’enquête s’explique par les transferts obligatoires du dossier en raison des attributions légales de compétence aux différents parquets intervenus dans l’affaire, par le grand nombre de témoins interrogés et par la nécessité d’interroger certains d’entre eux par le biais de commissions rogatoires étant donné qu’ils étaient détenus dans d’autres prisons que celle de Bucarest-Rahova. Il souligne ensuite que des actes d’enquête et de procédure ont été effectués à un rythme soutenu, que le requérant a eu accès au dossier et qu’il a pu contester en justice les décisions de non-lieu. Le Gouvernement ajoute que la suggestion de mesure d’instruction formulée par l’avocat du requérant dans le cadre de la procédure judiciaire a été accueillie favorablement, que le tribunal a ordonné aux organes de poursuite de compléter l’enquête et que le procureur s’est conformé rapidement aux indications reçues de la part du juge.

    2.  L’appréciation de la Cour

    a)  Les principes applicables

    98.  La Cour considère que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d’autres services comparables de l’État, des sévices contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII et Ion Bălăşoiu c. Roumanie, no 70555/10, § 85, 17 février 2015).

    99.  L’enquête menée doit être « effective » en pratique comme en droit et ne pas être entravée de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État défendeur (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004-IV (extraits)). Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 98, Recueil 1996-VI et Alboreo c. France, no 51019/08, § 148, 20 octobre 2011). S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV et Batı et autres, précité, § 134).

    100.  Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens (voir, parmi d’autres, l’arrêt Assenov et autres, précité, §§ 103 à 105). Les autorités sont tenues de préserver et recueillir les preuves nécessaires à l’établissement des faits, qu’il s’agisse - par exemple - des dépositions de témoins ou des preuves matérielles (Zelilof c. Grèce, no 17060/03, § 56, 24 mai 2007). Nul doute qu’une exigence de célérité et de diligence raisonnables est implicite dans ce contexte. Une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (voir, par exemple, Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 37, 18 octobre 2001, et Özgür Kılıç c. Turquie (déc.), no 42591/98, 24 septembre 2002).

    b)  L’application de ces principes en l’espèce

    101.  La Cour note que le requérant a subi des blessures graves, confirmées par des certificats médicolégaux, alors qu’il se trouvait en prison sous la responsabilité d’agents de l’État. Elle estime dès lors que le requérant avait sous l’angle de l’article 3 de la Convention un grief défendable qui appelait, de la part de l’État, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 79, CEDH 1999-V).

    102.  La Cour constate, certes, qu’une enquête a été ouverte au niveau interne en décembre 2008 à la suite de la plainte dans laquelle le requérant alléguait avoir subi des actes de torture et autres mauvais traitements de la part d’agents de l’État. Il reste à apprécier la diligence avec laquelle elle a été menée.

    103.  La Cour note qu’au fil du temps, l’enquête avait poursuivi plusieurs pistes afin d’identifier l’agresseur du requérant : l’enquête s’était concentrée d’abord sur les responsables de la prison et du groupe spécial d’intervention, pour se diriger pendant deux années environs vers les détenus et revenir ensuite vers les membres du groupe spécial d’intervention et l’un des responsables de la prison.

    104.  La Cour constate qu’un premier non-lieu a été rendu dans l’affaire le 11 janvier 2010 par le parquet près la cour d’appel de Bucarest en faveur des responsables de la prison. Par la suite, se fondant sur les déclarations des membres du groupe spéciale d’intervention faites en 2010 et selon lesquelles les détenus s’étaient agressés réciproquement (paragraphe 41 ci-dessus), le parquet près le tribunal départemental a rendu une ordonnance de non-lieu, en estimant qu’il ne ressortait pas du dossier que les membres du groupe d’intervention aient soumis le requérant à des mauvais traitement et à la torture, et ordonna la continuation de l’enquête du chef de coups et blessures. Ce constat fut suffisant pour déterminer le parquet à élargir l’enquête en direction des détenus. Ainsi du 7 juin 2011 à 6 décembre 2012, une enquête fut menée contre les détenus et elle a pris fin par un non-lieu, au motif qu’il ne ressortait pas des preuves que les détenus aient agressé le requérant.

    105.  Tout en prenant note de ce que des actes d’enquête ont été réalisés de manière constante par le parquet, la Cour note qu’en l’espèce, ses efforts de faire avancer l’enquête et d’identifier rapidement les responsables ont été ralentis de manière considérable en raison des déclarations contradictoires faites par les agents de l’État, à savoir les membres du groupe spéciale d’intervention. Malgré le fait qu’enquête soit ouverte contre eux dès décembre 2008, les membres du groupe spécial d’intervention n’ont été identifiés et interrogés qu’au début de l’année 2010, soit plus d’un an après les faits (paragraphes 29 et 41 ci-dessus). Bien que rien ne suggère qu’ils se soient entendus entre eux ou avec les cadres de la prison mis en cause dans le cadre de la même plainte pendant ce laps de temps, le simple fait que des démarches appropriées n’aient pas été entamées rapidement pour réduire le risque de collusion entre ces personnes a eu un impact négatif sur la diligence avec laquelle l’enquête a été menée (voir, mutatis mutandis, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 330, CEDH 2007-II et Buntov c. Russie, no 27026/10, § 127, 5 juin 2012).

    106.  La Cour note ensuite que lorsqu’ils ont été entendus dans le cadre des poursuites pénales, les membres du groupe spécial d’intervention ont changé leurs déclarations initiales : si lors des déclarations données pendant l’enquête pénale ils avaient déclaré que les détenus s’étaient agressés entre eux (paragraphe 41 ci-dessus) et qu’ils n’avaient pas observé qui avait frappé le requérant lors de l’incident (paragraphe 51 ci-dessus), lors de leur interrogatoire réalisé dans le cadre des poursuites pénales, à savoir cinq ans et trois mois environ après les faits, ils ont tous déclaré que le requérant avait été frappé par J.I.D. (paragraphe 68 ci-dessus). A la lumière de ces nouvelles déclarations, toute l’enquête menée antérieurement quant aux cadres de la prison et surtout à l’encontre des détenus s’est avérée inutile.

    107.  La Cour est frappée par ce changement du contenu des déclarations données par des agents de l’État et trouve désinvolte cette attitude, d’autant plus qu’aucune explication ne ressort du dossier quant à ce changement. Elle estime que les agents de l’État doivent agir de manière responsable alors qu’ils sont interrogés sur des allégations de mauvais traitement et aider les organes d’enquête à éclaircir rapidement les faits et non pas à rendre leur travail encore plus difficile. Par ailleurs, la Cour rappelle l’importance, en cas d’allégation de mauvais traitement, que les mis en cause et les témoins soient interrogés dans un cadre légale qui garantit la validité des preuves recueillies (Maslova et Nalbandov c. Russie, no 839/02, §§ 94-96, 24 janvier 2008 et Lyapin c. Russie, no 46956/09, § 133, 24 juillet 2014).

    108.  La Cour note également d’autres aspects qui ont ralenti en l’espèce l’enquête. Ainsi, elle observe l’impossibilité pour les enquêteurs d’identifier le responsable des actes dirigés contre le requérant, vu que lors de l’intervention, tous les membres du groupe portaient des cagoules (paragraphe 60 ci-dessus). Elle se réfère au non-lieu du 21 juin 2013 du parquet près le tribunal départemental de Bucarest qui avait conclu qu’étant donné qu’ils portaient des cagoules, les membres du groupe spécial d’intervention ne pouvaient pas être identifiés. À cet égard, elle réaffirme que, lorsque les circonstances sont telles que les autorités doivent déployer des agents cagoulés pour procéder à une arrestation, il faut que ces agents soient tenus d’arborer un signe distinctif - par exemple un numéro de matricule - qui, tout en préservant leur anonymat, permette par la suite de les identifier en cas de contestation de la part des personnes appréhendées (Hristovi c. Bulgarie, no 42697/05, § 92, 11 octobre 2011 et Antayev et autres c. Russie, no 37966/07, § 109, 3 juillet 2014). À la suite d’une cassation avec renvoi, des poursuites pénales ont été ouvertes contre les membres du groupe d’intervention qui ont changé le contenu de leurs déclarations antérieures.

    109.  De surcroit, la Cour note qu’en l’espèce, comme l’ont d’ailleurs remarqué le parquet près le tribunal de première instance et le tribunal départemental de Bucarest (paragraphes 58 et 63 ci-dessus), une preuve qui eût été déterminante pour accréditer ou infirmer les allégations de mauvais traitements du requérant et permettre ainsi à l’enquête d’avancer était l’enregistrement vidéo réalisé le jour de l’incident (voir, mutatis mutandis, Ataun Rojo c. Espagne, no 3344/13, § 36, 7 octobre 2014). Toutefois, ni les responsables de la prison ni les autres autorités, pourtant informés rapidement de l’incident du 27 novembre 2008, n’ont estimé nécessaire de demander la sauvegarde de l’enregistrement, Or, de l’avis de la Cour, une telle mesure s’imposait d’autant plus qu’une agression physique avait été évoquée et que le requérant avait été hospitalisé dans la nuit suivant l’incident et elle aurait accéléré l’enquête.

    110.  La Cour note que les allégations du requérant concernant les traitements subis de la part des agents de l’État font toujours l’objet d’une enquête devant les autorités internes, à la suite de la réouverture de l’enquête à l’égard de J.I.D. et la poursuite de celle-ci à l’égard des membres du groupe spéciale d’intervention (paragraphe 68 ci-dessus). Le parquet est en train d’administrer des preuves pour éclaircir les circonstances dans lesquelles le requérant a été blessé. S’il est vrai que ces derniers actes prouvent qu’une enquête est encore menée au niveau interne, il n’en reste pas moins qu’en raison du temps écoulé depuis les faits et des éléments présentés ci-dessus, elle ne peut pas être considérée comme une enquête diligente.

    111.  La Cour estime enfin que quelle que soit la qualification juridique donnée aux faits en droit interne, tant que la substance du grief du requérant est examinée par les juridictions internes, il ne peut pas être reproché au requérant de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes (voir Kulic, précité, §§ 54 et 55, et, mutatis mutandis, Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 54, 24 juillet 2008). Par ailleurs, la Cour considère que, en soutenant que le grief tiré du volet matériel de l’article 3 de la Convention est prématuré, le Gouvernement admet que l’enquête pendante vise bien les faits dénoncés par l’intéressé.

    112.  Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tiré du non-épuisement des voies de recours internes quant à ce grief. Elle juge également que le retard dans l’enquête implique par lui-même que celle-ci n’a pas été effective aux fins de l’article 3 de la Convention. Il s’ensuit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention du fait des retards apportés à l’enquête.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    113.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    114.  Le requérant réclame 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel, constitué par les frais médicaux et de procédure engagés tout en précisant qu’il n’a pas conservé les justificatifs de cette somme. Il réclame également 500 000 EUR au titre du préjudice moral subi.

    115.  Le Gouvernement relève que la somme sollicitée au titre du préjudice matériel n’est aucunement étayée. Pour ce qui est du préjudice moral, il explique que l’enquête interne n’étant pas achevée, il est impossible d’établir qui sont les personnes coupables des blessures du requérant. Par conséquent, selon le Gouvernement, aucun lien de causalité n’est à ce jour établi entre l’action des agents de l’État et le préjudice moral invoqué par le requérant. À supposer que la Cour retienne que le requérant a bien été victime d’une violation de l’article 3 de la Convention, le Gouvernement estime que l’arrêt qu’elle rendrait en ce sens pourrait constituer en lui-même une réparation satisfaisante du préjudice moral prétendument subi par le requérant. Il estime enfin que la somme sollicitée au titre du préjudice moral est excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour en la matière.

    116.  La Cour relève d’abord que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans la violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural. Elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 500 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    117.  Le requérant demande également 1 000 EUR, représentant les honoraires de l’avocat devant la Cour. Il précise qu’il n’a pas encore versé ces honoraires à l’avocat, qui a jusqu’à présent agi pro bono, mais indique que ce dernier a travaillé 14 heures pour étudier le dossier et présenter des observations. Le requérant demande 455  lei roumains (RON) supplémentaires pour les frais de traduction. Il ne fournit cependant de justificatifs que pour la somme de 180 RON.

    Le requérant avait également demandé dans ses observations complémentaires le remboursement de la somme de 2 000 RON représentant les honoraires de l’avocat dans la procédure interne, qu’il a payé au cours de l’année 2010.

    118.  Le Gouvernement note que le requérant a justifié la somme représentant les frais de traduction. Il remarque qu’il n’a à ce jour pas encore payé d’honoraires à son avocat et demande à celle-ci de tenir compte de sa propre jurisprudence en la matière dans l’examen de cette demande. Pour ce qui est de la somme de 2 000 RON, le Gouvernement soutient que la demande a été formulée hors délai et qu’elle n’était pas accompagnée d’un contrat d’assistance judiciaire.

    119.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 040 EUR tous frais confondus pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.

    C.  Intérêts moratoires

    120.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Joint au fond l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant au grief tiré du volet procédural de l’article 3 de la Convention et la rejette ;

     

    2.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré du volet procédural de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i)  7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  1 040 EUR (mille quarante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le  19 avril 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Marialena Tsirli                                                                      András Sajó
           Greffière                                                                              Président

     


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