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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ALEXE v. ROMANIA - 66522/09 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 406 (03 May 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/406.html Cite as: [2016] ECHR 406 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ALEXE c. ROUMANIE
(Requête no 66522/09)
ARRÊT
STRASBOURG
3 mai 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Alexe c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mars 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 66522/09) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Elena Alexe (« la requérante »), a saisi la Cour le 8 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. La requérante allègue qu’elle n’a pas eu droit à un procès équitable eu égard à l’application d’une modification législative concernant l’objet de son procès sans qu’elle soit soumise au débat contradictoire entre les parties par le tribunal.
4. Le 28 mai 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1944 et réside à Galaţi.
6. Par décision de justice du 22 février 2006, devenue définitive, la requérante se vit restituer la propriété d’une maison qui avait appartenu à sa mère et avait été confisquée abusivement par le régime totalitaire, puis illégalement vendue par l’État au locataire de cette maison.
A. La procédure devant le tribunal de première instance
7. Le 11 mars 2008, après avoir pris possession de cette maison, la requérante fut assignée en justice par l’ancien locataire dans le cadre d’une action en dédommagement. Celui-ci demandait le remboursement des frais d’aménagement de ladite maison, aménagements qui auraient augmenté sa valeur. Dans sa demande introductive d’instance, le locataire n’indiqua aucune base légale pour son action.
8. Dans son mémoire en défense et ses conclusions écrites déposés devant le tribunal, la requérante fit valoir que, selon l’article 48 § 3 de la loi no 10/2001 sur le régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l’État entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989 (ci-après « la loi no 10/2001 »), il incombait à l’État l’obligation de dédommager le locataire pour les frais d’aménagement engagés pour un immeuble nationalisé abusivement (fără titlu valabil), ayant fait l’objet d’une restitution à son ancien propriétaire.
9. La requérante fut représentée par l’avocat E.R.
10. Par un jugement du 27 janvier 2009 du tribunal de première instance de Galaţi, mis au net le 27 février 2009, la requérante fut condamnée à payer au locataire 15 661 lei roumains (RON). Le tribunal constata principalement que le locataire avait réalisé des aménagements de l’immeuble de bonne foi et que la requérante, qui s’était vu restituer l’immeuble par la décision du 22 février 2006, et qui en bénéficierait à l’avenir, devait rembourser leur coût.
B. La procédure devant le tribunal départemental
11. La requérante introduisit un recours devant le tribunal départemental de Galaţi. Elle dénonça, à titre principal, que le jugement du 27 janvier 2009 ne mentionnait aucune base légale pour sa condamnation. À titre subsidiaire, elle renvoya aux dispositions de l’article 48 § 3 de la loi no 10/2001.
12. Dans son mémoire en défense, la partie adverse n’indiqua aucune base légale pour son action. Elle précisa seulement que, si la requérante estimait qu’il appartenait aux autorités locales de rembourser les frais d’aménagement, elle aurait dû demander leur intervention dans la procédure.
13. Une audience eut lieu le 29 mai 2009 devant le tribunal départemental. Au premier appel de la cause, la requérante, qui n’était pas représentée par un avocat, demanda le report de l’audience afin de pouvoir engager un avocat. Le tribunal ne fit pas droit à cette demande, mais la requérante réussit à réengager E.R. qui l’avait représentée en première instance. Ce dernier, lors du second appel de la cause qui eut lieu le même jour, mit en exergue le fait que la partie défenderesse n’avait invoqué aucune base légale à l’appui de son action et que le tribunal de première instance n’en avait pas non plus indiqué une. L’avocat de la partie défenderesse ne répondit pas à ce moyen lors des débats. Aucune discussion à ce sujet n’eut lieu.
14. Par un arrêt définitif du tribunal départemental de Galaţi rendu le 29 mai 2009, le recours de la requérante fut partiellement accueilli. La somme qu’elle fut condamnée à payer au locataire fut réduite à 15 086 RON. Le tribunal constata que, en effet, ni la demande introductive d’instance ni le tribunal de première instance n’avaient indiqué une base légale pour la condamnation de la requérante. Le tribunal départemental nota ensuite qu’il n’était pas contesté que, par la décision du 22 février 2006, passée en force de chose jugée, il avait été décidé que le l’immeuble avait été nationalisé abusivement (fără titlu valabil). Il indiqua, comme base légale applicable en l’espèce, l’article 48 § 2 de la loi no 10/2001. À cet égard, il nota qu’à l’époque de l’introduction de l’action, l’ancien article 48 § 3 de loi prévoyait l’obligation à la charge de l’État de dédommager le locataire pour les frais d’aménagement engagés pour un immeuble nationalisé abusivement, ayant fait l’objet d’une restitution à son ancien propriétaire. Toutefois, il souligna que les dispositions de cet article avaient été modifiées par la loi no 1/2009, entrée en vigueur le 3 février 2009, en ce sens que les frais d’aménagement incombaient à l’ancien propriétaire, indifféremment du caractère abusif ou non de la nationalisation.
15. L’arrêt fut mis au net le 16 juin 2009.
16. En 2009, la requérante forma un recours extraordinaire (contestaţie în anulare) contre l’arrêt du 29 mai 2009, faisant valoir que le 29 janvier 2009, elle avait vendu la maison en litige.
17. Par un arrêt du 29 septembre 2009, le tribunal départemental de Galaţi rejeta le recours extraordinaire de la requérante. Il constata que le nouveau moyen soulevé par la requérante n’avait pas été invoqué lors du recours ordinaire.
18. Le 9 septembre 2010, la requérante versa au locataire la somme due augmentée des frais d’exécution forcée.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19. Avant le changement législatif apporté par la loi no 1/2009, les dispositions pertinentes de l’article 48 de la loi no 10/2001, dans sa version originale, étaient ainsi libellées :
Article 48 §§ 1, 2 et 3
« 1. Les locataires ont droit à réparation pour la valeur ajoutée des immeubles à usage de logement suite aux aménagements nécessaires et utiles.
2. Si l’immeuble restitué a été nationalisé en vertu d’un titre (cu titlu valabil), l’obligation de réparation prévue à l’alinéa premier revient à la personne en droit [de se voir restituer l’immeuble].
3. Si l’immeuble restitué a été nationalisé abusivement (fără titlu valabil), l’obligation de réparation revient à l’État ou à l’unité détentrice. »
20. Les dispositions pertinentes de l’article 48 de la loi no 10/2001 apportée par la loi no 1/2009, entrée en vigueur le 3 février 2009, sont ainsi libellées :
Article 48 §§ 1, 2 et 3
« 1. Les locataires ont droit à réparation pour la valeur ajoutée des immeubles à usage de logement suite aux aménagements nécessaires et utiles.
2. Indifféremment du caractère abusif ou non de la nationalisation, l’obligation de réparation prévue à l’alinéa premier incombe à la personne en droit [de se voir restituer l’immeuble].
3. Abrogé ».
21. Selon l’article 725 § 1 du code de procédure civile en vigueur à l’époque des faits, les dispositions procédurales sont d’application immédiate aux procédures pendantes, engagées sous l’empire de l’ancienne loi.
22. Par les décisions no 720 du 1er juin 2010 et no 1019 du 14 septembre 2010, la Cour constitutionnelle a rejeté les exceptions d’inconstitutionnalité des dispositions de la loi no 1/2009 susmentionnées, que les intéressés considéraient comme étant contraires aux dispositions du droit national et de la Convention protégeant le principe de la non-rétroactivité, l’égalité devant la loi, le droit à un procès équitable et d’accès à un tribunal, le droit à un recours effectif, la non-discrimination, et le droit de propriété.
23. Par un arrêt no 1434 du 18 mars 2013, la Haute Cour de Cassation et de Justice a décidé que la modification de l’article 48 de la loi no 10/2001 apportée par la loi no 1/2009 était d’application immédiate car cette disposition contenait une norme de procédure visant à établir la qualité processuelle passive et ne renfermait pas un droit matériel.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
24. La requérante allègue qu’elle n’a pas eu droit à un procès équitable car l’article 48 de la loi no 10/2001 a été modifié au cours de la procédure et appliqué à son détriment, sans que son application ne soit l’objet devant le tribunal d’un débat contradictoire. Elle invoque l’article 6 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
25. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
26. La requérante soutient que les tribunaux internes n’ont à aucun moment invité les parties à présenter leur position quant à la base légale de l’action et qu’elle a été soulevée d’office par le tribunal départemental lors des délibérations. De ce fait, le tribunal précité a méconnu le principe du contradictoire car la question de l’applicabilité de l’article 48 § 2 de la loi no 10/2001, tel que modifié au cours du procès, n’a jamais été débattue avant qu’elle ne soit soulevée d’office. La requérante estime que ses droits de la défense, y compris la possibilité de soulever une exception d’inconstitutionnalité, ont été ainsi méconnus. Elle conteste l’application du nouvel article 48 § 2 de la loi no 10/2001 au litige, application qui aurait méconnu le principe de la non-rétroactivité de la loi. Elle affirme enfin que les décisions de la Cour constitutionnelle ou celle de la Haute Cour de cassation et de justice (paragraphes 22 et 23 ci-dessus) ont été rendues après l’issue de son procès et ne lui sont donc applicables.
27. Le Gouvernement estime que le point à trancher dans la présente affaire est celui de savoir si la requérante a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal départemental a fondé sa décision sur l’article 48 de la loi no 10/2001, tel que modifié par la loi no 1/2009, sans que les parties ne soient informées de ce qu’il envisageait d’appliquer ledit article.
28. Le Gouvernement considère que la présente affaire est différente de celles dans lesquelles la Cour a sanctionné l’usage fait par les juridictions nationales de leur pouvoir de trancher des litiges sur la base d’éléments soulevés d’office (Skondrianos c. Grèce, nos 63000/00, 74291/01 et 74292/01, 18 décembre 2003, Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01, 65406/01, 65405/01 et 65407/01, 13 octobre 2005, Prikyan et Angelova c. Bulgarie, no 44624/98, 16 février 2006, et Cimolino c. Italie, no 12532/05, 22 septembre 2009). À la différence des affaires susmentionnées, dans la présente requête, la décision du tribunal départemental de ne pas soumettre au débat des parties, de manière superflue, l’application immédiate de la modification apportée à l’article 48 de la loi no 10/2010 était justifiée par son caractère non controversé. À cet égard, le Gouvernement souligne que la requérante était consciente de l’applicabilité de l’article 48 au cas d’espèce. Le tribunal départemental n’a fait qu’appliquer la règle tempus regit actum, prévue par l’article 725 § 1 de l’ancien code de procédure civile, disposition légale, claire et publique. Il en a déduit que la modification de l’article 48 de la loi no 10/2010, qui consacrait une norme de procédure visant la qualité processuelle passive, était d’application immédiate.
29. Le Gouvernement estime ensuite que le principe du contradictoire ne devrait pas être compris d’une manière trop formaliste. À l’instar du requérant dans l’affaire Negreanu c. Roumanie ((déc.), no 30164/03, § 31, 14 mai 2013 - concernant la requalification d’une voie de recours), l’application immédiate de l’article 48, tel que modifié, était largement prévisible pour la requérante.
30. Qui plus est, il met en exergue le fait que la modification législative est intervenue le 3 février 2009, de sorte la requérante avait eu la possibilité de vérifier le libellé des dispositions de l’article 48 de la loi no 10/2001 avant le dépôt de son recours, le 19 mars 2009, et de présenter son point de vue à cet égard.
31. S’agissant enfin de l’argument de la requérante visant l’impossibilité de soulever une exception d’inconstitutionnalité au sujet de la modification législative en question, le Gouvernement souligne que des exceptions similaires ont été soulevées par d’autres intéressés et ont toutes été rejetées par la Cour constitutionnelle (paragraphe 22 ci-dessus).
32. Le Gouvernement conclut que la requérante n’a pas été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal départemental a fondé sa décision sur l’article 48 de la loi no 10/2001, tel que modifié par la loi no 1/2009, et que, dès lors, son droit à un procès équitable n’a pas été méconnu.
2. Appréciation de la Cour
33. La Cour rappelle que la notion de procès équitable comprend également le droit à un procès contradictoire qui implique le droit pour les parties de faire connaître les éléments qui sont nécessaires au succès de leurs prétentions, mais aussi de prendre connaissance et de discuter toute pièce ou observation présentée au juge en vue d’influencer sa décision, et de la discuter (voir, parmi d’autres, Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 24, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et Clinique des Acacias et autres, précité, § 37).
34. Le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu’il tranche un litige sur la base d’un motif invoqué d’office ou d’une exception soulevée d’office (voir, mutatis mutandis, Skondrianos précité, §§ 29-30, Clinique des Acacias et autres précité, § 38, Prikyan et Angelova précité, § 42).
35. Certes, le droit à une procédure contradictoire ne revêt pas un caractère absolu et son étendue peut varier en fonction notamment des spécificités de la procédure en cause. Dans quelques affaires aux circonstances très particulières, la Cour a estimé, par exemple, que la non-communication d’une pièce de la procédure et l’impossibilité pour le requérant de la discuter n’avaient pas porté atteinte à l’équité de la procédure, dans la mesure où cette faculté n’aurait eu aucune incidence sur l’issue du litige et où la solution juridique retenue ne prêtait guère à discussion (Stepinska c. France, no 1814/02, § 18, 15 juin 2004 ; Salé c. France, no 39765/04, § 19, 21 mars 2006).
36. De même, dans des cas où une juridiction pénale avait requalifié d’office les faits reprochés à un accusé, la Cour n’a conclu à une violation du droit à un procès équitable qu’après avoir vérifié que la requalification n’était pas suffisamment prévisible pour l’accusé (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, §§ 57-61, CEDH 1999-II, Sadak et autres c. Turquie, nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, §§ 52-56, CEDH 2001-VIII, et Drassich c. Italie, no 25575/04, §§ 37-39, 11 décembre 2007). On peut en déduire qu’il n’y aurait pas de violation du droit à un procès équitable si l’accusé avait effectivement pu prévoir la requalification.
37. L’élément déterminant est donc la question de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif invoqué d’office (Clinique des Acacias et autres, précité, § 43). Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à la discrétion du tribunal. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 48, 5 septembre 2013).
38. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que dans son action introductive d’instance, le locataire ne se référait à aucune base légale pour sa demande de dédommagement. Le tribunal de première instance qui a accueilli son action n’a pas non plus indiqué un quelconque fondement juridique. Dans ces conditions, il ne saurait être reproché au tribunal départemental d’avoir établi un tel fondement. Tout au contraire, il lui appartenait d’examiner l’action sur la base des dispositions nationales pertinentes en vigueur.
39. À cet égard, il ne prête pas à controverse que le tribunal départemental avait le pouvoir d’appliquer d’office les dispositions de la loi no 10/2001 régissant le régime de restitution des immeubles nationalisés. La Cour note ensuite que à la date où l’action du locataire a été introduite et à celle où que le tribunal de première instance l’a accueillie, cette loi prévoyait à la charge de l’État l’obligation de dédommager le locataire pour les frais d’aménagements engagés pour un immeuble nationalisé abusivement, ayant fait l’objet d’une restitution à son ancien propriétaire (paragraphe 19 ci-dessus). Ce n’est qu’immédiatement après la décision rendue en première instance que la loi a été modifiée dans le sens où elle imposait désormais à l’ancien propriétaire ayant récupéré l’immeuble d’indemniser le locataire pour les frais d’aménagement, indifféremment du caractère abusif ou non de la nationalisation (paragraphe 20 ci-dessus).
40. La Cour réaffirme que si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII). Toutefois, la Cour souligne que, dans la présente affaire, n’est pas en jeu, sous l’angle du droit à une procédure contradictoire, la question de l’application rétroactive d’une loi, ni d’ailleurs celle de savoir si le tribunal s’est fondé sur des motifs arbitraires ou manifestement déraisonnables pour appliquer ladite loi (Čepek précité, § 52).
41. Sous l’angle du droit à une procédure contradictoire, le seul point en litige est le fait que les parties n’ont pas été informées de ce que le tribunal départemental envisageait d’avoir recours à l’article 48 § 2 de la loi no 10/2010, tel que modifié par la loi no 1/2009. À cet égard, le Gouvernement ne nie pas que tel a été le cas en l’espèce. Il ajoute néanmoins que l’application de l’article en cause, établissant une norme de procédure visant la qualité processuelle passive, qui était d’application immédiate, était largement prévisible et qu’il aurait été dès lors superflu de la soumettre au débat entre les parties.
42. La Cour ne saurait souscrire à cet argument. Elle observe qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une simple norme de droit interne inchangée au cours du procès que la requérante était censée connaître. Tout en s’abstenant de se prononcer sur la nature de la disposition litigieuse, procédurale ou matérielle, elle note cependant que l’application de cette disposition pouvait prêter à controverse. Il n’est pas sans importance de noter à cet égard que l’applicabilité de la modification législative a fait l’objet d’une jurisprudence des plus hautes juridictions nationales, à savoir la Cour constitutionnelle et la Haute Cour de cassation et de justice (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Il n’était dès lors pas superfétatoire de la soumettre à la discussion entre les parties.
43. Or, en l’espèce le tribunal départemental n’a pas soumis au contradictoire l’application de l’article 48 § 2 de la loi no 10/2001, tel que modifié par la loi no 1/2009, lors des débats qui ont eu lieu le 29 mai 2009 (paragraphe 13 in fine ci-dessus). La Cour n’a pas à apprécier le bien-fondé des observations qu’aurait pu soumettre la requérante si elle y avait été invitée. C’est pour cette raison qu’elle rejette également l’argument du Gouvernement tiré de l’inutilité d’une éventuelle exception d’inconstitutionnalité.
44. N’ayant pas été informée de l’application de l’article 48 § 2 de la loi no 10/2001, tel que modifié par la loi no 1/2009, envisagée par le tribunal départemental, la requérante, « prise au dépourvu », s’est vu priver d’un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Skondrianos et autres précité § 29, Clinique des Acacias et autres, précité, § 43).
Partant, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
45. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
46. La requérante réclame 17 931 RON, soit environ 4 200 euros (EUR) selon le taux de change de la banque nationale roumaine, au titre du préjudice matériel qu’elle aurait subi. Ce montant correspondrait à la somme qu’elle a dû verser en vertu du jugement du tribunal de première instance de Galaţi du 27 janvier 2009, aux frais de justice engagés par la partie adverse qu’elle a dû rembourser et aux frais d’exécution du jugement susmentionné. Elle réclame en outre 20 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir subi eu égard aux sentiments de frustration et d’inquiétude causés par la perte réelle de chances dans le procès.
47. Le Gouvernement estime que la demande faite au titre du dommage matériel devrait être rejetée au motif d’une absence de lien de causalité entre la somme demandée et la violation alléguée. Il soutient ensuite que la requérante se livre à des spéculations sur le résultat de l’action en justice. Par ailleurs, il souligne qu’en cas de constat de violation par la Cour, la requérante peut demander, selon le droit national, la révision de l’arrêt litigieux. S’agissant de la somme sollicitée au titre du préjudice moral, le Gouvernement estime qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable et qu’en tout état de cause, le montant sollicité est exagéré par rapport à la jurisprudence de la Cour.
48. La Cour note qu’en l’espèce, la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside dans le fait que la requérante n’a pas bénéficié des garanties d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant le tribunal départemental aurait abouti si l’infraction à la Convention n’avait pas eu lieu.
49. La Cour observe en outre que, lorsqu’elle constate la violation des droits d’un requérant, l’article 509 § 10 du nouveau code de procédure civile roumain permet la révision d’un procès sur le plan interne afin de corriger la violation de la Convention. Tel est bien le cas en l’espèce, où la Cour a conclu à la violation de l’article 6 § 1 la Convention en raison de la méconnaissance du droit à un procès équitable (voir, mutatis mutandis, S.C. Uzinexport S.A. c. Roumanie, no 43807/06, § 41, 31 mars 2015). Compte tenu de ces circonstances, la Cour estime que le redressement le plus approprié pour la requérante serait de rejuger ou de rouvrir, à sa demande, la procédure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Sfrijan c. Roumanie, no 20366/04, § 48, 22 novembre 2007). Il n’y a dès lors pas lieu d’accorder à la requérante une indemnité au titre du dommage matériel.
50. S’agissant de la demande formulée au titre du préjudice moral, malgré le fait que la Cour ne saurait certes spéculer sur ce qu’aurait été l’issue du procès si les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention avaient été respectées, elle estime toutefois qu’il n’est pas déraisonnable de penser que l’intéressée a subi un préjudice moral réel dans le cadre dudit procès. En conséquence, elle accorde à la requérante à ce titre 900 EUR.
B. Frais et dépens
51. La requérante demande également 3 481,9 RON, soit 784 EUR selon le taux de change de la banque nationale roumaine, pour les frais et dépens engagés devant la Cour, correspondant à des honoraires d’avocat et à des frais de traduction et de correspondance avec la Cour. Elle produit à l’appui les traductions de plusieurs justificatifs de paiement de diverses sommes et de deux contrats d’assistance juridique.
52. Le Gouvernement souligne que la requérante n’a pas envoyé les originaux des documents justificatifs, se bornant à transmettre leur traductions qui ne revêtent aucune valeur juridique, motif pour lequel la demande de la requérante devrait être rejetée. Par ailleurs, il note que les dites traductions produites par la requérante ne comportent aucune mention quant à la nature des documents traduits pour les besoins de la présente requête et rappelle que la traduction des documents visant la procédure judiciaire interne n’est pas nécessaire. Enfin, il observe que la requérante n’a pas envoyé un récapitulatif des heures de travail de l’avocat.
53. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 756 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
54. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i) 900 EUR (neuf cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 756 EUR (sept cent cinquante-six euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 mai 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Fatoş Aracı András Sajó
Greffière adjointe Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.
A.S.
F.A.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK
1. La requérante a soulevé un grief tiré de l’article 6 et la Cour a décidé d’examiner l’affaire uniquement sous l’angle de cet article. De plus, la question communiquée aux parties a porté sur un aspect somme toute limité du droit protégé par l’article 6 : le droit des parties à être entendues équitablement. Je ne suis pas persuadé qu’en l’espèce la Roumanie ait violé l’article 6 de la Convention en privant la requérante du droit à être entendue équitablement.
2. Dans de nombreux ordres juridiques, la procédure civile se fonde sur le principe da mihi factum, dabo tibi jus. Le but de la procédure est d’établir les faits pertinents pour que le juge puisse appliquer la règle générale au cas d’espèce et en tirer les conséquences individuelles. La procédure est aussi fondée sur le principe jura novit curia. Celui-ci fonctionne dans le contexte d’un autre principe important : nemo legem ignorare censetur. Le but de la procédure civile n’est pas, en principe, de déterminer le contenu des règles de droit applicables. Il faut toutefois noter que l’applicabilité de certaines règles de droit, dont le contenu est en principe connu, peut dépendre de circonstances factuelles, comme l’existence dans un contrat d’une clause rendant le jus dispositivum applicable à une relation juridique.
3. Selon la jurisprudence de la Cour, le juge doit soumettre d’office au débat contradictoire certains éléments de droit dans une procédure civile. Comme le déclare la Cour au paragraphe 37 de l’arrêt ci-dessus, « [l’]élément déterminant est donc la question de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif invoqué d’office (Clinique des Acacias et autres, précité, § 43). Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue [...] (Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 48, 5 septembre 2013) ». La Cour a constaté des violations du droit à un procès équitable dans des affaires où les éléments de droit soulevés d’office, sans qu’eût été demandé l’avis préalable des parties, avaient un impact décisif sur le déroulement de la procédure. Par exemple, dans l’affaire Clinique des Acacias et autres, le moyen soulevé d’office « changeait les fondements juridiques des prétentions des requérantes tels qu’ils avaient été jusque-là débattus (a contrario, ABPB c. France, no 38436/97, 21 mars 2002, où il n’est question que de correction, par le Conseil d’État, d’une erreur de droit visant à rétablir la position de droit et de fait établie contradictoirement devant la juridiction de première instance, § 33). »
L’analyse de la jurisprudence conduit à la conclusion que la Cour n’a jamais imposé au juge national de soumettre au débat contradictoire les règles de droit applicables chaque fois que leur contenu peut prêter à controverse. Une règle qui imposerait au juge civil d’informer les parties des règles de droit applicables chaque fois que celles-ci prêtent à controverse serait à mon avis excessive et n’aurait pas de justification suffisante dans la tradition juridique d’un nombre suffisant d’États parties à la Convention.
4. La Cour n’a pas formulé de critères plus précis pour déterminer dans quelles situations les parties risquent d’être prises au dépourvu. En recherchant quels sont ces critères, il faut prendre en considération que les faits pertinents sont établis en fonction des règles de droit applicables. À mon avis, pour décider si une question de droit doit être soumise aux parties pour observations, il faut déterminer si elle a un impact déterminant sur la stratégie processuelle des parties, et notamment sur les éléments factuels à établir. Il appartient donc au juge d’informer les parties des règles de droit applicables chaque fois que cela est essentiel pour déterminer la stratégie des parties dans le procès civil, et notamment quand la requalification de la base légale d’une action civile influe sur les faits que les parties doivent établir dans le procès.
5. Je pense que, dans la présente affaire, la question de l’applicabilité des nouvelles dispositions législatives n’était déterminante ni pour les éléments factuels à établir ni pour la stratégie de la requérante dans la procédure civile. En particulier, la nouvelle version de l’article 48 de la loi no 10/2001 n’a pas obligé les parties à produire des preuves pour établir des éléments factuels nouveaux par rapport à ce qu’il fallait établir sous l’empire de la loi dans sa version antérieure. Au vu des éléments dont dispose la Cour, on peut affirmer que si le juge avait décidé de soumettre à un débat contradictoire la question de l’applicabilité des nouvelles dispositions législatives, cette décision n’aurait pas eu d’influence sur la stratégie des parties au procès.
La motivation de l’arrêt rendu en l’espèce semble toutefois se fonder sur l’idée que toute question de droit controversée doit être débattue par les parties. Une telle approche va au-delà de la jurisprudence existante et risque de modifier le modèle de la procédure civile dans certains États, sans qu’une telle ingérence dans les traditions juridiques nationales ait été justifiée de façon convaincante au regard de la protection des droits de l’homme.
6. Je suis d’accord avec la majorité pour reconnaître que la requérante a été victime d’une injustice dans la présente affaire. Toutefois, je vois ici des problèmes de droit matériel plus que de droit procédural. L’affaire soulève avant tout la question de la compatibilité des dispositions de la loi nationale, telles qu’appliquées par les juridictions roumaines, avec l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention. La Cour est maîtresse de la qualification des faits et peut communiquer une affaire sous l’angle des dispositions de la Convention qu’elle estime pertinentes en l’espèce. La requête aurait dû être communiquée et examinée sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1.