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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ABDULGAFUR BATMAZ v. TURKEY - 44023/09 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 450 (24 May 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/450.html
Cite as: [2016] ECHR 450

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ABDULGAFUR BATMAZ c. TURQUIE

     

    (Requête no 44023/09)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    24 mai 2016

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Abdulgafur Batmaz c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44023/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Abdulgafur Batmaz (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 juin 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me M. Özbekli, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le requérant allègue une violation des articles 3 et 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

    4.  Le 8 avril 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1973 et, lors de l’introduction de la requête, il était détenu à la maison d’arrêt de Diyarbakır.

    6.  Le requérant fut arrêté et placé en garde à vue le 12 septembre 1994 pour aide et appartenance à l’organisation illégale Hizbullah. Lors de son arrestation, la police saisit, dans sa voiture, deux pistolets.

    7.  Le rapport médical du 17 septembre 1994 établi par le service des urgences de l’hôpital public de Diyarbakır indique que l’examen physique du requérant avait permis de constater qu’il avait sur l’avant-bras à hauteur du coude droit un œdème avec une légère hyperémie. La radiographie du bras indiqua l’absence de fracture. Le rapport conclut que le requérant avait un traumatisme du tissu mou. Le médecin ayant examiné le requérant demanda qu’il fut examiné, le 19 septembre 1994, par le service orthopédique de l’hôpital.

    8.  Le dossier ne contient pas de rapport médical concernant l’examen médical du 19 septembre 1994.

    9.  Le 22 septembre 1994, le procureur de la République de Diyarbakır effectua une reconstitution des faits en la présence du requérant. Celui-ci ne fut pas assisté par un avocat.

    10.  Le 28 septembre 1994, le requérant fut entendu par la police en l’absence d’un avocat. Il reconnut être membre de l’organisation illégale Hizbullah et il donna des détails sur ses activités menées au sein de cette organisation.

    11.  Le rapport médical collectif établi le 4 octobre 1994, au nom de 28 individus dont le requérant, par le médecin de garde de l’hôpital public de Diyarbakır indique l’absence de coups et de violences sur le corps des personnes examinées.

    12.  Le 4 octobre 1994, toujours en l’absence d’un avocat, le requérant fut entendu par le juge près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır. Il contesta les charges retenues à son encontre. Il nia avoir participé à une quelconque action armée au nom de l’organisation Hizbullah. Il déclara que sa déposition faite lors de la garde à vue avait été obtenue sous la contrainte. Le même jour, le requérant fut placé en détention.

    13.  Le 24 octobre 1994, le procureur de la République de Diyarbakır intenta une action pénale contre vingt-huit individus, dont le requérant, du chef d’appartenance à l’organisation armée illégale Hizbullah ainsi que pour atteinte à l’ordre constitutionnel établi.

    14.  Selon les informations données par le requérant, à la suite d’une plainte déposée par lui à une date non précisée concernant ses allégations de mauvais traitements subis pendant la garde à vue, le procureur de la République rendit le 24 octobre 1995 une décision de non-lieu à poursuivre. Toujours selon les dires du requérant, il n’a pas contesté cette décision devant la cour d’assises compétente.

    15.  La cause du requérant, représenté cette fois par un avocat, fut entendue par la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır (« la cour de sûreté de l’État »), composée de trois juges dont un juge militaire.

    16.  À l’audience du 18 novembre 1994, la cour de sûreté de l’État entendit le requérant. Il contesta les faits qui lui étaient reprochés. En se référant aux rapports médicaux versés au dossier, le requérant déclara qu’il avait le bras invalide en raison des mauvais traitements qu’il avait subis pendant sa garde à vue.

    17.  À l’audience du 17 mars 1995, la cour de sûreté de l’État constata qu’elle n’avait toujours pas reçu de réponse à sa demande concernant l’examen médical du requérant.

    18.  Le rapport médical du 9 novembre 1995 établi par l’hôpital public de Diyarbakır indique que le requérant avait une perte de capacité de 80 % de son bras gauche.

    19.  À l’audience du 26 janvier 1996, la cour de sûreté de l’État prit acte des allégations de mauvais traitements du requérant et lui demanda de déposer une plainte en ce sens devant le procureur de la République de Diyarbakır.

    20.  À l’audience du 15 novembre 1996, la cour de sûreté de l’État entendit les témoins S.D. et M.H.B.

    21.  Le 26 décembre 1996, le procureur de la République présenta ses réquisitions sur le fond. En se fondant sur les éléments de preuve obtenus pendant la garde à vue du requérant, il demanda la condamnation du requérant à la réclusion criminelle à perpétuité.

    22.  Aux audiences des 16 novembre et 30 décembre 1997, la cour de sûreté de l’État constata que les témoins A.Ö., M.E.C., A.E., K.A., A.Y. et A.G. n’étaient pas présents et demanda leur comparution pour la prochaine audience.

    23.  À l’audience du 5 mars 1998, le témoin A.Y. fut entendu par la cour de sûreté en la présence de l’avocat du requérant.

    24.  À l’audience du 3 décembre 1998, la cour de sûreté de l’État entendit le témoin A.Ö. qui déclara qu’il était un homonyme d’A.Ö. Ce témoin précisa qu’il n’avait pas fait de déposition incriminant les accusés et qu’il ne les connaissait pas.

    25.  Par la loi no 4390 du 22 juin 1999, il fut mis fin aux mandats des juges militaires et des procureurs militaires en fonction au sein des cours de sûreté de l’État. Le 18 juin 1999, à la suite de l’amendement de l’article 143 de la Constitution, le juge militaire siégeant au sein de la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır fut remplacé par un juge civil.

    26.  Aux audiences du 3 mai 2001, du 17 avril 2003 et du 5 août 2003, la cour de sûreté de l’État entendit respectivement les témoins C.T., H.F., M.E.C., A.A., R.A., A.G., C.Y., H.O., M.L. et S.A.

    27.  Par la loi no 5190 du 30 juin 2004, les cours de sûreté de l’État furent définitivement abolies. Le dossier fut, à partir de là, examiné par la cour d’assises de Diyarbakır.

    28.  À l’audience du 1er décembre 2006, le requérant réitéra que sa déposition faite pendant la garde à vue avait été obtenue à la suite des mauvais traitements qu’il avait subis. Il fit valoir que sa déposition ne devait pas être versée au dossier.

    29.  Dans son mémoire en défense présenté le 26 janvier 2007 devant la cour d’assises de Diyarbakır, le requérant, représenté par un avocat, contesta les faits et les infractions qui lui étaient reprochés. Il fit valoir en particulier qu’il avait subi des mauvais traitements par la police lors de sa garde à vue. En raison des mauvais traitements qu’il avait subis, il avait perdu l’usage de son bras et il était désormais invalide. Il présenta à la cour d’assises les rapports médicaux établis par l’institut médicolégal. Il avait été emmené au service des urgences pour y être soigné mais il n’avait pas été ramené au service d’orthopédie comme l’avait prescrit le médecin de garde. Le requérant avait reconnu les faits qui lui étaient reprochés pour ne plus subir des mauvais traitements par les policiers qui l’avaient interrogé pendant la garde à vue. Il avait signé sa déposition alors qu’il avait les yeux bandés. Par ailleurs, il précisa que la police avait fait pendant la garde à vue une parade de reconstitution des faits, alors qu’il n’était pas assisté par un avocat. Il fit valoir que l’acte d’accusation du procureur de la République était uniquement fondé sur les éléments de preuve obtenus pendant sa garde à vue. Enfin, conformément à l’article pertinent du code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits, il soutint que les éléments de preuve obtenus sous la contrainte pendant la garde à vue, et non confirmés par lui lors de la procédure postérieure, alors qu’il n’était pas assisté d’un avocat, ne devaient pas être pris en considération pour le condamner.

    30.  Par un arrêt du 26 février 2007, en se fondant notamment sur la déposition du requérant obtenue pendant la garde à vue, la cour d’assises de Diyarbakır condamna le requérant à la réclusion criminelle à perpétuité pour atteinte à l’ordre constitutionnel établi. S’agissant des allégations de mauvais traitements, la cour d’assises nota que le requérant avait obtenu, à sa demande, quatorze mois après la garde à vue, c’est-à-dire le 9 novembre 1995, un rapport médical qui différait de celui établi le 4 octobre 1994 à l’issue de la garde à vue. Lors de la procédure de jugement, la cour d’assises avait demandé au procureur de la République de Diyarbakır de mener une enquête au sujet des allégations du requérant. Le procureur de la République avait rendu le 24 octobre 1995 une décision de ne pas poursuivre au motif qu’il n’avait pas été possible de réunir suffisamment d’éléments de preuve. La cour d’assises prit en considération ensemble le rapport médical du 4 octobre 1994 ainsi que la décision de non-lieu du 24 octobre 1995 pour rejeter les déclarations du requérant selon lesquelles il avait déposé sous la contrainte pendant la garde à vue.

    31.  Le requérant se pourvut en cassation. Le 20 juin 2007 et le 25 février 2009, il présenta deux mémoires ampliatifs devant la Cour de cassation. En réitérant les moyens qu’il avait déjà soulevés dans son mémoire en défense présenté le 26 janvier 2007 devant la cour d’assises de Diyarbakır, le requérant fit valoir que les éléments de preuve sur lesquels s’était fondée la cour d’assises de Diyarbakır étaient sa déposition et celles des autres coaccusés obtenues sous la contrainte. Il indiqua que lui-même et les autres coaccusés avaient contesté ces dépositions par la suite devant le juge des libertés, la cour de sûreté de l’État et la cour d’assises. Il annexa à son mémoire les différents rapports médicaux qu’il avait présentés devant la cour de sûreté de l’État lors de son audience du 23 janvier 1995. En outre, en rappelant la jurisprudence constante de la Cour de cassation, en application des articles pertinents du code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits, le requérant fit valoir que ses déclarations, obtenues par des moyens d’interrogatoire illégaux, ne devaient pas être versées au dossier.

    32.  Par un arrêt du 29 avril 2009, après avoir tenue une audience, la Cour de cassation rejeta le pourvoi et confirma l’arrêt de la cour d’assises du 26 février 2007.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    33.  Les dispositions pertinentes de l’ancien code de procédure pénale (no 1412) en vigueur au moment des faits de l’espèce, à savoir ses articles 135, 136 et 138, prévoyaient que toute personne soupçonnée ou accusée d’une infraction pénale avait droit à l’assistance d’un avocat dès son placement en garde à vue. Toutefois, en vertu de l’article 31 de la loi no 3842 du 18 novembre 1992, qui modifia les règles de procédure pénale, les dispositions précitées ne devaient pas être appliquées aux personnes accusées d’infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’État (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, §§ 28-31, 27 novembre 2008).

    34.  Avant la loi no 4390 du 22 juin 1999, l’article 5 de la loi no 2845 prévoyait que, l’un des trois magistrats siégeant au sein des cours de sûreté de l’État, devait être un juge militaire. Après l’entrée en vigueur de la loi n4390, aucun magistrat militaire ne siégea plus au sein des juridictions en question, lesquelles furent finalement abolies par la loi no 5190 du 16 juin 2004 (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, §§ 52-54, CEDH 2005-IV).

    35.  Le droit interne pertinent concernant l’utilisation de dépositions obtenues sous la contrainte pendant la garde à vue est décrit notamment dans les arrêts Örs et autres c. Turquie (no 46213/99, § 31, 20 juin 2006), Göçmen c. Turquie (no 72000/01, §§ 42 et 43, 17 octobre 2006) et Söylemez c. Turquie (no 46661/99, § 89, 21 septembre 2006).

    36.  Il ressort des principes jurisprudentiels du droit pénal turc que l’interrogatoire d’un suspect est un moyen de défense devant profiter à ce dernier, et non une mesure destinée à obtenir des preuves à charge. Si les déclarations qui en sont issues peuvent entrer en ligne de compte dans l’appréciation par le juge de la réalité factuelle concernant une affaire, elles doivent néanmoins être faites de plein gré, étant entendu que toute déclaration extorquée par le recours à des pressions ou à la force n’a aucune valeur probante. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l’ancien article 247 du code de procédure pénale, pour qu’un procès-verbal d’interrogatoire contenant des aveux faits à la police ou au parquet puisse constituer une preuve à charge, il est impératif que ceux-ci soient réitérés devant le juge. Sinon, la lecture lors de l’audience de pareils procès-verbaux à titre de preuve est prohibée et, dès lors, on ne saurait y puiser un motif pour fonder une condamnation. Cela dit, même un aveu réitéré à l’audience ne saurait passer, à lui seul, pour un élément de preuve déterminant : il faut qu’il soit étayé par des éléments de preuve complémentaires (Kolu c. Turquie, no 35811/97, § 44, 2 août 2005).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    37.  Le requérant soutient qu’il a subi des mauvais traitements pendant sa garde à vue. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    38.  La Cour constate que le requérant a déposé une plainte devant le procureur de la République au sujet de ses allégations de mauvais traitements subis pendant la garde à vue. Le procureur de la République a rendu le 24 octobre 1995 une décision de non-lieu à poursuivre qui n’a pas été contestée par le requérant, conformément au droit interne national (voir, parmi beaucoup d’autres, Saraç c. Turquie (déc.), no 35841/97, 2 septembre 2004, et Kaya c. Turquie (déc.), no 5168/05, 14 juin 2011).

    39.  Il s’ensuit que le présent grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

    40.  Le requérant se plaint de ce qu’il s’est vu dénier l’accès à un avocat pendant sa garde à vue qui s’était déroulée du 12 septembre au 4 octobre 1994. Il se plaint également de l’absence d’équité de la procédure soutenant avoir été condamné sur le fondement de la déposition qu’il avait faite pendant sa garde à vue, recueillie à la suite de mauvais traitements. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 c) aux termes desquels :

    « 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

    3.  Tout accusé a droit notamment à :

    (...)

    c)  se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent. »

    A.  Sur la recevabilité

    41.  Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

    B.  Sur le fond

    1.  Sur l’absence d’un avocat pendant la garde à vue

    42.  Le Gouvernement précise qu’il a pris note de la jurisprudence bien établie de la Cour relative à l’absence d’un avocat pendant la garde à vue.

    43.  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer sur un grief similaire à celui présenté par le requérant et avoir conclu à la violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention en raison de l’absence d’assistance du requérant par un avocat, lors de sa garde à vue (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, §§ 45-63, 27 novembre 2008). Ayant examiné la présente affaire à la lumière des principes définis dans l’arrêt Salduz (précité, §§ 50-55), et compte tenu du fait que le Gouvernement ne remet pas en cause la jurisprudence désormais bien établie de la Cour à ce titre, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

    2.  Sur l’utilisation d’aveux prétendument obtenus sous la contrainte

    44.  Le requérant maintient ses allégations.

    45.  Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu de contrainte exercée à l’encontre du requérant.

    46.  La Cour se réfère aux principes généraux établis par sa jurisprudence en particulier dans l’arrêt Jalloh c. Allemagne ([GC], no 54810/00, §§ 94 à 102, CEDH 2006-IX) concernant l’utilisation dans le cadre d’une procédure pénale d’éléments de preuve recueillis au mépris de l’article 3 de la Convention et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

    47.  Elle rappelle aussi avoir déjà examiné un grief identique à celui présenté par le requérant et avoir conclu à une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention du fait de l’utilisation de la déposition d’une personne placée en garde à vue, sans l’assistance d’un avocat, et qui a été obtenue sous la contrainte (Kolu, précité, §§ 58-59, Örs et autres, précité, §§ 53 et 55, et Özcan Çolak c. Turquie, no 30235/03, §§ 43-44, 6 octobre 2009).

    48.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été arrêté et placé en garde à vue du 12 septembre au 4 octobre 1994. Durant cette période, le requérant a été entendu par la police et par le procureur de la République. Le requérant a également participé à une reconstitution des faits. La Cour relève que lors de ces différents actes et auditions le requérant n’avait pas été assisté par un avocat. Or, il a fait une déposition l’incriminant lui-même. Ensuite, la Cour note que le requérant a été entendu par le juge près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır qui a ordonné son placement en détention le 4 octobre 1994, alors qu’il n’était toujours pas assisté par un avocat. Devant ce juge, le requérant a contesté les charges retenues à son encontre en faisant valoir que sa déposition avait été prétendument obtenue sous la contrainte.

    49.  À cet égard, la Cour rappelle que l’absence d’un grief tiré de l’article 3 de la Convention ne l’empêche pas de tenir compte des circonstances dénoncées sous l’angle de l’article 6 de la Convention (Kolu, précité, § 54). Ainsi, la Cour relève que le requérant a contesté les faits et les infractions qui lui étaient reprochés pendant la procédure de jugement à plusieurs reprises, en particulier, dans son mémoire en défense déposé devant la cour d’assises ainsi que dans ses mémoires ampliatifs déposés devant la Cour de cassation. Il a réitéré à maintes reprises que sa déposition avait été obtenue pendant la garde à vue, sans l’assistance d’un avocat, à la suite de mauvais traitements qu’il aurait subis. Il a en outre donné une version cohérente et détaillée des faits (Özcan Çolak, précité, § 47).

    50.  Toutefois, la Cour note que la cour d’assises de Diyarbakır a utilisé cette déposition comme un élément de preuve à charge pour condamner le requérant (paragraphe 30 ci-dessus) alors qu’il avait fait valoir devant celle-ci et la Cour de cassation que la déposition litigieuse avait été obtenue sous la contrainte. Par ailleurs, la Cour de cassation n’a pas remédié à ces manquements en dépit de sa jurisprudence selon laquelle des aveux faits à la police ou au parquet ne pouvaient pas constituer une preuve à charge, et qu’il est impératif que ceux-ci soient réitérés devant le juge (Özcan Çolak, précité, § 48). Ainsi, les autorités nationales se sont privées de la possibilité de faire la lumière sur la question de savoir si le requérant avait été amené à s’incriminer dans un environnement coercitif (Örs et autres, précité, § 58). Le Gouvernement n’a pas non plus fourni d’explication à cet égard.

    51.  C’est pourquoi, la Cour considère que les garanties procédurales offertes en l’espèce au requérant n’ont pas joué de manière à empêcher l’utilisation d’aveux prétendument obtenus sous la contrainte, en l’absence d’un avocat et en méconnaissance du droit de ne pas s’incriminer soi-même (Kolu, précité, § 63 et Örs et autres, précité, § 61).

    52.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

    C.  Sur les autres griefs

    53.  Le requérant allègue que sa cause n’a pas été entendue par un tribunal indépendant et impartial du fait qu’un juge militaire a siégé pendant une partie de la procédure au sein de la cour de sûreté de l’État qui l’a jugé.

    54.  Eu égard à sa conclusion relative à l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention (paragraphes 42 et 51 ci-dessus), la Cour estime qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur les autres griefs que le requérant formule, en l’espèce, sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention selon lesquels sa cause n’aurait pas été entendue par un tribunal indépendant et impartial du fait qu’un juge militaire a siégé pendant une partie de la procédure au sein de la cour de sûreté de l’État qui l’a jugé, et qu’il n’aurait pas pu interroger les témoins qu’il aurait cités (voir, entre autres, Sadak et autres c. Turquie (no 1), nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, § 73, CEDH 2001-VIII, Ünsal c. Turquie, no 24632/02, § 33, 20 février 2007, Özcan Çolak, précité, § 48, et İzgi c. Turquie, no 44861/04, § 47, 15 novembre 2011 et les références qui y sont citées).

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    55.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    56.  Pour le dommage moral, le requérant réclame une somme équitable qu’il ne chiffre pas en s’en remettant à la sagesse de la Cour (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 48, CEDH 2004-I, et Y.Y. c. Turquie, no 14793/08, § 129, CEDH 2015 (extraits)).

    57.  Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas lieu d’accorder de satisfaction équitable pour le dommage moral ni les frais et dépens dans la mesure où le requérant ne les étaye aucunement, conformément à l’article 60 §§ 1-3 du règlement de la Cour.

    58.  La Cour a constaté une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) en raison de l’absence d’un avocat pendant la garde à vue et de l’utilisation d’aveux prétendument obtenus pendant cette période qui ont servi de fondement à sa condamnation. Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 500 euros (EUR) au titre du préjudice moral.

    La Cour rappelle que désormais l’article 311 § 1 f) du code de procédure pénale offre au requérant la possibilité de demander la réouverture de la procédure en droit interne à la suite du constat de violation prononcé par la Cour, dans le délai d’un an à compter de la décision définitive de la Cour (voir, entre autres, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 72, CEDH 2008, et Gökbulut c. Turquie, no 7459/04, § 82, 29 mars 2016).

    B.  Frais et dépens

    59.  Le requérant ne présente pas de demande à ce titre.

    C.  Intérêts moratoires

    60.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable pour les griefs tirés des articles 6 §§ 1 et 3 et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention en raison de l’absence d’un avocat pendant la garde à vue ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention en raison de l’utilisation d’aveux prétendument obtenus sous la contrainte pendant la garde à vue ;

     

    4.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;

     

    5.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 mai 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente


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