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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PARTY FOR A DEMOCRATIC SOCIETY (DTP) AND OTHERS v. TURKE - 21919/10 [2016] ECHR 46 (12 January 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/46.html Cite as: [2016] ECHR 46 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE PARTI POUR UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE (DTP) ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 3840/10, 3870/10, 3878/10, 15616/10, 21919/10, 39118/10 et 37272/10)
ARRÊT
STRASBOURG
12 janvier 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Parti pour une société démocratique (DTP) et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er décembre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent sept requêtes (nos 3840/10, 3870/10, 3878/10, 15616/10, 21919/10, 37272/10 et 39118/10) dirigées contre la République de Turquie, et dont le Parti pour une société démocratique (« le DTP », Demokratik Toplum Partisi) et dix ressortissants de cet État, Mme Aysel Tuğluk, MM. Ahmet Türk, Halit Kahraman, Mehmet Salih Sağlam, Abdulkadir Fırat, Bedri Fırat, Fehtah Dadaş, Hüseyin Bektaşoğlu, Ahmet Ay et Sedat Yurtdaş (« les requérants »), ont saisi la Cour à différentes dates, à savoir le 20 janvier, le 4 et le 15 mars, le 8 et le 14 juin 2010, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes M. Tekay, B.B. Belen, G. Kartal, A. Bingöl, F. Erceylan, M. D. Beştaş, M. Ayzit, S. Yurtdaş, Ö. Güneş, avocats soit à Istanbul soit à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants dénoncent la dissolution du DTP et la déchéance de deux requérants, M. Ahmet Türk et Mme Aysel Tuğluk, de leur mandat parlementaire. Ils invoquent l’article 11 de la Convention et les articles 1 et 3 du Protocole no 1 à la Convention.
4. Le 13 décembre 2011, la Cour a communiqué au Gouvernement les griefs relatifs à la dissolution du DTP et à la déchéance des deux mandats parlementaires, et a déclaré irrecevable le restant des griefs.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le DTP est un parti politique qui a été dissous par la Cour constitutionnelle le 11 décembre 2009. M. Ahmet Türk, né en 1942, et Mme Aysel Tuğluk, née en 1965, étaient coprésidents du DTP. M. Sedat Yurtdaş, né en 1961, était président adjoint du DTP.
M. Halit Kahraman, né en 1977, était président de l’antenne du DTP à Ceylanpınar. M. Mehmet Salih Sağlam, né en 1970, et M. Abdulkadir Fırat, né en 1958, étaient membres du conseil d’administration de cette antenne.
M. Ahmet Ay, né en 1967, était membre du conseil d’administration de l’antenne du DTP à Mersin.
M. Bedri Fırat, né en 1956, était président de l’antenne du DTP à Erzurum. M. Fehtah Dadaş, né en 1967, était président de l’antenne du DTP à Karaçoban. M. Hüseyin Bektaşoğlu, né en 1944, était président de l’antenne du DTP à Erzincan.
A. Le DTP
6. Le DTP fut fondé le 9 novembre 2005. Il appartenait au mouvement des partis politiques de gauche pro-kurdes de Turquie. De nombreux partis issus de ce mouvement furent dissous par la Cour constitutionnelle ou décidèrent de s’autodissoudre à la suite de l’engagement d’une procédure de dissolution. Les principaux partis appartenant à ce mouvement sont les suivants :
- le HEP (Halkın Emek Partisi - Parti du travail du peuple), fondé le 7 juin 1990 et dissous par la Cour constitutionnelle le 14 juillet 1993 (Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, CEDH 2002-II) ;
- le DEP (Demokrasi Partisi - Parti de la démocratie), fondé le 7 mai 1993, dissous par la Cour constitutionnelle le 16 juin 1994 (Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP) c. Turquie, no 25141/94, 10 décembre 2002) ;
- le ÖZDEP (Özgürlük ve Demokrasi Partisi - Parti de la liberté et de la démocratie), fondé le 19 octobre 1992 et dissous par la Cour constitutionnelle le 14 juillet 1993 (Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, CEDH 1999-VIII) ;
- le HADEP (Halkın Demokrasi Partisi - Parti démocratique du peuple), fondé le 11 mai 1994 et dissous par la Cour constitutionnelle le 13 mars 2003 (HADEP et Demir c. Turquie, no 28003/03, 14 décembre 2010) ;
- le DEHAP (Demokratik Halk Partisi - Parti populaire démocratique), fondé le 24 octobre 1997 ; le 29 avril 2003, le procureur général engagea une action en dissolution contre ce parti ; lors de son congrès du 19 novembre 2005, le DEHAP a décidé de s’autodissoudre.
7. Le DTP était membre associé du Parti socialiste européen, et membre observateur de l’Internationale socialiste. Son programme et ses statuts définissaient ce parti comme suit : le DTP était un parti de masse à tendance de gauche, défendant des valeurs démocratiques telles que la liberté, l’égalité, la justice, la paix, le pluralisme, la participation, le multiculturalisme et l’humanisme. Dans son programme, le DTP proposait de remplacer un système politique autoritaire, centralisé et hiérarchique par un système politique démocratique, horizontal, local et pacifique. Il prônait les valeurs universelles, la non-discrimination, la lutte contre le racisme et l’égalité des sexes, et visait à instaurer une société démocratique et écologique. Il déclarait que la République de Turquie avait été fondée par les Turcs, les Kurdes et différents groupes ethniques, et que la fraternité puisait ses racines dans l’histoire commune de ces peuples.
8. Lors des élections législatives du 22 juillet 2007, le DTP présenta des candidats indépendants sous l’étiquette « Mille espoirs » afin de contourner le seuil national de 10 % (Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 23, CEDH 2008). Vingt et un candidats de « Mille espoirs » furent élus et rejoignirent le DTP après les élections. Le DTP constitua ainsi un groupe parlementaire. Parmi ces députés, vingt avaient été élus dans des circonscriptions de l’Est ou du Sud-Est de Turquie.
Le DTP participa également aux élections locales organisées le 29 mars 2009. Avec un score national de 5,70 % selon les résultats des conseils départementaux, cette formation s’imposa comme la quatrième force politique du pays et renforça son statut de premier parti dans le Sud-Est de la Turquie. En effet, il remporta les huit villes les plus importantes du Sud-Est et de l’Est de la Turquie, à savoir Diyarbakır, Batman, Siirt, Şırnak, Hakkari, Van, Iğdır et Tunceli. Au total, les candidats de ce parti remportèrent les élections locales dans 99 municipalités.
B. La procédure devant la Cour constitutionnelle
1. La demande de dissolution du DTP
9. Le 16 novembre 2007, le procureur général près la Cour de cassation (« le procureur général ») demanda à la Cour constitutionnelle de dissoudre le DTP et de prononcer à l’encontre des membres de ce parti qui seraient reconnus comme responsables d’avoir entraîné, par leurs actes et propos, la dissolution du DTP l’interdiction d’être membres fondateurs, adhérents, dirigeants ou trésoriers d’un autre parti politique pour une période de cinq ans. En outre, à titre de sanction accessoire, il requit, dans l’intérêt du bon déroulement de la procédure, l’adoption des mesures provisoires suivantes :
- l’interdiction pour le DTP de participer aux futures élections législatives ;
- l’interdiction pour les membres, dirigeants, maires ou députés affiliés au DTP de participer aux futures élections législatives sur la liste d’un autre parti politique ou à titre indépendant ;
- le versement sur un compte bancaire bloqué des aides financières que le Trésor pouvait destiner au DTP ;
- l’interdiction de toute adhésion au parti.
Dans son réquisitoire, le procureur général reprochait au DTP d’être un centre d’activités portant atteinte à l’intégrité de l’État et à l’unité de la nation, au sens de l’article 68 § 4 de la Constitution.
À l’appui de sa demande, il invoquait notamment deux catégories d’activités du DTP :
- les activités menées lors de la création de ce parti ; le procureur se fondait principalement sur des entretiens menés avec Abdullah Öcalan, chef du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée), dans lesquels celui-ci expliquait sa conception à la fois de la création d’un parti politique et de son organisation et de son programme ; le procureur en déduisait que le DTP avait été fondé sur les directives de Abdullah Öcalan ;
- les activités menées à la suite de la création du parti, qui avaient été décrites en 141 rubriques ; il s’agissait notamment d’actes et de propos de certains dirigeants et de certains membres du DTP.
2. La défense des requérants
10. Le 12 février 2008, les représentants du DTP présentèrent leurs observations écrites en défense. Ils invoquaient les textes internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme, notamment la Convention, et précisaient que ces textes étaient partie intégrante de la législation turque. Ils rappelaient ensuite la jurisprudence des organes de la Convention, qui avaient, selon eux, conclu à la violation de l’article 11 de la Convention dans de nombreuses affaires portant sur la dissolution de partis politiques en Turquie. Ils soutenaient que la dissolution du DTP n’était ni fondée sur un besoin social impérieux ni nécessaire dans une société démocratique.
11. Par ailleurs, les représentants du DTP réfutaient la thèse du procureur général selon laquelle ce parti constituait un centre d’activités portant atteinte à l’intégrité de l’État et à l’unité de la nation. Ils soutenaient que les critères établis par la loi no 2820 portant réglementation des partis politiques (« la loi no 2820 ») et nécessaires pour qualifier un parti politique de « centre d’activités » anticonstitutionnelles n’étaient pas réunis en l’espèce. Ils exposaient également leur point de vue sur la notion d’État unitaire et la diversité culturelle en Turquie.
12. Les représentants des requérants alléguaient que le parquet avait évoqué à tort les entretiens menés avec M. Öcalan dans la mesure où ceux-ci auraient été réalisés dans un cadre légal. Par ailleurs, ils arguaient que le parquet se référait à des rapports d’entretien qui avaient été diffusés sur des sites Internet - dont l’authenticité restait d’après eux contestée - alors que les entretiens eux-mêmes auraient eu lieu sous le strict contrôle des autorités pénitentiaires. Ils ajoutaient que, à supposer même que la teneur de ces rapports fût véridique, ceux-ci mettaient l’accent sur une résolution pacifique de la question kurde et ne contenaient aucun appel à la violence. Selon eux, le parquet n’avait présenté que de simples extraits des entretiens en en modifiant le sens et sans tenir compte de leur intégralité.
13. Quant aux activités énumérées en 141 rubriques qui auraient été menées à la suite de la création du parti, les représentants des requérants affirmaient que seules trois d’entre elles avaient fait l’objet d’une décision définitive, dont l’une était antérieure à la fondation du parti. Selon les représentants, alors que 30 activités se seraient trouvées dans la phase d’instruction préliminaire, les procédures concernant 91 autres étaient toujours pendantes. S’agissant de 14 autres activités, les juridictions de première instance auraient rendu leur verdict, dont un acquittement et une décision de classement.
14. Par ailleurs, les représentants des requérants soutenaient que le parquet n’avait invoqué aucune déclaration de l’assemblée générale ou du comité exécutif du groupe parlementaire du DTP, au sens des articles 101 et 103 de la loi no 2820. Selon eux, les déclarations émanant d’individus ne liaient pas la personnalité morale du parti et ne pouvaient par conséquent pas être invoquées à l’appui de la thèse selon laquelle le DTP était devenu un centre d’activités anticonstitutionnelles.
15. En outre, les représentants des requérants reprochaient au parquet de s’être borné à rassembler des preuves susceptibles d’étayer sa demande de dissolution, en omettant de présenter les preuves démontrant que les dirigeants du DTP défendaient une position pacifique. Ils ajoutaient que les familles kurdes avaient gardé la structure d’une famille élargie et qu’elles avaient toutes des proches dans les montagnes. En outre, ils exposaient que, lors d’un entretien, Mme Tuğluk avait répondu à des journalistes qui posaient la question de savoir si le DTP était contre les actes de violence perpétrés par le PKK, en déclarant ce qui suit :
« Nous ne laisserons pas la violence guider nos actions politiques. Nous défendons d’ailleurs la position selon laquelle la violence ne constitue pas une solution. Les armes doivent se taire et le PKK doit déposer les armes. Toutefois, nos déclarations unilatérales sont insuffisantes. Sur ce point, si le gouvernement envisage d’élaborer une solution, nous souhaitons non seulement participer à ce processus, mais également y jouer un rôle actif. En ce XXIe siècle, nous pouvons trouver une solution à nos problèmes par la démocratie et non par la violence. C’est pourquoi la violence doit absolument cesser. En ce premier quart du XXIe siècle, la voie de la lutte armée n’a plus cours ! Nous souhaitons que le problème kurde soit résolu. Nous souhaitons parvenir à ce que ceux qui sont dans les montagnes déposent les armes. Nous sommes prêts à payer le prix de [notre objectif]. Nous souhaitons travailler ensemble pour vivre ensemble (...) »
De même, les représentants des requérants exposaient que Mme Emine Ayna (ancienne coprésidente du DTP) s’était exprimée comme suit dans une interview qu’elle avait donnée au quotidien Taraf :
« [Les membres du PKK] mènent une lutte armée. Nous, en revanche, nous essayons de faire de la politique. Nous ne préconisons absolument pas le recours aux armes (...) »
En outre, à la question « Pourquoi ne dites-vous pas que [le PKK] est une organisation terroriste ? », Mme Ayna aurait répondu comme suit :
« Quand on traite les gens dans les montagnes de « terroristes », cela légitime les décès. On dit : « Puisqu’il s’agit d’un terroriste, on doit le tuer. » En outre, quand on traite [ces personnes] de terroristes, cela justifie les erreurs commises. Quand [ces personnes] ont été bombardées, quand elles ont subi les bombes chimiques, quand elles ont été brûlées, quand elles ont été enterrées sans sépulture, on n’avait pas besoin de reconnaître ses erreurs puisqu’il s’agissait de « terroristes » (...). Les termes « terreur » et « terroristes » ont pour effet de justifier ces types de pratiques inhumaines et leur emploi ne fait pas progresser les choses. Le PKK n’est pas la cause du problème kurde, il en est le résultat. »
16. S’agissant de l’ensemble des activités reprochées au DTP, les représentants des requérants déclaraient notamment que celles-ci étaient de nature pacifique et humaniste, qu’elles étaient menées dans le cadre des droits et libertés, et que, en mettant l’accent sur la fraternité des peuples et l’unité du pays, elles visaient au renforcement du consensus social nécessaire à la démocratisation du pays et à la paix dans la région. Il s’agissait à leurs yeux de questions d’intérêt général de la plus haute importance.
17. Les représentants des requérants soulignaient également l’absence de définition objective et universellement acceptée de la notion de terrorisme. Enfin, ils contestaient le cadre légal et le système de contrôle des partis politiques en Turquie, qui privilégiaient, selon eux, systématiquement la dissolution des partis politiques pacifiques.
18. Par ailleurs, à titre accessoire, les représentants des requérants présentèrent un recours d’inconstitutionnalité contre les articles 78, 80, 81, 101 et 103 de la loi no 2820.
3. Les jugements avant dire droit
19. Le 27 décembre 2007, la Cour constitutionnelle rejeta, à la majorité, toutes les mesures provisoires demandées par le parquet (paragraphe 9 ci-dessus).
20. Le 21 mai 2008, elle rejeta, à l’unanimité, le recours d’inconstitutionnalité formé par le DTP contre les articles 78, 80, 81, 101 et 103 de la loi no 2820.
C. La dissolution du DTP
21. Après avoir tenu audience, la Cour constitutionnelle prononça, le 11 décembre 2009, à l’unanimité, la dissolution du DTP. Cet arrêt de 176 pages fut publié au Journal officiel le 31 décembre 2009 et entraîna ipso facto la liquidation et le transfert au Trésor public des biens du parti en application de l’article 107 § 1 de la loi no 2820. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle décida, à titre de sanction accessoire et en application de l’article 84 de la Constitution, de déchoir M. Türk et Mme Tuğluk, coprésidents du DTP, de leur qualité de député. Elle indiquait que ces personnes avaient entraîné, par leurs déclarations et leurs activités, la dissolution du DTP. Se fondant sur l’article 69 § 9 de la Constitution, elle prononça également à l’encontre de trente-sept membres du DTP, dont les requérants, l’interdiction d’être membres fondateurs, adhérents, dirigeants ou trésoriers d’un autre parti politique pour une période de cinq ans.
22. La décision prise par la Cour constitutionnelle de dissoudre le DTP se fondait sur les éléments de preuve énumérés ci-dessous.
1. Les éléments de preuve recueillis lors des perquisitions effectuées dans les locaux du parti
23. La Cour constitutionnelle a noté que, dans le cadre des investigations judiciaires, les tribunaux avaient ordonné la perquisition des locaux du parti dans différentes villes (Mardin, Siirt, Kocaeli, Van, Izmir, Balıkesir, Urfa, Istanbul et Aǧrı) et que ces perquisitions avaient permis aux autorités de saisir de nombreux éléments de preuve en relation avec le PKK. En particulier, les autorités saisirent de nombreuses photos représentant M. Öcalan et des membres du PKK tués par les forces de sécurité ainsi que des combattants en campagne, qui étaient fixées aux murs ou sur des panneaux ou exposées dans des endroits spécialement aménagés à cette fin, une grande quantité de publications de propagande du PKK, dont certaines avaient été écrites par le chef de l’organisation terroriste et étaient interdites, les textes de slogans, de décisions prises par le PKK ou de communiqués publiés par celui-ci, des notes sur des entretiens ayant eu lieu entre Abdullah Öcalan et ses avocats, des pancartes de propagande de l’organisation terroriste ou de son chef, des affiches et des enregistrements vidéo, des cocktails Molotov destinés à être utilisés lors de manifestations illégales et diverses armes artisanales.
2. Les éléments de preuve se rapportant aux manifestations ou réunions organisées par le DTP
24. La Cour constitutionnelle a observé également qu’il ressortait des procès-verbaux pertinents que, lors du premier congrès ordinaire de l’assemblée des jeunes du DTP tenu à Istanbul le 12 décembre 2006, il était exposé des posters montrant Abdullah Öcalan et des membres du PKK tués au cours d’affrontements armés ainsi que des affiches du PKK/KONGRA-GEL, et que des slogans favorables au PKK et incitant à la violence avaient été scandés, tels que « Dent pour dent, sang pour sang, nous sommes avec toi, Öcalan », « Öcalan Salut ! Salut ! Mille saluts à İmralı! [nom de l’île sur laquelle était détenu Abdullah Öcalan] », « Öcalan représente notre volonté politique », « Le PKK est le peuple, le peuple, c’est ici ». Il est également établi qu’une bannière portant le symbole de l’organisation terroriste PKK/KONGRA-GEL et des posters représentant Abdullah Öcalan avaient été brandis pendant la réunion par des personnes au visage camouflé, et que ni les dirigeants du parti ni le conseil n’avaient fait la moindre remarque à ce sujet.
La Cour constitutionnelle a considéré que l’absence d’intervention tant de la part des dirigeants du parti que de son conseil d’administration face aux nombreux actes de propagande en faveur de l’organisation terroriste qui auraient été observés lors du premier congrès ordinaire de l’assemblée des jeunes du DTP démontrait l’existence d’un lien entre le DTP et l’organisation terroriste PKK.
25. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle a considéré comme établi que, lors du meeting organisé le 21 mars 2007 par la direction de l’antenne du DTP à Mersin à l’occasion de la fête du Nevroz, des personnes au visage camouflé avaient brandi des portraits de Abdullah Öcalan et des affiches comportant des slogans tels que « Vive l’armée du peuple, HPG-APO-KKK-PKK », « La jeunesse sacrifiera sa vie pour Apo », « Kirkouk est le cœur du Kurdistan », « HPG [Forces de défense populaire, une branche armée du PKK] (...) », « Je veux Öcalan » et des symboles du PKK, et que H.B., membre du conseil d’administration de l’antenne du DTP à Mersin, avait invité les participants à respecter une minute de silence pour les terroristes tués, et que de nombreux participants avaient lancé des slogans en faveur du PKK et de son chef tels que « Biji serok Apo ! » (« Vive le président Abdullah Öcalan », en kurde), « Şehit namırın » (« Les martyrs sont immortels », en kurde) », « Dent pour dent, sang pour sang, nous sommes avec toi, Öcalan ».
La Cour constitutionnelle a indiqué que, selon le commissaire du gouvernement présent au meeting, la direction locale du DTP, à la suite de son intervention, n’avait enjoint qu’une seule fois les participants à ne pas scander des slogans illégaux et que les dirigeants du parti et le conseil d’administration n’étaient pas suffisamment intervenus.
26. Par ailleurs, elle a noté qu’il ressortait des documents concernant le meeting organisé à Van par la direction de l’antenne locale du DTP le 1er septembre 2006, à l’occasion de la journée de la paix, qu’une minute de silence avait été respectée pour des terroristes tués, que les participants avaient scandé des slogans comme « Biji serok Apo », « Les martyrs sont immortels », « Dent pour dent, sang pour sang, nous sommes avec toi, Öcalan », et qu’ils avaient brandi une affiche montrant des photos de membres du PKK.
La Cour constitutionnelle a considéré que l’absence d’intervention des cadres du parti face à ces activités déployées lors d’un meeting organisé par la direction locale du DTP démontrait l’existence d’un lien entre ce parti et le PKK.
3. Les autres éléments de preuve
27. Parmi les autres éléments de preuve, la Cour constitutionnelle a pris en compte :
- l’élection à la présidence du DTP, lors du deuxième congrès du DTP organisé le 8 novembre 2007, de N.D., condamné définitivement en tant que dirigeant d’une organisation terroriste et par conséquent interdit d’adhésion à un parti politique en application de l’article 11 de la loi no 2820 ;
- la qualité de membre du conseil d’administration de l’antenne du DTP à Şehitkamil (Gaziantep) de A.Y., en dépit de sa condamnation définitive pour aide et soutien à une organisation terroriste ;
- le fait que, entre le 15 février 2006 et le 31 mars 2006, les cadres départementaux du DTP ont organisé en soutien à Abdullah Öcalan des réunions ayant donné lieu à de nombreuses actions en faveur du PKK ; en particulier, le 15 février 2006, les dirigeants de l’antenne du parti à Malatya ont participé à une marche en brandissant des torches et en lançant des slogans tels que « Biji serok Apo !», « Frappe, guérilla, frappe, fonde le Kurdistan ! », « Dent pour dent, sang pour sang, nous sommes avec toi, Öcalan » et « Salut, mille saluts à İmralı » ; par ailleurs, ils auraient lu un communiqué comportant des slogans en faveur du PKK ; de plus, le 26 mars 2006, lorsque les dirigeants se sont rendus à la morgue de l’hôpital civil de Malatya pour récupérer les corps de quatorze terroristes tués par les forces de sécurité, ils auraient lancé des slogans similaires ; en outre, le 31 mars 2006, lors d’un rassemblement en présence des membres du conseil d’administration du DTP de Malatya, une déclaration faite à la presse aurait contenu les propos suivants : « (...) Quatorze guérilleros ont été tués dans la campagne des environs de Muş-Bingöl par des armes chimiques (...) Les corps des martyrs tués dans le Kurdistan d’Iran, de Syrie et d’Irak n’ont pas été restitués aux familles alors même que celles-ci sont venues dans ce but (...) » ;
- les démarches de cinquante-six maires du DTP visant à empêcher l’arrêt des programmes de ROJ TV diffusés sous la direction de l’organisation terroriste.
4. Les actes de membres et de dirigeants du parti
28. La Cour constitutionnelle a également pris en compte les événements suivants.
Lors des funérailles de terroristes du PKK tués par les forces de sécurité, Halit Kahraman, président de l’antenne du DTP à Ceylanpınar, et Mehmet Salih et Abdülkadir Fırat, membres du conseil d’administration de cette antenne, avaient, à la suite d’appels lancés par le PKK, organisé le 3 avril 2006 la fermeture des magasins du centre-ville de Ceylanpınar afin de protester contre ces décès.
Pour la Cour constitutionnelle, il ressortait des éléments de preuve versés au dossier que Ahmet Ay, membre du conseil d’administration du DTP à Mersin, avait conduit un rassemblement illégal au cours duquel les participants avaient protesté contre un prétendu empoisonnement du chef du PKK, lancé des slogans tels que « Vive le président Öcalan, le HPG, le Kurdistan » et brandi des symboles de l’organisation terroriste. Par ailleurs, cette même personne aurait signé une pétition, adressée au Secrétariat général des Nations unies, au Conseil de l’Europe, à la présidence de la République de Turquie et à la présidence de l’Assemblée nationale de Turquie. Cette pétition aurait comporté la phrase suivante : « Moi, originaire du Kurdistan, considère que Sayın[1] Abdullah Öcalan représente une volonté politique au Kurdistan. » Par ailleurs, il ressort du dossier que l’intéressé a été inculpé de propagande en faveur d’une organisation terroriste au sens de l’article 7 § 2 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme.
29. Les parties pertinentes de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, pour autant qu’elles concernent M. Ahmet Türk, se lisent comme suit :
« 3- Les actes de Ahmet Türk
a- Communiqué de presse dont [Ahmet Türk] a donné lecture le 18 janvier 2006 à Diyarbakır lors d’une réunion à laquelle étaient présents les dirigeants du DTP et les maires élus sous cette étiquette
Selon le texte du communiqué de presse, le procès-verbal et des images sur CD, les propos tenus par Ahmet Türk, président du DTP, dans son communiqué de presse lu à Diyarbakır lors d’une réunion à laquelle les dirigeants et les maires du DTP ont participé sont les suivants : « (...) Au moment où nous faisons beaucoup d’efforts en vue d’une solution et d’une paix permanentes et d’un cessez-le-feu définitif, il apparaît que l’aggravation des mesures d’isolement de Sayın Öcalan accroît les inquiétudes sociales (...) Le rôle joué par Öcalan dans l’évacuation des groupes armés en dehors du pays et l’admission de la Turquie en 1999 comme pays candidat à l’entrée dans l’Union européenne et, de manière plus générale, dans la résolution démocratique du problème kurde est aujourd’hui une réalité reconnue par tous (...) Il est clair que le durcissement de l’isolement [de Abdullah Öcalan] est la cause d’une grande inquiétude au sein du peuple. Comme si son emprisonnement depuis près de sept ans dans la prison spéciale d’İmralı, construite pour lui seul, n’était pas suffisant, on lui interdit désormais de jouir des droits consacrés par le droit national et international. Comme son droit à communiquer n’est pas entièrement reconnu, il ne peut rencontrer ni sa famille ni ses avocats. (...) Eu égard à l’emplacement de la prison, il est impossible de concilier sa détention au secret avec les normes du droit et de l’équité. D’ailleurs, il n’est pas compréhensible qu’une telle peine ait pu être infligée à Öcalan, qui est détenu dans une cellule individuelle. »
L’évocation élogieuse par le président du DTP, Ahmet Türk, dans son communiqué de presse, du rôle joué par le chef de l’organisation terroriste par rapport au problème kurde et à la candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union européenne et le fait qu’il a qualifié les problèmes subis par le chef de l’organisation terroriste d’isolement et qu’il a fait part de son point de vue à l’opinion publique démontrent le lien politique et idéologique qui existe entre le DTP et l’organisation terroriste et son chef.
D’ailleurs, le 1er tribunal de police de Diyarbakır a qualifié les propos de Ahmet Türk de crime consistant à « faire l’éloge du crime et du criminel » et, par son arrêt no E.2006/548 K.2007/49 du 28 février 2007, il a infligé à l’intéressé une peine d’emprisonnement de six mois en vertu de l’article 215 § 1 du code pénal.
b- Déclarations faites au cours de la cérémonie de prestation de serment à l’Assemblée nationale turque le 4 août 2007, dans le cadre d’un reportage tourné dans le jardin de l’Assemblée et diffusé sur la chaîne NTV
Il ressort des procès-verbaux et des analyses de textes et d’images sur CD que Ahmet Türk, qui a participé en tant que candidat indépendant aux élections du 22 juillet 2007 et qui a adhéré au DTP après son élection, a tenu ces propos dans le jardin de l’Assemblée lors de l’entretien qu’il a accordé à la chaîne NTV au cours de la cérémonie de prestation de serment à l’Assemblée nationale turque : « (...) à présent, s’il s’agit de résoudre définitivement le problème, je dois être à un poste où je peux être efficace. Mais si je dis à certains « voilà, je le condamne, c’est un terroriste », que restera-t-il de mon influence, quelle sera ma contribution à la résolution du problème ? À présent, il faut débattre correctement de cela (...) Nous voulons vraiment que cette violence prenne fin, mais on me dit « commencez par condamner [le terrorisme] » ; or, si je le condamne, je n’aurai plus aucune influence sur le peuple (...) »
Les déclarations de Ahmet Türk, député DTP de Mardin, selon lesquelles il ne pouvait pas condamner les actes de l’organisation terroriste, et la fonction de président du DTP qu’il a exercée avant et après son élection montrent le lien qui existe entre lui-même et le parti qu’il représente avec l’organisation terroriste. »
30. Pour la Cour constitutionnelle, il ressort des éléments de preuve figurant au dossier que Ali Bozan, président de l’antenne du DTP à Mersin, membre du conseil d’administration du DTP, a donné lecture d’un communiqué de presse intitulé « À la presse et à l’opinion publique » lors de la manifestation du 15 février 2006 organisée par la direction de l’antenne du DTP à Mersin pour commémorer l’anniversaire de l’arrestation de Abdullah Öcalan. Dans ce communiqué, ce dernier était présenté comme le chef d’un peuple.
La Cour constitutionnelle a considéré que cet événement démontrait la proximité entre le DTP et l’organisation terroriste PKK et son chef. Elle a noté également que M. Bozan avait été condamné par une décision du 20 mars 2008 du 3e tribunal de police de Mersin en raison des propos mentionnés ci-dessus.
Par ailleurs, elle a estimé établi que, lors des funérailles d’un terroriste, M. Bozan avait tenu un discours dans lequel il qualifiait le défunt de « martyr ». Elle a indiqué que ce discours avait fait l’objet d’une condamnation pénale le 6 décembre 2007.
31. Elle a indiqué que, selon les éléments du dossier, Aydın Budak, maire de Cizre élu sous l’étiquette du DTP, avait tenu, le 14 janvier 2006, un discours dans lequel il avait notamment déclaré :
« (...) le Premier ministre punit Öcalan, qui représente la volonté politique de millions de Kurdes, en l’emprisonnant dans une cellule et en interdisant les visites de sa famille ; mais ce n’est pas comme cela qu’il va résoudre le problème kurde ; qu’il sache que les Kurdes ont conscience de son sale jeu et qu’il ne va pas réussir. À la fin, la volonté kurde triomphera, les exigences d’une République démocratique seront réalisées en Turquie (...) »
La Cour constitutionnelle a considéré que l’affirmation selon laquelle le chef de l’organisation terroriste représentait la volonté politique des Kurdes démontrait la proximité des membres du DTP avec l’organisation terroriste et son chef. Elle a également noté que le tribunal correctionnel de Cizre avait considéré les propos de cette personne comme étant « de la propagande en faveur de l’organisation et de ses buts, ce qui constitue un crime », et qu’il avait condamné l’intéressé par un arrêt du 9 juin 2006 à une peine d’emprisonnement d’un an et trois mois en vertu de l’article 220 du code pénal.
Après avoir examiné un discours de M. Budak, prononcé le 16 juin 2006, la Cour constitutionnelle a notamment souligné que :
« Le fait que Aydın Budak (...) a déclaré que la rébellion des terroristes dans les montagnes se fondait sur une cause juste, que le chef de l’organisation terroriste était considéré comme un chef par les Kurdes et qu’il devait dès lors être accepté comme interlocuteur par l’État montre clairement que l’intéressé considère les actes terroristes comme légitimes et Abdullah Öcalan comme un chef.
D’ailleurs, les propos de cette personne sont jugés dans le cadre de l’accusation de « crime de propagande en faveur de l’organisation terroriste » par la 6e cour d’assises de Diyarbakır et, dans son jugement du 20 mai 2008, cette dernière l’a condamné à une peine d’emprisonnement de dix mois en vertu de l’article 7-2 de la loi no 3713 (...) »
Enfin, la Cour constitutionnelle a tenu compte d’un autre discours que M. Budak avait tenu le 21 mars 2007 et qui avait fait l’objet, le 25 mars 2008, d’une condamnation pour propagande en faveur de l’organisation terroriste, en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Elle a notamment relevé que, dans le discours litigieux, M. Budak alléguait qu’il y avait un lien entre le PKK et le peuple kurde et déclarait qu’il fallait admettre que le chef de l’organisation terroriste représentait la volonté politique de milliers de personnes.
32. Pour la Cour constitutionnelle, il ressortait des éléments de preuve qu’un communiqué de presse avait été distribué dans le centre de Batman les 29 et 30 mars 2006. Ce communiqué invitait les commerçants à fermer leurs magasins et les fonctionnaires à ne pas travailler pour protester contre le décès de quatorze militants du PKK à la suite d’opérations menées par les forces de l’ordre le 24 mars 2006. Elle indiquait que Ayhan Karabulut, président de l’antenne du DTP à Batman, avait participé activement aux manifestations qui ont eu lieu dans ce cadre.
La Cour constitutionnelle a considéré que la participation active de Ayhan Karabulut à cette manifestation illégale, organisée à la suite d’un appel du PKK à protester contre le décès de certains de ses membres, démontrait le lien entre cette personne - et par conséquent le DTP - et l’organisation terroriste PKK. Elle a observé également que M. Karabulut avait été condamné pour propagande en faveur d’une organisation terroriste le 31 décembre 2007.
33. Enfin, s’agissant de Mme Aysel Tuğluk, les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt de la Cour constitutionnelle se lisent comme suit :
« (...) Les actes de Mme Aysel Tuğluk
a- Discours prononcé le 16 mai 2006 lors du 1er congrès général ordinaire de la présidence départementale de Batman
À l’occasion du discours que Aysel Tuğluk, coprésidente du DTP, a prononcé lors de la réunion du 1er congrès général ordinaire de la présidence départementale de Batman le 16 mai 2006, elle a, selon l’acte d’accusation du ministère public (...) du 29 novembre 2006 préparé à partir des procès-verbaux des analyses de CD se trouvant dans le dossier, notamment tenu les propos suivants : « L’honorable Premier ministre dit : « Déclarez que le PKK est une organisation terroriste et nous négocierons avec vous. » Mais même si nous déclarons que le PKK est une organisation terroriste, le problème ne sera pas résolu pour autant, car les personnes qui sont qualifiées par certains de terroristes sont des héros pour d’autres. Malgré nos revendications de paix, des unités de soldats ont été amassées à la frontière. Nous ne pouvons pas nous présenter devant le peuple kurde en traitant Abdullah Öcalan de « terroriste » ; le peuple kurde a montré qu’il a fait le choix de la lutte démocratique, mais vous ne reconnaissez même pas à un peuple le droit d’utiliser librement sa propre langue ; la politique que vous menez engendrera la violence (...) »
Le fait que Aysel Tuğluk ait dit que les terroristes du PKK étaient considérés par certains comme des héros et que c’est pour cela qu’ils ne pouvaient pas se présenter devant le peuple en qualifiant le chef du PKK de « terroriste » démontre le degré de proximité de la direction de haut niveau du DTP avec l’organisation terroriste PKK et son chef.
b- Discours prononcé le 11 décembre 2006 à Doğubeyazıt lors d’une réunion en plein air organisée par le DTP
Il ressort [des éléments de preuve] que Aysel Tuğluk, à l’occasion du discours qu’elle a prononcé lors du « Meeting de la paix » organisé par son parti à Doğubeyazıt le 11 décembre 2006, a tenu les propos suivants : « Dans ce pays qui est dirigé depuis quatre-vingt-cinq ans par des régimes antidémocratiques, c’est contre les Kurdes que s’exerce la persécution la plus importante. En revanche, vous n’avez pas créé le problème kurde, et nous ne l’avons pas créé non plus. Le problème kurde existe depuis la création de la République. Nous avons fait des efforts pour résoudre ce problème. Dans un déséquilibre incroyable de pouvoir, le peuple kurde a dû résister pour [sauvegarder] son identité, sa culture, son honneur (...) La guerre qui a duré des années a entraîné de lourdes pertes tant pour le peuple kurde que pour le peuple turc (...) Maintenant, une opportunité s’offre à nous. Le PKK a déclaré un cessez-le-feu, il a déclaré qu’il était prêt pour une solution démocratique, pour une solution pacifique ; (...) ceux qui ont nié les Kurdes en les considérant comme des traîtres depuis quatre-vingt-cinq ans, qui ont voulu qu’ils soient les ennemis du peuple turc parce qu’ils les considéraient comme des séparatistes, sont-ils prêts pour une telle solution ? Nous voyons qu’ils ne le sont pas. Les opérations continuent, nos frères meurent toujours dans les montagnes, l’isolement perdure (...) Si vous ignorez les Kurdes, si vous les laissez sans possibilité de choisir, c’est alors que vous aurez à faire face à un embarrassant problème de séparatisme. Les Kurdes commencent à avoir un statut sur la scène internationale. (...) » Son discours a été interrompu à plusieurs reprises par des slogans tels que « Biji serok Apo ! » « La répression ne nous fait pas peur ! ».
Le fait que Aysel Tuğluk a dit dans son discours lors du meeting organisé par le comité de district de son parti qu’elle voyait les actions commises par l’organisation terroriste PKK comme des actes de résistance et de lutte du peuple kurde pour son identité, sa culture et son honneur, et que la violence et le séparatisme surgiraient si les Kurdes n’étaient pas pris en compte, et le fait qu’elle a qualifié de frères les membres de l’organisation terroriste qui se trouvent dans les montagnes sont des indices clairs montrant que la coprésidente du DTP considère les actions de l’organisation terroriste comme légitimes et qu’elle ne reconnaît pas les membres [du PKK] comme étant des terroristes.
c- Discours prononcé le 21 mars 2007 lors du meeting du Nevroz organisé à Van
Il ressort du procès-verbal de l’affaire, du rapport d’un fonctionnaire et du rapport du commissaire du gouvernement que Aysel Tuğluk, dans le discours qu’elle a prononcé lors du meeting en cause, a tenu des propos tels que « (...) notre cher peuple, notre respectable peuple, des jeux très dangereux sont joués, Sayın Öcalan, oui notre cher peuple, notre respectable peuple, les rapports élaborés et publiés par le ministère de la Justice à la suite des allégations d’empoisonnement de Sayın Öcalan n’ont pas satisfait notre peuple. Oui, nous le redisons une nouvelle fois, Sayın Öcalan n’est pas une personne ordinaire ; c’est une personne qui doit être à İmralı sous la protection de l’État. Les idées qu’il défend au sujet du problème kurde sont partagées par un large public (...) ». Le meeting était organisé avec la participation de certaines associations de la société civile, parmi lesquelles l’organisation départementale de Van et celle du district. Pendant le meeting, des pancartes avec des portraits des membres de l’organisation terroriste PKK et de son chef, et des soi-disant drapeaux de l’organisation terroriste furent déployés. (...) »
Le fait que Aysel Tuğluk ait dit, lors d’une réunion en plein air transformée en meeting où l’on a fait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste et de son chef, que les pensées du chef de l’organisation terroriste étaient admises par un large public, montre la proximité de cette personne et du DTP, dont elle est la coprésidente, avec le chef de l’organisation terroriste. »
5. Autres activités de membres et de dirigeants du parti
34. Pour établir l’existence d’un lien entre le parti requérant et le PKK, la Cour constitutionnelle a tenu compte également des discours de nombreux dirigeants locaux du DTP dans lesquels ceux-ci avaient prôné notamment la nécessité d’une amnistie générale, l’amélioration des conditions de détention de M. Öcalan et la transformation de İmralı en musée, des déclarations de nombreux dirigeants locaux selon lesquelles ces dirigeants considéraient Abdullah Öcalan comme le chef du peuple kurde ou la volonté politique du peuple kurde; des condamnations prononcées à l’encontre de ces dirigeants pour propagande en faveur d’une organisation terroriste ; des éléments de preuve obtenus lors des perquisitions effectués dans les locaux du DTP, de certaines activités des dirigeants locaux (participation à des manifestations illégales).
6. Appréciation de la Cour constitutionnelle
35. À la lumière des éléments ci-dessus, la Cour constitutionnelle conclut notamment comme suit :
« (...)
Dans son programme et ses statuts, le DTP se définit comme (...) « un parti de gauche populaire, démocratique, libéral, égalitaire, ayant pour but de créer une société démocratique et écologique ».
Les porte-parole du parti défendeur ont précisé lors de leurs défenses présentées à différents stades de la procédure que l’organisation terroriste devait être considérée comme un interlocuteur dans la recherche d’une solution au problème kurde et qu’il ne fallait pas attendre du parti défendeur qu’il exprime un blâme ou qu’il accepte de prendre position à l’égard de l’organisation terroriste et de ses activités au motif que [le DTP] et cette organisation partageaient la même base populaire.
Par ailleurs, le mémoire en défense [du DTP], présenté le 12 juin 2008 et intitulé « Le droit de garder le silence est un droit légitime », comportait notamment le passage suivant : « En réalité, il n’existe aucune explication morale, juridique ou de conscience justifiant que l’on cherche à obtenir du DTP qu’il qualifie le PKK de terroriste. Si le DTP disait « ils sont terroristes », est-ce que la terreur prendrait fin ? Si elle ne prend pas fin, quel est l’objectif de cette insistance ? Aspire-t-on à obtenir notre soumission ? Tant que les causes qui incitent les gens à prendre la route des montagnes n’auront pas disparu, [même si] une personne est tuée, une autre personne prendra la route des montagnes... Certes, des personnes dont les enfants sont partis dans les montagnes ont voté pour le DTP. Mais que signifie cela ? Si l’on en croit le procureur, cela veut dire soit que le DTP et le PKK sont identiques soit que ces familles font confiance au DTP et qu’elles ont voté pour ce parti afin qu’il trouve une solution politique permettant de faire redescendre leurs enfants des montagnes. N’en doutez pas, c’est la deuxième option qui est exacte. Dans de telles conditions, pourquoi et comment le DTP pourrait-il dire que le PKK est une organisation terroriste, alors même que des enfants, des proches de ces millions de gens ayant voté pour le DTP sont dans les montagnes ? »
Ces arguments présentés par le parti défenseur sont insuffisants pour permettre de conclure que les activités du parti et de ses membres s’apparentent à des activités de lutte politique. Lorsqu’il n’existe pas de vie politique démocratique, les partis politiques perdent leur caractère d’éléments essentiels de la démocratie. Même si l’État assume des responsabilités importantes pour maintenir le climat démocratique et appliquer les règles démocratiques, cela ne signifie pas que les partis politiques sont dispensés de toute obligation ou de toute responsabilité. Non seulement l’État, mais aussi les citoyens, les organisations sociales et les partis politiques doivent préserver et, à tout le moins, respecter la démocratie.
Le parti défenseur tient l’État, le gouvernement et le système pour responsables de la terreur et de toutes sortes de problèmes. Selon le parti défenseur, le PKK, organisation terroriste, est né et a survécu à cause des erreurs commises par l’État et le système. Par conséquent, ce sont l’État, le gouvernement et le système qui sont responsables des souffrances apparues depuis la création de l’organisation terroriste. Selon cette approche, il convient de tolérer l’attitude positive du [DTP] et de ses membres vis-à-vis de l’organisation terroriste, voire considérer son existence comme une chance de garder ouverte la voie du dialogue. (...)
Comme cela est souligné dans les arrêts des juridictions supranationales et dans les rapports adoptés par la Commission de Venise, l’interdiction ou la dissolution d’un parti politique peut être décidée en ultime recours, lorsque les partis politiques défendent l’usage de la violence ou emploient la violence dans le but de détruire l’ordre démocratique constitutionnel en portant atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, ou lorsqu’ils agissent en collaboration avec des organisations qui recourent à la violence ou qu’ils soutiennent de telles organisations ;
(...)
Lors des activités organisées au nom du DTP, de nombreux présidents des antennes départementales et de district du parti ou des membres du parti ont déclaré que le peuple kurde constituait une nation différente du peuple turc, que la République de Turquie opprimait le peuple kurde, que Abdullah Öcalan était détenu en isolement et que cette situation était inacceptable ; [il en ressort] qu’ils apportent aide et soutien au PKK et à son président Abdullah Öcalan, qu’ils partagent la même idéologie et visent les mêmes buts. Dès lors, [le DTP] mène des activités qui sont de nature à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’État et à l’unité de la nation ; [par ailleurs,] lors du premier congrès du parti organisé à Ankara, des festivités liées à la fête du Nevroz ont été organisées par les membres du parti, il y a eu des manifestations de protestation contre les conditions de détention du chef de l’organisation terroriste ; [les dirigeants et membres du parti] ont participé aux funérailles de membres de l’organisation terroriste. [En outre], des documents, publications ou objets [en lien avec les activités de l’organisation terroriste] ont été saisis dans les locaux du parti.
Le fait de procéder, nonobstant l’unité de la nation et l’intégrité territoriale, à une distinction entre les nations turque et kurde, de soutenir que l’organisation terroriste et son chef Abdullah Öcalan doivent être considérés comme des interlocuteurs dans le processus de résolution du « problème kurde » et que la politique définie par ce dernier doit être suivie, la saisie dans les locaux du DTP d’emblèmes, de documents et de publications prohibés, l’affichage dans ces locaux de photos représentant le chef de l’organisation terroriste et ses militants, la transformation des réunions, meetings, manifestations et funérailles organisés à différentes occasions en une activité de propagande en faveur de l’organisation terroriste et la tolérance du DTP à l’égard de cette transformation, l’absence de distance avec les personnes condamnées pour leur lien avec l’organisation terroriste, l’absence de sanctions disciplinaires à l’encontre de celles-ci et leur nomination à des postes de porte-parole ou d’autres fonctions importantes constituent des activités qui sont de nature à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’État et à l’unité de la nation au sens de l’article 68 § 4 de la Constitution. En menant de telles activités, le DTP est devenu un parti qui incite à la violence, considère l’usage de la violence comme un moyen politique, soutient de telles activités, y participe ou incite à les réaliser, et ouvre ses locaux à l’organisation terroriste et aux matériels de propagande.
Des activités telles que les manifestations légales ou illégales destinées à protester contre l’aggravation de l’état de santé du chef du PKK, organisées conformément aux demandes et ordres donnés par l’organisation terroriste, l’utilisation de notions telles que « liberté », « fraternité » et « paix » pour éveiller la conscience nationale de personnes aux origines ethniques diverses et vivant dans une région déterminée du territoire national, la qualification des actes de terrorisme du PKK de « guerre », « lutte honorable », « résistance justifiée », le fait de prendre parti pour le PKK dans cette guerre, la fourniture aux membres de cette organisation d’armes, de matériel, de soins médicaux et d’informations, l’existence de nombreux documents, affiches, matériels de propagande, pancartes, photos représentant des membres du PKK et d’autres activités similaires, ainsi que de nombreuses décisions judiciaires démontrent que le DTP a un lien avec le PKK et qu’il est solidaire de celui-ci.
Au vu des activités énumérées ci-dessus, l’on peut conclure que, prenant appui sur l’organisation terroriste et prônant des discours et activités incompatibles avec les principes démocratiques, le DTP abuse des moyens d’une démocratie pluraliste caractérisée par la tolérance, vise à instaurer une structure fondée sur l’origine ethnique, et se sert ainsi du terrorisme pour parvenir à ses fins politiques.
Par ailleurs, le fait que, lorsque de tels incidents se produisent, les organes du DTP ne prennent aucune mesure et qu’ils gardent le silence lors des activités organisées par ses membres constitue une illustration supplémentaire de son soutien au terrorisme.
Dans un État démocratique, l’on ne peut tolérer l’existence d’un parti politique qui ne précise pas ouvertement sa position quant aux actes de terrorisme et qui se tait au lieu de blâmer le crime et le criminel. À cause de cette position du DTP, le lien entre celui-ci et le PKK est un « secret de Polichinelle ». De par cette acceptation implicite, l’obtention de droits au moyen d’actes de terrorisme est érigée en méthode.
Les décisions de condamnation pour crime contre l’intégrité territoriale et l’unité de la nation rendues à l’encontre de personnes ayant des responsabilités au sein du DTP, les procès-verbaux de perquisition, les documents concernant les investigations, les procès-verbaux et documents relatifs à des réunions et l’ensemble des preuves démontrent que le DTP était devenu un centre d’activités menaçant l’intégrité territoriale et l’unité de la nation. Ce parti, en soutenant les politiques et activités de la lutte armée menées par l’organisation terroriste et son chef, qui ont entraîné la mort de milliers de personnes, vise à créer « les nations turque et kurde et d’autres nations ayant des origines ethniques diverses » et ainsi à diviser la nation turque en fonction de l’origine ethnique (...)
Le fait que le congrès général du parti, son président, ses organes décisionnels, son groupe parlementaire et la direction de ce groupe ne prennent pas ouvertement leurs distances avec des activités des membres du parti est considéré comme une acceptation explicite de leur part. Lorsque des activités menaçant l’État de droit ne sont pas dénoncées par les organes décisionnels d’un parti, il est nécessaire d’empêcher ledit parti de porter préjudice au régime démocratique.
(...)
À la lumière de ce qui précède, la dissolution du DTP est considérée comme une mesure nécessaire dans une société démocratique, répondant à un besoin social impérieux et proportionnée au but légitime que constitue la défense de l’ordre constitutionnel.
Compte tenu de la gravité et de l’intensité des activités en question et de leurs effets néfastes pour la société, il n’est plus possible de soutenir que ce parti, par son existence, contribue à la vie démocratique. Il convient dès lors d’en ordonner la dissolution définitive, au lieu d’imposer une mesure plus légère consistant à priver partiellement ou intégralement ce parti politique de l’aide financière de l’État, au sens de l’article 25 de la loi no 4709 du 3 octobre 2001 et de l’article 69 § 7 amendé de la Constitution.
Par conséquent, il est établi que le DTP est devenu un centre d’activités portant atteinte à l’intégrité du territoire et à l’unité de la nation et tendant à apporter aide et soutien au PKK, une organisation terroriste. Il convient dès lors d’ordonner la dissolution définitive de ce parti en application des articles 68 et 69 de la Constitution et des articles 101 et 103 de la loi sur les partis politiques. »
D. Développements ultérieurs à la dissolution du DTP
36. À la suite de la dissolution du DTP, les dix-neuf députés du DTP adhérèrent à un parti pro-kurde, le Parti pour la paix et la démocratie (BDP).
37. À l’initiative du gouvernement, un processus de paix visant à l’élaboration d’une solution pacifique au problème kurde, appelé « Le processus de İmralı » ou « Le processus de résolution », a été lancé en octobre 2012. Dans le cadre de ce processus, le gouvernement a engagé des discussions avec tous les acteurs ayant pris part à ce conflit. Les parlementaires ont été autorisés à maintenir des entretiens avec le chef du PKK. De nombreuses mesures ont été prises afin de mener à bien ce processus (Pour plus de détails voir “Turkey Progress 2013 Report” et “Turkey Progress Report” Octobre 2014)
- l’article premier de la loi no 6411, adoptée le 24 janvier 2013, portant modification de l’article 202 du code de procédure pénale a autorisé les accusés à présenter leur défense dans leur langue maternelle lors de la procédure pénale ;
- l’article premier de la loi no 6529, adoptée le 2 mars 2014, portant modification de la loi no 298 a autorisé l’emploi de langues autres que le turc lors des campagnes électorales ;
- l’article 11 de la loi no 6529, précitée, portant modification de la loi no 2923 a autorisé l’enseignement, dans des écoles privées, des langues et dialectes couramment utilisés par la population dans sa vie quotidienne ;
- l’article 16 e) de la loi no 6529, précitée, portant modification de la loi no 5237 a abrogé les sanctions pénales encourues en raison de l’utilisation de lettres qui ne font pas partie de l’alphabet turc.
En outre, la loi no 6551 portant sur la cessation du terrorisme et le renforcement de l’intégration sociale fut adoptée le 10 juillet 2014. L’objectif de cette loi était de fournir une base juridique pour le « processus de résolution » (çözüm süreçi). La loi accorde une protection juridique aux personnes impliquées dans des relations, dialogues, entretiens et activités similaires menés avec les personnes, les institutions et les organisations, et elle facilite la réhabilitation des militants de l’organisation armée qui rendent leurs armes.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
1. La Constitution
38. L’article 68 § 4 de la Constitution se lit ainsi :
« (...) Les statuts, le règlement et les activités des partis politiques ne peuvent être contraires à l’indépendance de l’État, à son intégrité territoriale et celle de sa nation, aux droits de l’homme, aux principes d’égalité et de la prééminence du droit, à la souveraineté nationale, ou aux principes de la République démocratique et laïque. Il ne peut être fondé de parti politique ayant pour but de préconiser et d’instaurer la domination d’une classe sociale ou d’un groupe, ou une forme quelconque de dictature. (...) »
39. L’article 69 § 6 de la Constitution, tel que modifié par la loi no 4709 du 3 octobre 2001, se lit ainsi :
« Un parti politique ne peut être dissous en raison d’activités contraires aux dispositions de l’article 68 § 4 que si la Cour constitutionnelle constate que ce parti politique est un centre de telles activités. Un parti politique est réputé être devenu le centre de tels actes si des membres du parti se livrent intensivement à des activités présentant les caractéristiques en question et si cette situation est explicitement ou implicitement approuvée soit par le grand congrès du parti, soit par son président, soit par ses organes centraux de décision ou de direction, soit encore par l’assemblée générale ou le conseil de direction du groupe du parti à la Grande Assemblée nationale de Turquie, ou si les actes en question sont accomplis directement et avec détermination par les organes du parti eux-mêmes. »
40. La loi no 4709 du 3 octobre 2001 a également modifié le paragraphe 7 de l’article 69 de la Constitution, qui se lit désormais ainsi :
« La Cour constitutionnelle peut, en fonction de la gravité des actes en question, au lieu de prononcer la dissolution définitive prévue aux paragraphes ci-dessus, décider de priver totalement ou en partie le parti politique concerné d’aides publiques. »
41. L’article 69 § 9 de la Constitution se lit ainsi :
« (...) Les membres et les dirigeants dont les déclarations et les activités ont entraîné la dissolution d’un parti politique ne peuvent devenir membres fondateurs, dirigeants ou trésoriers d’un autre parti politique pour une durée de cinq ans à compter de la date à laquelle l’arrêt motivé de dissolution est publié au Journal officiel (...) »
42. L’article 84 de la Constitution se lit ainsi:
« Perte de la qualité de membre
Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale a validé la démission des députés, la perte de leur qualité de membre est décidée par la Grande Assemblée nationale siégeant en Assemblée plénière.
La perte de la qualité de membre par le député condamné ne peut devenir effective qu’après notification à l’Assemblée plénière par le tribunal de l’arrêt définitif de condamnation.
Le député qui continue à exercer une fonction ou une activité incompatible avec la qualité de membre, au sens de l’article 82, est déchu de celle-ci après un vote secret de l’Assemblée plénière à la lumière du rapport de la commission compétente mettant en évidence l’exercice par l’intéressé de la fonction ou de l’activité en question.
Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale relève qu’un député, sans autorisation ou excuse valable, n’a pas participé, pendant cinq jours au total sur un mois, aux travaux de l’Assemblée, ce député perd sa qualité de membre après un vote à la majorité de l’Assemblée plénière.
Le mandat du député dont les actes et les propos ont, selon l’arrêt de la Cour constitutionnelle, entraîné la dissolution de son parti prend fin à la date de la publication de cet arrêt au Journal officiel. La présidence de la Grande Assemblée nationale met à exécution cette partie de l’arrêt et en informe l’Assemblée plénière. »
2. La loi no 2820 portant réglementation des partis politiques
43. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 2820 se lisent ainsi :
Article 78
(...) ne peuvent ni viser, ni œuvrer, ni inciter des tiers :
(...)
- à mettre en péril l’existence de l’État et de la République turcs, à abolir les droits et libertés fondamentaux, à établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur de peau, la religion ou l’appartenance à un courant religieux, ou à instaurer, par tout moyen, un régime étatique fondé sur de telles notions et conceptions.
(...) »
Article 90 § 1
« Les statuts, programmes et activités des partis politiques ne peuvent contrevenir à la Constitution et à la présente loi. »
Article 101
« La Cour constitutionnelle prononce la dissolution du parti politique :
(...)
b) dont l’assemblée générale, le bureau central ou le conseil d’administration (...) adopte des décisions, émet des circulaires ou fait des communications (...) contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi (...) [Dans ce chapitre (de l’article 78 à l’article 97) qui a trait aux restrictions apportées aux activités des partis politiques, il est indiqué, entre autres, que ces activités ne peuvent être menées au détriment de l’ordre constitutionnel démocratique (y inclus la souveraineté du peuple, les élections libres), des caractéristiques de l’État-nation (notamment l’indépendance de l’État, l’unité de l’État, le principe d’égalité) et du caractère laïque de l’État (y compris le respect des réformes accomplies par Atatürk, l’interdiction d’abuser des sentiments religieux et l’interdiction faite aux partis politiques d’organiser des manifestations religieuses)], ou dont le président, le vice-président ou le secrétaire général fait des déclarations écrites ou orales contraires auxdites dispositions (...)
d) dans le cas où des actes contraires aux dispositions du chapitre 4 de cette loi ont été commis par des organes, autorités ou conseils autres que ceux cités à l’alinéa b), le procureur de la République, dans les deux ans à partir de l’accomplissement de l’acte, exigera par écrit la révocation de l’organe, de l’autorité ou du conseil en question. Le procureur de la République exigera l’exclusion définitive du parti des membres qui auront été condamnés pour avoir accompli des actes ou formulé des déclarations en violation des dispositions figurant dans la quatrième partie.
Le procureur de la République engagera une action en dissolution à l’encontre du parti politique qui ne s’est pas conformé aux exigences exposées dans sa lettre dans un délai de trente jours à compter de la signification de cette dernière. Si dans ce délai de trente jours le parti révoque l’organe, l’autorité ou le conseil en cause, ou s’il exclut définitivement le ou les membres en question, l’action en dissolution s’éteindra. Dans le cas contraire, la Cour constitutionnelle examinera l’affaire sur dossier et la clôturera en recueillant si nécessaire les explications orales du procureur de la République, des représentants du parti politique et de tous ceux qui sont susceptibles de donner des informations sur l’affaire (...) »
Article 103
« Lorsqu’il est constaté qu’un parti politique est devenu un centre d’activités contraires aux dispositions des articles 78 à 88 (...) de la présente loi, ce parti politique est dissous par la Cour constitutionnelle. »
Article 107 § 1
« L’intégralité des biens d’un parti politique dissous par la Cour constitutionnelle est transférée au Trésor public. »
44. Le paragraphe 2 de l’article 103, déclaré inconstitutionnel par la Cour constitutionnelle le 9 janvier 1998, exigeait le recours à la procédure prévue à l’article 101 d) pour examiner le point de savoir si un parti politique était devenu un centre d’activités anticonstitutionnelles.
3. L’article 215 du code pénal
45. Aux termes de l’article 215 du code pénal no 5237 du 26 septembre 2004 :
« Quiconque fait l’éloge d’un crime ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement. »
III. TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. « Lignes directrices sur l’interdiction et la dissolution des partis politiques et les mesures analogues »
46. Les « Lignes directrices sur l’interdiction et la dissolution des parties politiques et les mesures analogues » du 10 janvier 2000 (CDL-INF(2000)001) ont été adoptées par la Commission de Venise lors de sa 41e session plénière (Venise, 10-11 décembre 1999). Les parties pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :
« (...)
3. L’interdiction ou la dissolution forcée de partis politiques ne peuvent se justifier que dans le cas où les partis prônent l’utilisation de la violence ou l’utilisent comme un moyen politique pour faire renverser l’ordre constitutionnel démocratique, mettant en danger de ce fait les droits et libertés protégés par la Constitution. Le seul fait qu’un parti plaide en faveur d’une réforme pacifique de la Constitution ne doit pas suffire à justifier son interdiction ou sa dissolution.
4. Un parti politique, en tant que tel, ne peut pas être tenu [pour] responsable de la conduite de ses membres qui n’aurait pas été autorisée par le parti à l’intérieur du cadre politique/public et des activités du parti.
5. L’interdiction ou la dissolution de partis politiques, comme mesure particulière à portée considérable, doivent être utilisées avec la plus grande retenue. Avant de demander à la juridiction compétente d’interdire ou de dissoudre un parti, les gouvernements ou autres organes de l’État doivent établir - au regard de la situation dans le pays concerné - si le parti représente réellement un danger pour l’ordre politique libre et démocratique ou pour les droits des individus, et si d’autres mesures moins radicales peuvent prévenir ledit danger.
6. Les mesures juridiques prises pour interdire ou faire respecter la dissolution de partis politiques doivent être la conséquence d’une décision judiciaire d’inconstitutionnalité et doivent être considérées comme exceptionnelles et réglementées par le principe de proportionnalité. Toutes ces mesures doivent s’appuyer sur des preuves suffisantes que le parti en lui-même - et pas seulement ses membres individuels - poursuit des objectifs politiques en utilisant (ou est prêt à les utiliser) des moyens inconstitutionnels. (...). »
2. « Avis sur les dispositions constitutionnelles et législatives relatives à l’interdiction des partis politiques en Turquie »
47. L’« Avis sur les dispositions constitutionnelles et législatives relatives à l’interdiction des partis politiques en Turquie » du 13 mars 2009 (CDL-AD(2009)006) a été adopté par la Commission de Venise lors de sa 78e session plénière (Venise, 13-14 mars 2009). Les parties pertinentes en l’espèce de cet avis sont ainsi libellées :
« 3.3. La pratique turque en matière de dissolution des partis
90. Pour apprécier la compatibilité des règles turques avec les normes européennes, il ne suffit pas d’examiner leur libellé, mais il faut également examiner dans quelle mesure elles sont effectivement appliquées dans la pratique et comment elles sont interprétées. Dans la mesure où la Cour constitutionnelle est en dernier lieu l’autorité qui est chargée d’interpréter la Constitution turque, la Commission de Venise doit s’appuyer sur son interprétation.
91. Le premier élément saillant qui se dégage de l’examen de la pratique turque est que contrairement à tous les autres pays européens, la tradition turque consiste à invoquer et à appliquer fréquemment les règles relatives à la dissolution des partis en tant que partie exécutoire de la Constitution et du système politique.
92. D’après les chiffres souvent cités, depuis que la Constitution de 1961 est entrée en vigueur, la Cour constitutionnelle a ordonné la dissolution de 24 partis politiques, sans compter les partis qui ont été interdits au cours des périodes d’opérations militaires. Sur ces 24 partis, 6 ont été dissous en application de la Constitution de 1961 et 18 en application de la Constitution de 1982.
(...)
94. Outre la récente affaire relative à l’AKP, une autre procédure relative au Parti de la société démocratique (DTP) a été engagée par le Procureur général en novembre 2007 ; cette affaire est toujours pendante. Le Parti de la société démocratique est actuellement le principal parti politique représentatif des citoyens turcs d’origine kurde ; il compte 21 membres du Parlement.
95. Les dissolutions ordonnées sur la base de violations alléguées des dispositions relatives à la protection de l’intégrité indivisible territoriale et nationale de l’État ont concerné pour l’essentiel des partis politiques représentant les intérêts de la population kurde. Ainsi qu’énoncée précédemment, la Loi turque sur les partis politiques contient effectivement des dispositions qui peuvent servir de base à l’interdiction ou à la dissolution de n’importe quel parti remettant en question l’unité de l’État turc ou défendant les intérêts de minorités. La décision attendue de la Cour constitutionnelle dans l’affaire relative au Parti de la [société démocratique] (DTP) montrera certainement si les amendements constitutionnels d’ores et déjà adoptés conduiront à une pratique plus libérale concernant la dissolution de tels partis.
96. Dans cinq affaires, la Cour constitutionnelle a ordonné la dissolution de partis politiques au motif de leurs prétendues activités anti-laïques.(...)
97. Le recours traditionnel à la dissolution des partis politiques en Turquie a longtemps été considéré comme étant problématique au regard des normes démocratiques européennes. Dans un rapport d’enquête de 2004 sur la Turquie, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a souligné que la fréquence à laquelle les partis politiques étaient dissous en Turquie constituait non seulement une violation de la liberté de réunion et d’association énoncées à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme mais traduisait également un problème plus général d’ordre institutionnel. Dans sa Résolution 1380 (2004), l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une véritable source de préoccupation tout en exprimant l’espoir qu’à l’avenir, les modifications constitutionnelles de 2001 permettraient de limiter une telle pratique.
98. Contrairement aux attentes de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, la procédure récemment engagée contre l’AKP et la procédure encore pendante visant le Parti de la société démocratique ont montré, s’agissant des mesures prises par le Procureur général, qu’il n’y avait eu aucun changement dans la pratique. (...)
4. Conclusions sur la nécessité de réformer les règles turques relatives à l’interdiction et à la dissolution des partis politiques
104. La Commission de Venise voudrait tout d’abord se féliciter des importantes réformes engagées par la Turquie ces dernières années. De telles réformes constituent d’importants pas en avant dans la voie de la pleine harmonisation avec les règles démocratiques appliquées dans les autres pays européens et témoignent des progrès accomplis par la société turque. (...)
105. La Commission de Venise constate que la situation turque présente trois différences importantes par rapport à la pratique européenne commune :
1. Il existe une longue liste de critères matériels de la constitutionnalité des partis politiques, énoncés à l’article 68 (4) de la Constitution et dans la Loi sur les partis politiques, qui va au-delà de ceux que la Cour européenne des droits de l’homme et la Commission de Venise considèrent comme étant légitimes.
2. Il existe une procédure de décision concernant l’interdiction ou la dissolution des partis dont l’engagement est plus arbitraire et moins sujet à un contrôle démocratique que dans les autres pays européens.
3. Il existe une tradition consistant à appliquer régulièrement les règles relatives à la dissolution des partis politiques qui n’a d’équivalent dans aucun autre pays européen et qui montre que cette application n’est effectivement pas considérée comme étant une mesure exceptionnelle mais comme un aspect structurel et exécutoire de la Constitution.
106. En conclusion, la Commission de Venise estime que, prises ensemble, les dispositions des articles 68 et 69 de la Constitution, ainsi que les dispositions pertinentes de la Loi sur les partis politiques forment un système qui n’est pas compatible avec l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme tel qu’il est interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, et avec les critères adoptés en 1999 par la Commission de Venise et repris depuis lors par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
107. Le problème fondamental posé par les règles concernant la dissolution des partis politiques actuellement en vigueur en Turquie est que le seuil, tant pour l’engagement des procédures que pour l’interdiction et la dissolution des partis, est trop bas. Ce fait s’écarte en lui-même « in abstracto » des normes démocratiques européennes communes et conduit trop facilement à des mesures contraires à la Convention européenne des droits de l’homme, comme le montrent les nombreuses affaires relatives à la Turquie examinées par la Cour européenne des droits de l’homme.
108. Les seuils relatifs à l’application des règles concernant l’interdiction ou la dissolution des partis étant trop bas, aussi bien sur le fond que sur la forme, ce qui devrait être une mesure exceptionnelle devient dans les faits une mesure ordinaire. L’espace public démocratique est limité plus avant par la protection constitutionnelle des trois premiers articles de la Constitution, selon des modalités qui empêchent l’émergence de programmes politiques qui interrogent de façon pourtant pacifique et démocratique les principes posés lors de l’institution de la République turque.
109. La Commission de Venise considère que dans le cadre de l’Europe démocratique, ces restrictions sévères de l’espace public légitime sont propres au système constitutionnel turc et difficilement conciliable avec les traditions européennes élémentaires en matière de démocratie constitutionnelle.
110. La Commission de Venise reconnaît et accueille favorablement le fait que les règles relatives à l’interdiction des partis en Turquie ont été modifiées ces dernières années dans le but de durcir les conditions de dissolution. Dans le cadre de la réforme de 2001, l’article 69 a été modifié et prévoit désormais que pour qu’un parti viole les conditions énoncées à l’article 68 (4), il doit être devenu le « centre » des activités énoncées dans cet article. En même temps, la majorité des trois cinquièmes est désormais requise par l’article 149 de la Constitution pour que la Cour constitutionnelle soit habilitée à ordonner la dissolution d’un parti politique. Cette réforme s’est avérée importante et a été décisive dans le résultat de la procédure engagée à l’encontre de l’AKP. Bien qu’elles soient louables, ces réformes n’ont pas suffi pour combler le fossé qui sépare la législation turque des normes découlant de la Convention européenne des droits de l’homme et des Lignes directrices de la Commission de Venise.
111. Par conséquent, la Commission de Venise estime que même si la réforme de 2001 marque un important pas en avant, elle n’a pas permis d’accroître suffisamment le degré général de protection des partis pour qu’il soit comparable à celui qui découle de la Convention européenne des droits de l’homme et des normes démocratiques européennes communes. Il est donc nécessaire de réformer plus avant pour atteindre cet objectif, tant en ce qui concerne les questions de fond que de procédure.
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
48. Les requérants allèguent que la dissolution du DTP par la Cour constitutionnelle turque a porté atteinte à leur droit à la liberté d’association, garanti par l’article 11 de la Convention. Cette disposition se lit ainsi en ses passages pertinents en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...).
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »
49. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
50. Dans le cadre des requêtes nos 1516/10, 21919/10, 39118/10, les requérants n’ont pas déposé d’observations écrites dans le délai imparti par la Cour.
A. Sur la recevabilité
51. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Sur l’existence d’une ingérence
52. Les parties s’accordent à dire que la dissolution du DTP et les mesures qui accompagnaient cet acte s’analysent en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’association des requérants. Cela est également l’avis de la Cour.
2. Sur la justification de l’ingérence
53. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
54. Les comparants s’accordent à considérer que l’ingérence était « prévue par la loi », les mesures litigieuses prononcées par la Cour constitutionnelle reposant sur les articles 68 et 69 de la Constitution et les articles 101 et 103 de la loi no 2820. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de l’avis des parties sur ce point.
b) But légitime
55. Les requérants soutiennent que leur parti politique n’a jamais constitué une menace ni pour la société turque et la démocratie, ni pour l’unité et l’intégralité territoriale de l’État. À leurs yeux, la dissolution du DTP était dès lors dépourvue de tout but légitime.
56. Le Gouvernement avance que les politiques suivies par le DTP représentaient une menace sérieuse et que la dissolution était un moyen d’empêcher le DTP de compromettre le système démocratique et les libertés fondamentales des citoyens en soutenant la violence et les activités du PKK. Il maintient que les requérants constituaient une menace pour la sûreté et l’unité du pays, la paix sociale et l’intégrité nationale. Par conséquent, selon le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait deux buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui.
57. La Cour estime que les mesures litigieuses poursuivaient plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 11 de la Convention, notamment la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui (voir, mutatis mutandis, Parti nationaliste basque - Organisation régionale d’Iparralde c. France, no 71251/01, § 44, CEDH 2007-II, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 67, CEDH 2003-II).
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Thèses des parties
α) Les requérants
58. Les requérants indiquent que, par le passé, la Turquie a procédé à la dissolution de nombreux partis politiques et que, selon eux, dans la quasi-totalité des cas, ces décisions ont donné lieu, devant la Cour, à un constat de violation de l’article 11 de la Convention. Ils soutiennent que la dissolution du DTP, qui prône à leurs dires la démocratie, le pluralisme et la prééminence du droit, n’était ni fondée sur un besoin social impérieux ni nécessaire dans une société démocratique et qu’une telle décision était incompatible avec le pluralisme. Ils ajoutent que, en tout état de cause, cette mesure, draconienne à leurs yeux, ne peut être vue comme une mesure proportionnée. À l’appui de leurs arguments, ils disent se référer aux arrêts rendus par la Cour sur la dissolution des partis politiques ainsi qu’aux lignes directrices exposées par la Commission de Venise.
59. En outre, les requérants indiquent que le DTP était le principal parti politique en Turquie préconisant une solution démocratique au problème kurde. Ils soutiennent que son programme officiel montrait clairement que le DTP était favorable à une solution pacifique, équitable et démocratique au problème kurde, ainsi qu’à la coexistence volontaire et fondée sur l’égalité de droits, des populations turque et kurde à l’intérieur des frontières de l’État turc. Pour les intéressés, l’approche adoptée dans ce programme est pleinement en harmonie avec les standards universels de la démocratie, tels que la liberté, la justice, le pluralisme, la participation et le multiculturalisme. Selon eux, le DTP ne menace donc pas à l’intégrité territoriale du pays et n’a jamais prôné le séparatisme. Par conséquent, il serait tout à fait juste de considérer le DTP comme le seul représentant politique légitime de la minorité kurde en Turquie, qui votait pour ce parti ou pour les candidats indépendants de celui-ci. Enfin, le DTP aurait soutenu l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
60. Les requérants soutiennent par ailleurs que cette affaire se distingue de l’affaire Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne (nos 25803/04 et 25817/04, § 64, CEDH 2009). Ils indiquent que, dans cette dernière affaire, la Cour a considéré que certaines activités de ces deux partis politiques s’apparentaient à un soutien explicite à la violence et à un éloge de personnes vraisemblablement liées au terrorisme et que leur refus de condamner la violence s’analysait en un soutien tacite au terrorisme. Or, selon les requérants, dans la présente affaire la Cour constitutionnelle a ordonné la dissolution du DTP au motif que ce parti serait devenu un centre d’activités contraires à l’intégrité territoriale et à l’unité de la nation. À leurs yeux, cela signifie que la Cour constitutionnelle avait admis que le DTP ne soutenait pas directement les actes de violence du PKK et d’autres organisations terroristes.
61. Les requérants réfutent la thèse selon laquelle leur parti était un centre d’activités menaçant l’intégrité de l’État et l’unité de la nation. Ils soutiennent que les critères qui seraient établis par la loi no 2820 et qui permettraient de qualifier un parti politique de « centre d’activités » anticonstitutionnelles n’étaient pas réunis en l’espèce. À cet égard, ils exposent notamment que la Cour constitutionnelle a fondé sa décision sur un certain nombre de discours et d’activités qui auraient été tenus et menées par des membres du DTP. Ils précisent que seulement trois des activités en question avaient fait l’objet d’une décision définitive et que l’une d’entre elles remontait à une époque antérieure à la fondation du parti, que trente d’entre elles se trouvaient dans la phase d’instruction préliminaire, que les procédures concernant quatre-vingt-onze autres étaient toujours pendantes et que, s’agissant de quatorze autres, les juridictions de première instance avaient rendu leur verdict, dont un acquittement et une décision de classement.
62. Les requérants indiquent également que la Cour constitutionnelle n’a pas examiné la question de savoir si les discours et les activités en question étaient imputables ou non aux organes centraux du parti. Or, disent les requérants, en vertu selon eux des lignes directrices sur la réglementation des partis politiques adoptées par la Commission de Venise, d’une part, le seul fait qu’un parti plaide en faveur d’une réforme pacifique de la Constitution ne doit pas suffire à justifier son interdiction ou sa dissolution et, d’autre part, un parti politique, en tant que tel, ne peut pas être tenu pour responsable de la conduite de ses membres qui n’aurait pas été autorisée par le parti dans le cadre de ses activités politiques ou publiques (paragraphe 46 ci-dessus).
63. Les représentants des requérants allèguent de surcroît que le parquet avait évoqué à tort les entretiens menés avec M. Öcalan dans la mesure où ceux-ci auraient été réalisés dans un cadre légal. Ils soutiennent que, à supposer même qu’ils fussent véridiques, ces entretiens mettaient l’accent sur une résolution pacifique de la question kurde et qu’ils ne comportaient aucun appel à la violence. Par ailleurs, ils indiquent que, dans son arrêt, la Cour constitutionnelle s’est également appuyée sur une prétendue proximité des membres du DTP avec le PKK. Cet argument leur semble difficilement compréhensible, dans la mesure où la Turquie elle-même aurait engagé certaines discussions avec le PKK. À cet égard, les requérants attirent l’attention de la Cour sur le fait que les services de renseignement de la Turquie, qui dépendraient directement du Premier ministre, avaient mené une série de négociations avec le PKK à Oslo, en Norvège, et ce avant la décision prise par la Cour constitutionnelle d’ordonner la dissolution du DTP.
64. Par ailleurs, les représentants des requérants soutiennent que le parquet n’a évoqué aucune déclaration de l’assemblée générale ou du comité exécutif du groupe parlementaire du DTP, au sens des articles 101 et 103 de la loi no 2820. Selon eux, les déclarations émanant d’individus ne liaient pas la personnalité morale du parti et ne pouvaient par conséquent pas être prises en compte pour déclarer que le DTP était devenu un centre d’activités anticonstitutionnelles.
65. Enfin, s’agissant de l’ensemble des activités reprochées au DTP, les représentants des requérants revendiquent la nature pacifique et humaniste de celles-ci et leur caractère d’intérêt général. Ils soutiennent en outre qu’elles étaient menées dans le cadre des droits et libertés et qu’elles visaient au renforcement du consensus social nécessaire pour la démocratisation du pays et la paix dans la région, l’accent ayant été mis, à leurs dires, sur la fraternité des peuples et l’unité du pays.
β) Le Gouvernement
66. Le Gouvernement soutient que la dissolution du DTP était conforme à l’article 11 de la Convention au motif que cette mesure aurait été nécessaire dans une société démocratique et qu’elle aurait répondu à un besoin social impérieux dès lors que ce parti présentait, à ses dires, un danger réel pour l’ordre constitutionnel. Il ajoute qu’il existait des éléments de preuve solides montrant que le risque pour l’ordre constitutionnel et démocratique aurait été imminent.
67. Citant longuement des passages de l’arrêt Herri Batasuna et Batasuna (précité), le Gouvernement allègue que la présente espèce ne se distingue guère de cette affaire. À ses yeux, la dissolution d’un parti politique dont le but aurait été de nature à mettre en danger le régime démocratique du pays ou de recourir à la violence en vue de réaliser ses projets politiques n’est pas une mesure incompatible avec les principes de la Convention. À cet égard, il précise que le terme « violence » ne doit pas faire l’objet d’une interprétation étroite. Selon le Gouvernement, ce terme ne signifie pas que les membres du parti devaient mener des actions armées, mais que, comme l’aurait précisé l’arrêt de la Cour constitutionnelle, ce parti avait érigé en principe le recours à la violence, et qu’il soutenait de manière manifeste ou implicite une organisation qui serait reconnue aux plans tant national qu’international comme étant une organisation terroriste perpétrant des attentats à la bombe et des assassinats.
68. En outre, le Gouvernement estime que la mesure était nécessaire pour préserver la démocratie dans la société turque. À cet égard, il dit se référer à la jurisprudence de la Cour pour affirmer que la démocratie est un élément fondamental de l’ordre public européen. Il énumère plusieurs aspects qui caractériseraient le DTP et qui justifieraient l’adoption d’une mesure aussi grave que la dissolution prononcée en l’espèce, tels que l’appel - explicite selon lui - du parti à la violence, des déclarations des dirigeants de ce parti, l’utilisation de certains symboles liés au PKK, l’inscription d’individus condamnés pour terrorisme sur la liste des membres de ce parti, ainsi que des activités et manifestations de soutien à l’organisation terroriste.
69. Enfin, le Gouvernement ajoute que les requérants ont justifié des actes terroristes perpétrés par le PKK et qu’ils ont légitimé la violence comme méthode permettant d’atteindre des objectifs politiques.
ii. Appréciation de la Cour
70. Pour les principes généraux, la Cour renvoie à ses arrêts Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova (no 28793/02, §§ 62-70, CEDH 2006-II), et Parti républicain de Russie c. Russie (no 12976/07, §§ 75-78, 12 avril 2011).
71. La Cour doit maintenant déterminer si, à la lumière des principes et considérations qui figurent dans ses arrêts cités ci-dessus, la dissolution du DTP peut être considérée comme ayant été nécessaire dans une société démocratique, c’est-à-dire si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, le cas échéant, si elle était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ».
α) Besoin social impérieux
72. La Cour observe que, pour prononcer la dissolution litigieuse, la Cour constitutionnelle a tout d’abord noté que le DTP avait les mêmes buts politiques qu’une organisation terroriste - le PKK - et qu’il proclamait que le peuple kurde constituait une nation différente du peuple turc et que la République de Turquie opprimait le peuple kurde. En effet, selon la Cour constitutionnelle, il ressortait de la ligne politique du DTP que ce parti visait à obtenir que l’organisation terroriste et son chef Abdullah Öcalan fussent considérés comme des interlocuteurs dans le cadre du processus de résolution du « problème kurde » et que la politique définie par ce dernier fût suivie.
De plus, la Cour constitutionnelle a procédé à une analyse des discours des dirigeants du DTP et d’autres activités du parti et de ses membres pour conclure que le DTP était devenu un instrument de la stratégie terroriste du PKK, qu’il avait un lien avec le PKK et qu’il était solidaire de celui-ci. Pour étayer sa thèse, la Cour constitutionnelle ne s’est pas appuyée uniquement sur les activités du DTP ; elle a également considéré que le fait que ce parti n’avait pas pris ouvertement ses distances avec les activités du PKK pouvait être vu comme la preuve de son soutien au terrorisme (paragraphes 23-35 ci-dessus).
73. Dans son analyse, la Cour examinera tout d’abord la compatibilité des idées prônées par le DTP avec les principes de la démocratie afin de répondre à la question de savoir si les projets politiques du DTP étaient ou non en contradiction avec la conception de la « société démocratique » (comparer avec Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, §§ 127 et 132). Ensuite, elle examinera les activités reprochées au DTP énumérées dans l’arrêt de dissolution, en particulier les discours de ses deux coprésidents, ainsi que les autres prises de position de ce parti afin de déterminer si les constats opérés par la Cour constitutionnelle peuvent passer pour être fondés sur une appréciation des faits pertinents au regard des exigences de l’article 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Yazar et autres (HEP), précité, § 55 ; voir aussi, Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 96, 20 octobre 2015).
Compatibilité des idées prônées par le DTP avec les principes de la démocratie
74. La Cour rappelle sa jurisprudence établie selon laquelle la démocratie se nourrit de la liberté d’expression. Sous ce rapport, une formation politique ne peut se voir inquiéter pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un État et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie [GC], 30 janvier 1998, § 57, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).
75. La Cour observe à cet égard qu’avant sa dissolution le DTP était la principale formation politique en Turquie légalement créée qui prônait une solution pacifique au problème kurde. Dans cette optique, il convient de distinguer la présente affaire de l’affaire Herri Batasuna et Batasuna (précitée, § 63), dans la mesure où, en Espagne, plusieurs partis politiques dits « séparatistes » coexistent de manière pacifique dans plusieurs communautés autonomes espagnoles. En l’espèce, après les élections locales organisées le 29 mars 2009, le DTP s’est imposé comme la quatrième force politique du pays et a ainsi renforcé son statut de premier parti dans le Sud-Est de la Turquie (paragraphe 8 ci-dessus). Il était issu du mouvement politique de gauche pro-kurde et les formations politiques qui l’ont précédé ont été dissoutes par la Cour constitutionnelle en raison d’activités contraires à la Constitution. Pour autant qu’elles ont été portées devant la Cour, ces dissolutions ont abouti à un constat de violation de l’article 11 de la Convention (Yazar et autres, précité, CEDH 2002-II, Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP), précité, 10 décembre 2002, Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP), précité, CEDH 1999-VIII, et HADEP et Demir, précité, 14 décembre 2010).
76. Pour ce qui est de la question de savoir si le DTP poursuivait des buts contraires aux principes de la démocratie, la Cour observe que les parties s’accordent à dire que le DTP n’a proposé ni dans ses statuts ni dans son programme de modifier l’ordre constitutionnel de la Turquie dans un sens qui serait contraire aux principes fondamentaux de la démocratie. La Cour constitutionnelle turque a notamment reproché au DTP de mener « des activités qui sont de nature à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’État et à l’unité de la nation » et de procéder à « une distinction entre les nations turque et kurde » et d’éperonner ainsi la cause du PKK prônant des actes de terrorisme. En outre, selon la Cour constitutionnelle, lors des activités organisées au nom du DTP, de nombreux présidents des antennes départementales et de district du parti ou des membres du parti ont déclaré que le peuple kurde constituait une nation différente du peuple turc et que la République de Turquie opprimait le peuple kurde.
77. À cet égard, la Cour constate que le procureur de la République n’a pas soutenu que le programme du DTP était incompatible avec l’article 68 § 4 de la Constitution et que la Cour constitutionnelle n’a pas examiné cette question de sa propre initiative. En tout état de cause, elle note que le programme du DTP condamnait la violence et proposait des solutions politiques qui étaient démocratiques et compatibles avec l’État de droit et le respect des droits de l’homme. De même, elle observe qu’il ressort des déclarations de Mme Tuğluk et Mme Ayna (respectivement la nouvelle et l’ancienne coprésidente du DTP) que ces deux dirigeantes du DTP ont prôné une solution pacifique au problème kurde, en déclarant notamment : « Nous défendons d’ailleurs la position selon laquelle la violence ne constitue pas une solution. Les armes doivent se taire et le PKK doit déposer les armes (...) En ce premier quart du XXIe siècle, la voie de la lutte armée n’a plus cours ! » (Mme Tuğluk) et « Nous ne préconisons absolument pas le recours aux armes (...) » (Mme Ayna). Il est regrettable que, dans sa décision, la Cour constitutionnelle n’ait accordé aucun poids aux fins pacifiques énoncées par le DTP dans son programme (Hadep et Demir, précité, § 67) et dans les allocutions de ses dirigeants.
78. Pour la Cour, le fait que le projet politique défendu par le DTP ait passé pour incompatible avec les principes et structures actuels de l’État turc ne le rend pas contraire aux règles démocratiques. Il est de l’essence de la démocratie de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un État, pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même (Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, § 47, Recueil 1998-III). Par conséquent, la Cour admet que les principes énoncés par les instances du DTP, tels que la solution politique au problème kurde et la reconnaissance de l’identité kurde, ne sont pas, en soi, contraires aux principes fondamentaux de la démocratie. Même si des propositions s’inspirant de ces principes risquent de heurter les lignes directrices de la politique gouvernementale ou les convictions majoritaires dans l’opinion publique, le bon fonctionnement de la démocratie exige que les formations politiques puissent les introduire dans le débat public afin de contribuer à la solution des questions générales qui concernent l’ensemble des acteurs de la vie politique (Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP), précité, § 53).
79. Par ailleurs, la Cour observe que, même si l’on accepte, comme l’a conclu la Cour constitutionnelle, qu’il existe un parallélisme entre les principes défendus par le DTP et ceux du PKK, un tel constat ne saurait suffire à conclure que le parti requérant approuve le recours à la force pour réaliser son dessein. Pour la Cour, si l’on considère que la seule défense des principes susmentionnés se résume, de la part d’une formation politique légale, en un soutien aux actes de terrorisme, on diminuerait la possibilité de traiter les questions y relatives dans le cadre d’un débat démocratique, et on permettrait ainsi aux mouvements armés de monopoliser la défense de ces principes, ce qui serait fortement en contradiction avec l’esprit de l’article 11 de la Convention et avec les principes démocratiques sur lesquels il se fonde (Yazar et autres, précité, § 57).
80. À ce sujet, la Cour note que, dans son avis sur les dispositions constitutionnelles et législatives relatives à l’interdiction des partis politiques en Turquie, la Commission de Venise a notamment relevé que « [l]es dissolutions ordonnées sur la base de violations alléguées des dispositions relatives à la protection de l’intégrité indivisible territoriale et nationale de l’État ont concerné pour l’essentiel des partis politiques représentant les intérêts de la population kurde » (paragraphe 47 ci-dessus).
81. À la lumière de l’avis de la Commission de Venise, la Cour se doit notamment d’accorder un poids considérable au fait que le DTP excluait ouvertement le recours à la force afin de réaliser son dessein. En effet, il ressort des déclarations des deux coprésidents que le DTP entendait jouer un rôle politique pour mettre un terme à la violence. La Cour considère également qu’il n’est pas démontré dans l’arrêt de dissolution du 11 décembre 2009 que le DTP, par le biais de ses projets politiques, envisageait de compromettre le régime démocratique en Turquie. Il n’est pas non plus soutenu devant la Cour que le DTP avait des chances réelles d’instaurer un système gouvernemental qui ne serait pas approuvé par tous les acteurs de la scène politique (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 57).
82. Eu égard à ce qui précède ainsi qu’au programme et aux buts déclarés du DTP, la Cour ne décèle aucun projet politique incompatible avec la conception de la société démocratique au sens de la Convention.
Examen des activités du DTP
83. Certes, la Cour ne saurait exclure que le programme d’un parti politique cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 58). En l’espèce, pour déterminer si le contenu de son programme était en adéquation avec les actes et prises de position du DTP, elle se fondera sur les éléments de preuve produits devant la Cour constitutionnelle.
84. La Cour note que, dans son arrêt de dissolution, la Cour constitutionnelle a énuméré les discours de deux coprésidents du DTP, ainsi qu’une série d’activités menées par les dirigeants centraux ou locaux du DTP et par ses membres pour conclure que, « prenant appui sur l’organisation terroriste et prônant des discours et activités incompatibles avec les principes démocratiques, le DTP abuse des moyens d’une démocratie pluraliste qui se caractérise par la tolérance, vise à instaurer une structure fondée sur l’origine ethnique, et se sert ainsi du terrorisme pour parvenir à ses fins politiques » (paragraphe 35 ci-dessus).
85. S’agissant des déclarations des deux coprésidents du parti, la Cour considère qu’elles pouvaient incontestablement être imputées au DTP. En effet, le rôle du président, lequel est souvent la figure emblématique du parti, diffère sur ce point de celui d’un simple membre. Les propos tenus sur des sujets politiquement sensibles ou les prises de position du président d’un parti sont perçus par les institutions politiques et par l’opinion publique comme des actes reflétant la position de son parti, et non comme ses opinions personnelles, à moins qu’il ne déclare le contraire (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 113).
86. La Cour va donc examiner tout d’abord les discours de deux coprésidents du DTP. Ensuite, elle va se pencher sur les autres prises de position de ce parti afin de déterminer si lesdits discours ou prises de positions pourraient justifier la mesure litigieuse au regard des exigences de l’article 11 de la Convention.
Discours de M. Türk et Mme Tuğluk, coprésidents du DTP
87. S’agissant des activités reprochées à M. Türk, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a considéré que l’évocation élogieuse par M. Türk, dans son communiqué de presse, du rôle joué par Abdullah Öcalan dans la résolution de certains problèmes, le fait qu’il a qualifié d’isolement la situation du chef du PKK et la diffusion de ces idées démontraient qu’un lien politique et idéologique existait entre, d’une part, le DTP et, d’autre part, l’organisation terroriste et son chef.
88. Pour ce qui est de la déclaration prononcée par M. Türk le 18 janvier 2006 à Diyarbakır, la Cour ne partage pas l’analyse de la Cour constitutionnelle. Il ressort du passage de la déclaration litigieuse citée dans l’arrêt en question (paragraphe 29 ci-dessus) que M. Türk exprimait sa satisfaction au sujet du rôle joué par M. Öcalan dans l’évacuation des groupes armés en dehors du pays et dans la candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union européenne. Il s’agit de deux sujets d’actualité qui sont dénués de tout lien avec la violence. Au contraire, l’auteur se disait favorable à une solution pacifique et démocratique relativement à des problèmes importants pour la Turquie. S’agissant des propos sur les conditions de détention de M. Öcalan, il convient d’observer que M. Türk se bornait à attirer l’attention du public sur ce sujet (voir, dans le même sens, Belek et Özkurt c. Turquie (no 4), no 4323/09, § 19, 17 juin 2014), sans manifester un quelconque soutien aux actions du PKK ou une quelconque approbation à cet égard.
89. Quant aux déclarations que M. Türk a faites dans le cadre du reportage télévisé au cours de la cérémonie de prestation de serment à l’Assemblée nationale turque (paragraphe 29 ci-dessous), la Cour constitutionnelle a considéré que l’absence de condamnation de sa part des actes du PKK montrait le lien existant entre le DTP qu’il représentait et le PKK. Or, critiquant l’argument selon lequel il devait condamner au préalable le terrorisme, M. Türk s’était expliqué sur les raisons pour lesquelles il avait opté pour cette position, déclarant notamment que, s’il avait publiquement condamné le terrorisme, il aurait perdu toute influence sur son électorat. Pour la Cour, de telles prises de position, lues dans leur contexte, ne sauraient être assimilées à un soutien indirect au terrorisme, dans la mesure où l’auteur du discours mettait notamment l’accent sur le rôle qu’il entendait jouer pour mettre un terme à la violence. Par conséquent, il ne s’agissait pas d’un discours susceptible d’être interprété comme un quelconque soutien direct ou indirect aux actes imputables à Abdullah Öcalan ou au PKK ou comme une quelconque approbation à leur égard.
90. Ces considérations valent également pour les discours de Mme Aysel Tuğluk, qui a pris la parole lors des événements publics en sa qualité de personnalité politique (paragraphe 33 ci-dessous). Dans son discours du 16 mai 2006, elle critiquait les propos du Premier ministre, exprimait les revendications politiques de son électorat et déclarait que « le peuple kurde a[vait] montré qu’il a[vait] fait le choix de la lutte démocratique ».
Pour ce qui est du discours tenu par Mme Aysel Tuğluk le 11 décembre 2006, la Cour observe que celui-ci consistait pour l’essentiel en une critique vigoureuse de la manière dont les forces de sécurité luttaient contre les actes de terrorisme dans le Sud-Est de la Turquie. Dans ce contexte, la requérante a affirmé que « [l]e problème kurde exist[ait] depuis la création de la République (...). Dans un déséquilibre incroyable de pouvoir, le peuple kurde a dû résister pour [sauvegarder] son identité, sa culture, son honneur (...) La guerre qui a duré des années a entraîné de lourdes pertes tant pour le peuple kurde que pour le peuple turc (...) ». S’agissant de la question du séparatisme, elle a mis le public en garde, en déclarant : « Si vous ignorez les Kurdes, si vous les laissez sans possibilité de choisir, c’est alors que vous aurez à faire face à un embarrassant problème de séparatisme. »
La Cour ne voit rien dans ces propos qui lui donnerait à penser que l’oratrice soutenait ou approuvait les actions du PKK. Par le passé, elle a d’ailleurs considéré, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, que de tels propos bénéficiaient de la protection du droit à la liberté d’expression (Refik Karakoç c. Turquie, no 53919/00, § 24, 10 janvier 2006, Korkmaz c. Turquie (no 1), no 40987/98, § 28, 20 décembre 2005, et Osman Özçelik et autres c. Turquie, no 55391/00, § 54, 20 octobre 2005). Le fait d’évoquer les membres de l’organisation terroriste se trouvant dans les montagnes en les désignant comme des « frères » ne signifie pas nécessairement que l’oratrice s’identifiait aux membres du PKK au point d’en approuver les actes. Aux yeux de la Cour, dans son discours pris dans son ensemble, Mme Aysel Tuğluk préconisait pour l’essentiel des solutions « démocratiques » et « pacifiques ».
91. Certes, pris à la lettre, d’autres propos de Mme Aysel Tuğluk, tels que « (...) nous le redisons une nouvelle fois, Sayın Öcalan n’est pas une personne ordinaire (...). Les idées qu’il défend au sujet du problème kurde sont partagées par un large public (...) », peuvent être interprétées comme un soutien aux idées défendues par M. Öcalan. Cependant, ces propos, lus dans leur contexte, ne peuvent être vus comme une approbation des moyens violents employés par le PKK pour réaliser ses buts (voir, mutatis mutandis, Yalçınkaya et autres c. Turquie, nos 25764/09, 25773/09, 25786/09, 25793/09, 25804/09, 25811/09, 25815/09, 25928/09, 25936/09, 25944/09, 26233/09, 26242/09, 26245/09, 26249/09, 26252/09, 26254/09, 26719/09, 26726/09 et 27222/09, § 35, 1er octobre 2013). À cet égard, la Cour relève notamment que la teneur de ces propos se distingue également de celle des slogans mis en cause dans l’affaire Taşdemir c. Turquie ((déc.), no 38841/07, 23 février 2010). Dans cette affaire, la Cour a estimé que le slogan lancé par le requérant (Biji Serok Apo, HPG cepheye misillemeye - « Vive Apo ! Aux armes, HPG [la branche armée du PKK], en représailles ») a clairement constitué une apologie du terrorisme.
92. Enfin, la Cour observe que M. Türk et Mme Tuğluk étaient non seulement coprésidents du DTP, mais également élus du peuple et parlementaires de l’opposition, et qu’ils représentaient ainsi leurs électeurs, signalaient leurs préoccupations et défendaient leurs intérêts (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236). Il ne fait pas de doute que les propos en cause relevaient du discours politique, aussi bien par leur teneur que par les termes utilisés (comparer avec İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, §§ 58-59, 10 octobre 2000). Comme la Cour l’a maintes fois souligné, le discours politique relève du cœur même de la liberté protégée par l’article 10 de la Convention. Dès lors que la Cour applique une marge d’appréciation stricte pour un discours « d’intérêt général », l’interprétation doit être encore plus stricte pour un discours politique émanant d’un parti politique (voir, mutatis mutandis, TV Vest AS et Rogaland Pensjonistparti c. Norvège, no 21132/05, § 36, CEDH 2008). En outre, dans le cadre de leur rôle d’acteur de la vie politique turque, M. Türk et Mme Tuğluk n’incitaient ni à l’usage de la violence ni à la résistance armée ni au soulèvement, ce qui, aux yeux de la Cour, est un élément essentiel à prendre en considération.
Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que ces deux requérants, en tenant les discours litigieux, poursuivaient un autre but que celui de remplir leur devoir de signaler les préoccupations de leurs électeurs.
Autres prises de position du DTP
93. La Cour rappelle que, selon les critères qui se dégagent de son arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres (précité, § 115), l’ensemble des actes et prises de position d’autres membres d’un parti occupant des sièges de députés à l’Assemblée nationale ou des postes de dirigeants locaux, pour autant qu’ils forment un tout révélateur du but et des intentions du parti et qu’ils s’accumulent pour donner une image du modèle de société proposé par celui-ci, peuvent également être imputés à ce parti. À moins qu’un parti ne prenne explicitement ses distances par rapport à de tels actes et discours, ceux-ci lui sont imputables (Association des citoyens Radko et Paunkovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 74651/01, § 76, CEDH 2009).
94. Selon la Cour constitutionnelle, des activités telles que les manifestations légales ou illégales de protestation contre une aggravation de l’état de santé du chef du PKK, organisées conformément aux demandes et ordres donnés par l’organisation terroriste, l’utilisation de notions telles que « liberté », « fraternité » et « paix » pour éveiller la conscience nationale de personnes aux origines ethniques diverses et vivant dans une région déterminée du territoire national, la qualification des actes de terrorisme du PKK de « guerre », « lutte honorable », « résistance justifiée », le fait de prendre parti pour le PKK dans cette guerre, la fourniture aux membres de cette organisation d’armes, de matériel, de soins médicaux et d’informations, l’existence de nombreux documents, affiches, matériels de propagande, pancartes, photos représentant des membres du PKK et d’autres activités similaires, ainsi que de nombreuses décisions judiciaires démontrent que le DTP a un lien avec le PKK et qu’il est solidaire de celui-ci.
95. S’agissant tout d’abord des activités menées par le parti requérant pour protester contre les conditions de détention de M. Öcalan ou pour attirer l’attention de l’opinion publique nationale et internationale sur l’état de santé de ce dernier, la Cour ne doute pas que de telles prises de position relevaient de la protection accordée à la liberté d’expression et à la manifestation pacifique (voir, par exemple, Bayar c. Turquie (no 5), no 55197/07, § 33, 25 mars 2014, et Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 83, 18 juin 2013).
96. Quant au fait que des slogans de soutien à Abdullah Öcalan ont été scandés et que des drapeaux, pancartes ou emblèmes en lien avec le PKK ont été brandis lors des meetings au cours desquels les deux coprésidents du DTP avaient pris la parole, la Cour observe qu’il n’est pas allégué ou établi que les dirigeants du DTP étaient à l’origine de ces actes ou qu’ils avaient incité la foule à agir de la sorte. Elle rappelle en outre s’être déjà prononcée sur des slogans similaires et avoir estimé que ces derniers n’étaient pas de nature à avoir un impact sur la sécurité nationale ou l’ordre public (Kılıç et Eren c. Turquie, no 43807/07, §§ 29-30, 29 novembre 2011, et Bülent Kaya c. Turquie, no 52056/08, § 42, 22 octobre 2013).
97. Par ailleurs, ayant examiné les propos des deux coprésidents du DTP, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse de l’ensemble des discours ou activités reprochés aux membres ou aux dirigeants locaux du DTP. Elle n’exclut pas que certains de ces discours ou de ces activités puissent être considérés comme une approbation du recours à la force en tant que moyen politique. En outre, elle ne doute pas que certaines des activités de membres du DTP sont susceptibles de constituer une infraction au plan pénal (voir notamment les paragraphes 23-26, 30-31 et 33 ci-dessus). La Cour tient également à rappeler que les déclarations pouvant être qualifiées de discours de haine, d’apologie de la violence ou d’incitation à la violence ne sauraient passer pour compatibles avec l’esprit de la tolérance et qu’elles vont à l’encontre des valeurs fondamentales de justice et de paix qu’exprime le Préambule à la Convention (voir, notamment, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, §§ 61-65, CEDH 1999-IV, Gündüz c. Turquie (déc.), no 59745/00, CEDH 2003-XI, et Medya FM Reha Radyo ve İletişim Hizmetleri A.Ş c. Turquie (déc.), no 32842/02, 14 novembre 2006).
98. À cet égard, la Cour réaffirme qu’elle a conscience des préoccupations qu’éprouvent les autorités au sujet de déclarations ou d’actes susceptibles d’aggraver la situation régnant en matière de sécurité dans le Sud-Est de la Turquie où, depuis 1985 environ, de graves troubles font rage entre les forces de sécurité et les membres du PKK et sont la cause de nombreuses pertes humaines (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).
99. S’agissant de l’argument selon lequel le parti requérant n’avait pas pris ouvertement ses distances avec les activités du PKK, la Cour rappelle avoir déjà dit que le refus de condamner la violence dans un contexte de terrorisme pouvait s’analyser en un soutien tacite au terrorisme. À cet égard, elle a déjà souligné que le simple fait qu’une mesure de dissolution était aussi fondée sur l’absence de condamnation n’est pas contraire à la Convention, le comportement des hommes politiques englobant d’ordinaire non seulement leurs actions ou discours, mais également, dans certaines circonstances, leurs omissions ou silences, qui peuvent équivaloir à des prises de position et être aussi parlants que toute action de soutien déclaré (Herri Batasuna et Batasuna, précité, § 88 ; voir aussi, mutatis mutandis, Ždanoka c. Lettonie ([GC], no 58278/00, § 123, CEDH 2006-IV).
100. La Cour estime sur ce point que la prise d’une mesure à l’encontre du DTP au motif que ce parti n’ait pas ouvertement pris ses distances avec les actes ou discours de ses membres ou de ses dirigeants locaux susceptibles d’être interprétées comme un soutien indirect au terrorisme, pouvait raisonnablement répondre à un « besoin social impérieux » (voir, dans le même sens, Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP), précité, § 63). Il convient dès lors d’examiner s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre la dissolution du DTP et les buts légitimes poursuivis.
β) Proportionnalité de la mesure litigieuse
101. La Cour rappelle d’abord que seules des violations très graves, par exemple celles qui menacent le pluralisme politique ou les principes fondamentaux de la démocratie, peuvent justifier l’interdiction des activités d’un parti politique (Parti populaire démocrate-chrétien, précité, § 76 et Parti républicain de Russie, précité, § 102). Elle rappelle avoir dit que des mesures radicales de nature préventive visant à supprimer la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques - aussi choquants et inacceptables que peuvent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités, et aussi illégitimes les exigences en question puissent-elles être - desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (Association des citoyens Radko et Paunkovski, précité, § 76). La Cour note également que, dans son document intitulé « Lignes directrices sur l’interdiction et la dissolution des partis politiques et les mesures analogues », la Commission de Venise a notamment considéré que « l’interdiction ou la dissolution de partis politiques, comme mesure particulière à portée considérable, doivent être utilisées avec la plus grande retenue » (paragraphe 46 ci-dessus). De même, selon la Commission de Venise, « [u]n parti politique, en tant que tel, ne peut pas être tenu [pour] responsable de la conduite de ses membres qui n’aurait pas été autorisée par le parti à l’intérieur du cadre politique/public et des activités du parti ».
102. La Cour rappelle à cet égard que l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit en effet de la liberté d’expression. Sous ce rapport, un groupe ne peut se voir inquiété pour le seul fait de vouloir débattre publiquement de certaines questions et trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, §§ 88 et 97, CEDH 2001-IX, et Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 57). Dans cet exercice de mise en balance d’intérêts concurrents, les autorités nationales doivent suffisamment tenir compte des exigences d’un pluralisme politique, sans lequel il ne saurait y avoir de société démocratique.
103. De même, comme la Cour l’a dit ci-dessus (paragraphe 78), le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique, inclut également la libre expression des opinions incompatibles avec les principes et structures actuels d’un État, pourvu que celles-ci ne contiennent pas d’incitation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du recours à la violence : le public a le droit d’être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension (Sürek (no 4), précité, § 58, Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010). À cet égard, les autorités doivent, quelles que soient leurs réticences, laisser s’exprimer le point de vue de toutes les parties.
104. En l’espèce, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a ordonné la plus lourde des mesures prévues dans la Constitution, à savoir la dissolution du parti requérant, au lieu d’imposer une mesure plus légère consistant à priver partiellement ou intégralement ce parti politique de l’aide financière de l’État. À cet égard, elle relève que, sur ce point également, la présente affaire se distingue de l’affaire Herri Batasuna et Batasuna précitée où la dissolution judiciaire d’un parti politique était le seul type de sanction prévue en droit espagnol. De même, outre la dissolution du DTP, laquelle a entraîné ipso facto la liquidation et le transfert au Trésor public des biens du parti conformément à l’article 107 § 1 de la loi no 2820, la Cour constitutionnelle a décidé, à titre de sanction accessoire, de déchoir M. Türk et Mme Tuğluk, coprésidents du DTP, de leur qualité de député, en application de l’article 84 de la Constitution. En vertu de l’article 69 § 9 de la Constitution, elle a interdit également à trente-sept membres du DTP, dont les requérants, d’être membres fondateurs, adhérents, dirigeants ou trésoriers d’un autre parti politique pour une période de cinq ans. Aux yeux de la Cour, pareilles sanctions étaient assurément très sévères.
105. La Cour observe que, pour justifier la mesure de dissolution, la Cour constitutionnelle s’est notamment appuyée sur certaines prises de position des dirigeants du DTP - en particulier les discours de deux coprésidents du DTP -, en les dissociant toutefois de leur contexte historico-politique (comparer avec Ždanoka, précité, § 131, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 105) sans attacher aucune importance à l’argument des dirigeants du parti requérant selon lequel le DTP souhaitait jouer un rôle de médiation dans le processus visant à mettre un terme à la violence en Turquie. En outre, pour la Cour, il convenait également de répondre à la question de savoir si les actes et les discours imputables au parti politique constituaient un tout qui donnait une image nette du modèle de société conçu et prôné par le parti, et qui serait en contradiction avec la conception d’une « société démocratique » (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 104).
106. En effet, la Cour constitutionnelle a estimé que, à partir de certains actes ou activités des dirigeants du DTP, l’on pouvait conclure que ce parti partageait l’idéologie et les buts d’une organisation armée. Or, comme il a été examiné ci-dessus (paragraphes 75-82), la Cour n’a vu aucun projet politique incompatible avec la conception de la société démocratique au sens de la Convention. De même, dans leurs discours, les deux coprésidents du DTP, parallèlement à des critiques virulentes contre les politiques gouvernementales à l’égard des citoyens d’origine kurde et à des arguments en faveur de la reconnaissance de l’identité kurde, préconisaient pour l’essentiel des solutions « démocratiques » et « pacifiques » au problème kurde (paragraphes 87-92 ci-dessus).
107. La Cour observe en outre que, comme énoncé précédemment (paragraphe 77 ci-dessus), il ressort notamment des déclarations de Mme Tuğluk et de Mme Ayna (respectivement la nouvelle et l’ancienne coprésidente du parti) que ces deux dirigeantes du DTP ont exclu ouvertement tout recours à la violence pour réaliser leurs objectifs (paragraphe 15 ci-dessus). Par ailleurs, même si l’on peut reprocher au parti requérant de ne pas avoir ouvertement pris ses distances avec les actes ou discours de ses membres ou de ses dirigeants locaux susceptibles d’être interprétés comme un soutien indirect au terrorisme (paragraphe 100 ci-dessus), il n’est pas allégué que les dirigeants centraux de ce parti se soient abstenus de condamner un acte violent en particulier, perpétré par le PKK à un moment donné. Il n’est pas allégué non plus que les prises de position du DTP étaient susceptibles de provoquer des conflits sociaux entre les partisans du parti requérant et les autres formations politiques (comparer avec Herri Batasuna et Batasuna, précité, § 86).
108. Certes, il ressort également des déclarations de M. Türk et Mme Tuğluk qu’ils se refusaient à qualifier le PKK de « terroriste ». Néanmoins, placée dans son contexte, une telle prise de position ne signifie pas nécessairement un soutien explicite à la violence (comparer avec Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, §§ 57-58, Recueil 1997-VII). À cet égard, la Cour prend notamment acte de l’argument des dirigeants du parti requérant qui ont mis l’accent sur le rôle de médiation que leur parti entendait jouer en vue d’une résolution pacifique du problème kurde (paragraphe 81 ci-dessus).
109. Dans ces conditions, pour autant que la mesure en question se fondait sur la ligne politique du DTP, les motifs avancés par la Cour constitutionnelle pour ordonner la dissolution de ce parti, l’un des principaux acteurs politiques ayant plaidé en faveur d’une résolution pacifique du problème kurde, ne peuvent être considérés comme suffisants pour justifier l’ingérence en question. En outre, la Cour n’est pas convaincue que les deux coprésidents du DTP, en tenant les discours litigieux, poursuivaient un autre but que celui de remplir leur devoir de signaler les préoccupations de leurs électeurs (paragraphe 92 ci-dessus). De même, elle ne saurait souscrire à l’argumentation de la Cour constitutionnelle selon laquelle « [c]ompte tenu de la gravité et de l’intensité des activités en question et de leurs effets néfastes pour la société, il n’est plus possible de soutenir que ce parti, par son existence, contribue à la vie démocratique ». Elle estime en effet que le seul fait que ce parti n’ait pas ouvertement pris ses distances avec les actes ou discours de ses membres ou de ses dirigeants locaux susceptibles d’être interprétés comme un soutien indirect au terrorisme (paragraphe 100 ci-dessus) avait un impact potentiel relativement limité sur l’« ordre » public ou « la protection des droits et libertés d’autrui ». Dans ces circonstances, elle est d’avis que ce manquement ne pouvait constituer à lui seul une raison justifiant une sanction aussi lourde que la dissolution de tout un parti politique. La Cour estime ainsi que la dissolution du DTP ne saurait passer pour proportionnée aux buts poursuivis.
γ) Conclusion
110. La Cour conclut que les motifs avancés par l’État défendeur, bien que pertinents, ne peuvent être considérés comme suffisants pour justifier l’ingérence en cause. En dépit de la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, elle estime qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre la dissolution du DTP et les buts légitimes poursuivis.
111. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention dans le chef de tous les requérants.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
112. Dans le cadre des requêtes nos 3840/10, 3870/10 et 3878/10, les requérants soutiennent que la déchéance de leur mandat parlementaire a emporté violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :
« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »
113. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
114. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il doit donc lui aussi être déclaré recevable.
115. Les requérants insistent sur le rôle prépondérant que joueraient les élus dans un système pluraliste, démocratique et parlementaire. Ils contestent les motifs avancés par la Cour constitutionnelle dans sa décision de dissolution du parti. Ils exposent que, dans les discours litigieux, les dirigeants du DTP se sont bornés à mettre l’accent sur une solution pacifique du problème kurde.
116. Les requérants exposent en outre que le pluralisme dans une société démocratique exige la libre expression de toutes les opinions, même lorsque celles-ci ne correspondent pas à celles exprimées par le gouvernement. Ils soutiennent enfin que la déchéance de leur mandat parlementaire consécutive à la dissolution du DTP a eu comme conséquence d’empêcher une partie de la population de participer au débat politique et qu’elle a ainsi entraîné une violation de l’article 3 du Protocole no 1.
117. Le Gouvernement réplique que la déchéance des requérants de leur mandat parlementaire est une conséquence de la dissolution du DTP, qui aurait été prononcée en application des dispositions de la Constitution.
118. La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 paraît, à première vue, différent des autres dispositions de la Convention et de ses Protocoles garantissant des droits, car il énonce l’obligation pour les Hautes Parties contractantes d’organiser des élections dans des conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple et non un droit ou une liberté en particulier. Toutefois, eu égard aux travaux préparatoires de l’article 3 du Protocole no 1 et à l’interprétation qui est donnée de cette clause dans le cadre de la Convention dans son ensemble, la Cour a établi que cet article garantit des droits subjectifs, dont le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections (voir, parmi beaucoup d’autres, Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, §§ 46-51, série A no 113, Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, §§ 56-57, CEDH 2005-IX, et, plus récemment, Ždanoka, précité, § 102). Par ailleurs, elle a jugé que cette disposition garantissait le droit de tout individu de se porter candidat aux élections et, une fois élu, d’exercer son mandat (Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94, 26149/95 à 26154/95, 27100/95 et 27101/95, § 33, CEDH 2002-IV).
119. La Cour rappelle en outre que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit. Néanmoins, ces droits ne sont pas absolus. Il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants doivent se voir accorder une marge d’appréciation en la matière. La Cour réaffirme que la marge d’appréciation en ce domaine est large (Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 63, CEDH 1999-I, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000-IV, et Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II). Il existe de nombreuses manières d’organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux et une multitude de différences au sein des États européens notamment en ce qui concerne l’évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique, qu’il incombe à chaque État contractant d’incorporer dans sa propre vision de la démocratie (Hirst (no 2), précité, § 61).
120. Cependant, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les conditions auxquelles sont subordonnés le droit de vote ou celui de se porter candidat à des élections ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, que ces conditions poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52). En particulier, aucune des conditions imposées le cas échéant ne doit entraver la libre expression du peuple sur le choix du corps législatif - autrement dit, elles doivent refléter, ou ne pas contrecarrer, le souci de maintenir l’intégrité et l’effectivité d’une procédure électorale visant à déterminer la volonté du peuple par l’intermédiaire du suffrage universel (Hirst (no 2), précité, § 62). De même, une fois le choix du peuple librement et démocratiquement exprimé, aucune modification ultérieure dans l’organisation du système électoral ne saurait remettre en cause ce choix, sauf en présence de motifs impérieux pour l’ordre démocratique (Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, § 52, CEDH 2006-VIII).
121. La Cour redit encore que, « précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts » (Castells, précité, § 42).
122. En l’espèce, à supposer que la mesure litigieuse visait un ou plusieurs buts légitimes, comme le soutient le Gouvernement, la Cour estime qu’elle n’était pas proportionnée à ceux-ci pour les raisons indiquées ci-après.
123. Il convient de noter que les motifs invoqués par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 11 décembre 2009 prononçant la dissolution du DTP se rapportent entre autres aux discours prononcés par M. Türk et Mme Tuğluk. À la suite de cette mesure, en application des dispositions de la loi portant réglementation des partis politiques et de l’article 84 § 3 de la Constitution, instaurant à l’époque des faits un système de déchéance automatique du mandat parlementaire, les requérants, députés et coprésidents du DTP, ont été déchus de leur mandat parlementaire.
124. Pour apprécier la proportionnalité de cette mesure, la Cour juge important de relever que, en vertu de l’article 84 § 5 de la Constitution, est déchu de son mandat seul le député dont les actes et les propos ont entraîné la dissolution du parti. Elle note que, en l’espèce, la déchéance des requérants de leur mandat parlementaire est la conséquence de la dissolution du parti politique auquel ils appartenaient et qu’elle est indépendante de leurs activités politiques menées à titre personnel.
125. La Cour a déjà examiné les discours de M. Türk et Mme Tuğluk (paragraphes 87-92 ci-dessus) et a constaté que ceux-ci n’étaient pas de nature à justifier la mesure de dissolution (paragraphe 109 ci-dessus). Ces discours bénéficiaient de la protection du droit à la liberté d’expression, dans la mesure où ils n’étaient pas susceptibles d’être interprétés comme exprimant un quelconque soutien, direct ou indirect, aux actes commis par Abdullah Öcalan ou par le PKK ou comme une quelconque approbation à leur égard. En leur qualité d’élus du peuple, ces deux requérants représentaient leurs électeurs, signalaient leurs préoccupations et défendaient leurs intérêts (paragraphe 92 ci-dessus).
126. La Cour est frappée par la sévérité extrême de la mesure litigieuse : le DTP a été dissous avec effet immédiat et définitif, et les requérants, députés membres du parti, se sont vu interdire l’exercice de leurs activités politiques et des fonctions liées à leur mandat.
127. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que la sanction infligée aux requérants par la Cour constitutionnelle ne peut passer pour proportionnée à un quelconque but légitime (Sadak et autres (no 2), précité, § 40). Dès lors, elle considère que la mesure litigieuse était incompatible avec la substance même de leur droit d’être élus et d’exercer leur mandat, reconnu aux requérants par l’article 3 du Protocole no 1, et qu’elle a porté atteinte au pouvoir souverain de l’électorat qui les a élus députés.
Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne les requêtes nos 3840/10, 3870/10 et 3878/10.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLEGUEES
128. Dans le cadre des requêtes nos 3840/10, 3870/10 et 3878/10, les requérants soutiennent que les pertes pécuniaires qui auraient résulté de la dissolution du DTP ont également emporté violation des articles 1 et 3 du Protocole no 1.
129. Le Gouvernement conteste cette thèse.
130. La Cour estime que ce grief, qui relève de l’article 1 du Protocole no 1, est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il doit donc lui aussi être déclaré recevable. Toutefois, il convient de relever que les mesures dont se plaignent les requérants représentent des effets accessoires de la dissolution du DTP, laquelle est constitutive de la violation de l’article 11 constatée par la Cour (voir, dans le même sens, Hadep et Demir, précité, § 92). En conséquence, il n’y a pas lieu d’examiner séparément ce grief.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
131. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
132. Dans le cadre des requêtes nos 1516/10, 21919/10, 39118/10, les requérants n’ont présenté aucune demande de satisfaction équitable dans le délai imparti à cette fin et ils n’ont présenté, concernant cette omission, aucune explication que la Cour puisse juger fondée. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.
A. Dommage
133. Dans le cadre des requêtes nos 3840/10, 3870/10 et 3878/10, M. Türk et Mme Tuğluk allèguent avoir subi un préjudice matériel correspondant aux traitements de député qu’ils auraient perçus s’ils n’avaient pas été déchus de leur mandat parlementaire et au manque à gagner découlant des restrictions qui auraient été apportées à leurs droits civiques. Ils réclament à cet égard 201 484,85 livres turques (TRY), plus les intérêts légaux (soit 87 600 euros (EUR) environ, selon le taux de change de l’époque) pour M. Türk et 198 507,26 TRY, plus les intérêts légaux (soit 86 300 EUR, selon le taux de change de l’époque) pour Mme Tuğluk.
Dans le cadre de la requête no 37272/10, M. Ay demande réparation d’un préjudice matériel sans chiffrer celui-ci. Il s’en remet à la sagesse de la Cour pour l’évaluer.
134. Pour préjudice moral, M. Türk et Mme Tuğluk sollicitent chacun 10 000 EUR. Quant à M. Ay, il demande 100 000 TRY (soit 43 480 EUR, selon le taux de change de l’époque) à ce titre.
135. Le Gouvernement conteste ces prétentions et soutient qu’aucune réparation ne s’impose dans cette affaire. S’agissant du dommage matériel allégué, il affirme qu’il ne présente pas de lien causal avec la dissolution du DTP. Quant aux prétentions pour dommage moral, le Gouvernement considère qu’elles sont excessives et dépourvues de fondement.
136. La Cour remarque qu’il n’est pas contesté que, si la déchéance du mandat parlementaire n’avait pas été prononcée à l’encontre de M. Türk et Mme Tuğluk, ceux-ci auraient perçu, entre la date de la mesure litigieuse et la fin de la législature pour laquelle ils avaient été élus, les sommes revendiquées. Par conséquent, indépendamment de la dissolution du DTP, en raison de la déchéance de leur mandat parlementaire, on peut supposer que ces requérants ont subi un préjudice matériel réel, qui ne peut toutefois être évalué avec exactitude (voir, notamment, Sadak et autres (no 2), précité, § 56). En effet, la Cour note qu’il n’est pas établi que les intéressés sont demeurés inactifs pendant cette période (voir, dans le même sens, Lykourezos, précité, § 64). À ce préjudice matériel s’ajoute un préjudice moral, auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. En conséquence, la Cour, statuant en équité comme le veut l’article 41, alloue la somme de 30 000 EUR à M. Türk et Mme Tuğluk chacun, toutes causes de préjudice confondues.
En revanche, s’agissant de la demande de M. Ay au titre de dommage matériel, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette cette demande. Elle considère par ailleurs qu’il y a lieu d’octroyer à M. Ay 7 500 EUR pour préjudice moral.
B. Frais et dépens
137. Dans le cadre des requêtes nos 3840/10, 3870/10 et 3878/10, la partie requérante réclame 3 930 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, répartis en honoraires, frais de traduction et frais postaux. À titre de justificatifs, ils fournissent un décompte horaire du travail de leur avocat pour la procédure devant la Cour, une quittance pour les frais de traduction et des factures correspondant à diverses dépenses. Quant à M. Ay, il demande à ce titre 12 000 TRY (soit 5 217 EUR, selon le taux de change de l’époque). Il fournit un décompte horaire du travail de son avocat pour la procédure devant la Cour.
138. Le Gouvernement conteste ces demandes, estimant qu’elles ne sont pas étayées par des pièces justificatives suffisantes.
139. La Cour rappelle qu’au regard de l’article 41 de la Convention seuls peuvent être remboursés les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont d’un montant raisonnable (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’octroyer à ce titre 3 000 EUR conjointement à M. Türk et Mme Tuğluk, ainsi que 1 000 EUR à M. Ay.
C. Intérêts moratoires
140. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare les requêtes recevables ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention dans le chef de tous les requérants ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention concernant les requêtes nos 3840/10, 3870/10 et 3878/10 ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention concernant les requêtes nos 3840/10, 3870/10 et 3878/10 ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 30 000 EUR (trente mille euros) à chacun des requérants M. Türk et Mme Tuğluk, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, toutes causes de préjudice confondues ;
ii. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) à M. Ay, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 3 000 EUR (trois mille euros) aux requérants M. Türk et Mme Tuğluk conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par ces requérants, pour frais et dépens ;
iv. 1 000 EUR (mille euros) à M. Ay, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par ce requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Abel Campos Julia Laffranque
Greffier adjoint Présidente
[1]. L’institut de la langue turque (Türk Dil Kurumu) définit le mot « sayın », comme suit : « 1. respecté, choisi, cher. 2. Attribut placé devant le nom des personnes à l’oral et à l’écrit, en signe de respect. »