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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KAHYAOGLU AND OTHERS v. TURKEY - 37203/05 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 467 (31 May 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/467.html Cite as: [2016] ECHR 467 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KAHYAOĞLU ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 37203/05)
ARRÊT
STRASBOURG
31 mai 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kahyaoğlu et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mai 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37203/05) dirigée contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet État, MM. Aslan Kahyaoğlu, Hasan Kahyaoğlu, Osman Kahyaoğlu et Celal Kahyaoğlu et Mmes Mihlet Kahyaoğlu Kurt et Saadet Kahyaoğlu Cuhalamak (« les requérants »), ont saisi la Cour le 30 septembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes A. Elçi et O. Kaysı, avocats à Şanlıurfa. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 11 décembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
4. Les requérants sont nés respectivement en 1960, en 1954, en 1965, en 1958, en 1966 et en 1955 et résident à Şanlıurfa.
5. À l’époque des faits, les requérants étaient copropriétaires d’une parcelle de terrain située à Şanlıurfa (parcelle no 733).
6. À une date non précisée, ce terrain fut exproprié de fait par le ministère de la Défense (« le ministère »).
7. Par ailleurs, sans qu’il fût fait recours à la procédure prévue en matière d’expropriation, un droit réel de servitude fut établi au nom de la société Türkiye Elektrik İletim A.Ş. (« le TEİAŞ »)[1] sur une partie du terrain en question pour le passage d’une ligne à haute tension.
8. Aucune indemnité ne fut versée aux requérants.
9. Ayant eu connaissance de l’occupation de leur bien, les requérants introduisirent le 15 novembre 2002 une action en dommages et intérêts devant le tribunal de grande instance de Şanlıurfa (« le tribunal ») en vue de la réparation du préjudice causé par l’expropriation de fait de leur terrain.
10. Par un jugement du 10 avril 2003, le tribunal, après avoir décidé de disjoindre l’action menée contre le TEİAŞ de celle engagée contre le ministère, donna gain de cause aux requérants.
11. Se fondant sur le rapport d’expertise qu’il avait demandé pour déterminer la valeur du terrain en cause, il estimait que chacun des requérants avait droit à une indemnisation d’un montant de 262 430 000 000 livres turques (TRL, soit environ 147 515 euros (EUR) à l’époque des faits), augmentée d’intérêts moratoires au taux légal à compter du 15 novembre 2002, en contrepartie de l’inscription du terrain litigieux au nom du Trésor public.
12. Dans son calcul, le tribunal procédait à une déduction de 9 % sur le montant de l’indemnité au motif que la constitution de la servitude au profit du TEİAŞ avait causé une perte sur la valeur du terrain équivalant au montant représenté par cette déduction.
13. La Cour de cassation confirma ce jugement, qui devint ainsi définitif le 25 juillet 2003.
14. Dans le cadre de leur action contre le TEİAŞ, les requérants réclamèrent alors les 9 % restants de l’indemnité d’expropriation.
15. Le tribunal considéra que la perte réelle subie par chacun des requérants était de 27 350 113 969 TRL (soit environ 15 373 EUR à l’époque des faits).
16. Cependant, par un jugement du 27 avril 2004, le tribunal décida d’octroyer à chacun des requérants 6 077 803 000 TRL (environ 3 638 EUR à l’époque des faits), soit 21 272 310 969 TRL (environ 12 733 EUR à l’époque des faits) de moins par rapport à l’estimation du préjudice réel subi.
17. Pour ce faire, il se fondait sur une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation selon laquelle le pourcentage de perte de valeur du terrain litigieux à retenir lors de la création d’une servitude de passage au profit de l’administration par voie d’expropriation ne pouvait dépasser 2 % de la valeur réelle du terrain.
18. Le 20 octobre 2004, la Cour de cassation confirma la décision susmentionnée, qui avait été attaquée par les requérants, estimant qu’elle était conforme tant aux règles procédurales qu’aux dispositions législatives.
19. Le 7 avril 2005, elle rejeta le recours en rectification d’arrêt présenté par les requérants.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
20. Les requérants soutiennent que le fait que les juridictions nationales ont limité à 2 % de la valeur du terrain le montant de l’indemnité qui devait leur être allouée, alors que leur perte réelle causée par la servitude correspondait à 9 % de ladite valeur, est contraire aux dispositions de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
21. Le Gouvernement combat cette thèse.
22. À titre liminaire, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief, tel que formulé par les requérants, uniquement sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette disposition se lit ainsi :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
23. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.
24. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
25. Les requérants dénoncent une atteinte à leur droit au respect de leurs biens et déplorent l’application de la déduction de 7 % sur l’indemnité d’expropriation qui devait leur être allouée.
26. Le Gouvernement soutient que la privation de propriété litigieuse reposait sur une cause d’utilité publique et que le montant des dommages et intérêts fixé par les juridictions nationales au titre de l’indemnité pour expropriation de facto correspondait à la valeur du terrain en question. À cet égard, il ajoute que l’indemnité à allouer aux requérants a été évaluée selon des critères objectifs fondés sur un rapport d’expertise ordonné préalablement. Ainsi, de l’avis du Gouvernement, un juste équilibre a été respecté et, par conséquent, la situation dénoncée n’est pas incompatible avec les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
27. La Cour renvoie à sa jurisprudence constante relative à la structure de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et aux trois normes distinctes que cette disposition contient (voir, par exemple, J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 52, CEDH 2007-III).
28. S’agissant de la question de l’existence d’une ingérence, la Cour observe que nul ne conteste que l’expropriation de facto du terrain des requérants constituait une privation de propriété.
29. Pour ce qui est de la légalité de l’ingérence, elle note que les requérants ne se plaignent pas d’une appropriation par l’administration de leur terrain au mépris des règles régissant l’expropriation formelle.
30. Elle constate qu’il n’est pas davantage contesté que la privation en cause poursuivait un but légitime.
31. La Cour ne va donc pas s’attarder sur ces points. Elle tient cependant à noter qu’en l’espèce, l’ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens des requérants n’était pas légale. En effet, la pratique de l’expropriation de fait permet à l’administration d’occuper un bien immobilier et d’en transformer irréversiblement la destination, de telle sorte qu’il soit finalement considéré comme acquis au patrimoine public sans qu’il y ait eu le moindre acte formel et déclaratoire du transfert de propriété. Ce procédé permettant à l’administration de passer outre les règles de l’expropriation formelle n’est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et ne saurait constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme (Sarıca et Dilaver c. Turquie, no 11765/05, § 45, 27 mai 2010).
32. Reste également à juger si, dans les circonstances de la cause, l’indemnité litigieuse accordée par les juridictions nationales pouvait être considérée comme proportionnée au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
33. En l’espèce, la Cour observe que l’indemnité qui a été allouée aux requérants a été plafonnée à 2 % de la valeur du terrain. Or la perte réelle subie par les intéressés, établie par les tribunaux internes sur le fondement d’un rapport d’expertise, était en réalité de 9 % en raison de la constitution de la servitude au profit du TEİAŞ (paragraphe 12 ci-dessus).
34. La Cour note que la limitation en question avait comme base légale la jurisprudence de la Cour de cassation. À l’époque des faits, selon la haute juridiction turque, l’indemnité à accorder en matière de constitution de servitude ne pouvait dépasser 2 % de la valeur réelle du bien immobilier faisant l’objet d’une servitude (paragraphe 17 ci-dessus).
35. Même si la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales et qu’elle estime ne pas devoir mettre en cause les critères d’appréciation de la moins-value résultant de la constitution d’une servitude, il lui revient toutefois de s’assurer que ces critères n’ont pas été appliqués de manière inéquitable ou déraisonnable (voir, mutatis mutandis, Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05, 34786/05, 34800/05 et 34811/05, § 55, 1er février 2011).
36. Examinant in concreto la situation à l’origine de la présente espèce, la Cour observe que les requérants ont perdu 7 % de l’indemnité totale à laquelle ils avaient droit. Le Gouvernement n’apporte aucune explication sur la raison d’une telle déduction.
37. La Cour constate que le principe rigide mis en place par la haute juridiction turque, qui avait assurément pour inconvénient de ne pas prendre en considération différentes situations, a eu pour conséquence d’empêcher les requérants de faire valoir leur droit à une indemnisation complète du préjudice causé par la perte de leur propriété.
38. En outre, les tribunaux internes n’ont pas exposé les raisons pour lesquelles ils écartaient les prétentions des requérants et les motifs pour lesquels il convenait de plafonner l’indemnité à 2 % de la valeur du terrain. Cette attente légitime n’a pas été satisfaite. Aucune explication de nature à répondre aux arguments des requérants n’a été fournie.
39. Aussi, à l’aune de ce qui précède, la Cour considère que la limitation appliquée au montant de l’indemnité d’expropriation à allouer aux requérants a été de nature à compromettre le juste équilibre entre l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde des droits des intéressés.
40. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
41. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
42. Chacun des requérants réclame 58 631,31 livres turques (TRY[2]), (environ 17 700 euros - EUR) au titre du dommage matériel et 5 000 EUR au titre du dommage moral. Chacun d’entre eux sollicite également 4 989,77 TRY (environ 1 500 EUR) au titre des frais et dépens. À titre de justificatifs, les requérants présentent des factures relatives aux honoraires d’avocat et aux frais de traduction pour la procédure engagée devant la Cour.
43. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
44. S’agissant du dommage matériel, la Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
45. En l’espèce, la Cour a conclu que le « juste équilibre » entre l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde des droits des requérants n’a pas été respecté (paragraphe 41 ci-dessus). Le préjudice subi par les intéressés correspond à la différence entre le montant de l’indemnité que ceux-ci auraient dû réellement percevoir et celui qui leur a été accordé, soit la somme de 21 272 310 969 livres turques (TRL) à la date du 27 avril 2004 (paragraphe 16 ci-dessus). Étant donné que le caractère adéquat d’un dédommagement risque de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps considérable (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 82, série A no 301-B), cette somme devra être actualisée pour compenser les effets de l’inflation (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 258, CEDH 2006-V).
46. Eu égard à ces éléments, la Cour estime raisonnable d’accorder à chacun des requérants 15 800 EUR au titre du dommage matériel.
47. En ce qui concerne le préjudice moral, la Cour estime que la situation dénoncée portant violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention a causé aux intéressés un préjudice moral certain appelant une réparation adéquate. Dès lors, statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour décide d’allouer à chacun des requérants 1 500 EUR au titre du dommage moral.
48. Pour ce qui est enfin des frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Eu égard aux documents dont elle dispose et aux critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d’accorder à chacun des requérants la somme de 500 EUR tous frais confondus.
49. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 15 800 EUR (quinze mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mai 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley
Naismith Julia Laffranque
Greffier Présidente