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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> NADTOKA v. RUSSIA - 38010/05 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Third Section)) French Text [2016] ECHR 468 (31 May 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/468.html
Cite as: [2016] ECHR 468

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE NADTOKA c. RUSSIE

     

    (Requête no 38010/05)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    31 mai 2016

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Nadtoka c. Russie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Luis López Guerra, président,
              Helena Jäderblom,
              Helen Keller,
              Johannes Silvis,
              Dmitry Dedov,
              Pere Pastor Vilanova,
              Alena Poláčková, juges,
    et de Stephen Phillips, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mai 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38010/05) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Yelena Mikhaylovna Nadtoka (« la requérante »), a saisi la Cour le 3 octobre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante a été représentée par Me G. Arapova, avocat à Voronezh. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

    3.  La requérante alléguait en particulier une violation de son droit à la liberté d’expression.

    4.  Le 20 mars 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  La requérante est née en 1957 et réside à Novotcherkassk.

    6.  En janvier 2004, le journal Novotcherkassk-soir (Вечерний Новочеркасск) publia un article intitulé « Pourquoi Alexeï Fedorov est-il allé en tôle ? » (« За что сидит Алексей Федоров? ») dont l’auteure était Mme A. Au moment des faits, la requérante était la rédactrice en chef par intérim du journal en question.

    7.  L’article contenait, en particulier, les passages suivants :

    « Par quoi tout a-t-il commencé ?

    Dès l’année 2001, notre journaliste Alexeï Fedorov a commencé à publier des articles dans lesquels il décrivait des agissements illicites du chef de l’administration de Novotcherkassk. [Il signalait que] M. V., à l’époque directeur de l’Institut militaire des communications (NVIS), avait acquis un appartement dans un bâtiment historique [...]. Le prix de cet appartement, selon des estimations très approximatives et modestes, était de 4,5 millions de roubles. Ensuite, devenu maire, M. V. avait acheté une automobile de marque Audi pour ... 35 000 roubles (non, ce n’est pas une illusion d’optique, selon les documents, l’auto a bien été achetée à ce prix-là). Peu de temps après, l’épouse et le gendre du maire avaient racheté, sans qu’il y ait eu une vente publique comme c’est l’obligation, l’un des bâtiments situés sur la rue principale de Novotcherkassk pour 169 000 roubles (soit l’équivalent du prix d’un appartement d’une pièce à cette époque). Ils avaient décidé d’y ouvrir « leur » supermarché.

    À la suite des publications d’Alexeï Fedorov et de l’intervention du procureur régional, la famille du maire a « rendu » le bâtiment, qui a été inscrit au patrimoine immobilier de la municipalité (...)

    Plus le maire allait loin, plus les investigations d’Alexeï Fedorov étaient poussées. Tout en travaillant pour notre journal, il a créé le sien - L’Observateur de Novotcherkassk (Новочеркасский наблюдатель). Dans le premier numéro de celui-ci, il a écrit un article sur les liens du maire avec un baron de la drogue issu de la communauté tsigane (...)

    Après la parution de ce premier numéro, Alexeï Fedorov a été arrêté [mais] relâché peu de temps après (...)

    Selon quelques agents des forces de l’ordre (on en parlait ouvertement même dans les autobus), le maire de la ville, ayant « fait marcher » son réseau personnel, a dénoncé Alexeï Fedorov au fisc. C’est pourquoi, après la parution des deux autres numéros de L’Observateur de Novotcherkassk, au ton encore plus acéré, Alexeï Fedorov a été victime d’une « mise en scène », selon le jargon des policiers (...)

    Le 25 juillet de l’année passée, Alexeï Fedorov - qui, à cette date, avait déjà passé quatre mois en tôle - a été condamné par le tribunal de la ville de Novotcherkassk à quatre ans de prison ferme. On l’avait jugé coupable de fraude fiscale en 1999 et condamné à verser deux millions de roubles. La journaliste de la 5e chaîne de télévision, Mme Ch., en a informé [les téléspectateurs] d’un air complètement béat.

    Savez-vous comment l’on reconnaît une personne malhonnête ? [Elle] s’attaque à un lion mort en sachant bien qu’il ne peut pas riposter. (...)

    Et [elle fait en sorte] qu’(...) un journaliste en dégomme un autre qui se trouve en prison précisément parce qu’il a osé « s’élever » contre un moujik de l’Altaï à la tête de voleur qui occupait confortablement un siège « haut placé » ((...) журналиста, сидящего в тюрьме именно за то, что «посмел поднять хвост» на какого-то воровливого алтайского мужика, занявшего удобное «высокое» кресло).»

    8.  Eu égard à cette dernière phrase, M. V. engagea une procédure d’accusation privée pour injure sur le fondement de l’article 130 § 2 du code pénal. Il cita Mme A. et la requérante en tant que parties défenderesses.

    9.  Le 7 avril 2004, le juge de paix de la première circonscription de la ville de Novotcherkassk, constatant la nécessité d’avoir des connaissances linguistiques spéciales, ordonna de sa propre initiative une expertise éthico-linguistique et posa les questions suivantes :

    « 1. L’expression « un moujik de l’Altaï à la tête de voleur » contient-elle des mots indécents portant atteinte à la dignité et à l’honneur d’un individu ?

    2. Ressort-il du contexte de l’article (...) que l’expression [ci-dessus] vise le maire de Novotcherkassk, M. V. ? »

    10.  Le 1er octobre 2004, le centre régional d’expertises judiciaires rendit un rapport de 17 pages. Le rapport conclut que l’expression « un moujik de l’Altaï à la tête de voleur » ne contenait pas de mots indécents ni insultants et que, à la lumière du contexte de l’article, il ne pouvait pas être exclu que cette expression visât le maire de Novotcherkassk, M. V.

    11.  Le 1er novembre 2004, le juge de paix de la première circonscription de la ville de Novotcherkassk reconnut Mme A. coupable d’injure, infraction réprimée par l’article 130 § 2 du code pénal, et la condamna à une amende de 10 000 roubles (RUB). La requérante fut également condamnée à une amende de 50 000 RUB (environ 1 364 euros (EUR) au moment des faits) : le juge considéra qu’elle était complice de l’infraction puisqu’elle avait créé, en tant que rédactrice en chef du journal, « les conditions pour la publication d’un article contenant des propos injurieux dirigés contre autrui ».

    12.  Pour conclure à leur culpabilité, le juge s’appuya sur les éléments suivants : les déclarations du représentant de la victime, qui affirmait que son client avait pris l’expression « à la tête de voleur » pour une insulte à son encontre, le texte de l’article litigieux et le projet de publication, signé par la requérante, du numéro du journal contenant l’article litigieux.

    13.  Le juge rejeta le rapport d’expertise du 1er octobre 2004 en ces termes :

    « (...) Le caractère indécent est un élément constitutif obligatoire de l’injure réprimée au pénal. Le droit pénal russe ne contient pas de définition normative du « caractère indécent ». Le tribunal doit donc recourir à l’interprétation linguistique du libellé de l’article 130 § 1.

    Le dictionnaire de la langue russe de S.I. Ozhegov donne au terme « indécent » le sens de contraire à la bienséance, « la bienséance » étant la règle de conduite, la politesse, la décence. Il s’ensuit que le fait de décrire un individu [à l’aide de l’épithète] « à la tête de voleur » ne peut pas être considéré comme poli, décent et conforme aux convenances et, par conséquent, comme bienséant.

    Conformément à l’article 17 du code pénal, un juge apprécie chaque preuve selon son intime conviction, qu’il forme en se basant sur l’ensemble des preuves versées au dossier, tout en étant guidé par la loi et sa conscience. Nulle preuve n’a de force probante préétablie.

    Eu égard à ces éléments, le tribunal rejette les conclusions susmentionnées des experts et, en se basant sur ses propres connaissances dans le domaine de la philologie, considère que [l’expression] « à la tête de voleur » est une expression indécente (...)

    L’analyse de l’article (...), lequel cite le nom de M. V. de façon péjorative quatre fois, son poste officiel six fois et son grade de général une fois (...) permet au tribunal de conclure que l’expression en question vise précisément M. V. »

    14.  La requérante interjeta appel du jugement du 1er novembre 2004. Elle alléguait notamment qu’elle n’avait pas pris la décision finale quant à la publication du numéro en cause car cette tâche incombait au directeur du journal, que la phrase incriminée ne visait pas personnellement M. V. et, à titre subsidiaire, que l’expression incriminée n’était pas indécente.

    15.  Le 23 décembre 2004, le tribunal de la ville de Novotcherkassk confirma ce jugement en appel, en ces termes :

    « L’instance d’appel considère que la conclusion du tribunal de première instance, selon laquelle les termes « un moujik de l’Altaï à la tête de voleur qui occupait confortablement un siège « haut placé » » était une injure, est raisonnable et justifiée parce qu’elle est basée sur l’ensemble des circonstances de l’affaire et non pas sur un aspect particulier des preuves versées au dossier.

    (...) L’approche critique du juge de paix envers le rapport d’expertise se révèle en l’occurrence justifiée étant donné que les experts linguistes se sont basés sur des règles formelles et non pas sur les circonstances réelles de l’affaire ».

    16.  Le 5 avril 2005, la cour régionale de Rostov-sur-le-Don, statuant en cassation, confirma ce jugement.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    A.  Constitution

    17.  L’article 29 garantit la liberté de pensée et d’expression ainsi que la liberté de la presse.

    B.  Code pénal

    18.  L’article 130 du code pénal en vigueur au moment des faits, qui a été abrogé le 7 décembre 2011, se lisait ainsi :

    « 1. L’injure est une atteinte à l’honneur et à la dignité d’autrui qui revêt un caractère indécent (...)

    2. Une injure contenue dans un discours public, une œuvre d’art publique ou dans les médias est passible d’une amende d’un montant maximal de 80 000 roubles, payable soit par le biais d’une saisie sur salaire ou sur un autre revenu de la personne condamnée pour une durée maximale de six mois, soit par des travaux d’intérêt général d’une durée maximale de 180 heures ou des travaux correctionnels d’une durée maximale d’un an ».

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    19.  La requérante se plaint de sa condamnation pénale, qui a selon elle entraîné une violation de son droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

    « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)

    2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

    A.  Sur la recevabilité

    1.  Thèses des parties

    20.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour tardiveté, plaidant que le formulaire de requête, signé par la requérante le 3 octobre 2005, n’est arrivé à la Cour que le 20 octobre 2005, soit plus de six mois après la date de la décision interne définitive.

    21.  La requérante s’oppose à cette thèse et indique que le formulaire de requête avait été envoyé le 3 octobre 2005, le cachet de la poste faisant foi.

    2.  Appréciation de la Cour

    22.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, la date d’introduction de la requête est celle du cachet de la poste, et non celle qui figure dans la lettre ou le formulaire de requête (Kemevuako c. Pays-Bas (déc.), no 65938/09, 1er juin 2010).

    23.  En l’espèce, la Cour relève que le formulaire de requête, daté du 3 octobre 2005, a été envoyé par la requérante le jour même : le cachet de la poste figurant sur l’enveloppe conservée par le greffe comporte bien cette date. Le fait que le greffe n’ait reçu la lettre que le 20 octobre 2005 est sans incidence sur le calcul du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention. Le Gouvernement ne conteste pas que la décision interne définitive a été prise le 5 avril 2005. Ayant introduit la requête le 3 octobre 2005, la requérante a donc respecté le délai de six mois. Partant, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Gouvernement.

    24.  Par ailleurs, constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    a)  La requérante

    25.  La requérante conteste d’abord être complice de l’infraction à l’article 130 § 2 du code pénal dont Mme A. a été reconnue coupable. À cet égard, elle invoque l’impossibilité pour elle de vérifier en détail tous les articles qui étaient susceptibles de paraître dans le numéro en question du journal et avance que, de ce fait, il incombait en premier lieu à Mme A. de veiller à la qualité des informations et des commentaires dont celle-ci était l’auteure. À titre subsidiaire, la requérante soutient que l’expression incriminée ne visait pas personnellement M. V.

    26.  La requérante argue ensuite que l’article 130 du code pénal n’avait pas qualité de loi au sens de l’article 10 de la Convention eu égard à l’absence de définition précise du terme indécent en droit russe. Elle admet en revanche que le but de l’ingérence était légitime et visait la protection des droits d’autrui, notamment la réputation du maire de Novotcherkassk.

    27.  En ce qui concerne la proportionnalité de l’ingérence, la requérante affirme que, en tant que rédactrice en chef d’un journal, elle aurait dû bénéficier des garanties en matière de liberté journalistique offertes par l’article 10 de la Convention. Elle soutient que le passage incriminé a paru dans un article qui contribuait à un débat d’intérêt général, à savoir la problématique des persécutions subies par les journalistes critiquant les pouvoirs en place. Se référant à l’arrêt Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, série A no 103) la requérante indique que le maire, M. V., était un homme politique et qu’il devait faire preuve d’un plus grand degré de tolérance envers la critique exprimée dans la presse. Elle est d’avis que les juridictions nationales n’ont pas procédé à la mise en balance de son droit à la liberté d’expression et du droit de M. V. à la protection de sa réputation au motif qu’elles se sont bornées à rechercher si l’expression en cause revêtait un caractère indécent. À cet égard, la requérante avance que les termes utilisés n’étaient pas indécents, ce qui a été confirmé par le rapport de l’expertise effectuée à la demande du juge de paix. Elle indique en outre que M. V. n’a pas contesté la véracité des informations contenues dans l’article en question.

    28.  En ce qui concerne la sévérité de la sanction, la requérante estime que le montant de l’amende qu’elle s’est vu infliger était disproportionné par rapport à l’amende infligée à l’auteure de l’article, ce qui, à ses yeux, ne pouvait que contribuer à avoir un effet dissuasif sur la liberté nécessaire à l’exercice de son activité professionnelle. En outre, l’amende en question (50 000 RUB) aurait eu des conséquences graves sur sa situation financière eu égard à ses ressources modestes : son revenu total en 2004 et en 2005 était respectivement de 3 606 et de 7 585 RUB. Elle n’aurait pas été en mesure de payer l’amende dans sa totalité et sa voiture aurait été saisie lors de la procédure d’exécution de la sentence pénale. En outre, l’inscription de la condamnation à son casier judiciaire l’aurait empêchée de trouver du travail.

    b)  Le Gouvernement

    29.  Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation de la requérante a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Cependant, il combat la thèse de la requérante selon laquelle l’article 130 du code pénal ne répondait pas à l’exigence de qualité de la loi en raison de l’imprévisibilité dans l’interprétation du terme « indécent ». Il est d’avis que cette disposition est suffisamment claire et précise pour constituer une base légale à l’ingérence en cause.

    30.  Il indique ensuite que la requérante, en tant que rédactrice en chef du journal Novotcherkassk-soir, a autorisé la publication de l’article litigieux après en avoir contrôlé le contenu, ce qui serait confirmé par ses déclarations devant les tribunaux internes et par des preuves écrites examinées par le juge du fond. S’appuyant sur les conclusions des juridictions internes, il soutient que l’expression incriminée visait précisément M. V. en sa qualité de maire de la ville de Novotcherkassk. La condamnation pénale de la requérante aurait donc poursuivi le but de protéger le droit de ce dernier au respect de sa réputation.

    31.  Selon le Gouvernement, l’expression incriminée constitue un jugement de valeur. Cependant, invoquant l’arrêt Dichand et autres c. Autriche (no 29271/95, 26 février 2002), le Gouvernement considère que ce jugement de valeur n’avait pas une base factuelle suffisante puisque M. V. n’avait pas été condamné au pénal pour des actes ayant porté atteinte aux biens d’autrui. Le Gouvernement est d’avis que la critique des hommes politiques doit avoir des limites et que ces limites sont outrepassées en cas d’assertion infondée selon laquelle un individu aurait commis une infraction pénale. En l’espèce, la publication de l’article litigieux, faisant allusion à la commission par M. V. d’un vol, aurait gravement nui à sa réputation en tant que maire de la ville de Novotcherkassk. Le Gouvernement indique ensuite que l’article litigieux cherchait à persuader le lecteur qu’Alexeï Fedorov avait été condamné pour avoir critiqué le maire de Novotcherkassk alors que, en réalité, le journaliste avait été reconnu coupable de fraude fiscale par une décision de justice ayant acquis force de chose jugée le 4 novembre 2003, soit deux mois avant la publication de l’article en cause. Le Gouvernement en déduit que l’article ne peut pas être considéré comme contribuant à un débat d’intérêt public.

    32.  Quant à la sévérité de la sanction encourue par la requérante, le Gouvernement estime que les tribunaux internes ont dûment examiné la situation personnelle de l’intéressée et ont appliqué la peine la plus clémente, à savoir une amende dont le montant ne paraît pas excessif. L’allégation de la requérante quant à ses difficultés financières serait dénuée de fondement puisqu’il ressort des documents soumis qu’elle avait dépensé respectivement 10 000 et 5 000 RUB en novembre 2004 et en avril 2006 pour des frais d’avocat ainsi que 1 658 EUR pour les frais engagés devant la Cour.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Sur l’existence d’une ingérence

    33.  La Cour relève que la requérante conteste être complice des faits d’injure pour lesquels Mme A. a été jugée coupable sur le fondement de l’article 130 du code pénal. Elle soutient subsidiairement que les propos litigieux ne visaient pas M. V. personnellement. Il ne revient pas à la Cour d’entrer dans ces considérations, qui tiennent de l’application du droit interne. Aux fins de l’article 10 de la Convention, il lui suffit de constater que la requérante a été condamnée en sa qualité de rédactrice en chef de Novotcherkassk-soir en raison de la publication d’un article contenant les propos litigieux dans ce journal. Une telle mesure est sans conteste constitutive d’une ingérence dans les droits garantis par cette disposition, ce que, du reste, le Gouvernement ne conteste pas (pour des exemples d’affaires dans lesquelles des rédacteurs en chef ont été condamnés à raison de publications parues dans les journaux pour lesquels ils travaillaient voir, parmi d’autres, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, CEDH 1999-III, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July  c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, CEDH 2007-IV).

    34.  Pareille ingérence enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.

    b)  « Prévue par la loi »

    35.  La Cour note que les parties divergent sur le point de savoir si l’article 130 du code pénal était suffisamment clair et précis pour servir de base légale à l’ingérence litigieuse.

    36.  La Cour rappelle que l’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences d’un acte ou d’un manquement prédéterminés. Elles n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH 2004-VI).

    37.  En l’espèce, s’il apparaît que l’article 130 du code pénal est libellé dans des termes assez généraux, la Cour estime que cette disposition ne saurait toutefois passer pour vague et imprécise au point de ne pouvoir être considérée comme une « loi » (voir, mutatis mutandis, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 38, CEDH 2001-I).

    c)  « But légitime »

    38.  Les parties conviennent que l’ingérence avait pour but de protéger la réputation ou les droits d’autrui, soit ceux de M. V. La Cour partage cette analyse juridique.

    d)  « Nécessaire dans une société démocratique »

    i.  Principes généraux

    39.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Le rôle de la Cour consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation raisonnable des faits pertinents (voir, entre autres, Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015).

    40.  La Cour a maintes fois souligné le rôle de « chien de garde » de la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites (notamment quant à la protection de la réputation et des droits d’autrui), il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes questions d’intérêt général. En outre, la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (voir, notamment, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59). Lorsque la liberté de la presse est en jeu, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux » (voir, notamment, Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 105, CEDH 2007-V).

    41.  La Cour a également souligné que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie [no 1] [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV).

    42.  Enfin, les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, faire preuve d’une plus grande tolérance (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 46, et Lingens, précité, § 42).

    ii.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

    43.  La Cour constate que la publication litigieuse entendait dénoncer la corruption du maire de la ville de Novotcherkassk. Or un tel sujet relève de l’intérêt général et sa discussion contribue au débat politique. Il s’agissait par ailleurs d’un article de presse dont l’objet était d’informer le public sur un sujet de cette nature, de sorte que la liberté de la presse était en jeu. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre la requérante était, par conséquent, particulièrement restreinte.

    44.  Quant à la teneur des propos litigieux, le Gouvernement indique qu’ils constituaient un jugement de valeur. Il estime qu’ils manquaient d’une base factuelle suffisante puisque M. V. n’avait pas été condamné au pénal pour des atteintes aux biens d’autrui.

    45.  En premier lieu, la Cour remarque que l’absence d’une condamnation pénale n’exclut pas nécessairement la réalité des faits dénoncés, notamment quand ils n’ont même pas été l’objet d’une investigation officielle. En deuxième lieu, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Enfin, elle observe que les propos litigieux n’ont pas été poursuivis par M. V. en raison de leur teneur mais de leur forme. Le juge interne, qui était saisi du délit d’injure, s’est borné à vérifier si ces propos étaient indécents, au sens de l’article 130 du code pénal. Il n’était pas amené à se prononcer sur le fondement de la critique formulée par Mme A. contre M. V. La question de savoir si cette critique reposait sur une base factuelle suffisante n’ayant pas fait partie du débat au plan interne, il n’y a pas lieu de l’examiner dans le cadre de la présente requête. La seule question soumise à l’examen de la Cour est celle de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, le juge interne a dépassé la marge d’appréciation dont il disposait, en condamnant la requérante au motif que les termes « à la tête de voleur », utilisés dans l’article litigieux, étaient indécents.

    46.  La Cour rappelle à cet égard que, si l’usage d’un langage insultant peut faire sortir des propos du champ de la protection offert par l’article 10 de la Convention lorsqu’il s’apparente à un dénigrement gratuit, le caractère grossier d’une expression n’est pas en soi décisif quand il dessert des buts purement stylistiques. Selon la Cour, le style d’une communication fait partie de celle-ci ; il relève de la forme de l’expression et est protégé en tant que tel par cette disposition au même titre que le contenu de l’expression (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012). En l’espèce, la tournure « à la tête de voleur » ne saurait passer pour un dénigrement gratuit dès lors qu’il était en rapport direct avec la situation commentée par Mme A., à savoir les soupçons de corruption pesant sur M. V. Il convient de rappeler que même si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est cependant permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 56, ainsi que Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006-XIII). En outre, en sa qualité de maire de Novotcherkassk, M. V. était inévitablement exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes ainsi qu’à la critique ; il se devait de faire preuve d’une tolérance particulière à cet égard, y compris quant à la forme de cette critique (paragraphe 42 ci-dessus).

    47.  S’agissant de la manière dont les juridictions internes ont traité l’affaire, la Cour relève qu’à aucun stade de la procédure les juridictions internes n’ont mis en balance le droit de M. V. au respect de sa réputation et le droit de la requérante à la liberté d’expression (voir, pour un résumé récent de critères pertinents, l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 90-93, CEDH 2015 (extraits), et les affaires auxquelles il renvoie). La Cour estime que l’absence de cette mise en balance est, en soi, problématique au regard de l’article 10 de la Convention.

    48.  Enfin, quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en compte (voir, notamment, Bédat c. Suisse [GC], n56925/08, § 79, 29 mars 2016). Elle relève à cet égard que le Gouvernement considère que la sanction prise par les juridictions internes contre la requérante était clémente. Elle observe cependant que la requérante a été déclarée coupable de complicité de délit et condamnée au paiement d’une amende pénale, ce qui, en soi, confère à la mesure un degré élevé de gravité (voir Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 59). Même la plus modérée possible, une sanction pénale n’en reste pas moins une peine ; comme telle, elle risque d’avoir un effet particulièrement dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression (voir Morice, précité, § 176). Au surplus, la Cour constate que le montant de l’amende (50 000 RUB) infligée à la requérante est loin d’être insignifiant au regard de ses revenus annuels (entre 3 606 et 7 585 RUB). Quant à la thèse du Gouvernement, selon laquelle les frais de justice engagés par la requérante démontreraient qu’elle avait d’autres sources de revenus, la Cour relève qu’elle n’est aucunement étayée (Koprivica c. Montenegro, no 41158/09, § 73, 22 novembre 2011).

    49.  Au vu de ce qui précède, et rappelant que les autorités ne disposaient en l’espèce que d’une marge d’appréciation particulièrement restreinte, la Cour conclut que l’ingérence dénoncée par la requérante n’était pas « nécessaire, dans une société démocratique », à la protection de la réputation ou des droits d’autrui au sens de l’article 10 de la Convention.

    50.  Partant, il y a eu violation de cette disposition.

    II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

    51.  Invoquant l’article 6 de la Convention, la requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable. Elle allègue que les juridictions internes n’ont pas correctement appliqué la loi et apprécié les preuves, que M. V. n’a pas comparu personnellement au procès, qu’elle n’a pas été dûment informée des dates de certaines audiences et que les juges ont manqué d’impartialité. Elle dénonce en outre une violation de l’article 13 de la Convention résultant de ce que le juge d’appel n’aurait pas répondu à tous ses arguments.

    52.  Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose et pour autant qu’elle soit compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    53.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    54.  La requérante réclame 4 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.

    55.  Le Gouvernement n’a pas soumis de commentaire sur ce point.

    56.  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 4 000 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    57.  La requérante demande également 334 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 1 658 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

    58.  Le Gouvernement n’a pas soumis de commentaire sur ce point.

    59.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder la somme de 1 992 EUR à la requérante.

    C.  Intérêts moratoires

    60.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i)  4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  1 992 EUR (mille neuf cent quatre-vingt-douze euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mai 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Stephen Phillips                                                                 Luis López Guerra
            Greffier                                                                               Président


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