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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GUVENER v. TURKEY - 61808/08 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 517 (14 June 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/517.html
Cite as: [2016] ECHR 517

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE GÜVENER c. TURQUIE

     

    (Requête no 61808/08)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    14 juin 2016

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Güvener c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Paul Lemmens,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mai 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 61808/08) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État, MM. Behçet Güvener, Bayram Güvener, Orhan Güvener, Mehmet Güri Güvener et Mme Sevda Güvener (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 novembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Mes A. Dinsever et B. Günyeli, avocats à Mersin. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérants allèguent en particulier que leur proche a été tué durant son service militaire et que l’enquête menée au sujet de son décès a été ineffective.

    4.  Le 12 janvier 2010, la Requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants sont nés respectivement en 1969, en 1974, en 1976, en 1936 et en 1947 et résident à Mersin. Les trois premiers requérants sont les frères de M. Cevdet Güvener, les deux derniers sont ses parents.

    6.  En 2006, alors qu’il effectuait son service militaire, Cevdet Güvener demanda à voir un psychiatre. Il fut examiné par le psychiatre de l’hôpital militaire de Diyarbakır. Celui-ci établit un rapport médical le 28 novembre 2006, indiquant que Cevdet Güvener souffrait d’un « problème d’adaptation », qu’un médicament nommé « Meresa » lui avait été prescrit et qu’un contrôle était à prévoir trois mois plus tard.

    7.  Cevdet Güvener décéda le 23 février 2007.

    8.  Les requérants allèguent que leur proche a été tué par l’un de ses supérieurs hiérarchiques après avoir été surpris endormi alors qu’il était supposé monter la garde.

    9.  Les éléments exposés ci-après, comprenant notamment les détails et témoignages relatifs aux circonstances ayant entouré le décès du proche des requérants, ressortent des documents versés au dossier.

    10.  Le 23 février 2007, vers 11 h 30, Cevdet Güvener et deux de ses camarades, S.M. et H.A., qui étaient de garde, de 9 à 13 heures, dans une guérite de contrôle frontalière à Şanlıurfa, s’endormirent. Ils furent réveillés à l’arrivée du commandant de bataillon, le colonel N.S., qui effectuait une inspection. Celui-ci, accompagné de son chauffeur et d’un autre soldat, nota les noms des trois hommes, leur demanda de faire venir leur commandant d’unité à son retour, puis s’éloigna.

    11.  Cevdet Güvener appela son commandant d’unité par transmission radio, puis passa le message « adieu camarades » et se tira une balle dans la tête avec son fusil. Il fut immédiatement hospitalisé mais décéda.

    12.  Une équipe de gendarmes de Ceylanpınar, chargée de l’examen des lieux, et le procureur de la République de la même ville se rendirent sur place vers 13 h 30. Un procès-verbal fut dressé ; il comportait notamment la description des lieux et indiquait la position de l’arme en cause, ainsi que la distance de celle-ci par rapport aux murs de la guérite et aux taches de sang se trouvant autour. D’après ce document, des photographies avaient été prises et les armes et munitions des trois soldats avaient été saisies. Des prélèvements pour une recherche de résidus de tir furent effectués sur les mains et le visage de S.M. et de H.A.

    13.  Il fut établi que l’arme de S.M. était un fusil de type G3, portant le numéro de série 485812, et que son chargeur contenait vingt cartouches ; le chargeur était donc pleinement rempli (voir le paragraphe 50 ci-dessous).

    14.  Il fut aussi établi que l’arme de H.A. était un fusil automatique de type MG-3, portant le numéro de série 28989, et qu’elle avait été retrouvée à côté d’une boîte contenant deux cent cinquante cartouches de 7,62 mm.

    15.  Aucune empreinte digitale exploitable ne put être relevée sur l’arme du défunt. Aucune cartouche vide ne fut retrouvée sur les lieux, mais une cartouche pleine fut découverte sur le rebord du mur de la guérite. Il fut procédé à l’examen de l’arme du défunt, de type G-3 et portant le numéro de série 13L325 : le cran de sécurité de cette arme était positionné sur la cadence de tir à coup unique, une cartouche vide était coincée dans la fenêtre d’éjection (fişek atım yatağı) et une cartouche pleine était coincée entre la fenêtre d’éjection et le mécanisme ; le chargeur de ce fusil contenait dix-sept cartouches. Des tissus cellulaires ainsi que des taches de sang furent relevés sur les lieux. Il fut constaté une absence de fragments de vêtements ou autres tissus, ainsi qu’une absence de signes indiquant une altercation.

    16.  Le procureur de la République fit brièvement état de ses propres constatations sur son procès-verbal et recueillit sur les lieux même des dépositions. S.M., affirma ce qui suit : Cevdet Güvener était paniqué après que ses camarades et lui eurent été surpris dans leur sommeil par le colonel ; il avait chargé son arme, puis l’avait menacé et avait passé une annonce radio pour dire « adieu camarades » ; ensuite, il avait placé la crosse de son fusil sur le sol, à côté du garde-fou d’un pont, et, se tenant debout, s’était tiré une balle dans le front.

    17.  H.A. fit une déposition similaire à celle de S.M. En outre, il précisa ceci : lorsque Cevdet Güvener avait chargé son arme, il était intervenu pour le calmer ; une cartouche était tombée à terre lorsque Cevdet Güvener avait manipulé son arme ; il l’avait ramassée puis l’avait mise sur le rebord du mur de la guérite ; Cevdet Güvener avait ensuite remanié le levier d’armement de son fusil et avait dirigé l’arme d’abord vers S.M., puis vers lui ; il s’était ensuite éloigné vers le garde-fou du pont, avait passé une annonce radio en disant « adieu camarades », puis avait tiré en appuyant sa tête sur le canon de l’arme.

    18.  Le procureur de la République recueillit aussi la déposition du commandant de bataillon, le colonel N.S., sur les lieux. Celui-ci affirma que, lors de son inspection, il avait observé que les trois soldats de garde étaient en train de dormir et avait demandé à son chauffeur de s’arrêter, qu’il avait alors noté les noms des soldats et leur avait donné l’ordre d’appeler leur commandant d’unité et d’être tous présents à son retour, puis qu’il était parti.

    19.  Les personnes qui accompagnaient le commandant de bataillon, son chauffeur, N.Y., et son aide de camp, V.K., firent des déclarations similaires du moins sur cet épisode des faits.

    20.  Par une lettre du 23 février 2007, le procureur militaire de Diyarbakır demanda au procureur de la République de Ceylanpınar d’accomplir certains actes dans le dossier, y compris les analyses des éléments recueillis sur les lieux. Ce document permet de comprendre que la balle ayant causé le décès ne fut pas trouvée sur les lieux puisqu’il soulignait le besoin de faire une recherche de la balle dans le corps aux fins d’expertise balistique.

    21.  Le procès-verbal d’examen post mortem réalisé le jour du décès à la morgue de l’hôpital de Ceylanpınar faisait notamment état de la présence de résidus de tir et de brûlures commençant à un demi-centimètre sur le cuir chevelu frontal ainsi que de la destruction de la partie arrière du crâne. Il précisait qu’en raison de cette destruction il était impossible d’identifier l’orifice de sortie de la balle et que la radio effectuée permettait par ailleurs de conclure que la balle ne se trouvait pas dans le corps. Aucun signe de relation sexuelle anale ni aucune autre blessure ne furent constatés sur le corps et le médecin conclut à un tir à bout portant à la tête, excluant ainsi la nécessité de procéder à une autopsie classique.

    22.  Par une pétition du 13 mars 2007, les requérants portèrent plainte devant le procureur militaire de Diyarbakır en indiquant que Cevdet Güvener n’avait aucune raison de se suicider et qu’il les avait appelés la veille de sa mort pour dire qu’il craignait d’être tué par l’un des commandants.

    23.  Le 22 mars 2007, la division des laboratoires de la police criminelle rattachée à la direction générale de la sûreté du ministère de l’Intérieur (Emniyet Genel Müdürlüğü Kriminal Polis Laboratuvarları Dairesi Başkanlığı) rendit ses rapports d’expertise relatifs aux armes et munitions et aux prélèvements aux fins de recherche de résidus de poudre effectués sur les mains et le visage de Cevdet Güvener et de ses deux camarades de garde.

    24.  Le rapport relatif aux armes et munitions indiquait d’abord que, lors de l’extraction des balles des chargeurs, une cartouche vide[1] avait été découverte dans le chargeur de l’arme [de S.M.] dont le numéro de série était le 485812.

    25.  Il indiquait ensuite que les traces relevées sur la cartouche vide qui avait été extraite de la fenêtre d’éjection de l’arme [de Cevdet Güvener] numérotée 13L325 et sur la cartouche pleine qui avait été découverte sur le rebord du mur de la guérite ne permettaient pas d’établir de quel chargeur celles-ci provenaient.

    26.  Le rapport se poursuivait par une comparaison des deux cartouches vides et concluait que celles-ci n’avaient pas été tirées à partir de la même arme. Plus précisément, il indiquait que « la cartouche vide de 7,62 x 51 mm extraite de la fenêtre d’éjection de l’arme numérotée 13L325 avait été tirée à partir d’une arme compatible à ses type et diamètre et la cartouche vide de 7,62 x 51 mm extraite du chargeur de l’arme numérotée 485812 avait été tirée à partir d’une autre arme compatible ».

    27.  Enfin, le rapport établissait que la première cartouche susmentionnée avait été tirée à partir de l’arme dont le numéro de série était le 13L325 et que la seconde avait été tirée à partir d’une autre arme qui ne figurait pas parmi les trois fusils recensés.

    28.  Le rapport relatif aux prélèvements de résidus de tir indiquait qu’aucune trace de poudre n’avait été découverte sur les échantillons communiqués.

    29.  Le 23 mars 2007, le procureur de la République de Ceylanpınar rendit une décision d’incompétence ratione materiae et transmit le dossier au procureur du parquet militaire du 7e corps de l’armée de terre situé à Diyarbakır (ci-après « le procureur militaire »).

    30.  Du 2 au 8 mai 2007, le procureur militaire recueillit les dépositions d’une dizaine de personnes, y compris S.M. et H.A. qui avaient déjà été interrogés par le procureur de la République. H.A. fut interrogé à deux reprises en raison des incohérences relevées entre sa déposition et celle de S.M. quant à l’endroit où ce dernier s’était endormi et à des injures qui auraient été proférées par Cevdet Güvener.

    31.  Durant cet interrogatoire approfondi, S.M. fournissait des explications détaillées concernant l’emplacement des personnes et des armes, ainsi que le comportement de Cevdet Güvener, puis le transport de celui-ci à l’hôpital. Il affirmait aussi, en résumé :

    - le jour du décès, lui, H.A. et Cevdet Güvener étaient de garde de 9 à 13 heures dans la section « est 4 », sur le pont, entre deux postes-frontières,

    - il s’était réveillé et avait vu le commandant du bataillon en train de discuter avec H.A. et Cevdet Güvener. Il était descendu immédiatement de la tour sur un signe du chauffeur du commandant, pour se présenter. Le commandant avait ri et lui avait dit que, s’il ne s’était pas endormi dans la tour, il aurait pu le voir arriver et réveiller ses camarades ; puis le commandant avait noté leurs noms et leur avait ordonné d’appeler leur commandant d’unité pour que celui-ci fût présent à son retour,

    - Cevdet Güvener avait transmis l’ordre par radio puis avait insulté ses deux camarades en disant qu’il allait être puni à cause d’eux. Il avait chargé son fusil en manipulant le levier d’armement. Un moment plus tard, il s’était tiré une balle.

    - cinq minutes après leur appel par radio, leur commandant d’unité, le sergent M.U., était arrivé accompagné de deux soldats, l’un chauffeur et l’autre aide de camp. Le sergent avait vérifié le pouls de Cevdet Güvener, puis ils avaient tous ensemble transporté ce dernier dans le véhicule pour le conduire à l’hôpital,

    - Cevdet Güvener avait manié le levier d’armement de son fusil lorsqu’il l’avait pris en main et une cartouche était tombée ; H.A. avait ramassé cette cartouche puis l’avait mise sur rebord du mur de la guérite de droite.

    32.  La déposition très détaillée du témoin H.A. était similaire à celle de S.M. Celui-ci indiquait aussi que Cevdet Güvener était très agité mais il ne les avait pas injuriés ; il disait seulement qu’il allait « être sévèrement sanctionné cette fois-ci ».

    33.  Le procureur militaire recueillit aussi les dépositions du sergent M.Ç., du chauffeur, C.K., et de l’aide de camp, S.T., ces deux derniers ayant accompagné le sergent ce jour-là quand celui-ci s’était déplacé à la suite de l’appel radio de Cevdet Güvener. Le sergent affirma que ce dernier était un soldat qui entretenait de bonnes relations avec son entourage, qu’il n’avait pas eu d’ennuis depuis son arrivée le 13 janvier 2007 à ce poste-frontière, ni n’avait été menacé par qui que ce soit, qu’il y avait des notes de service indiquant qu’il « fumait de la drogue avant de [commencer son] service militaire » et qu’il prenait des médicaments depuis un passage au service de psychiatrie de l’hôpital de Diyarbakır.

    34.  En réponse à une question du procureur militaire, C.K. affirma qu’il avait entendu Cevdet Güvener parler au téléphone avec sa famille un ou deux jours avant son décès et qu’il était assez joyeux. Il précisa qu’il n’y avait qu’une seule ligne à la centrale du poste-frontière, que les quarante soldats en fonction sur place utilisaient cette ligne et qu’il avait entendu Cevdet Güvener car il se serait trouvé dans la même pièce en attente d’un document.

    35.  V.K., l’aide de camp du commandant de bataillon affirma que ce dernier lui avait donné l’ordre de rester sur les lieux après avoir fait monter H.A. dans son véhicule à leur arrivée au pont.

    36.  N.Y., le chauffeur du commandant de bataillon, affirma que, à leur arrivée, Cevdet Güvener dormait à l’extérieur de la guérite et H.A. à l’intérieur, que leur commandant de bataillon était souriant et qu’il n’avait pas injurié les soldats.

    37.  Le procureur interrogea aussi S.Ö., İ.G. et R.G. Ceux-ci, qui étaient de garde dans la deuxième tour de contrôle, avaient entendu par radio tous les messages, qu’ils relatèrent, ainsi que le coup de feu tiré par Cevdet Güvener après le message « adieu camarades ».

    38.  Le procureur entendit également S.G., soldat en charge de la communication radio au poste-frontière. Celui-ci confirma les appels et conversations susmentionnés à l’exception du dernier message de Cevdet Güvener qu’il n’avait pas compris et pour lequel il avait rappelé à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’il fût joint pour appeler une ambulance. Il s’exprima aussi sur l’appel téléphonique passé par Cevdet Güvener la veille de son décès à sa famille : il indiqua qu’il avait compris que Cevdet Güvener parlait avec sa mère, son neveu et son frère, qu’il était assez joyeux et qu’il leur avait dit qu’il ne lui restait plus que cent soixante jours de service. En réponse à une question du procureur, il indiqua que lui-même et Cevdet Güvener étaient de proches amis, que ce dernier n’avait pas parlé à sa famille d’une menace formulée à son encontre et que si cela avait été le cas, soit il l’aurait su, soit il l’aurait entendu puisqu’il se serait trouvé juste à côté de Cevdet Güvener lors de son appel téléphonique passé à ses proches.

    39.  Le procureur entendit aussi S.T., un sous-officier qui était en congé le jour de l’événement. Celui-ci expliqua qu’il s’entretenait avec chaque nouvelle recrue et remplissait les documents requis à l’arrivée de chaque nouveau soldat. Il indiqua qu’il avait ainsi eu un entretien avec Cevdet Güvener et que celui-ci lui avait expliqué qu’ils étaient quinze frères et sœurs, que sa famille n’avait pas pris soin de lui, qu’il fumait de la drogue avant de servir et qu’il s’était rendu auparavant à l’hôpital militaire de Diyarbakır. S.T. affirma qu’il conservait le psychotrope prescrit à Cevdet Güvener et qu’il lui en donnait un comprimé par jour. Il indiqua aussi qu’il avait observé un jour que Cevdet Güvener s’était fâché avec un camarade au sujet du nettoyage d’une pièce et qu’il avait ainsi rajouté sur les documents susmentionnés que Cevdet Güvener était d’habitude très joyeux mais qu’il semblait avoir une psychologie fragile et qu’il pouvait se fâcher très rapidement. Il ajouta que les soldats avaient la possibilité de téléphoner soit en passant par la centrale, soit durant leurs deux jours de congé mensuels lorsqu’ils étaient en ville et que le dernier jour de congé de Cevdet Güvener était le 30 janvier 2007.

    40.  Le procureur versa aussi au dossier les relevés des communications téléphoniques sortantes du poste-frontière, obtenus de l’administration en charge des télécommunications. Ces relevés indiquaient une communication de trois minutes le 19 février 2007 à 20 h 20 et une communication de quatre minutes le 22 février 2007 à 13 h 23, toutes deux attribuées à Cevdet Güvener.

    41.  Le procureur demanda la transmission du registre des gardes, ainsi que celle des documents attestant des entraînements de Cevdet Güvener sur le maniement des armes.

    42.  Le 28 mai 2007, sur l’instruction du procureur militaire, la police de Tarsus recueillit la déposition des proches de Cevdet Güvener.

    43.  Mme Sevda Güvener, la mère de Cevdet Güvener, affirma que la veille de sa mort, vers 20 heures, son fils avait appelé et dit ce qui suit : « J’ai été surpris [pendant mon] sommeil alors que je montais la garde. J’ai été menacé. Ils vont me tuer ce soir, venez me sauver. Le commandant gradé ne m’apprécie pas du tout ».

    44.  M. Orhan Güvener, le frère de Cevdet Güvener affirma que deux jours avant sa mort, Cevdet Güvener lui avait dit au téléphone qu’il ne pouvait pas venir en congé car il avait été pris par un commandant en sommeil alors qu’il montait la garde ; il ne lui a pas dit quel commandant, ni n’a dit qu’il allait être tué.

    45.  MM. Mehmet Güri Güvener et Bayram Güvener, respectivement père et frère de Cevdet Güvener, expliquèrent que ce n’est qu’après avoir été informés du décès de leur proche que Mme Sevda Güvener leur avait dit que Cevdet Güvener lui aurait expliqué au téléphone qu’il allait être tué.

    46.  Par une lettre du 15 juin 2007, le procureur militaire demanda par commission rogatoire au procureur de la République de Ceylanpınar d’enquêter sur les allégations des proches de Cevdet Güvener, eu égard au contenu de leurs dépositions.

    47.  Le 16 juillet 2007, le procureur de Ceylanpınar interrogea plusieurs soldats en fonction au même poste-frontière. E.E. expliqua ce qui suit : il avait monté la garde du soir du 13 février 2007 avec Cevdet Güvener et, le lieutenant F.A. les avait surpris dans leur sommeil ; le lieutenant leur avait dit de passer le voir pour recueillir leurs dépositions ; deux jours plus tard, Cevdet Güvener et lui étaient allés voir le lieutenant pour lui expliquer qu’ils étaient fatigués ce jour-là car ils avaient travaillé sur le chantier de rénovation du poste-frontière ; le lieutenant ne les avait ni menacés ni injuriés ; quelques jours plus tard, Cevdet Güvener lui avait dit que leur capitaine, H.Ç., n’allait pas les sanctionner et qu’il en était très heureux.

    48.  Les témoignages d’autres soldats, S.G., Ş.D., M.U., M.S.K., V.D., E.B. et B.H., convergèrent dans ce sens. Ces soldats indiquèrent aussi qu’ils avaient entendu le capitaine dire à Cevdet Güvener qu’il le pardonnait pour cette fois-ci, qu’il n’allait pas le renvoyer devant le tribunal, qu’il allait décider d’une sanction lui-même et que Cevdet Güvener était très heureux que cet événement se terminât ainsi. D’après les dépositions de ces soldats, quelques jours plus tard, le capitaine H.Ç. avait apporté un gâteau au poste-frontière pour fêter l’anniversaire du lieutenant T.G., Cevdet Güvener avait été très honoré d’avoir été sollicité pour organiser l’événement et faire la distribution de ce gâteau, le capitaine avait dit que Cevdet Güvener devait avoir le plus gros morceau de gâteau et l’ambiance était ainsi très détendue. Le lieutenant T.G. confirma les faits ainsi exposés et rajouta qu’il organisait les gardes et qu’il veillait tout particulièrement à prévoir les tours de garde de manière à ne pas épuiser les soldats.

    49.  Les dépositions du lieutenant F.A. et du capitaine H.Ç. étaient similaires à ce qui est décrit ci-dessus.

    50.  Le champ de l’enquête fut étendu à la découverte d’une cartouche vide dans le chargeur de l’arme dont le numéro de série était le 485812, appartenant à S.M. (paragraphe 24 ci-dessus). Le 6 août 2007, les officiers B.S., E.O. et R.P., en fonction à la gendarmerie de Ceylanpınar et qui s’étaient rendus sur les lieux pour relever les preuves (paragraphe 12 ci-dessus), expliquèrent ne pas avoir extrait les cartouches des chargeurs mais avoir constaté que le chargeur susmentionné était plein en appuyant sur le bloc de cartouches et avoir ainsi relevé la présence de vingt cartouches. R.P. expliqua qu’il avait reçu le sac contenant les preuves, que ce sac était scellé et qu’il l’avait remis tel quel à la division des laboratoires de la police criminelle. Il ajouta que ses collègues et lui avaient ouvert ensemble ce sac avec les agents de la police pour faire le décompte, que, lorsque les cartouches avaient été extraites du chargeur en question, ils avaient constaté que la dernière cartouche située en dessous du bloc était vide et qu’ils avaient ainsi indiqué cette information dans le procès-verbal dressé à cet égard.

    51.  Le 21 août 2007, le procureur militaire résuma tous les éléments susmentionnés et rendit une ordonnance de non-lieu, en concluant que Cevdet Güvener n’avait pas été menacé et qu’il s’était donné la mort sans qu’une responsabilité pénale ne pût être attribuée à quiconque.

    52.  Le 3 septembre 2007, une copie de cette décision fut notifiée aux requérants, représentés par deux avocats.

    53.  Le 17 septembre 2007, les requérants formèrent opposition contre cette décision. Ils alléguaient notamment que l’enquête ne répondait pas à leur allégation d’homicide, que les témoignages à cet égard n’étaient pas convaincants, que l’expertise balistique n’avait pas été faite sur la troisième arme présente sur les lieux, qu’aucune importance n’avait été attribuée à l’absence d’empreinte digitale sur l’arme de Cevdet Güvener et que les témoignages de S.M. et H.A. étaient incomplets quant à la réaction de ceux-ci vis-à-vis de Cevdet Güvener au moment où celui-ci s’était montré énervé.

    54.  Le 23 juillet 2008, le tribunal militaire du 2e corps d’armée aérien de Diyarbakır rejeta l’opposition formée par les requérants en reprenant les considérations exposées par le procureur militaire du 7e corps de l’armée de terre de Diyarbakır.

    55.  Le 15 septembre 2008, la fondation Mehmetçik, une fondation publique de solidarité pour les proches des soldats morts au combat ou pour les soldats blessés, versa aux parents de Cevdet Güvener 20 864 livres turques (TRY - soit environ 11 650 euros (EUR) à cette date).

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    56.  Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont exposés dans les arrêts Kılınç et autres c. Turquie (no 40145/98, § 33, 7 juin 2005), Salgın c. Turquie (no 46748/99, §§ 51-54, 20 février 2007), Abdullah Yılmaz c. Turquie (no 21899/02, §§ 32-39, 17 juin 2008), Yürekli c. Turquie (no 48913/99, §§ 30-32, 17 juillet 2008), et Dülek et autres c. Turquie (no 31149/09, §§ 28-29, 3 novembre 2011).

    57.  Le règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (TSK Sağlık Yeteneği Yönetmeliği - règlement no 86/11092 du 24 novembre 1986) précise notamment que, dans le cas où une maladie ou une invalidité est constatée chez un appelé, des mesures d’ajournement du service ou de mise en congé sont prises. La liste des maladies ou invalidités en question est donnée dans une annexe du règlement (Hastalık ve Arızalar Listesi) dont les articles 15 à 18 visent les différentes formes de troubles psychologiques ou psychiatriques, et notamment la dépression.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

    58.  Les requérants considèrent que l’enquête menée au sujet du décès de leur proche était dénuée d’effectivité. Ils invoquent les articles 2 et 13 de la Convention.

    59.  Le Gouvernement invite la Cour à déclarer la Requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours administratives, précisant que ces voies sont prévues aux fins d’obtention d’une compensation et qu’elles sont ouvertes soit sur le fondement d’une faute attribuable aux autorités, soit sur celui du principe de la responsabilité objective. Il considère aussi qu’une enquête appropriée a été menée et que le suicide a été établi d’une manière non équivoque. Il estime enfin que les autorités ne pouvaient pas non plus être tenues responsables d’avoir manqué à leur devoir de prévention puisque, à ses yeux, il s’agissait d’un cas inattendu.

    60.  La Cour rappelle qu’elle a compétence pour apprécier au regard de l’ensemble des exigences de la Convention les circonstances dont se plaint un requérant. Dans l’accomplissement de cette tâche, il lui est loisible de donner aux faits de la cause, tels qu’elle les considère comme établis par les divers éléments dont elle dispose, une qualification juridique différente de celle que leur attribue l’intéressé ou, au besoin, de les envisager sous un autre angle (Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 63, CEDH 2000-XII, et Remzi Aydın c. Turquie, no 30911/04, § 44, 20 février 2007). Elle décide ainsi d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

    « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

    A.  Sur la recevabilité

    61.  S’agissant de l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle qu’elle a déjà rejeté une exception similaire (voir, parmi d’autres, Abdullah Yılmaz c. Turquie, n21899/02, § 47, 17 juin 2008, et voir aussi, mutatis mutandis, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 130-135, 14 avril 2015), au motif qu’un recours ne pouvant déboucher que sur l’octroi d’une indemnité n’était, en principe, pas à exercer au titre des articles 2 ou 3 de la Convention. Aucune circonstance particulière ne permet de se départir de cette position dans la présente affaire, dans la mesure où une opposition, constituant un recours effectif, a été formée par les requérants contre le non-lieu du procureur militaire. Par conséquent, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement présentée à cet égard (voir, pour un cas où il n’y a pas d’allégation d’homicide mais une allégation de manquement aux obligations positives en vue d’empêcher le suicide, Volkan c. Turquie, (déc.), no 3449/09, §§ 41-48, 20 octobre 2015).

    62.  Quant à l’aspect matériel de l’article 2 de la Convention, le dossier ne permet de déceler aucun élément tangible permettant d’accréditer la thèse d’un homicide avancée par les requérants (voir également les paragraphes 79, 82, 95 et 99 ci-dessous). Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    63.  S’agissant de l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour considère que cette partie de la Requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

    B.  Sur le fond

    64.  Les requérants allèguent que l’enquête menée en l’espèce était ineffective pour les motifs suivants :

    - l’examen balistique ne concernait pas la troisième arme, celle de S.M. ;

    - le rapport établi à cet égard ne donnait aucune réponse sur l’origine de la cartouche retrouvée sur les lieux ;

    - l’enquête n’a pas été approfondie en vue de découvrir ce qui s’était exactement passé entre Cevdet Güvener et ses deux camarades de garde après qu’ils eurent été surpris dans leur sommeil ;

    - aucune recherche n’a été faite sur l’incohérence entre l’allégation de la famille selon laquelle Cevdet Güvener avait dit qu’il allait être tué et la déposition du soldat responsable de la centrale du poste-frontière ;

    - les requérants n’ont pas été associés à cette enquête car, selon eux, leur cause n’a pas été entendue dans le cadre d’une procédure contradictoire, aucune audience n’a été tenue et ils n’ont pas été autorisés à visiter les lieux des faits au motif qu’il s’agissait d’une zone militaire ;

    - et enfin, ni le procureur militaire ni les membres du tribunal militaire n’étaient indépendants puisqu’ils faisaient partie de l’armée.

    65.  Le Gouvernement combat les thèses des requérants et considère l’allégation de l’homicide comme étant spéculative. Il affirme que l’enquête a été minutieuse et qu’elle a permis d’établir exactement les faits et de conclure que la vie de l’intéressé n’avait pas été menacée par les agissements d’autrui. Il exclut également de faire peser sur les autorités militaires une obligation de savoir que Cevdet Güvener était prédisposé au suicide au motif que celui-ci ne montrait aucun signe alarmant.

    1.  Principes généraux

    66.  Pour les principes généraux sur l’obligation positive des États de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger les personnes relevant de leur juridiction, y compris dans le domaine du service militaire, contre le fait d’autrui ou, le cas échéant, contre elles-mêmes, la Cour renvoie à son arrêt Abdullatif Arslan et Zerife Arslan c. Turquie (no 40862/08, §§ 29-32, 21 juillet 2015, et les références qui y figurent).

    67.  Pour les principes généraux concernant les critères d’effectivité d’une enquête et l’indépendance des autorités impliquées, la Cour renvoie à ses arrêts Anguelova c. Bulgarie (no 38361/97, § 138, CEDH 2002-IV), Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005-VII), Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-II), Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], n23458/02, §§ 301-304, CEDH 2011), Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011), Jaloud c. Pays-Bas ([GC], n47708/08, § 186, CEDH 2014), Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 171-182, et les références qui y figurent), et Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, §§ 229-239, 30 mars 2016).

    68.  La Cour estime utile de rappeler également lorsqu’il s’agit d’établir les faits, qu’en raison du caractère subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons endosser le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (Ataykaya c. Turquie, n50275/08, § 47, 22 juillet 2014, et Leyla Alp et autres c. Turquie, no 29675/02, § 76, 10 décembre 2013). Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi d’autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle a à sa disposition des données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 69, 12 mars 2013).

    2.  Application en l’espèce

    a.  Sur l’adéquation de l’enquête

    69.  La Cour observe en premier lieu que le procureur de la République de Ceylanpınar et une équipe de gendarmes ont été immédiatement dépêchés sur les lieux à la suite du décès de Cevdet Güvener, survenu le 23 février 2007, et que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même.

    70.  Elle note également que le procureur militaire de Diyarbakır, qui a été déclaré compétent ratione materiae par la suite, a complété le dossier en tenant compte des allégations des requérants, puis a clôturé les investigations par une ordonnance de non-lieu datant du 21 août 2007.

    71.  Elle constate aussi que, le 23 juillet 2008, le tribunal militaire a réexaminé le dossier sur l’opposition formée par les requérants et confirmé le non-lieu. Dans ces circonstances, elle considère que les investigations en cause ont été menées avec la célérité requise.

    72.  La Cour relève ensuite que les autorités ont pris les mesures adéquates pour recueillir et préserver les éléments de preuve relatifs aux faits en question : le procureur de la République de Ceylanpınar s’est rendu immédiatement sur les lieux avec une équipe d’enquêteurs, composée de gendarmes ; des clichés ont été pris, des croquis établis, des mesures effectuées ; une description détaillée de chaque élément a été mentionnée sur le procès-verbal ; des prélèvements pour une recherche de résidus de tir sur les mains et le visage des deux camarades de garde de Cevdet Güvener présents au moment de l’événement ont été effectués et les trois armes présentes sur les lieux, ainsi que leurs munitions, ont été saisies ; enfin, même si le dossier ne permet pas de déterminer à quel moment il a été effectué, un prélèvement de résidus de tir sur les mains et le visage de Cevdet Güvener a également été réalisé (paragraphes 12 à 28 ci-dessus).

    73.  La Cour note aussi que le procureur de la République de Ceylanpınar a immédiatement interrogé les deux camarades de Cevdet Güvener, ainsi que le colonel qui était de passage sur les lieux juste avant l’événement et les deux soldats qui accompagnaient ce colonel, respectivement en tant que chauffeur et aide de camp (paragraphes 18 et 19 ci-dessus).

    74.  La Cour observe également qu’un examen post mortem a été pratiqué le jour même du décès, que des actes de radiologie ont été effectués pour rechercher la balle et que cet examen a permis d’aboutir à un compte rendu complet sur le corps et la blessure mortelle, à une analyse objective des constatations cliniques, ainsi qu’à une évaluation de la distance probable de tir (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour note aussi que la balle n’a pas été trouvée dans le corps, ce qui est attesté par les résultats des examens radiologiques (paragraphe 21 ci-dessus) ; elle n’a pas non plus été retrouvée sur les lieux (paragraphe 20 ci-dessus), ce qui peut s’expliquer par le fait que le tir a été réalisé à l’extérieur sur un pont.

    75.  La Cour note enfin que les trois armes et les munitions retrouvées sur les lieux ont elles aussi été soumises à des examens scientifiques et que, contrairement à la première allégation des requérants, la troisième arme a aussi fait l’objet d’un examen balistique (paragraphe 27 ci-dessus).

    76.  La Cour ne peut admettre non plus la seconde allégation des requérants selon laquelle aucune réponse n’a été donnée à la découverte de la cartouche pleine sur les lieux puisque le rapport d’examen balistique indiquait qu’il avait été mené un examen en vue d’établir l’appartenance de celle-ci à l’un des trois chargeurs (paragraphe 25 ci-dessus). Même si cet examen n’a pas permis d’établir un lien entre la cartouche en question et les trois chargeurs, la Cour rappelle que l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat ; or les autorités n’ont pas négligé cette recherche. Au surplus, il était question d’une cartouche pleine ; celle-ci n’ayant pas été utilisée, la recherche à son égard n’aurait que permis de remettre en cause la version des faits présentés par H.A., qui affirmait que Cevdet Güvener avait manié à deux reprises le levier d’armement de son fusil (paragraphe 17 ci-dessus).

    77.  Par ailleurs, la Cour relève que l’enquête a été approfondie : en effet, les témoignages de S.M. et de H.A. ont été croisés (paragraphes 30 et suivants) et une négligence des gendarmes concernant la découverte d’une autre cartouche vide dans le chargeur de l’arme dont le numéro de série était le 485812 a été recherchée (paragraphe 50 ci-dessus). Sur ce dernier point, les requérants n’indiquent pas quelles conséquences auraient pu être attribuées à la découverte de cette seconde cartouche vide quant au décès de leur proche. La Cour note qu’au final l’expertise balistique indiquait que cette seconde cartouche vide provenait d’une arme autre que les trois armes qui se trouvaient sur les lieux. Enfin, elle observe à cet égard que l’examen post mortem ne mentionnait qu’une seule entrée de balle.

    78.  Par ailleurs, même si elle a été infructueuse, la Cour observe qu’une recherche d’empreintes digitales a été effectuée sur l’arme de Cevdet Güvener (paragraphe 15 ci-dessus), qui avait été désignée par l’examen balistique comme étant à l’origine du tir de la cartouche extraite de celle-ci.

    79.  Enfin, la Cour relève que les responsables de l’enquête ont exploré les diverses pistes possibles. En effet, les camarades de garde de Cevdet Güvener ont été interrogés à plusieurs reprises. Les enquêteurs leur ont posé des questions sur une éventuelle dispute survenue entre eux. L’examen post mortem a aussi inclus un examen anal, afin de n’exclure aucune piste d’enquête (paragraphes 16, 21 et 30 ci-dessus).

    80.  De plus, la Cour note que des prélèvements ont immédiatement été effectués sur les mains et le visage des intéressés et que leurs fusils ont été soumis à des examens en vue de vérifier la crédibilité de leur version (paragraphes 12 et 16 ci-dessus). Par conséquent, les allégations des requérants selon lesquelles les autorités n’ont pas cherché à établir exactement ce qui s’était passé entre les trois soldats sont sans fondement. La Cour souligne que l’enquête élaborée, resumée ci-dessus n’a pas mis en évidence d’élément permettant d’établir un lien entre le décès de Cevdet Güvener et les armes de S.M. et H.A. (voir en particulier les paragraphes 23 et suivants ci-dessus) et que l’implication d’un tiers dans ce décès ne ressort d’aucun élément du dossier.

    81.  La Cour observe que les autorités ont aussi réalisé plusieurs interrogatoires ultérieurement non seulement pour établir les faits, mais aussi pour clarifier ceux-ci eu égard à l’allégation des requérants selon laquelle leur proche avait été menacé par l’un des commandants. Selon la Cour, l’enquête a parfaitement répondu tant à ce point qu’à l’incohérence alléguée entre la plainte de la famille et la déposition du soldat responsable de la centrale du poste-frontière. Ainsi, plusieurs soldats en fonction au même poste-frontière, dont deux en particulier, ont affirmé ne pas avoir entendu Cevdet Güvener parler au téléphone d’une menace quelconque (paragraphes 34 et 38 ci-dessus) et, de surcroît, plusieurs officiers ont été interrogés à ce sujet (paragraphes 33 et suivants). Par conséquent, rien ne permet d’affirmer que les autorités ont omis d’interroger des témoins clés ou qu’elles ont conduit les auditions de manière inappropriée. La Cour constate aussi la concordance de celles-ci, tant s’agissant de l’explication des faits que de la réponse apportée à l’allégation des requérants.

    82.  Elle observe aussi que cette allégation était fragile sur deux points. D’une part, la conversation de la veille n’avait pas eu lieu le soir vers 20 heures, comme allégué, mais à 13 h 15 selon les relevés des télécommunications (paragraphe 40 ci-dessus). D’autre part, M. Orhan Güvener, qui était l’une des personnes à avoir parlé avec Cevdet Güvener, en plus de leur mère âgée, avait répondu par la négative à la question de savoir si celui-ci avait dit être menacé et avait appelé à l’aide (paragraphes 34 et 38 ci-dessus).

    83.  Partant, on ne saurait affirmer que les autorités se sont insuffisamment penchées sur les allégations des requérants, ont omis d’examiner d’autres thèses que celle qui a finalement été retenue ou ont passivement admis la version fournie par les dernières personnes à avoir vu Cevdet Güvener vivant et qui pouvaient de ce fait être suspectées.

    84.  Ainsi, la Cour ne relève aucun manquement susceptible de remettre en cause le caractère adéquat et prompt de l’enquête menée par les instances nationales.

    b.  Sur la participation à l’enquête des proches du défunt

    85.  La Cour rappelle avoir déjà conclu à la violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention dans des affaires dans lesquelles les requérants n’avaient été informés de décisions judiciaires concernant l’enquête qu’avec un retard considérable et dans lesquelles les informations fournies ne contenaient aucune précision sur les motifs desdites décisions (voir, par exemple, Trufin c. Roumanie, no 3990/04, § 52, 20 octobre 2009, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, n64301/01, § 114, 1er décembre 2009) en raison du fait qu’une telle situation était de nature à empêcher toute contestation effective (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 210-212).

    86.  Ainsi, dans l’affaire Anık et autres c. Turquie (no 63758/00, §§ 76-77, 5 juin 2007), où les requérants, après le prononcé de la décision de non-lieu, ne s’étaient vu remettre aucun document du dossier à l’exception de leurs propres dépositions, la Cour a conclu à une violation de l’article 2 de la Convention au motif que le non-lieu ne pouvait être effectivement contesté sans connaissance préalable des éléments du dossier d’instruction.

    87.  La Cour rappelle aussi sa position selon laquelle l’accès à la procédure dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (Giuliani et Gaggio, précité, § 304). Elle avait aussi déjà dit que si les exigences du procès équitable peuvent inspirer l’examen des questions procédurales considérées sous l’angle d’autres dispositions, telles que les articles 2 ou 3 de la Convention, les garanties offertes ne s’apprécient pas nécessairement de la même manière (voir, mutatis mutandis, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 218 et 220, sur l’indépendance de l’enquête, voir aussi, pour des considérations sur l’article 6 § 1 de la Convention, Perez c. France [GC], n47287/99, § 67, CEDH 2004-I, Beyazgül c. Turquie, n27849/03, §§ 30-44, 22 septembre 2009, et Ramsahai et autres, précité, § 359).

    88.  En l’espèce, la Cour relève d’emblée qu’une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu du 21 août 2007, comportant un résumé détaillé de tous les éléments de l’enquête ainsi qu’un exposé des motifs, a été fournie aux requérants par la notification de ladite décision (paragraphe 52 ci-dessus).

    89.  La Cour observe que le dossier ne permet pas de comprendre si la totalité des éléments versés au dossier d’instruction a aussi été communiquée aux intéressés. Cependant, eu égard aux motifs détaillés exposés par ceux-ci dans leur pétition d’opposition au non-lieu (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour conclut que les requérants avaient à leur disposition la grande majorité de ces éléments. Qui plus est, elle note que leurs dépositions ont été recueillies pour apporter davantage de précisions à leur plainte (paragraphe 42 ci-dessus). Par conséquent, on ne saurait considérer qu’ils ont été dans l’impossibilité d’exercer effectivement leurs droits.

    90.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les requérants ont bénéficié d’un accès aux informations générées par l’enquête à un degré suffisant pour leur permettre de participer de manière effective à la procédure.

    c.  Sur l’indépendance de l’enquête

    91.  Pour les principes relatifs à l’indépendance de l’enquête, la Cour renvoie à l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 217-257), dont les circonstances étaient similaires à celles de la présente cause et dans laquelle les autorités chargées de l’enquête, tant s’agissant du parquet que du tribunal militaire, étaient identiques (à savoir le parquet militaire du 7e corps de l’armée de terre et le tribunal militaire du 2e corps d’armée aérien de Diyarbakır).

    92.  La Cour note d’emblée que le grief qui lui est soumis n’est aucunement explicité. Les requérants se contentent de dire que le procureur et les juges sont des officiers de l’armée, mais ils ne mentionnent aucun lien hiérarchique entre le suspect principal à leurs yeux, à savoir « le commandant qui aurait menacé leur proche », et les experts ou magistrats qui ont pris part à l’enquête.

    93.  En l’espèce, la Cour relève que les investigations préliminaires ont été menées par le procureur de la République de Ceylanpınar et que ce n’est qu’après la décision d’incompétence ratione materiae prononcée par celui-ci que le procureur militaire de Diyarbakır a été saisi de l’affaire. Ce premier procureur en charge de l’affaire, un procureur de droit commun, n’avait aucun lien, hiérarchique ou autre, avec les soldats effectuant leur service militaire au poste-frontière de Ceylanpınar ou avec les officiers en fonction à ce poste-frontière ou en lien avec celui-ci. Rien n’indique non plus qu’il n’en était pas ainsi s’agissant du procureur militaire de Diyarbakır.

    94.  Ensuite, la Cour relève que le procureur de droit commun avait de fait déjà accompli toutes les démarches primordiales au début de l’enquête (paragraphes 12 et suivants ci-dessus). L’investigation sur les lieux du décès avait été menée sous sa direction, par les enquêteurs rattachés à la gendarmerie de Ceylanpınar, et lui-même avait recueilli les dépositions des suspects potentiels sur les lieux, ainsi que du colonel et du personnel qui accompagnait ce dernier (paragraphes 16 à 19 ci-dessus). Des prélèvements pour une recherche de résidus de tir avaient été effectués sur les camarades de garde de Cevdet Güvener, et les trois armes et les munitions présentes sur les lieux avaient été saisies. Au surplus, l’examen balistique avait été réalisé par la police, qui relève d’une toute autre hiérarchie (paragraphe 23 ci-dessus).

    95.  Ainsi, il ne peut être reproché l’absence d’une quelconque mesure d’enquête au procureur de la République de Ceylanpınar. Aucun élément du dossier ne permet de dire que toutes les pistes, notamment la thèse de l’homicide, n’ont pas été explorées. Au contraire, il apparaît que toutes les pistes qui s’imposaient, dont la thèse criminelle, ont été envisagées.

    96.  S’agissant des questions portant sur l’indépendance statutaire des procureurs militaires, la Cour avait déjà dit dans son arrêt de Grande Chambre rendu dans l’affaire susmentionnée que celles-ci ne suffisaient pas à elles seules pour conclure au manque d’indépendance de l’enquête (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 236 et 237).

    97.  La Cour doit aussi examiner l’indépendance du procureur militaire de Diyarbakır qui a rendu la décision litigieuse, en vérifiant d’une part s’il avait des liens avec la ou les personnes susceptibles d’être inquiétées et d’autre part s’il y a eu dans son comportement des éléments trahissant concrètement un parti pris (ibidem).

    98.  La Cour observe que le procureur militaire saisi ultérieurement de l’affaire a aussi approfondi l’enquête, d’abord pour faire la lumière sur la cartouche vide qui avait été découverte dans un chargeur, puis pour s’enquérir de la teneur des allégations des requérants en interrogeant de multiples témoins (paragraphes 30 et suivants). Elle note également que, à la demande du procureur militaire, la police de Tarsus a aussi recueilli les dépositions des requérants (paragraphe 42 ci-dessus) et que ce procureur a ensuite demandé par commission rogatoire au procureur de la République de Ceylanpınar d’approfondir l’enquête sur les allégations des requérants, eu égard au contenu de leurs dépositions (paragraphe 46 ci-dessus), ce qui a conduit à l’interrogatoire de plusieurs autres soldats et d’officiers gradés.

    99.  Par conséquent, on ne peut considérer que l’un ou l’autre de ces procureurs ont passivement admis la version du suicide qui a pu leur être présentée (Giuliani et Gaggio, précité, § 322). En effet, il ne ressort de l’enquête aucun élément tangible permettant d’accréditer la thèse d’un homicide avancée par les requérants.

    100.  Quant à l’indépendance du tribunal militaire lors de l’exercice par lui d’un contrôle de l’instruction pénale, la Cour avait déjà dit que le fait que l’un des trois juges fût un officier en service actif qui ne présentait pas les mêmes garanties d’indépendance que les deux autres ne suffisait pas en soi pour conclure au manque d’indépendance de l’enquête sur le terrain de l’article 2 de la Convention laquelle doit s’apprécier in concreto (Mustafa Tunç et Feride Tunç, précité, §§ 245-249).

    101.  Or, en l’espèce, la Cour relève que les requérants ne reprochent à ce tribunal aucun manquement concret à une obligation procédurale, mais qu’ils semblent uniquement émettre des critiques de principe quant à son indépendance statutaire. La Cour estime donc que cette partie du grief ne doit pas être examinée plus avant. Le fait que le tribunal ait estimé que toutes les mesures d’enquête qui s’avéraient nécessaires à la manifestation de la vérité avaient été prises et qu’il n’existait pas d’éléments suffisants pour justifier l’ouverture d’un procès contre un suspect quelconque ne peut aucunement être vu comme la marque d’un défaut d’indépendance. À cet égard, la Cour rappelle que les autorités sont tenues d’une obligation de moyens et non de résultat et que l’article 2 de la Convention n’implique pas le droit à l’obtention d’une condamnation ou à l’ouverture d’un procès (ibidem, § 253).

    102.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’enquête a été suffisamment indépendante au regard de l’article 2 de la Convention.

    d.  Conclusion

    103.  En conclusion, la Cour estime que l’enquête menée en l’espèce a été adéquate, prompte, suffisamment approfondie et indépendante et que les requérants y ont été associés à un degré suffisant pour la sauvegarde de leurs intérêts et l’exercice de leurs droits. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect procédural.

    II.  SUR LE RESTANT DE LA Requête

    104.  Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants arguent du manque d’indépendance et d’impartialité du procureur et du tribunal militaires ayant examinés l’affaire.

    105.  La Cour avait déjà dit dans un cas similaire que l’article 6 ne s’appliquait pas. Par conséquent, cette partie de la Requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4 (voir Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 217-218).

    106.  Invoquant l’article 14 de la Convention, les requérants allèguent que leur proche a été tué en raison de ses origines kurdes.

    107.  La Cour note que ce grief n’est pas assorti de précisions qui permettraient de l’examiner sur le fond (Makbule Kaymaz et autres c. Turquie, no 651/10, § 150, 25 février 2014) et qu’il n’est pas corroboré par la conclusion sur l’article 2 ci-dessus quant à l’allégation selon laquelle l’intéressé aurait été tué.

    108.  Il s’ensuit que cette partie de la Requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention sous son aspect procédural et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect procédural.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente

     



    [1].  L’enquête fut élargie sur la découverte de cette cartouche vide (voir le paragraphe 50 ci-dessous). Cela permit d’établir qu’une seule balle avait été tirée et que cette autre cartouche vide se trouvait tout au fond du chargeur et n’avait été tirée par aucune des trois armes présentes sur les lieux.


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