BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?
No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!
[Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback] | ||
European Court of Human Rights |
||
You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> R.D. v. FRANCE - 34648/14 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fifth Section)) French Text [2016] ECHR 535 (16 June 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/535.html Cite as: [2016] ECHR 535 |
[New search] [Contents list] [Printable RTF version] [Help]
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE R.D. c. FRANCE
(Requête no 34648/14)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juin 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire R.D. c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger,
présidente,
Ganna Yudkivska,
Khanlar Hajiyev,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mai 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34648/14) dirigée contre la République française et dont une ressortissante guinéenne, Mme R.D. (« la requérante »), a saisi la Cour le 9 mai 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement).
2. La requérante a été représentée par Mme M. Lindemann de l’Association service social familial migrants (« ASSFAM »), une organisation non gouvernementale. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. La requérante, invoquant l’article 3 de la Convention, craint de subir des traitements contraires à cet article en cas d’éxécution de la mesure de renvoi vers la Guinée. Invoquant l’article 13 combiné avec l’article 3, la requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif dans la mesure où sa demande d’asile a été examinée seulement selon la procédure prioritaire.
4. Le 13 mai 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1993 et réside à Neuilly-sur-Seine.
A. Sur les événements tels qu’ils se sont déroulés selon la requérante avant son arrivée en France.
6. La requérante est originaire de Conakry et appartient à l’ethnie peule. Elle explique que sa famille, de confession musulmane, est très respectueuse des pratiques religieuses et que son père est imam. En 2010, elle fit la rencontre de X, un homme de confession chrétienne. Elle noua avec lui une relation amoureuse. Leur relation demeura cependant cachée. Le 25 mars 2012, X la demanda en mariage. La requérante lui indiqua qu’il devait en premier lieu demander sa main à son père. Lorsque X se rendit à cette fin au domicile de la requérante, son père refusa catégoriquement que sa fille épouse un non musulman puis il le chassa de la maison. À la suite de cet épisode, le père de la requérante ainsi que ses frères la menacèrent de mort si elle poursuivait cette relation. Néanmoins, elle continua de fréquenter X.
7. En 2012, la requérante s’enfuit de chez elle et se réfugia chez X. Sa mère, qui entre-temps avait été chassée du domicile familial par le père, la contacta et lui demanda de revenir.
8. Sur les conseils du père de X, la requérante l’épousa en novembre 2012. Elle explique qu’elle était alors enceinte de 3 mois. En décembre 2012, alors qu’elle se trouvait au domicile qu’elle occupait avec X, son père, ses frères et ses demi-frères firent irruption. Ils commencèrent alors à la frapper sur tout le corps puis la ramenèrent de force au domicile familial. Alors que son mari rentrait à la maison, les frères de la requérante qui l’attendaient, le maîtrisèrent puis le frappèrent avant que des voisins ne mettent fin à cette dispute. Elle indique qu’elle porte encore des séquelles de cet événement.
9. À la demande du mari, la sœur de la requérante rapporta la situation au commissariat. La requérante explique que des policiers se rendirent au domicile familial alors qu’elle était attachée à un arbre dans la cour. Ces derniers la détachèrent et l’emmenèrent à l’hôpital où elle resta durant deux mois. Elle y apprit qu’elle avait perdu son bébé. Après un court séjour chez un ami de son mari, ce dernier l’envoya se réfugier chez son oncle dans la ville de Nzerekoré située à 800 kilomètres de Conakry, près de la frontière avec le Libéria et la Côte d’Ivoire. Pendant ce temps, la requérante explique que son père, très influent, fit arrêter son mari et le fit questionner par des gendarmes qu’il avait soudoyés. Elle rapporte ensuite que la maison de ses beaux-parents fut saccagée. Elle explique qu’en raison de l’influence de son père et de sa position sociale, il était en mesure de corrompre les autorités et qu’elle était donc dans l’impossibilité de solliciter leur protection.
10. Le père de X accepta alors d’indiquer au père de la requérante où se trouvait cette dernière.
11. Lorsque des policiers se rendirent chez l’oncle de X où se trouvait la requérante, celle-ci prit la fuite. Après avoir réuni suffisamment d’argent, la requérante quitta la Guinée pour se rendre en France. Elle explique qu’une fois en France, certains ressortissants guinéens lui ont affirmé que son père se trouvait en France à sa recherche.
B. Sur les événements tels qu’ils se sont déroulés depuis son arrivée en France.
12. La requérante arriva en France le 27 février 2014 et entama des démarches auprès d’associations à Reims afin d’obtenir une domiciliation administrative et pouvoir ainsi déposer une demande d’asile. Elle se présenta à un rendez-vous le 14 avril 2014 à la Croix-Rouge de Châlons-en-Champagne dans le cadre de la plate-forme d’information et d’accueil des demandeurs d’asile. Elle obtint alors un rendez-vous le 23 mai 2014 avec ces mêmes services afin d’obtenir une domiciliation et de se présenter à la préfecture. Toutefois un jour, alors qu’elle se trouvait à Reims, un ressortissant guinéen affirma la connaître puis lui indiqua avoir aperçu son père dans la même ville peu de temps auparavant.
13. Elle tenta alors de quitter la France mais fut interpellée à Paris gare du Nord, en possession d’une carte d’identité française. Le 28 avril 2014, il lui fut notifié une obligation de quitter le territoire sans délai à destination de la Guinée ainsi qu’un placement en rétention. Elle contesta ces mesures mais son recours fut rejeté par le tribunal administratif de Paris le 2 mai 2014. La requérante n’interjeta pas appel de cette décision devant la cour administrative d’appel de Paris.
14. Le 30 avril 2014, elle déposa une demande d’asile qui fut traitée selon la procédure prioritaire. Ses déclarations furent entendues par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (« OFPRA ») le 6 mai 2014. Sa demande fut rejetée le 7 mai 2014 par le directeur général de l’OFPRA. La requérante forma un recours contre cette décision devant la Cour nationale du droit d’asile (« CNDA »). Ce recours est toujours pendant.
15. Pour corroborer ses allégations, la requérante s’appuie sur une copie d’un extrait du registre d’état-civil datée du 18 juin 2014 établissant que la requérante est bien mariée à X. Elle verse également deux certificats médicaux. Le premier établi le 12 mai 2014 au centre de rétention administrative indique :
« À l’examen, on retrouve les cicatrices suivantes
- une cicatrice de 7cm, au bord inférieur de la mâchoire
- 4 cicatrices de 3cm, situées au niveau de l’épaule droite, à la face externe du bras droit et au-dessus du poignet droit. Les cicatrices sont de formes stellaires.
- une cicatrice de 14 cm, sur la face postérieure du mollet gauche
- deux cicatrices de 3 cm sur la face antérieure du mollet droit
Les cicatrices ne semblent pas avoir fait l’objet de soins médicaux
Elles sont compatibles avec les faits de violences allégués. »
Le second certificat médical a été établi le 27 juin 2014 :
« Mme R.D déclare avoir subi des violences de la part de ses frères et de son père, en raison de leur opposition à son mariage à un chrétien.
Ils auraient fait irruption à son domicile en décembre 2012 et l’auraient violemment frappée contre une vitre, occasionnant de nombreuses plaies par éclats de verre.
À l’examen clinique, on constate :
- une cicatrice de suture au menton
- plusieurs cicatrices à l’épaule droite
- de nombreuses cicatrices au poignet droit, en rapport avec une chirurgie pour extraction des morceaux de verre
- de multiples cicatrices aux 2 membres inférieurs, attribuées aux éclats de verre.
Les entretiens se sont déroulés en français.
L’ensemble de ces constatations est compatible avec les déclarations de la patiente. »
16. Le 13 mai 2014, le juge faisant fonction de président de la section à laquelle l’affaire a été attribuée a décidé d’indiquer au Gouvernement, en application de l’article 39 du règlement de la Cour, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de ne pas expulser la requérante vers la Guinée pour la durée de la procédure devant la Cour.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Droit d’asile et procédure d’asile
17. Les principes généraux régissant la procédure d’asile dite prioritaire appliquée aux demandeurs en rétention sont résumés dans l’arrêt I.M. c. France, (no 9152/09, §§ 49-63 et §§ 64-74, 2 février 2012).
B. Procédure devant le tribunal administratif
18. L’article L. 12-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (« CESEDA ») dispose :
« (...) II. ― L’étranger qui fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire sans délai peut, dans les quarante-huit heures suivant sa notification par voie administrative, demander au président du tribunal administratif l’annulation de cette décision, ainsi que l’annulation de la décision relative au séjour, de la décision refusant un délai de départ volontaire, de la décision mentionnant le pays de destination et de la décision d’interdiction de retour sur le territoire français qui l’accompagnent le cas échéant.
(...)
Toutefois, si l’étranger est placé en rétention en application de l’article L. 551-1 ou assigné à résidence en application de l’article L. 561-2, il est statué selon la procédure et dans le délai prévus au III du présent article.
III. ― En cas de décision de placement en rétention ou d’assignation à résidence en application de l’article L. 561-2, l’étranger peut demander au président du tribunal administratif l’annulation de cette décision dans les quarante-huit heures suivant sa notification. Lorsque l’étranger a fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français, le même recours en annulation peut être également dirigé contre l’obligation de quitter le territoire français et contre la décision refusant un délai de départ volontaire, la décision mentionnant le pays de destination et la décision d’interdiction de retour sur le territoire français qui l’accompagnent le cas échéant, lorsque ces décisions sont notifiées avec la décision de placement en rétention ou d’assignation. Toutefois, si l’étranger est assigné à résidence en application du même article L. 561-2, son recours en annulation peut porter directement sur l’obligation de quitter le territoire ainsi que, le cas échéant, sur la décision refusant un délai de départ volontaire, la décision mentionnant le pays de destination et la décision d’interdiction de retour sur le territoire français.
Le président du tribunal administratif ou le magistrat qu’il désigne à cette fin parmi les membres de sa juridiction ou les magistrats honoraires inscrits sur la liste mentionnée à l’article L. 222-2-1 du code de justice administrative statue au plus tard soixante-douze heures à compter de sa saisine. Il peut se transporter au siège de la juridiction judiciaire la plus proche du lieu où se trouve l’étranger si celui-ci est retenu en application de l’article L. 551-1 du présent code. Si une salle d’audience attribuée au ministère de la justice lui permettant de statuer publiquement a été spécialement aménagée à proximité immédiate de ce lieu de rétention, il peut statuer dans cette salle.
L’étranger peut demander au président du tribunal administratif ou au magistrat désigné à cette fin le concours d’un interprète et la communication du dossier contenant les pièces sur la base desquelles la décision contestée a été prise.
L’audience est publique. Elle se déroule sans conclusions du rapporteur public, en présence de l’intéressé, sauf si celui-ci, dûment convoqué, ne se présente pas. L’étranger est assisté de son conseil s’il en a un. Il peut demander au président du tribunal administratif ou au magistrat désigné à cette fin qu’il lui en soit désigné un d’office.
Il est également statué selon la procédure prévue au présent III sur le recours dirigé contre l’obligation de quitter le territoire français par un étranger qui est l’objet en cours d’instance d’une décision de placement en rétention ou d’assignation à résidence en application de l’article L. 561-2. Le délai de soixante-douze heures pour statuer court à compter de la notification par l’administration au tribunal de la décision de placement en rétention ou d’assignation. »
C. Données internationales
19. Dans son rapport sur la situation des droits de l’homme en Guinée en date du 11 février 2014 (Report of the United Nations High Commissioner for Human Rights on the situation of human rights in Guinea), le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme note que :
« Impunity and weakness in the administration of justice remain a major concern, in particular, the failures in the judiciary which continue to erode the confidence of citizens in the justice system and which have led to the emergence of acts of private justice to the detriment of the rule of law.
Furthermore, the persistence of violence against women and an increase in acts of violence, in particular inter-communal violence, followed by few sanctions, are barriers to the establishment of peace, security and social cohesion and hamper the development of the country and the consolidation of the rule of law.
Recommendations addressed to the Government of Guinea
Strengthen the fight against all forms of discrimination, in particular violence against women and girls, with special emphasis on the fight against sexual violence and female genital mutilation; »
20. Dans ses rapports sur la situation des droits de l’homme en Guinée (USSD Human Rights report) en date du 25 juin 2015, le Département d’État américain indique :
« The most serious human rights problems included life-threatening prison and detention center conditions; denial of fair trial; and violence and discrimination against women and girls, including forced and early marriage and female genital mutilation/cutting (FGM/C). (...)
Role of the Police and Security Apparatus
Corruption remained widespread (see section 4). Administrative controls over police were ineffective, and security forces rarely followed the penal code. Few victims reported crimes due to the common perception that police were corrupt, ineffective, and dangerous. »
21. Dans son rapport mondial (World Report 2015) en date du 29 juin 2015, l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch note à propos de la Guinée :
« The government made some progress in ensuring accountability for past atrocities, including the 2009 massacre of unarmed demonstrators by security forces. Inadequate progress on strengthening the judiciary and endemic corruption continued to undermine respect for the rule of law and directly led to violations. (...)
Decades of neglect of the judiciary has led to striking deficiencies in this sector, allowing perpetrators of abuse to enjoy impunity for crimes. The operational budget for the judiciary remained at around 0.5 percent of the national budget, resulting in severe shortages of judicial personnel and insufficient infrastructure and resources. Unprofessional conduct in this sector, including absenteeism and corrupt practices, contributed to widespread detention-related abuses. (...)
Security forces have long demonstrated a lack of political neutrality evident in the use of racial slurs and failure to provide equal protection to citizens of all ethnic and religious groups, notably those supporting the political opposition. The government’s failure to acknowledge this problem raises concern in advance of the 2015 elections. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
22. La requérante allègue que la mise à exécution de son renvoi vers la Guinée l’exposerait à un risque de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
23. Le Gouvernement soulève à, titre principal, une exception d’irrecevabilité tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
24. Le Gouvernement relève, en premier lieu, que la requérante a introduit un recours contre la décision de l’OFPRA du 7 mai 2014 rejetant sa demande tendant à ce que lui soit reconnue la qualité de réfugié devant la CNDA. Ce recours était toutefois pendant au jour où la requérante a saisi la Cour. Le Gouvernement note de surcroît que cette décision pourra faire l’objet d’un pourvoi en cassation dans un délai de deux mois en vertu des dispositions des articles L. 821-1 et R. 821-1 du code de justice administrative.
25. Le Gouvernement souligne que la requérante s’est également abstenue d’interjeter appel auprès de la cour administrative d’appel de Paris du jugement du tribunal administratif de Paris (paragraphe 13 ci-dessus).
26. La requérante conteste cette exception d’irrecevabilité. Elle explique que ni la saisine de la cour administrative d’appel, ni la saisine de la CNDA n’auraient suspendu l’exécution de la décision portant obligation de quitter le territoire français. Ces recours sont donc inefficaces et inadéquats.
27. Dans son arrêt Y.P et L.P c. France (no 32476/06, § 53, 2 septembre 2010), la Cour a rappelé que lorsqu’un requérant cherche à éviter d’être renvoyé par un État contractant, il est normalement appelé à épuiser un recours qui a un effet suspensif (Bahaddar c. Pays-Bas, 19 février 1998, §§ 47-48, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). Un contrôle juridictionnel, lorsqu’il existe et lorsqu’il fait obstacle au renvoi, doit être considéré comme un recours effectif qu’en principe les requérants doivent épuiser avant d’introduire une requête devant la Cour ou de solliciter des mesures provisoires en vertu de l’article 39 du règlement de celle-ci en vue de retarder une expulsion (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 90, 17 juillet 2008). Toutefois, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999-III, NA. c. Royaume-Uni, précité, § 91, et N.K. c. France, no 7974/11, § 32, 19 décembre 2013).
28. Dans ses arrêts Y.P. et L.P. c. France (précité, § 55), et I.M. c. France (précité, § 149), la Cour a relevé que le recours devant le tribunal administratif contre l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière constitue une voie de recours réputée efficace dans la mesure où il revêt un caractère suspensif et qu’il permet théoriquement au juge administratif d’apprécier les risques invoqués par l’étranger.
29. En l’espèce, la Cour observe que la requérante a introduit un recours devant le tribunal administratif afin de contester l’arrêté préfectoral portant obligation de quitter le territoire français sans délai, fixant le pays de destination et la plaçant en rétention administrative daté du 28 avril 2014 avant de solliciter de la Cour l’application d’une mesure provisoire. La Cour note également que si le recours formé devant le tribunal administratif suspend de plein droit l’exécution de la décision portant obligation de quitter le territoire français en application de l’alinéa 2 de l’article L. 513-2 du CESEDA, cet effet suspensif ne s’attache pas à un appel formé contre un tel jugement devant une cour administrative d’appel. La Cour observe de surcroît que la demande d’asile de la requérante a été examinée selon la procédure prioritaire prévue par le 4o de l’article L. 741-4 du CESEDA. L’étranger qui, à l’instar de la requérante, est placé en procédure prioritaire bénéficie du droit de se maintenir en France jusqu’à la notification de la décision de l’OFPRA. En vertu de l’article L. 742-6 du CESEDA, aucune mesure d’éloignement ne peut être mise à exécution avant la décision de l’Office. Toutefois le recours formé contre la décision de l’OFPRA devant la Cour nationale du droit d’asile est dépourvu d’effet suspensif.
30. Dès lors, la Cour estime qu’en introduisant un recours devant le tribunal administratif contre l’arrêté de reconduite à la frontière, la requérante a satisfait à l’obligation d’épuisement des voies de recours internes. Il y a donc lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement. Par ailleurs, la Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
31. La requérante allègue que, de confession musulmane et fille d’un imam, elle court un risque de mauvais traitement en cas de retour dans son pays en raison de son mariage avec un compatriote de confession chrétienne.
32. La requérante rappelle avoir perdu l’enfant qu’elle attendait de son mari après avoir été agressée et battue par des membres de sa famille qui l’ont de surcroît séquestrée. L’intéressée souligne que les forces de police guinéenne, bien qu’informées et de la séquestration et des mauvais traitements subis, sont restées passives.
33. Le Gouvernement note qu’à l’appui de ses allégations, l’intéressée ne fournit pas d’autres pièces qu’un certificat médical (voir paragraphe 15), qui de surcroît ne permet pas de déterminer l’origine des cicatrices qu’elle porte.
34. Le Gouvernement souligne de plus que la requérante refuse de communiquer à la Cour une copie du récit qu’elle a présenté devant l’OFPRA, seule pièce permettant d’apprécier la véracité de ses allégations.
35. Par ailleurs, le Gouvernement rappelle qu’à supposer avérés les mauvais traitements qu’elle invoque, ils ne sont pas l’œuvre d’agents du gouvernement guinéen mais le fait de membres de la famille de la requérante. Celle-ci peut donc s’installer dans une région autre que celle dans laquelle réside sa famille.
2. Appréciation de la Cour
36. Sur le fond, la Cour se réfère aux principes applicables en la matière (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, CEDH 2011).
37. En particulier, la Cour considère qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il serait exposé à un risque de traitements contraires à l’article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments (Saadi, précité, § 129, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 113, CEDH 2016). Elle rappelle également qu’il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (voir, entre autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, F.G. c. Suède, précité, § 118).
38. En outre, l’existence d’un risque de mauvais traitements doit être examinée à la lumière de la situation générale dans le pays de renvoi et des circonstances propres au cas de l’intéressé. Lorsque les sources dont la Cour dispose décrivent une situation générale, les allégations spécifiques du requérant doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve (Saadi, précité, §§ 130-131).
39. Enfin, s’il convient de se référer en priorité aux circonstances dont l’État en cause avait connaissance au moment de l’expulsion, la date à prendre en compte pour l’examen du risque encouru est celle de la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil 1996-V, F.G. c. Suède, précité, § 115).
40. La Cour observe, en premier lieu, que les rapports internationaux relatifs à la situation en Guinée dénoncent le traitement réservé aux femmes (voir paragraphes 19-21). Il ressort également de ces rapports que les autorités guinéennes ne sont pas en mesure d’assurer la protection des femmes dans la situation de la requérante.
41. En deuxième lieu, la Cour prend note des arguments du Gouvernement et, notamment, de ceux relatifs à l’impossibilité d’apprécier l’authenticité des éléments du récit produit par la requérante devant l’OFPRA (voir paragraphes 14 et 34) à l’occasion d’un entretien qui se déroula à une date antérieure à l’établissement des deux certificats médicaux mentionnés ci-dessus.
42. Toutefois, la Cour souligne qu’au-delà de cet élément, la requérante produit des documents dont le contenu est de nature à rendre crédible le risque allégué. En particulier la Cour relève que le récit de la requérante est étayé par trois documents : les deux certificats médicaux (voir paragraphe 15) d’une part et une copie certifiée conforme du registre d’état civil attestant que la requérante épousa X le 4 novembre 2012 à Conakry.
43. La Cour rappelle, en troisième lieu, que les traitements prohibés par l’article 3 que la requérante craint de subir trouvent leur origine dans les agissements de sa famille. En outre, le récit de la requérante, que le gouvernement n’a pas mis en doute sur ce point, établit que la famille dispose de moyens lui permettant de retrouver la requérante, même si elle s’installait hors de Conakry (voir paragraphe 9).
44. Enfin, en quatrième lieu, eu égard tant aux raisons qui présidèrent à la fuite de la requérante (voir paragraphes 6 à 11 ci-dessus) qu’aux circonstances dans lesquelles cette fuite se déroula, la Cour estime improbable que le passage du temps ait diminué les risques de mauvais traitements.
45. Dès lors, la Cour estime qu’en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi, la requérante encourrait un risque sérieux de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, ce qui emporterait violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3
46. La requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié en droit français d’un recours effectif pour faire valoir son grief sous l’article 3, au mépris de l’article 13 de la Convention, en raison du traitement de sa demande d’asile selon la procédure prioritaire. La seconde de ces dispositions se lit comme suit :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Sur la recevabilité
47. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
48. Invoquant expressément la jurisprudence I.M. c. France (précité), la requérante dénonce, en premier lieu, le caractère expéditif de la procédure prioritaire de traitement des demandes d’asile et l’absence de caractère suspensif des recours devant la cour administrative d’appel et la CNDA. À cet égard, elle fait également valoir que l’OFPRA ne peut procéder à la suspension d’une mesure d’éloignement pendant le délai d’instruction d’une demande d’asile en procédure prioritaire. De surcroît, le juge des référés, en vertu d’une jurisprudence interne constante, n’est pas compétent pour ordonner la suspension d’une décision du directeur général de l’OFPRA.
49. En second lieu, la requérante fait valoir qu’elle a entrepris dès son arrivée des démarches en vue de solliciter l’asile en France (voir paragraphe 12).
50. Le Gouvernement fait remarquer que l’arrêt I.M. c. France (précité) ne remet pas en cause le caractère non suspensif du recours formé devant la CNDA.
51. Le Gouvernement soutient ensuite que les agissements de la requérante sont à l’origine du classement de sa demande en procédure prioritaire sur la base du 4o de l’article L. 741-4 du CESEDA, à l’instar des faits de l’affaire M.E. c. France (no 50094/10, 6 juin 2013). En effet, bien que bénéficiant d’une convocation pour le 23 mai 2014 afin que sa demande soit traitée en procédure normale, la requérante a préféré tenter de quitter le territoire français pour rejoindre la Grande-Bretagne sous couvert de faux documents d’identité.
52. Le Gouvernement fait valoir de surcroît que la demande d’asile de la requérante a fait l’objet d’un examen approfondi du tribunal administratif et de l’OFPRA.
53. Le Gouvernement expose, par ailleurs, que l’absence d’effet suspensif automatique du recours devant la CNDA ne prive pas nécessairement les intéressés de la possibilité d’obtenir la suspension de leur éloignement dans l’attente de la décision de la CNDA. La procédure de référé suspension offre en effet la possibilité de faire surseoir à l’exécution d’une mesure risquant d’entraîner une violation de l’article 3 de la Convention.
54. Le Gouvernement précise enfin que la requérante a pu saisir le juge administratif d’un recours contre les décisions qui lui ont été notifiées le 28 avril 2014 (voir paragraphe 13 ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
55. S’agissant des principes applicables, il est renvoyé aux arrêts I.M. c. France (précité, §§ 127-135) et M.E. c. France (précité, §§ 61-64).
56. La Cour est consciente, ainsi qu’elle l’a déjà exprimé dans l’arrêt I.M. c. France (précité, § 142) de la nécessité pour les États confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux. Elle ne remet pas en cause l’intérêt et la légitimité de l’existence d’une procédure prioritaire, en plus de la procédure normale de traitement des demandes d’asile, pour les demandes dont tout porte à croire qu’elles sont infondées ou abusives. La Cour a jugé, quant à l’effectivité du système de droit interne pris dans son ensemble, que, si les recours exercés par le requérant étaient théoriquement disponibles, leur accessibilité en pratique avait été limitée par plusieurs facteurs liés, pour l’essentiel, au classement automatique de sa demande en procédure prioritaire, à la brièveté des délais de recours à sa disposition et aux difficultés matérielles et procédurales d’apporter des preuves alors que le requérant se trouvait en détention ou en rétention (I.M. c. France, précité, §§ 49-63, §§ 64-74 et § 154). La Cour a conclu à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 après avoir constaté qu’il s’agissait d’une première demande d’asile et que le requérant, gardé à vue puis détenu, n’avait pas eu la possibilité de se rendre en personne à la préfecture pour introduire une demande d’asile comme l’exige le droit français (ibid., §§ 141 et 143).
57. Dans les arrêts M.E. c. France (précité, §§ 65-70) et K.K. c. France (no 18913/11, §§ 66-71, 10 octobre 2013), la Cour est arrivée à la conclusion inverse après avoir constaté que les requérants avaient particulièrement tardé à présenter leur demande d’asile et, partant, qu’ils avaient pu rassembler, au préalable, toute pièce utile pour documenter une telle demande. En outre, dans l’arrêt Sultani c. France (no 45223/05, §§ 64-65, CEDH 2007-IV (extraits)), la Cour a estimé que le réexamen d’une demande d’asile selon le mode prioritaire ne privait pas l’étranger en rétention d’un examen circonstancié dès lors qu’une première demande avait fait l’objet d’un examen complet dans le cadre d’une procédure d’asile normale. Le simple fait qu’une demande d’asile soit traitée en procédure prioritaire et donc dans un délai restreint ne saurait en conséquence, à lui seul, permettre à la Cour de conclure à l’ineffectivité de l’examen mené.
58. En l’espèce, la Cour observe que la requérante déposa une première demande en France le 2 mai 2014 et que, du fait du classement en procédure prioritaire, elle ne bénéficia que de délais de recours réduits pour préparer une demande d’asile complète et documentée en langue française, soumise à des exigences identiques à celles prévues pour les demandes déposées selon la procédure normale.
59. La Cour relève cependant qu’il n’est pas contesté que la requérante était convoquée le 23 mai 2014 en préfecture. Elle a néanmoins été interpellée le 28 avril 2014 alors qu’elle tentait de quitter le territoire français pour la Grande-Bretagne sous une fausse identité. Cette circonstance est à l’origine de son placement en rétention et du caractère prioritaire de l’examen de sa demande d’asile.
60. La Cour en déduit que la requérante, contrairement à l’affaire I.M. c. France précitée, était libre, a disposé de deux mois pour rédiger le récit des faits à l’origine de son départ et de ses craintes en cas de retour ainsi que pour se procurer les documents de nature à étayer sa demande d’asile.
61. La Cour note en particulier que si le temps de présence de la requérante en France est notablement plus bref que celui des requérants dans les affaires M.E. c. France (précité) ou K.K. c. France (précité), la requérante bénéficiait du soutien de la plate-forme d’information et d’accueil des demandeurs d’asile et de la Croix-Rouge de Châlons-en-Champagne. De surcroît, la requérante s’était déjà vu fixer un rendez-vous avec les services préfectoraux en vue du dépôt d’une demande d’asile. La Cour en déduit que la requérante avait nécessairement des informations sur la procédure d’asile en France mais également commencé à préparer sa propre demande qu’elle n’avait pas encore finalisée.
62. La Cour constate que la requérante n’allègue pas avoir rencontré des difficultés particulières liées à la barrière de la langue ou à l’indisponibilité d’une assistance juridique dans le centre de rétention.
63. La Cour souligne enfin qu’outre sa demande d’asile, la requérante a pu, lorsqu’elle a fait l’objet d’un arrêté préfectoral portant obligation de quitter le territoire français, former un recours suspensif devant le tribunal administratif (voir paragraphe 13 ci-dessus).
64. Eu égard aux circonstances de l’espèce, la requérante ne peut valablement soutenir que l’accessibilité des recours disponibles a été affectée par la brièveté des délais dans lesquels ils devaient être exercés et par les difficultés matérielles rencontrées pour obtenir les preuves nécessaires (voir, mutatis mutandis, M.E. c. France, précité, §§ 65-70). Ces considérations amènent la Cour à conclure à l’absence de violation de l’article 13 combiné avec l’article 3.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR
65. La Cour rappelle que, conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt deviendra définitif : a) lorsque les parties déclareront qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre ; ou b) trois mois après la date de l’arrêt, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre rejettera la demande de renvoi formulée en application de l’article 43.
66. Elle considère que les mesures qu’elle a indiquées au Gouvernement en application de l’article 39 de son règlement (paragraphes 3-4 ci-dessus) doivent demeurer en vigueur jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que la Cour rende une autre décision à cet égard (voir dispositif).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
67. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
68. La requérante n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit que, dans l’éventualité de la mise à exécution de la décision de renvoyer la requérante vers la Guinée, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention ;
4. Décide de continuer à indiquer au Gouvernement, en application de l’article 39 de son règlement, qu’il est souhaitable, dans l’intérêt du bon déroulement de la procédure, de ne pas expulser la requérante jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que la Cour rende une autre décision à cet égard.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia
Westerdiek Angelika Nußberger
Greffière Présidente