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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SERBAN v. ROMANIA - 29453/07 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section Committee)) French Text [2016] ECHR 610 (05 July 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/610.html
Cite as: [2016] ECHR 610

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    QUATRIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ŞERBAN c. ROUMANIE

     

    (Requête no 29453/07)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    5 juillet 2016

     

     

     

    Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Şerban c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

              Paulo Pinto de Albuquerque, président,
              Iulia Motoc,
              Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
    et d’Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 juin 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29453/07) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Gilă-Sandu Şerban (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 juillet 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me G. N. Runcanu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. H. R. Radu, du ministère des Affaires étrangères.

    3.  Le 10 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    4.  Le requérant est né en 1973 et réside à Drobeta Turnu-Severin.

    5.  En 2000, le parquet près le tribunal départemental de Mehedinţi (« le parquet ») se saisit d’une affaire de trafic de drogue. Par un réquisitoire du 19 octobre 2000, le parquet renvoya en jugement R.G.G. et R.A. (« les époux R. »), Ş.G., qui était l’épouse du requérant, ainsi que D.F. et décida de poursuivre l’enquête pénale concernant le requérant, qui était entretemps parti à l’étranger.

    6.  Par un jugement du 20 juin 2001, le tribunal départemental de Mehedinţi condamna les époux R., Ş.G. et D.F. à diverses peines de prison, qui furent ensuite majorées, lors des voies de recours, par la cour d’appel de Craiova et la Haute Cour de cassation et de justice. Dans le cadre de cette procédure, les époux R., Ş.G. et D.F. firent des déclarations qui incriminaient le requérant.

    7.  Le 30 avril 2003, le requérant fut identifié par les autorités espagnoles auxquelles il déclara une fausse identité et fut renvoyé en Roumanie.

    8.  Le 1er mai 2003, le requérant fut placé en garde à vue par ordonnance du parquet et, le 2 mai 2003, en détention provisoire pour une durée de cinq jours.

    9.  Le 6 mai 2003, dans le cadre de la procédure pénale à l’encontre du requérant, le parquet entendit comme témoins les époux R., Ş.G. et D.F. qui purgeaient leurs peines de prison à la prison de Drobeta Turnu-Severin. À l’exception de R.A., ils revinrent sur les déclarations qu’ils avaient faites dans le cadre de la procédure pénale à l’issue de laquelle ils avaient été condamnés pour trafic de drogue et indiquèrent qu’ils n’avaient pas connaissance de l’implication du requérant dans un tel trafic. Le parquet procéda également à l’audition des témoins F.L.S., B.D.A., H.P.N., Ş.B. et C.I.M. Certaines de leurs déclarations incriminaient le requérant.

    10.  Par un réquisitoire du 17 mars 2004, le parquet renvoya le requérant en jugement pour trafic de drogue. Selon le parquet, il aurait distribué du cannabis à plusieurs personnes qui s’occupaient de sa vente. Le parquet se fonda notamment sur les déclarations faites par les époux R. dans le cadre de la procédure les visant, sur la déclaration faite par R.A. dans le cadre de la procédure à l’encontre du requérant ainsi que sur les déclarations de B.D.A. et F.L.S. Le parquet cita également les rapports des expertises scientifiques effectuées en 2000 sur les substances trouvées aux domiciles des époux R. et de Ş.G., qui avaient relevé la présence du cannabis. Devant le parquet, le requérant nia les faits qui lui étaient reprochés.

    11.  À une date ultérieure non précisée, le requérant quitta le sol roumain.

    12.  L’affaire fut enregistrée par le tribunal départemental de Mehedinţi (« le tribunal départemental ») qui entendit, en la présence de l’avocat choisi par le requérant, tous les témoins indiqués dans le réquisitoire. Le requérant n’était pas présent parce qu’il avait entretemps été placé en détention provisoire en Espagne pour diverses infractions. Par un jugement du 21 octobre 2004, le tribunal le condamna à une peine de six ans d’emprisonnement pour trafic de drogue et fausse déclaration d’identité.

    13.  Ce jugement fut annulé, sur appel du requérant, par un arrêt de la cour d’appel de Craiova (« la cour d’appel ») du 20 avril 2005, qui renvoya l’affaire devant le tribunal départemental pour que le requérant soit régulièrement cité à comparaître.

    14.  L’affaire fut enregistrée à nouveau par le tribunal départemental, qui entendit le requérant, qui était, à une date non précisée, rentré en Roumanie. Il nia les faits qui lui étaient reprochés. Le tribunal entendit également C.I.M., Ş.G., D.F., H.P.N. et Ş.B. comme témoins. Ces derniers modifièrent les déclarations faites pendant l’enquête pénale, en faisant valoir, entre autres, que les policiers les avaient forcés à signer sans les lire et qu’elles ne correspondaient pas à la réalité des faits. Ils indiquèrent ne pas avoir connaissance de l’implication du requérant dans le trafic de drogue. Les époux R., B.D.A. et F.L.S. ne se présentèrent pas devant le tribunal, en dépit des mandats de comparution délivrés par celui-ci.

    15.  À l’audience du 27 avril 2006, le tribunal départemental prit acte des informations communiquées par la police selon lesquelles les témoins B.D.A. et F.L.S. n’avaient pas pu être localisés. Le tribunal demanda aux parties si elles souhaitaient la lecture en audience publique des déclarations antérieures de ces témoins, en application de l’article 327 § 3 du code de procédure pénale (« le CPP »). L’avocat du requérant déclara, en présence de ce dernier, qu’il avait connaissance de ces déclarations et qu’il ne souhaitait pas leur lecture.

    16.  Par un jugement du 4 mai 2006, le tribunal départemental condamna le requérant à une peine de quatre ans et six mois de prison pour trafic de drogue et fausse déclaration d’identité. Le tribunal se fonda sur les déclarations faites par R.G.G. dans le cadre de la procédure pénale le visant ainsi que lors de l’enquête pénale visant le requérant. Il se fonda également sur les déclarations que R.A., F.L.S., B.D.A., C.I.M. et D.F. avaient faites lors de l’enquête pénale visant le requérant ainsi que sur la déclaration que R.A. avait faite lors du premier cycle procédural. Le tribunal estima que si certains témoins avaient modifié leurs déclarations, leurs nouvelles déclarations n’étaient pas convaincantes. S’agissant du défaut de comparution de plusieurs témoins, les parties pertinentes du jugement se lisent ainsi :

    « Même si les témoins R.G.G., R.A., B.D.A. et F.L.S. ont été entendus pendant l’enquête pénale et à l’occasion du premier cycle procédural devant le tribunal, ils n’ont pas pu être entendus de nouveau à l’occasion de la nouvelle procédure parce que les époux R. sont partis à l’étranger, que les deux autres témoins sont partis de leur ville [d’origine] et que leur nouvelle adresse n’est pas connue, comme il résulte des procès-verbaux de recherche versés au dossier. (...)

    17.  Le requérant interjeta appel. Par un arrêt du 21 septembre 2006, la cour d’appel fit partiellement droit à l’appel et acquitta le requérant du chef de fausse déclaration d’identité. La cour d’appel confirma en revanche sa condamnation pour trafic de drogue et maintint la peine de prison prononcée par le tribunal départemental. L’arrêt de la cour d’appel comporte, entre autres, les parties suivantes :

    « Le fait que les témoins en cause ont modifié les déclarations faites pendant l’enquête pénale, en soutenant devant le tribunal qu’il n’avaient pas eu connaissance du contenu de ces déclarations quand ils les ont signées et qu’en réalité l’inculpé Şerban Gilă Sandu n’était pas impliqué dans l’acquisition et la distribution du cannabis ne peut pas être retenu en faveur du requérant, dans la mesure où aucun de ces témoins n’indique la personne auprès de laquelle il s’était procuré la drogue, alors qu’il est certain qu’ils ont été surpris en train de la vendre ou en la détenant pour leur propre consommation, et que, antérieurement, les témoins R.G.G., D.F. et Ş.G. avaient été condamnés pour la même infraction et avaient déclaré que la drogue provenait de l’inculpé Şerban Gilă Sandu. »

    18.  Cet arrêt fut confirmé par un arrêt définitif du 21 février 2007 de la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »). Les parties pertinentes de l’arrêt sont ainsi rédigées :

    « S’agissant de la critique selon laquelle la condamnation a été prononcée à tort sur la base d’éléments de preuve qui n’étaient pas concluants, la Haute Cour note que les arguments de l’inculpé selon lesquels il n’a pas participé à l’acquisition ou à la mise en vente de la drogue (...) ne sont pas fondés, sa culpabilité étant prouvée par les déclarations des coparticipants (coparticipanţilor) Ş.G., R.G.[G.], D.F. et R.A. qui ont été antérieurement condamnés pour ces faits, [déclarations] qui sont corroborées par les déclarations des témoins entendus en la cause, qui ont toutes été faites pendant l’enquête, et dont il ressort, sans le moindre doute, que l’inculpé s’est procuré de la drogue à risque qu’il avait vendue par l’intermédiaire des époux R. et de sa propre épouse (...)

    Les arguments de l’inculpé ont été examinés par la juridiction d’appel qui les a écartés de manière motivée, de même que la juridiction de premier ressort qui a analysé en détail les déclarations des témoins, et particulièrement les modifications des déclarations faites pendant l’enquête, [en retenant que] certains des participants avaient déjà été condamnés et avaient déjà purgé leurs peines et d’autres avaient bénéficié des décisions de non-lieu, ce qui leur ôtait tout intérêt à adopter une conduite processuelle sincère. »

    19.  Le requérant purgea une partie de sa peine et fut remis en liberté conditionnelle le 7 avril 2010.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    20.  Les dispositions pertinentes du CPP, en vigueur au moment des faits, sont résumées dans l’affaire Prăjină c. Roumanie (no 5592/05, §§ 26-27, 7 janvier 2014). En particulier, l’article 327 était ainsi rédigé, dans son troisième paragraphe :

    « S’il n’est plus possible d’entendre l’un des témoins, le tribunal procède à la lecture de la déclaration que ce témoin a faite pendant l’enquête pénale et en tient compte pour le jugement de l’affaire. »

    21.  S’agissant notamment de la présence du défenseur du suspect (învinuit) ou de l’inculpé aux actes de l’enquête pénale, l’article 172 § 1 du CPP l’autorisait, de même que la possibilité de formuler des demandes ou de déposer des précisions écrites. L’absence du défenseur n’empêchait pas la réalisation de l’acte, s’il était prouvé que le défenseur avait été informé de la date et de l’heure de celle-ci. Un amendement opéré par la loi no 235/2006 visant à circonscrire la présence du défenseur aux seuls actes qui « impliqu[aient] l’audition ou la présence du suspect ou de l’inculpé » a été déclaré inconstitutionnel par la Cour constitutionnelle. Dans sa décision du 20 novembre 2007, celle-ci a jugé qu’un tel amendement s’analysait comme une limitation injustifiée des droits de la défense.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION

    22.  Le requérant se plaint que la procédure pénale menée à son encontre n’a pas été équitable. En particulier, il allègue la méconnaissance de son droit de faire interroger en audience publique certains témoins dont les déclarations ont servi à justifier sa condamnation, droit tel que prévu par l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, qui est ainsi libellé :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

    (...)

    3.  Tout accusé a droit notamment à : (...)

    d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge (...) »

    A.  Sur la recevabilité

    23.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    24.  Le requérant estime que la procédure pénale menée à son encontre a été inéquitable dans la mesure où ni son avocat, ni lui-même n’ont pu, à aucun moment de la procédure, faire interroger les témoins de l’accusation. Au stade de l’enquête pénale, ils n’ont pas été informés de la date à laquelle ces témoins ont été entendus. Ces derniers n’ont pas comparu devant les tribunaux pour faire des déclarations ; le requérant se réfère en particulier aux époux R. Il critique également l’utilisation des éléments de preuve, dont notamment la déclaration de R.G.G., qui ont été examinés dans une procédure pénale à laquelle il n’était pas partie. Enfin, il indique qu’il a constamment demandé aux tribunaux de convoquer et d’entendre les témoins de l’accusation.

    25.  Le Gouvernement estime que la procédure pénale a été équitable dans son ensemble et a respecté les principes du contradictoire et de l’égalité des armes. S’agissant de la phase de l’enquête, il considère qu’à partir du 1er mai 2003, date à laquelle le requérant a pris connaissance des accusations à son encontre, ce dernier pouvait participer à tout acte de l’enquête pénale ; toutefois, en quittant le pays, il a choisi de ne pas se prévaloir de cette possibilité et son avocat n’a non plus formulé de demandes en ce sens.

    26.  S’agissant de la procédure devant les tribunaux, le Gouvernement soutient que le requérant a eu une occasion adéquate de prendre connaissance de tous les éléments de preuve versés au dossier par les autres parties et de les commenter. Le Gouvernement se réfère en particulier aux déclarations incriminantes que les époux R. et D.F. ont faites dans le cadre de la procédure pénale les visant et qu’ils ont confirmées pendant l’enquête pénale en l’espèce. Il fait également remarquer que, lors du premier cycle procédural, l’avocat choisi par le requérant était présent lors de l’audition par le tribunal des principaux témoins. De plus, toute lacune constatée lors de ce premier cycle de procédure a été réparée lorsque la cour d’appel a fait droit à l’appel du requérant par son arrêt du 20 avril 2005.

    27.  Quant au second cycle procédural, le Gouvernement estime que c’est pour des raisons objectives, que les tribunaux n’ont pas entendu comme témoins les époux R., B.D.A. et F.L.S., leurs nouveaux domiciles n’étant pas identifiés. De plus, ni le requérant, ni son avocat n’ont insisté pour qu’ils soient entendus lors de la procédure en première instance ou en appel ; cela équivaut, de l’avis du Gouvernement, à une renonciation au droit de faire entendre ces témoins.  Enfin, le Gouvernement observe que la condamnation du requérant ne se fondait pas uniquement ou de manière déterminante sur les dépositions de ces témoins, dans la mesure où d’autres éléments de preuve (le rapport d’expertise scientifique, les déclarations du requérant) ont été pris en compte.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Principes généraux pertinents

    28.  La Cour se réfère aux principes pertinents concernant les critères d’appréciation des griefs formulés sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en ce qui concerne l’absence des témoins à l’audience tels qu’exposés dans les arrêts Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC] (nos 26766/05 et 22228/06, §§ 118-147, CEDH 2011) et Schatschaschwili c. Allemagne [GC] (no 9154/10, §§ 100-131, CEDH 2015).

    29.  Dans son arrêt Schatschaschwili (précité, § 107), la Cour a rappelé que, selon les principes dégagés dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery précité, l’examen de la compatibilité avec l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention d’une procédure dans laquelle les déclarations d’un témoin qui n’a pas comparu et n’a pas été interrogé pendant le procès sont utilisées à titre de preuves comporte trois étapes (ibidem, § 152). La Cour doit rechercher :

    i.  s’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin et, en conséquence, l’admission à titre de preuve de sa déposition (ibidem, §§ 119-125) ;

    ii.  si la déposition du témoin absent a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation (ibidem, §§ 119 et 126-147) ; et

    iii.  s’il existait des éléments compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission d’une telle preuve et pour assurer l’équité de la procédure dans son ensemble (ibidem, § 147).

    30.  Il y a lieu d’insister sur ce que le manque de motif sérieux justifiant l’absence d’un témoin à charge constitue un élément de poids s’agissant d’apprécier l’équité globale d’un procès ; pareil élément est susceptible de faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) (ibidem, § 113).

    b)  Application de ces principes en l’espèce

    31.  En l’espèce, la Cour doit donc vérifier si les trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery - dans l’ordre défini dans cet arrêt - qui sont interdépendantes et, prises ensemble, servent à établir si la procédure pénale dans le cas d’espèce a été globalement équitable (Schatschaschwili, précité, § 118).

    32.  S’agissant de la première étape, la Cour note que, lors du second cycle procédural à l’issue duquel le requérant a été condamné pour trafic de drogue, les tribunaux internes n’ont pas entendu quatre des témoins indiqués dans le réquisitoire du parquet, plus précisément, les époux R., B.D.A. et F.L.S. Elle note également que le tribunal départemental les a régulièrement cités à comparaître et a délivré des mandats de comparution pour s’assurer de leur présence (paragraphe 14 ci-dessus). Ils ne se sont toutefois pas présentés, le tribunal départemental notant, dans son jugement du 4 mai 2006, que les époux R. étaient partis à l’étranger et que la nouvelle adresse des deux autres témoins n’était pas connue (paragraphe 16 ci-dessus).

    33.  La Cour admet que, en délivrant des mandats de comparution, les tribunaux internes ont confirmé l’absence de ces témoins à leur adresse habituelle, mais elle note qu’il ne ressort pas du dossier que des mesures concrètes aient été prises afin de localiser leurs nouvelles adresses, en les recherchant activement ou en recourant, le cas échéant, aux mécanismes de coopération internationale en matière pénale. Le Gouvernement n’a pas d’ailleurs soutenu, dans ses observations, que de telles mesures auraient été prises.

    34.  Dès lors, la Cour estime que la juridiction de fond n’a pas invoqué un motif sérieux justifiant la non-comparution des quatre témoins et l’admission à titre de preuves de leurs dépositions.

    35.  Sur le point de savoir si la déposition des témoins absents a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant, la Cour note que, dans son arrêt du 21 février 2007, la Haute Cour a justifié ladite condamnation par les déclarations des époux R. et de Ş.G. et D.F. qui avaient été antérieurement condamnés pour ces faits et a retenu qu’elles étaient corroborées par les déclarations des témoins entendus pendant l’enquête pénale (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour en déduit que, de l’avis de la Haute Cour, les déclarations des époux R. avaient un poids déterminant pour justifier la condamnation du requérant et elle ne voit pas de raison pour remettre en cause ce constat. Elle note également que la Haute Cour a fait mention des déclarations faites par tous les témoins entendus pendant l’enquête pénale, en ce qu’elles confirmaient les déclarations des témoins principaux. La Cour en déduit que les déclarations des autres témoins, dont B.D.A. et F.L.S, ont eu un poids certain sur la condamnation du requérant, particulièrement au vu du fait que, compte tenu de la nature des faits reprochés au requérant, l’accusation reposait principalement sur des témoignages.

    36.  Dans ces conditions, la Cour estime que les dépositions des témoins absents ont été « déterminantes », c’est-à-dire susceptibles d’emporter la décision sur l’affaire.

    37.  Enfin, s’agissant de rechercher s’il y a eu des éléments compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense, la Cour note que le Gouvernement attache un certain poids au fait que les dépositions des époux R. ont également été faites dans le cadre de la procédure pénale à leur encontre (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour ne saurait toutefois accepter cet argument, dans la mesure où le requérant n’était pas partie à cette procédure et qu’il n’a pas pu avoir connaissance des déclarations faites dans ce cadre (voir, mutatis mutandis, Lucà c. Italie, no 33354/96, §§ 41-42, CEDH 2001-II).

    38.  La Cour prend également note de l’argument du Gouvernement selon lequel, pendant la phase des poursuites pénales, le requérant pouvait participer à tout acte de l’enquête pénale à son encontre (paragraphe 25 ci-dessus). Toutefois, elle note que le Gouvernement n’a pas soutenu que le requérant ou son avocat ont été dûment informés des dates et des heures auxquelles les divers actes de procédure ont eu lieu, comme l’exigeait d’ailleurs l’article 172 § 1 du CPP (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour ne saurait non plus accueillir les arguments du Gouvernement selon lesquels, en quittant le territoire national, le requérant a renoncé à son droit à faire entendre les témoins en question. Elle rappelle que la renonciation aux droits garantis par l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention doit se trouver établie de manière non équivoque et s’entourer d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité (Poitrimol c. France, 23 novembre 1993, § 31, série A no 277-A et Aliykov c. Bulgarie, no 333/04, § 51, 3 décembre 2009).

    39.  La Cour note ensuite que, lors du premier cycle procédural, tous les témoins ont été entendus en la présence de l’avocat choisi par le requérant (paragraphe 12 ci-dessus). Toutefois, elle relève que cette procédure a été annulée par l’arrêt du 20 avril 2005 de la cour d’appel, qui a renvoyé l’affaire devant le tribunal départemental pour que le requérant soit régulièrement cité à comparaître (paragraphe 13 ci-dessus). Elle estime que ce renvoi n’était pas sans conséquences pour les dépositions faites lors de ce premier cycle procédural. Elle note ainsi que, lors du second cycle procédural, le seul tribunal départemental s’est référé à une reprise à la déclaration que R.A. avait faite lors du premier cycle procédural (paragraphe 16 ci-dessus). Pour le reste, le tribunal départemental, de même que la cour d’appel et la Haute Cour se sont référés principalement aux déclarations faites pendant la phase de l’enquête et auxquelles ils ont attaché un poids certain (paragraphes 16-18 ci-dessus). À cet égard, la Cour note que la condamnation du requérant a reposé principalement sur des témoignages et qu’il n’y avait pas dans le dossier d’autres éléments de preuve solides propres à corroborer ces dépositions. Elle est donc d’avis que l’audition des témoins lors du premier cycle procédural, en présence de l’avocat choisi par le requérant, ne lui a pas donné l’occasion de remédier aux difficultés auxquelles s’est heurtée sa défense.

    40.  Dès lors, elle estime que les juridictions nationales n’ont pas pris des mesures compensatoires pour permettre une appréciation équitable et adéquate de la fiabilité des témoignages en question (Gökbulut c. Turquie, no 7459/04, § 70, 29 mars 2016).

    41.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

    II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

    42.  Le requérant se plaint, en invoquant en substance l’article 5 § 1 c) de la Convention, de l’illégalité de sa privation de liberté du 2 au 6 mai 2003.

    43.  Or, la Cour note que ce grief a été soulevé plus de six mois après la date d’expiration de la mesure critiquée par le requérant (Mujea c. Roumanie (déc.), no 44696/98, 10 septembre 2002).

    44.  Il s’ensuit que ce grief est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    45.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    46.  Le requérant réclame, au titre du préjudice matériel qu’il aurait subi, la somme de 29 179,59 lei roumains, représentant les revenus qu’il aurait pu obtenir s’il n’avait pas fait l’objet de la procédure pénale en cause. Il réclame également la somme de 497 000 euros (EUR), au titre du préjudice moral.

    47.  Le Gouvernement s’oppose à ce que ces sommes soient allouées au requérant.

    48.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 400 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    49.  Le requérant demande également le remboursement des frais et dépens qu’il a encourus, sans chiffrer sa demande. Il envoie toutefois, les copies de deux factures attestant le paiement par son avocat devant la Cour des coûts de traduction de ses observations en réponse à celles du Gouvernement ainsi que les frais postaux occasionnés par l’envoi de ces observations.

    50.  Le Gouvernement fait remarquer que le requérant n’a ni chiffré, ni ventilé sa demande.

    51.  La Cour note que les sommes réclamées par le requérant sont relatives à l’envoi de ses observations en réponse à celles du Gouvernement. Or, le requérant a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire pour présenter ses observations. Dès lors, la Cour rejette sa demande.

    C.  Intérêts moratoires

    52.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, la somme de 2 400 EUR (deux mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 juillet 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Andrea Tamietti                                                    Paulo Pinto de Albuquerque
      Greffier adjoint                                                                  
    Président


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