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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> DONDU GUNEL v. TURKEY - 34673/07 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 734 (06 September 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/734.html
Cite as: CE:ECHR:2016:0906JUD003467307, ECLI:CE:ECHR:2016:0906JUD003467307, [2016] ECHR 734

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

    AFFAIRE DÖNDÜ GÜNEL c. TURQUIE

     

    (Requête no 34673/07)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    6 septembre 2016

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Döndü Günel c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Paul Lemmens,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juıllet 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34673/07) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Döndü Günel (« la requérante »), a saisi la Cour le 5 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante a été représentée par Me K. Toraman, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  La requérante se plaint en particulier d’une atteinte au droit à la vie de son fils, soutenant notamment que l’opération antiterroriste ayant conduit au décès de ce dernier n’a pas été préparée par les autorités de façon à réduire au minimum le recours à la force meurtrière. Elle invoque les articles 2, 3 et 13 de la Convention.

    4.  Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  La requérante est née en 1964 et réside à Istanbul.

    6.  Le 9 novembre 2004, le fils de la requérante, Aşkın Günel, présumé membre de l’organisation armée illégale MKP (Parti communiste maoïste), fut tué lors d’une opération antiterroriste menée par les forces de sécurité dans la région de Tunceli, près du village d’Aktuluk.

    7.  Un procès-verbal d’incident (olay yeri tespit tutanağı) fut dressé le jour même, par trois gendarmes. Ce document, sur lequel le Gouvernement se fonde pour présenter sa version, comportait les informations suivantes.

    Le jour de l’incident, les forces de l’ordre rattachées à la gendarmerie de Tunceli avaient reçu une information selon laquelle un groupe de terroristes avait été aperçu au lieu-dit Pindibaşı, près du village d’Aktuluk. Une unité des forces spéciales avait été immédiatement déployée dans la zone concernée. Vers 9 h 30, un premier contact entre les forces de l’ordre et les terroristes avait eu lieu. À la suite de tirs effectués par eux avec des armes à canon long, les terroristes avaient réussi à s’enfuir et E.O., un brigadier de gendarmerie, avait perdu la vie. Plus tard, vers 11 h 30, les terroristes, qui s’étaient cachés dans la forêt à 300 mètres de la localité de Pindibaşı, avaient ouvert le feu de manière intensive sur les forces de l’ordre. À la suite de ces tirs, T.S., un autre brigadier de gendarmerie, avait été grièvement blessé. Ultérieurement, à l’issue d’une poursuite, les terroristes avaient été retrouvés à 800 mètres de la localité de Pindibaşı. Les forces de l’ordre avaient procédé à une sommation verbale suivie de tirs de sommation. Les terroristes avaient alors ouvert le feu et un affrontement armé avait eu lieu. Après l’arrêt des tirs, vers 14 heures, les forces de l’ordre avaient inspecté les lieux de l’incident et avaient découvert les corps de deux personnes tuées, dont Aşkın Günel, ainsi que leurs armes. Deux kalachnikovs prêtes au tir, treize cartouches, deux fausses cartes d’identité, une grenade à main et un sac à dos avaient également été retrouvés. Un procès-verbal d’incident avait été dressé et un croquis des lieux avait été établi. Le parquet de Tunceli avait été informé de l’incident, mais le procureur de la République n’avait pas pu se rendre sur place en raison de problèmes de sécurité et de la topographie des lieux. Par ailleurs, les corps découverts avaient été transférés à l’hôpital civil de Tunceli, où un examen externe avait été effectué.

    8.  Le jour de l’incident, un rapport fut établi à l’issue de l’examen externe du corps de Aşkın Günel, effectué en présence du procureur de la République et de deux experts médicolégaux. Il mentionnait la présence de graves lésions à la tête. Il indiquait aussi que, après avoir dévêtu le défunt, les médecins avaient constaté la présence de blessures anciennes sur le tibia gauche, dues à l’entrée d’une balle, ainsi que de nombreux orifices de balles sur les différentes parties du corps, notamment sur la poitrine. Le rapport concluait que le décès du fils de la requérante résultait de blessures causées par des balles qui avaient atteint la tête et la poitrine et qui avaient entraîné des hémorragies cérébrale et interne.

    9.  D’après la requérante, le corps dévêtu de son fils a été rendu à sa famille en public, le 11 novembre 2004.

    10.  Le même jour, S.G., le père de Aşkın Günel, fut entendu. Il dit que son fils avait quitté le domicile familial en 1998 et qu’il n’était plus rentré par la suite. Il ajouta que, six ou sept mois après son départ, sa photographie avait été publiée dans un magazine périodique intitulé « Özgür Gelecek » (Avenir Libre) et qu’il y était apparu parmi les membres de l’organisation terroriste TIKKO (Armée de libération des ouvriers et paysans de Turquie). Il déclara ne pas approuver l’action de son fils.

    11.  Le 10 janvier 2005, le procureur de la République de Tunceli prononça un non-lieu. Il relevait que, selon le procès-verbal d’incident dressé par la gendarmerie, les terroristes avaient ouvert le feu les premiers de manière intensive sur les forces de sécurité et que deux brigadiers avaient été blessés par ces tirs, dont un mortellement. Il observait que les forces de l’ordre s’étaient servies de leurs armes après avoir adressé des sommations aux terroristes, et il concluait qu’elles avaient agi en état de légitime défense en utilisant la force en dernier recours, et ce dans le respect de la législation en la matière.

    Cette décision de non-lieu ne fut pas communiquée à la requérante.

    Il ressort du dossier que le procureur de la République ne s’est jamais rendu sur les lieux de l’incident, qu’il n’a pas procédé à l’audition des gendarmes ayant pris part à l’affrontement en question et qu’il n’a pas non plus ordonné une recherche d’empreintes digitales sur les armes saisies sur les lieux.

    12.  Le 24 août 2005, la requérante porta plainte contre les gendarmes ayant participé à l’opération du 9 novembre 2004. Elle soutenait que son fils, qui selon elle avait été encerclé lors de cette opération et avait déjà été blessé au tibia, aurait pu être arrêté vivant. Elle alléguait également que les empreintes digitales des défunts n’avaient pas été relevées et que les armes saisies n’avaient pas fait l’objet d’un examen balistique, alors que pareil examen aurait permis de déterminer si les membres du MKP avaient véritablement fait usage d’armes lors de l’affrontement en question.

    13.  Le 14 décembre 2005, le procureur de la République de Tunceli rendit un deuxième non-lieu, aux motifs que les gendarmes avaient agi en état de légitime défense et que la force employée par ceux-ci avait été proportionnée. Il considérait notamment que :

    « Il ressort du procès-verbal d’incident dressé par la gendarmerie que les terroristes ont ouvert le feu les premiers de manière intensive sur les forces de sécurité et qu’un brigadier a ainsi perdu la vie et qu’un autre [brigadier] a été blessé. À la suite de la poursuite, un deuxième contact a eu lieu avec les terroristes. Alors que les forces de sécurité [les] avaient sommés [de s’arrêter] en disant « halte ! », les terroristes ont ouvert le feu. Ensuite, les forces de sécurité ont agi en état de légitime défense et ont utilisé la force en dernier recours (...).

    Étant donné qu’un groupe de terroristes avait ouvert le feu et qu’il était impossible de déterminer [si certaines] personnes n’avaient pas ouvert le feu, les forces de l’ordre n’avaient pas d’autre moyen que de riposter en ouvrant le feu (...). Il convient de considérer que l’usage de la force meurtrière était justifié et était « absolument nécessaire » dans les circonstances de l’espèce (...), au regard de l’article 2/b de la loi no 1481, de l’article 25 du code pénal, de l’article 17 de la Constitution, ainsi que de l’article 2 § 2 de la CEDH. »

    14.  Le 16 janvier 2006, la requérante contesta ce non-lieu. Elle soutenait notamment qu’il ne ressortait pas du dossier que les gendarmes eussent pris des mesures tendant à la réduction au minimum du recours à la force meurtrière. Par ailleurs, elle contestait la manière dont l’enquête avait été menée. Elle exposait que, pour déterminer la distance des tirs, il aurait fallu examiner les armes retrouvées et les vêtements des personnes tuées, ce qui, selon elle, n’avait pas été fait.

    15.  Par une décision du 6 février 2006, notifiée à la requérante le 19 février 2008, le président de la cour d’assises d’Erzincan confirma le non-lieu attaqué.

    16.  Le Gouvernement a présenté à la Cour les documents et éléments de preuve suivants : le procès-verbal d’incident du 9 novembre 2004 ; un procès-verbal d’examen externe du corps de Aşkın Günel daté du 9 novembre 2004 ; un croquis simple des lieux dressé le 9 novembre 2004 par un brigadier de gendarmerie ; un procès-verbal relatif à l’établissement de l’identité de Aşkın Günel rédigé à la morgue de l’hôpital de Tunceli ; un procès-verbal du 11 novembre 2004 relatif à la remise du corps à la requérante ; la déposition de S.G. obtenue le 11 novembre 2004 ; un rapport balistique du 15 décembre 2004 dressé par le laboratoire criminalistique militaire de Van selon lequel les deux kalachnikovs retrouvées près des corps des deux personnes tuées étaient en bon état de fonctionnement et prêtes au tir ; des photographies des armes saisies sur les lieux.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    17.  D’après l’article 2/b de la loi no 1481 portant sur la prévention des atteintes à la sûreté, la police et les gendarmes peuvent faire usage d’une arme à feu lorsqu’une personne ou un groupe de personnes menacent la sûreté publique au moyen d’armes à feu et lorsque ces personnes n’obtempèrent pas aux sommations et tentent d’utiliser ces armes contre les forces de l’ordre.

    Selon l’article 25 du code pénal, quiconque, se trouvant placé dans l’obligation de repousser une attaque illégitime dirigée contre lui ou contre d’autres personnes, agit d’une façon proportionnée à celle-ci ne sera pas puni pour son acte.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 13 DE LA CONVENTION

    18.  La requérante se plaint d’une atteinte au droit à la vie de son fils, soutenant notamment que l’opération ayant conduit au décès de ce dernier n’a pas été préparée par les autorités de façon à réduire au minimum le recours à la force meurtrière. Par ailleurs, selon elle, les autorités de l’État ont failli à leur obligation de mener une enquête approfondie, impartiale et effective. La requérante invoque les articles 2 et 13 de la Convention, le premier étant, dans sa partie pertinente, ainsi libellé :

    « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

    2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

    a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

    b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue (...). »

    Rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et constatant que ces griefs se confondent, la Cour juge approprié d’examiner les allégations de la requérante sous l’angle de l’article 2 de la Convention uniquement (voir, mutatis mutandis, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015).

    A.  Sur la recevabilité

    19.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    20.  La requérante soutient que son fils a été exécuté sommairement. À titre subsidiaire, elle allègue que celui-ci a été intentionnellement privé de son droit à la vie par le recours à une force non nécessaire et illégale lors de son arrestation et que les forces de l’ordre n’ont pas tenté de réduire au minimum le recours à la force meurtrière lors des phases de mise en œuvre de l’opération menée par elles.

    21.  Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante. Il affirme que la force dont les gendarmes ont fait usage était prévue par les dispositions légales et qu’elle était compatible avec les prescriptions de l’article 2 de la Convention. Se référant au procès-verbal d’incident, il soutient que, au cours de l’affrontement armé qui a eu lieu entre les terroristes - parmi lesquels se serait trouvé Aşkın Günel - et les forces de l’ordre, les gendarmes ont dû recourir à l’usage de la force meurtrière. Il allègue que les faits, non contestés selon lui, démontrent également que les gendarmes ont adressé des sommations aux membres de l’organisation terroriste et qu’ils n’ont ouvert le feu qu’en riposte aux tirs de ces derniers, pour se défendre. Les gendarmes auraient donc agi dans le cadre des dispositions légales. De même, eu égard aux circonstances, les forces de l’ordre n’auraient pas eu d’autres moyens à leur disposition pour appréhender les membres de l’organisation en question. Le Gouvernement soutient également que les gendarmes n’ont eu recours à la force qu’en dernier ressort. À cet égard, il expose que, si ceux-ci n’avaient pas utilisé la force meurtrière, ils auraient eux-mêmes risqué d’être atteints par les tirs des membres de l’organisation illégale. Il précise aussi que, lors de l’incident, deux brigadiers de gendarmerie ont été blessés par ces tirs, dont un mortellement.

    22.  La Cour relève qu’il ressort des éléments soumis à son appréciation que Aşkın Günel a été tué lors d’une opération antiterroriste menée par une unité de gendarmes rattachée au commandement de la gendarmerie de Tunceli. Elle note aussi qu’il n’est pas contesté par les parties que, lors de cette opération, deux brigadiers de gendarmerie ont été blessés, dont un mortellement. Par ailleurs, la Cour observe que, pour l’essentiel, la requérante n’allègue pas que l’usage de la force meurtrière dans la présente espèce n’a pas été rendu absolument nécessaire par la situation, au sens de l’article 2 § 2 de la Convention. Elle constate que, en revanche, la requérante affirme que l’opération n’a pas été organisée de manière à réduire au minimum le recours à la force meurtrière. Elle note également que l’intéressée soutient, d’une part, qu’il n’a pas été établi que son fils avait utilisé son arme lors de l’affrontement et, d’autre part, que celui-ci aurait pu être capturé vivant.

    23.  Dès lors, la Cour admet, à l’instar du parquet de Tunceli, que l’usage de la force litigieux était la conséquence directe des agissements violents des présumés membres d’une organisation terroriste qui avaient attaqué les forces de l’ordre. En effet, il est indéniable que les autorités avaient affaire à des individus dangereux armés. En menant une opération antiterroriste, les gendarmes entendaient prévenir une attaque armée et procéder à une arrestation régulière des personnes suspectées d’être membres d’une organisation illégale armée - ce qui n’est pas contesté par la requérante. En conséquence, les forces de l’ordre peuvent être considérées comme ayant agi dans les buts d’« assurer la défense de toute personne contre la violence » et d’« effectuer une arrestation régulière », au sens de l’article 2 § 2 a) et b) de la Convention.

    24.  La Cour relève ensuite qu’il n’est pas contesté que Aşkın Günel a été tué le 9 novembre 2004 par les forces de l’ordre. Il s’ensuit donc que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent démontrer que l’usage de la force meurtrière était strictement proportionné aux buts mentionnés ci-dessus (voir, mutatis mutandis, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 287, CEDH 2007-II, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 176, CEDH 2011 (extraits)). Dans ce contexte, la Cour doit rechercher en l’espèce non seulement si le recours à une force meurtrière contre le fils de la requérante était légitime, mais aussi si l’opération était organisée de telle manière à réduire autant que possible le recours à la force meurtrière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 60, CEDH 2004-XI). Elle doit également vérifier si les autorités n’ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 95, CEDH 2005-VII).

    25.  À la lumière des principes généraux dégagés par sa jurisprudence sur le recours à la force meurtrière (Giuliani et Gaggio, précité, §§ 174-182, et Aydan c. Turquie, no 16281/10, §§ 63-71, 12 mars 2013), la Cour doit examiner si le Gouvernement s’est acquitté de son obligation de justifier le recours à l’usage de la force meurtrière au regard de ces principes. Ce faisant, elle portera une attention particulière à l’enquête menée à l’échelle nationale afin d’établir si celle-ci a été effective en ce sens qu’elle a permis d’apprécier la justification du recours à la force dans les circonstances de l’espèce. Il convient de rappeler que, dans les cas où le gouvernement défendeur est amené à s’expliquer sur le décès d’un civil, l’examen des mesures prises au cours d’une enquête sert non seulement à déterminer si celle-ci a été menée de manière conforme aux exigences procédurales, mais aussi à décider si ledit gouvernement a pu se « décharger du fardeau de la preuve » (voir, mutatis mutandis, Canan c. Turquie, no 39436/98, § 84, 26 juin 2007).

    26.  S’agissant du volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour renvoie également aux arrêts Giuliani et Gaggio (précité, §§ 298-306), Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 317-325, CEDH 2014 (extraits)), et Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, § 229-239, 30 mars 2016), qui exposent l’ensemble des principes généraux sur l’obligation de mener une enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme.

    27.  En l’occurrence, la Cour observe d’emblée que le dossier d’instruction, présenté par le Gouvernement, est très sommaire. En effet, la seule intervention du parquet de Tunceli lors de l’enquête semble se résumer à deux décisions de non-lieu rendues les 10 janvier et 14 décembre 2005, selon lesquelles Aşkın Günel a été tué lors d’un affrontement armé. Il apparaît que le parquet de Tunceli a fondé cette conclusion uniquement sur le procès-verbal d’incident dressé par la gendarmerie. Par ailleurs, il convient de relever que la conduite de l’enquête a souffert de manquements importants et que ceux-ci ont rendu difficile l’établissement des circonstances exactes des faits.

    28.  En effet, en premier lieu, il ressort du dossier que, en raison de problèmes de sécurité et de la topographie des lieux, le procureur de la République ne s’est jamais rendu sur les lieux de l’incident, alors que cela lui aurait permis de procéder à ses propres investigations. Par conséquent, il semble que, dans ses phases initiales et critiques, l’enquête a été menée par les gendarmes ayant pris part à l’affrontement armé. Ainsi, les éléments de preuve cruciaux, tels que les armes, les munitions, les douilles et les corps des personnes tuées, ont été récupérés par ces mêmes gendarmes.

    À cet égard, la Cour souligne que le fait d’autoriser les représentants de la loi impliqués dans les événements litigieux à participer activement aux investigations est de nature à compromettre l’indépendance de l’enquête pénale (Ramsahai et autres, précité, §§ 339-341) et risque aussi d’entraîner la perte ou la destruction de preuves importantes (Gülbahar Özer et autres c. Turquie, no 44125/06, § 63, 2 juillet 2013).

    29.  En second lieu, il est étonnant de constater que le procureur de la République n’a pas estimé nécessaire de recueillir des éléments de preuve relativement à la préparation et à la mise en œuvre de l’opération antiterroriste et qu’il n’a notamment pas procédé à l’audition des gendarmes ayant pris part à l’affrontement en question ou présents sur les lieux lors du décès de Aşkın Günel. À cet égard, la Cour relève que le Gouvernement n’a soumis aucun élément de preuve concernant la conduite de l’opération en question, alors qu’il a été invité à répondre à la question de savoir si celle-ci avait été organisée de manière à réduire autant que possible les risques pour la vie de Aşkın Günel et si toutes les précautions possibles avaient été prises pour éviter de provoquer la mort de celui-ci.

    Pour la Cour, ces manquements signifient que, dans le cadre de l’établissement des faits, les autorités de poursuite ont passivement admis la version fournie par les agents des forces de l’ordre et qu’elles ne se sont pas souciées de procéder à leurs propres investigations.

    30.  Plus important encore, la Cour note qu’aucune recherche d’empreintes digitales n’a été effectuée sur les armes retrouvées près de la dépouille du fils de la requérante et qu’aucune analyse n’a été faite sur les mains ou les vêtements de ce dernier, alors que la requérante avait expressément dénoncé la non-réalisation de ces examens. La Cour ne peut que regretter ces lacunes : en effet, des preuves concluantes auraient pu être obtenues par le biais de ces examens et, par conséquent, elles auraient permis de déterminer dans quelles circonstances Aşkın Günel avait été tué et également de savoir si celui-ci avait réellement pris part à l’affrontement en question.

    31.  Compte tenu des lacunes importantes du dossier d’enquête, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené de réelles investigations sur les circonstances ayant entouré le décès de Aşkın Günel et qu’elles ont donc failli à leur obligation de mener une enquête approfondie et effective.

    32.  Quant aux conclusions à tirer de ces manquements, la Cour souligne tout d’abord que, la situation en cause s’inscrivant dans le cadre d’une opération antiterroriste, elle est disposée à admettre, et ce nonobstant les lacunes importantes du dossier, que l’usage de la force meurtrière était la conséquence directe des agissements violents des membres d’une organisation terroriste qui avaient attaqué les forces de l’ordre et qui avaient ainsi blessé deux brigadiers de gendarmerie, dont un mortellement. Affirmer le contraire imposerait à l’État et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de la vie de ces derniers et de celle d’autrui.

    33.  Néanmoins, il convient de déterminer si l’opération litigieuse dans son ensemble a été organisée de manière à respecter les exigences de l’article 2 de la Convention. À cet égard, la Cour observe que le dossier de l’enquête qui lui a été présenté ne comporte aucune précision quant à la manière dont l’opération a été préparée et mise en œuvre. Plus important encore, à l’exception du procès-verbal d’incident dressé par les gendarmes, aucun élément du dossier ne permet de faire la lumière sur la question de savoir si Aşkın Günel a réellement pris part à l’affrontement et si les forces de l’ordre ont fait le nécessaire pour le capturer vivant.

    34.  En effet, la Cour note que, au cours de l’enquête, il n’a été fait recours à aucune méthode d’investigation élémentaire - tels une recherche d’empreintes digitales sur les armes retrouvées, un examen sur les mains ou sur les vêtements de Aşkın Günel, ou encore une audition des gendarmes ayant pris part à cette opération. Certes, la Cour ne saurait spéculer in abstracto pour déterminer si des expertises et recherches complémentaires auraient permis aux autorités internes de parvenir à une conclusion différente de celle à laquelle elles sont parvenues. Cela étant, les lacunes constatées dénotent une absence de volonté de rechercher d’éventuelles autres hypothèses envisageables. En tout état de cause, aux yeux de la Cour, seules pareilles expertises et recherches complémentaires auraient permis aux organes d’instruction d’exclure certaines pistes légitimement invoquées par la requérante.

    35.  En conséquence, l’effet cumulatif des omissions imputables aux organes d’instruction décrites ci-avant conduit la Cour à conclure que les autorités nationales ont failli à mener une enquête effective sur les circonstances entourant le décès du fils de la requérante. Ainsi, le gouvernement n’a pu démontrer que l’opération antiterroriste en cause a été préparée et contrôlée de manière à réduire autant que possible tout risque pour la vie du fils de la requérante. Dès lors, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 DE LA CONVENTION

    36.  La requérante soutient également que la restitution en public du corps dévêtu de son fils a constitué un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Invoquant l’article 13 de la Convention, elle prétend également n’avoir disposé d’aucun recours effectif en droit interne pour faire valoir ce grief.

    37.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

    38.  La Cour observe que ces griefs ne sont nullement étayés. Dès lors, ceux-ci doivent être rejetés comme étant manifestement mal fondés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    39.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    40.  La requérante réclame 75 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle dit avoir subi. Elle demande également 10 000 livres turques (TRY) pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Elle ne fournit aucun justificatif.

    41.  Le Gouvernement conteste ces demandes.

    42.  En ce qui concerne le dommage moral, la Cour est d’avis que les circonstances de l’espèce ont causé à la requérante un certain désarroi. Statuant en équité, comme le prévoit l’article 41 de la Convention, elle estime qu’il y a lieu de lui allouer 20 000 EUR à ce titre.

    Par ailleurs, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Eu égard à l’absence de documents pertinents à l’appui de la demande présentée à ce titre, la Cour rejette celle-ci.

    43.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention,  et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 20 000 EUR (vingt mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement,

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 septembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

       Hasan Bakırcı                                                                    Julia Laffranque
      Greffier adjoint                                                                        Présidente


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