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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GUZELAYDIN v. TURKEY - 26470/10 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 773 (20 September 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/773.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2016:0920JUD002647010, [2016] ECHR 773, CE:ECHR:2016:0920JUD002647010

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE GÜZELAYDIN c. TURQUIE

     

    (Requête no 26470/10)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    20 septembre 2016

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Güzelaydın c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Ksenija Turković,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 août 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26470/10) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Şirin Güzelaydın et Mme Barika Güzelaydın (« les requérants »), ont saisi la Cour le 26 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Me C. Demir, avocat à Van. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérants reprochaient aux autorités d’avoir failli à leur obligation de mener une enquête effective sur le décès de leur fils et soutenaient que les circonstances précises de sa mort n’avaient pas été déterminées.

    4.  Le 29 novembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    5.  Les requérants sont nés respectivement en 1958 et 1961 et résident à Ağrı.

    6.  Ils sont le père et la mère de Burhan Güzelaydın, né le 13 juin 1988 et décédé le 30 janvier 2009.

    A.  La genèse de l’affaire

    7.  Burhan Güzelaydın débuta son service militaire obligatoire en 2008.

    8.  Le rapport médical dressé avant son incorporation dans l’armée indique qu’il ne présentait pas de contre-indication à cet égard. Les médecins le déclarèrent apte à faire son service militaire.

    9.  À l’issue de sa formation militaire à Serinyol Hatay, Burhan Güzelaydın rejoignit un bataillon de gendarmerie à Çobanpınar Yüksekova.

    10.  Lors de son service militaire, il commença à présenter des problèmes psychologiques. Il se plaignait souvent de maux de tête, d’anxiété, d’angoisse, de mal-être et de dépression.

    11.  Le 5 novembre 2008, le psychologue de la caserne nota ce qui suit dans son carnet de santé :

    « Burhan Güzelaydın dit être toujours extrêmement nerveux. Depuis tout petit, dès qu’il s’énerve, il deviendrait violent. À l’âge de 17 ans, il aurait souffert de dépression nerveuse et se serait évanoui en raison de l’intensité d’une crise. Il se serait ensuite marié. L’année de son mariage, son frère se serait suicidé. Un an après, son fils serait décédé à la naissance. Son épouse aurait été enceinte au moment de son incorporation dans l’armée et son deuxième enfant serait mort trois jours après l’accouchement. Son épouse serait malade. Burhan Güzelaydın a des tendances autodestructrices. Il présente des traces d’entailles sur le corps faites à l’aide d’un rasoir. Il souffre d’insomnie, de perte d’appétit et d’une grande fatigue. Il se drogue. »

    12.  Le 6 novembre 2008, Burhan Güzelaydın fut transféré à la clinique psychiatrique de l’hôpital militaire de Van où les médecins posèrent un diagnostic de « personnalité antisociale souffrant de troubles d’anxiété ». Avant de renvoyer l’appelé dans son bataillon, les médecins lui prescrivirent un arrêt de travail de dix jours et recommandèrent aux autorités militaires de ne pas lui donner d’arme et de l’affecter à des tâches d’intendance.

    13.  Selon le formulaire de renseignements rempli et l’enquête psychologique réalisée lors de son incorporation dans l’armée, l’intéressé « avait des problèmes non résolus avec sa famille et des difficultés relationnelles avec son entourage » et il « montrait des tendances suicidaires ».

    14.  Le 11 novembre 2008, Burhan Güzelaydın fit une tentative de désertion.

    15.  Le 25 janvier 2009, il déserta et retourna le soir même à la caserne. Il fut entendu par ses supérieurs hiérarchiques à qui il expliqua avoir déserté au motif qu’il n’avait pas pu obtenir une autorisation pour conduire son épouse malade à l’hôpital, ce qui l’avait conduit à faire une dépression.

    16.  Le 30 janvier 2009 vers 16 h 30, deux soldats trouvèrent Burhan Güzelaydın dans leur dortoir, gravement blessé à l’omoplate droite par une arme à feu. Les officiers et le personnel médical de la caserne furent immédiatement avisés de la situation. Après une tentative de réanimation cardio-pulmonaire d’environ cinquante minutes[1], pratiquée sur place, le fils des requérants fut transféré à l’hôpital public de Yüksekova par hélicoptère à 17 h 40.

    17.  Il décéda le jour même de sa blessure.

    18.  Le parquet de Yüksekova fut informé du décès de Burhan Güzelaydın et une enquête pénale fut ouverte d’office.

    19.  À la demande du procureur de la République de Yüksekova, une équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie de Yüksekova se rendit sur les lieux à 17 heures afin de superviser les premières recherches et de prendre les mesures nécessaires à la préservation des éléments de preuve.

    B.  Les mesures d’instruction

    20.  Un procès-verbal de constat sur les lieux fut dressé.

    21.  Un croquis des lieux fut réalisé.

    22.  Des clichés du lieu furent pris.

    23.  Un fusil de type G-3 et une douille furent retrouvés sur les lieux.

    24.  Des témoins furent entendus. Les deux soldats qui avaient trouvé Burhan Güzelaydın déclarèrent qu’ils étaient allés dans le dortoir chercher leurs parkas vers 16 h 30 et qu’ils l’avaient vu par terre au milieu du dortoir, blessé, en train d’agoniser. Les autres soldats décrivirent l’intéressé comme quelqu’un qui avait d’importants soucis psychologiques en raison de ses problèmes familiaux.

    25.  Le rapport rédigé par l’équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie de Yüksekova mentionnait notamment ce qui suit :

    « Le lieu où le décès s’est produit est un dortoir de vingt-cinq mètres sur neuf. Il y a une porte d’entrée et une porte de sortie. La porte de sortie est condamnée. Il y a un tunnel d’évacuation. Aucune trace d’effraction n’a été découverte. Le fusil de type G-3 découvert sur les lieux est en position de tir au coup par coup. Son chargeur n’est pas enclenché. Il y a une flaque de sang et du matériel médical par terre. Sur le mur, à 1,70 m, une trace d’impact de balle de 2 x 1,5 cm a été relevée. Burhan Güzelaydın semble être entré dans le dortoir par le tunnel d’évacuation. Il aurait pris le fusil d’A.D., qui était accroché dans l’emplacement prévu à cet effet. Il l’aurait chargé d’une balle et se serait tiré intentionnellement dans l’épaule droite. Au moment des faits, les autres soldats étaient dans le réfectoire. Ils ne pouvaient pas entendre le tir en raison de l’emplacement du dortoir par rapport au réfectoire. Burhan Güzelaydın semble avoir attendu que quelqu’un lui vienne en aide. Il aurait ensuite rampé vers la porte mais se serait évanoui avant d’y arriver. L’examen externe de son corps, à l’hôpital public de Yüksekova, a permis de constater qu’il avait des traces noires sur les mains, les joues et la partie interne du poignet gauche qui pouvaient correspondre aux résidus de tir. Les vêtements de l’intéressé nous ont été confiés pour effectuer les examens nécessaires. Selon nos premières constatations, Burhan Güzelaydın semble avoir tenu le fusil de la main droite et appuyé sur la gâchette de la main gauche, dans l’intention de se blesser. Les circonstances du décès ne semblent pas suspectes. »

    26.  Le même jour, le procureur de la République de Yüksekova se rendit à l’hôpital pour un examen externe du corps.

    27.  Le 31 janvier 2009, à la demande du procureur de la République de Yüksekova, le procureur de la République de Hakkari fit pratiquer à l’hôpital public de Hakkari, sous sa supervision, une autopsie de la dépouille.

    28.  Tout d’abord, plusieurs clichés du corps furent pris. Une radiographie du corps fut ensuite pratiquée. Le procureur demanda au médecin légiste d’examiner le corps dans le but de déterminer la cause de la mort de Burhan Güzelaydın et de faire part de ses observations éventuelles sur les circonstances du décès de ce dernier.

    29.  Le médecin légiste constata que l’orifice d’entrée de la balle, entouré d’une collerette érosive, se situait sur la zone axillaire droite au niveau de l’extrémité latérale de l’omoplate droite et que l’orifice de sortie se trouvait sur la partie latérale de l’omoplate droite. Il releva également une coupure de 0,5 cm sur la main gauche du défunt, probablement causée par la griffure d’un ongle, une lésion de 0,3 cm sur la lèvre supérieure, une ecchymose de 0,5 cm sur le sourcil droit, de multiples traces d’entailles anciennes sur le torse datant d’environ 7 à 8 ans, de multiples traces de brûlures remontant à environ un mois et demi sur le bras droit et deux traces d’entailles remontant à environ un mois et demi sur le bras droit et dans la région pectorale droite. Il ne releva aucune autre trace de coup ou de violence sur le corps. Les conclusions du rapport d’autopsie se lisent comme suit :

    « 1)  La blessure causée par balle n’était pas fatale.

    2)  Au regard de la plaie d’entrée de la balle et de l’état des tissus de la peau, il s’agit d’un tir à bout touchant. Cela dit, dans la mesure où la balle a d’abord traversé les vêtements du défunt, il faut les envoyer au laboratoire de police judiciaire pour déterminer avec précision la distance de tir.

    3)  Aucune balle n’a été retirée du corps.

    4)  La cause du décès est une asphyxie mécanique due à une obstruction des voies respiratoires résultant de l’aspiration du contenu de l’estomac.

    5)  Le décès est probablement survenu de douze à vingt-quatre heures avant le début de l’autopsie, qui a eu lieu le 31 janvier 2009 à 9 h 30. »

    30.  Le même jour, le père du défunt, M. Şirin Güzelaydın, fut entendu par le procureur de la République de Hakkari. Il déclara notamment ce qui suit :

    « Mon fils vit avec son épouse depuis trois ans. Il a un enfant d’un an. Il lui restait deux mois et vingt-huit jours avant de terminer son service militaire. Depuis quatre à cinq mois, il avait des problèmes avec son commandant. Ce dernier lui aurait donné une gifle et mon fils aurait fait de même. C’est pour ça que leur relation était particulièrement tendue. Une fois, dans le réfectoire, ils se seraient même donné des coups. Il y a dix à quinze jours, il m’avait dit qu’il avait déserté pendant une journée et qu’une procédure était en cours à son encontre. Il y a environ deux mois, j’ai été informé de son transfert à l’hôpital militaire de Van parce qu’il avait été battu. Mon fils s’entendait bien avec ses autres supérieurs hiérarchiques. Il n’avait aucun problème dans la vie civile jusqu’à quatre à cinq mois avant le début de son service militaire. Ce n’était absolument pas quelqu’un de suicidaire. Je pense que mon fils a été tué. Je soupçonne son commandant d’être le meurtrier. Je porte plainte contre les responsables de ce meurtre. »

    31.  Le 3 février 2009, l’institut médicolégal de Hakkari rendit sur la cause du décès de Burhan Güzelaydın un rapport dont les passages pertinents en l’espèce se lisent comme suit :

    « 1)  Fractures costales sur la partie gauche du corps (côtes nos 2, 3, 4, 5, 6 et 7) avec présence d’hématomes et d’ecchymoses autour des côtes cassées. Ces fractures résultent d’un traumatisme. Cela peut être dû à des coups. Un massage cardiaque peut également causer ce type de fracture mais, en l’occurrence, cela est peu probable dans la mesure où les fractures se trouvent dans l’axe axillaire.

    2)  La blessure causée par une arme à feu au niveau de l’omoplate n’était pas potentiellement mortelle.

    3)  La présence d’ecchymoses de 3x2 cm sur le myocarde fait penser à une crise cardiaque, d’autant que le vomissement fait partie des symptômes. Cela dit, un traumatisme au niveau de l’abdomen peut également causer un vomissement. Les réflexes ne sont pas coordonnés lors de l’agonie et, pendant cette phase, le contenu de l’estomac peut être aspiré dans les poumons en cas de vomissement.

    4)  Il est médicalement possible de déterminer si les blessures ont été causées avant ou après le décès du patient. »

    32.  Le 5 février 2009, une commission composée de deux procureurs militaires et de dix soldats se rendit par hélicoptère sur les lieux. Ils notèrent dans leur rapport que les lieux avait été nettoyés et qu’il n’y avait aucune preuve à recueillir. Ils entendirent les médecins ayant prodigué des soins à Burhan Güzelaydın, lesquels déclarèrent que les fractures costales avaient été causées par le massage cardiaque, qui avait duré environ 45 minutes. A.D., l’appelé à qui appartenait le fusil ayant causé la mort de Burhan Güzelaydın, fut également entendu. Il affirma avoir laissé son fusil à sa place habituelle.

    33.  Le 7 février 2009, les déclarations des camarades de Burhan Güzelaydın furent recueillies par le procureur militaire de Van. Ils affirmèrent que l’intéressé était quelqu’un d’imprévisible et d’instable, qu’il souffrait de problèmes psychologiques et qu’il était constamment déprimé, notamment en raison de ses soucis familiaux. Selon eux, ses supérieurs hiérarchiques étaient au courant de ses problèmes. Ils précisèrent qu’on ne lui avait pas confié d’arme et qu’il travaillait au réfectoire, à des tâches qui ne nécessitaient pas d’effort particulier. Ils ajoutèrent que, quelques jours avant son décès, Burhan Güzelaydın avait déserté mais qu’il était rentré le lendemain à la caserne grâce à l’aide des villageois. Ils déclarèrent aussi que, une fois, il avait brisé les miroirs des toilettes dans un moment de colère et que, une autre fois, il avait lancé une grenade à main sans autorisation car il s’était fâché contre sa famille qui, selon lui, ne s’occupait pas suffisamment de son épouse. Ils expliquèrent que Burhan Güzelaydın s’automutilait : il se coupait à l’aide d’un rasoir et se brûlait avec des cigarettes. Ils ajoutèrent que le décès de ses enfants l’avait beaucoup affecté et qu’il tenait son père pour responsable du suicide de son frère. Selon eux, Burhan Güzelaydın se demandait ce qu’il faisait dans l’armée et il ne cessait de dire qu’il n’était pas à sa place et qu’il pensait que ses parents ne prenaient pas soin de son épouse, ce qui l’amenait à demander des autorisations pour aller la voir. Ils ajoutèrent que l’intéressé ne s’était jamais plaint d’un quelconque mauvais traitement de la part de ses supérieurs. Cependant, le jour de son décès, il leur avait dit adieu en sortant du réfectoire. Selon eux, le but de Burhan Güzelaydın était certainement de se blesser en se tirant dessus intentionnellement afin d’obtenir une autorisation de sortie.

    34.  Les deux commandants de Burhan Güzelaydın furent également auditionnés et firent les déclarations suivantes :

    S.Ş. : « Burhan Güzelaydın était un soldat qui avait des problèmes. Je l’écoutais très souvent et j’essayais de l’aider. Son souci venait essentiellement du fait que sa famille ne s’occupait pas suffisamment bien de son épouse. Ils avaient perdu leurs deux enfants. On ne lui confiait pas de tâches difficiles. L’appelé F.E. m’a averti des faits. Il pensait que Burhan Güzelaydın était tombé du lit et qu’il s’était blessé. Lorsque je me suis rendu dans le dortoir, j’ai vu du sang par terre. Burhan Güzelaydın a été transféré à l’hôpital par hélicoptère après les premiers soins médicaux. Il a toujours été bien traité dans la caserne. On était plus tolérant avec lui en raison de ses problèmes. »

    O.T. : « J’étais au courant des problèmes familiaux et psychologiques de Burhan Güzelaydın. Il m’avait fait part de ses soucis. D’après ce que j’ai compris, sa famille n’appréciait pas beaucoup son épouse et ne l’amenait pas chez le médecin. Cette situation le perturbait beaucoup. On ne lui avait pas confié de tâches difficiles dans la caserne. Notre but était qu’il termine son service militaire sans problème. On savait qu’il s’automutilait. Un jour, il a cassé les miroirs dans les toilettes et s’est blessé aux mains. Il nous avait raconté que son frère s’était suicidé. Cinq jours avant son décès, il avait déserté mais s’était ensuite rendu de sa propre initiative. Je lui avais crié dessus car j’étais en colère mais je ne l’ai jamais frappé. Le jour de l’évènement, j’étais dans mon bureau. On m’a averti de ce qui s’était passé. Nous avons immédiatement appelé un hélicoptère pour un transfert à l’hôpital. L’hélicoptère a eu beaucoup de mal à atterrir en raison des conditions climatiques. [ Burhan Güzelaydın ] était un soldat qui avait des soucis d’ordre psychologique mais qui n’avait pas de problèmes avec ses camarades ni avec ses supérieurs. »

    35.  Le 9 février 2009, à la demande du parquet militaire, le tribunal militaire de Van ordonna la restriction de l’accès au dossier de l’enquête en cours et de la communication des pièces y contenues, afin de protéger l’identité des personnes impliquées. Le tribunal motiva sa décision par le fait qu’il y avait eu des manifestations portant atteinte à l’ordre public lorsque le décès de Burhan Güzelaydın avait été annoncé.

    36.  Le 13 février 2009, la mère et l’épouse de Burhan Güzelaydın furent entendues par le procureur militaire. Elles déclarèrent ce qui suit :

    La mère de Burhan Güzelaydın, Barika Güzelaydın : « Mon fils allait terminer son service militaire dans trois mois. Au téléphone, il me disait qu’il aimait beaucoup la vie militaire et que les costumes militaires lui allaient très bien. Selon ses dires, ses commandants ne l’appréciaient pas. Ils ne lui auraient pas confié d’arme. Lorsqu’il était venu nous rendre visite, j’avais remarqué qu’il fumait beaucoup. Il m’avait confié qu’il pensait qu’on ne lui laisserait pas terminer son service militaire car il n’était pas du tout apprécié. Il ne voulait pas je le dise à son père, de peur de le rendre triste. Mon fils n’avait aucun problème, ni personnel, ni familial. Je n’étais pas au courant des traces d’entailles sur son corps. Je l’avais eu au téléphone six à sept jours avant son décès. Il m’avait raconté avoir déserté l’armée et qu’une procédure ouverte à son encontre était pendante devant le tribunal. Son commandant l’aurait giflé. Il avait dit à sa sœur qu’il allait être tué. Je pense qu’il s’agisse d’un homicide. Mon fils ne s’est pas suicidé. Il n’était pas suicidaire. »

    L’épouse de Burhan Güzelaydın : « Nous avons fait un mariage religieux il y a environ trois, quatre ans. Il y a deux ans, notre enfant est mort. Nous avons une fille de huit mois. Ses parents ne nous empêchent pas de nous contacter. Au téléphone, [Burhan Güzelaydın] se plaignait de ses supérieurs hiérarchiques. Il me disait qu’ils le battaient et qu’ils l’avaient menacé de le tuer. Il paraît qu’il était le seul à être traité comme ça. Il s’entendait bien avec ses camarades. Je l’ai eu au téléphone quatre jours avant son décès, il voulait entendre la voix de sa fille. Il ne m’a fait part d’aucun mauvais traitement ni d’une quelconque menace. Il m’avait dit avoir déserté parce qu’il en avait assez. J’ai vu les traces de blessures sur le corps de Burhan pour la première fois au mois de juillet, lorsqu’il était venu nous rendre visite. Il m’avait dit qu’on lui cherchait des ennuis et qu’il ne supportait plus cette situation. Je pense que Burhan a été tué. Ce n’était pas quelqu’un qui voulait se donner la mort. Il lui tardait de terminer son service militaire. Il était content qu’il reste peu de temps. »

    37.  Par une requête du 20 février 2009, les requérants demandèrent au procureur militaire de Van la levée de la restriction d’accès au dossier. Leur demande fut finalement acceptée le 8 juin 2009. Les requérants soutinrent également que leur fils avait été assassiné après avoir subi des tortures et portèrent plainte contre les autorités militaires.

    38.  Le 16 mars 2009, dans sa déposition devant les policiers, la sœur de Burhan Güzelaydın déclara :

    « Mon frère se plaignait de ses supérieurs hiérarchiques militaires O. et S. Il disait qu’ils le torturaient en le battant et en refusant de lui donner à manger. Je souhaite porter plainte contre ces deux personnes. J’avais eu Burhan au téléphone dix jours avant son décès, il n’allait pas bien et se plaignait de faire l’objet de mauvais traitements. Il avait ajouté que, si cela continuait comme ça, il ne verrait pas la fin de son service militaire et qu’il allait mourir avant de pouvoir voir sa fille. »

    39.  Le même jour, un ami proche de Burhan Güzelaydın fut également entendu. Ce dernier fit la déclaration suivante :

    « Je connaissais bien Burhan Güzelaydın. Lorsqu’il est venu à Patnos, il m’a rendu visite. Il m’avait fait part de ses soucis avec ses supérieurs hiérarchiques dans l’armée. Il se plaignait qu’on lui donnait des tâches difficiles. Je lui avais conseillé d’être patient. Je n’ai pas eu de nouvelles par la suite. »

    40.  Les 6 et 24 mars 2009, une expertise balistique fut réalisée par l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale de Van.

    41.  Les experts examinèrent le fusil G-3 ayant causé la blessure de Burhan Güzelaydın et conclurent qu’il était en bon état de fonctionnement.

    42.  Ils observèrent que la douille retrouvée par terre provenait bien du fusil G-3 en question.

    43.  Aucun résidu de tir ne fut trouvé sur le corps de Burhan Güzelaydın. En revanche, les examens pratiqués et les analyses effectuées révélèrent la présence de résidus de tir sur les vêtements qu’il portait au moment des faits.

    44.  Le rapport ajoutait que les examens effectués sur les vêtements de Burhan Güzelaydın indiquaient qu’il avait été victime d’un tir à bout touchant.

    45.  Le 6 mai 2009, le procureur militaire de Van ordonna une expertise médicale à l’université de Yüzüncü Yıl afin de déterminer la cause exacte du décès de Burhan Güzelaydın.

    46.  Le 26 mai 2009, un médecin légiste rattaché à cette université rendit son rapport. Il estima qu’un massage cardiaque externe appuyé pouvait causer des fractures costales. Il considéra que l’institut médicolégal devait être saisi pour comprendre les circonstances exactes du décès.

    47.  Le 26 juin 2009, l’institut médicolégal fut saisi par le procureur militaire de Van.

    48.  Cet institut rendit son rapport d’expertise médicale le 30 septembre 2009. Ses conclusions se lisent comme suit :

    « 1)  Même si aucune lésion au niveau des artères n’a été décelée lors de l’autopsie, la présence de 2,5 litres de sang sur les lieux et l’état de choc du patient lorsqu’on lui a prodigué les premiers soins démontrent que les vaisseaux ont été sérieusement endommagés par la balle, ce qui a causé le décès.

    2)  Au regard de l’emplacement des fractures décrites lors de l’autopsie, à savoir au niveau de l’axe axillaire avant gauche, il est possible que les fractures costales aient été causées par le massage cardiaque lors des tentatives de réanimation du patient. Il n’a pas été possible de vérifier sur la base des données existantes si le défunt avait été victime d’un traumatisme avant la tentative de réanimation cardiopulmonaire.

    3)  Pour pouvoir déterminer le moment de la survenance des lésions (possibilité de dater les fractures des os entre 0 à 4 heures et 3 jours et les ecchymoses des tissus mous entre 0 à 4 heures et 90 heures après leur survenance), il aurait fallu faire des prélèvements lors de l’autopsie pour un examen histopathologique.

    4)  L’aspiration du contenu de l’estomac par les voies respiratoires est un phénomène qui peut avoir été causé par la réanimation ou qui peut être survenu durant la phase d’agonie.

    5)  Compte tenu de l’emplacement de l’orifice d’entrée de la balle, de l’angle de tir et de l’arme utilisée, nous sommes d’avis que le tir a pu être effectué par Burhan Güzelaydın lui-même ou par une autre personne. Il est impossible de dire laquelle des deux situations est la plus plausible. »

    C.  L’ordonnance de non-lieu

    49.  À l’issue de l’instruction pénale, le 31 décembre 2009, le procureur militaire de Van rendit une ordonnance de non-lieu. Il estima que Burhan Güzelaydın, qui souffrait de problèmes psychologiques, s’était intentionnellement tiré une balle dans l’épaule avec l’arme de son camarade et qu’il était mort des suites de sa blessure.

    50.  Se fondant sur le procès-verbal de l’examen des lieux, le croquis des lieux, le rapport des faits, les dépositions des témoins, le rapport d’autopsie et le rapport d’expertise balistique, il considéra comme établi que, le jour de l’évènement, le fils des requérants s’était rendu dans le dortoir au moment où les autres soldats étaient en train de déjeuner ; qu’il avait pris un fusil G-3 qui était accroché à son emplacement habituel ; qu’il s’était tiré une balle dans l’épaule droite dans l’intention de se blesser afin d’obtenir une autorisation de sortie ; que les autres soldats n’avaient pas entendu le coup de feu en raison, notamment, du bruit du générateur ; que deux soldats avaient trouvé Burhan Güzelaydın blessé à l’épaule et qu’ils avaient immédiatement alerté les autorités ; que tout avait été tenté pour le sauver mais que le blessé avait succombé à sa blessure.

    51.  Le procureur nota également que, selon les témoignages et les rapports médicaux, Burhan Güzelaydın souffrait d’anxiété, d’angoisse, de malaise et de dépression, qu’il se mutilait et que cette situation avait amené les autorités militaires à ne pas lui confier d’arme.

    52.  Il releva en outre que l’examen balistique avait montré que la douille provenait bien du fusil retrouvé par terre sur les lieux et que le tir avait été effectué à bout touchant.

    53.  Le procureur considéra enfin que, compte tenu de l’absence d’autres traces de lésions sur le corps de Burhan Güzelaydın, les fractures costales avaient certainement été causées par le massage cardiaque effectué pendant la réanimation, qui avait duré environ une heure et demie.

    54.  Les requérants firent opposition à l’ordonnance de non-lieu susmentionnée par l’intermédiaire de leur avocat, alléguant que plusieurs zones d’ombres subsistaient quant aux circonstances du décès de leur fils. Ils soutinrent notamment que celui-ci ne souffrait d’aucun problème psychologique, que les fractures costales démontraient qu’il avait d’abord été battu et qu’il avait ensuite été très certainement victime d’un homicide.

    55.  Le 15 mars 2010, le tribunal militaire d’Ağrı rejeta cette opposition au motif qu’aucun manquement n’avait été décelé dans l’enquête. Il considéra que l’instruction avait permis de mettre en lumière les circonstances du décès de Burhan Güzelaydın et qu’aucun élément de preuve n’appuyait la thèse de l’homicide.

    D.  Les mesures administratives

    56.  Conformément à la pratique habituelle, une enquête administrative fut diligentée pour faire la lumière sur les faits et en tirer toutes les conclusions afin que semblable drame ne se reproduise pas.

    57.  Le 11 février 2009, la commission d’enquête administrative établit un rapport interne et conclut que Burhan Güzelaydın, qui souffrait de problèmes personnels, s’était intentionnellement tiré une balle dans l’épaule en vue de se blesser pour obtenir un arrêt maladie mais qu’il avait succombé à sa blessure. Elle estima que personne ne pouvait être tenu pour responsable de ce qui s’était passé.

    E.  L’aide financière versée par la fondation Mehmetçik

    58.  Le 25 avril 2009, la fondation Mehmetçik, une émanation des forces armées dont l’un des buts principaux est d’aider les familles des soldats décédés en service, octroya 25 000 livres turques (TRY) (soit environ 11 735 euros (EUR) à cette date) à la famille du défunt à titre de soutien matériel.

    EN DROIT

    I.  SUR L’OBJET DU LITIGE

    59.  Les requérants allèguent que l’enquête menée pour déterminer les circonstances du décès de leur fils, Burhan Güzelaydın, n’a pas respecté les exigences des articles 6 et 13 de la Convention. Ils soutiennent que leur fils a sans doute été victime d’un homicide, car, selon eux, il n’avait aucune raison de se tirer dessus.

    60.  Le Gouvernement combat cette thèse.

    61.  La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, estime que les griefs formulés par les requérants appellent un examen sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention, qui dans sa partie pertinente en l’espèce énonce :

    « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET PROCÉDURAL

    A.  Sur la recevabilité

    62.  Le Gouvernement affirme que la requête est irrecevable au motif que les requérants se sont vu accorder 25 000 TRY à titre de soutien matériel et qu’ils ont ainsi perdu leur qualité de victime. Il estime également que les requérants auraient dû introduire un recours en indemnisation devant les tribunaux administratifs avant de saisir la Cour.

    63.  La Cour observe que la somme octroyée aux requérants par la fondation Mehmetçik était une aide financière qui avait pour but de leur apporter un soutien matériel à la suite du décès de leur fils pendant son service. Elle précise qu’une telle somme est allouée automatiquement et qu’elle n’a pas le caractère d’une indemnisation mais seulement d’une aide matérielle. Il ne s’agit donc pas, selon la Cour, d’une reconnaissance de la part des autorités d’une violation des dispositions de la Convention. Dès lors, l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

    64.  S’agissant du recours en indemnisation devant les juridictions administratives, la Cour rappelle qu’il est de jurisprudence constante que, dans les affaires où il est allégué que la mort a été infligée volontairement ou qu’elle est survenue à la suite d’une agression ou de mauvais traitements, l’octroi d’une indemnité ne saurait dispenser les États contractants de leur obligation de mener des investigations pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 79, CEDH 1999-IV, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 165, CEDH 2011).

    65.  La Cour note que les requérants se plaignent du non-respect de l’obligation procédurale quant au décès de leur fils, décès dont ils allèguent qu’il pourrait résulter d’un homicide. Toutefois, à l’issue de l’enquête menée par les autorités, celles-ci ont conclu que Burhan Güzelaydın s’était tiré dessus intentionnellement et qu’il était décédé des suites de ce tir.

    66.  Aux yeux de la Cour, lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée pour faire la lumière sur les circonstances du décès. Le fait que l’enquête retienne une autre thèse que l’homicide n’a aucune incidence sur cette question puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 133, 14 avril 2015).

    67.  En l’espèce, les circonstances du décès de Burhan Güzelaydın n’ont pas été établies d’emblée de manière suffisamment claire. Différentes thèses étaient envisageables et aucune d’entre elles n’était manifestement dénuée de crédibilité au stade initial. Partant, l’État avait l’obligation de mener une enquête.

    68.  Par conséquent, une action en indemnisation devant les juridictions administratives ne saurait constituer un recours effectif s’agissant d’un grief concernant une allégation d’homicide puisqu’elle ne pourrait pas conduire à l’identification et à la punition des responsables. Après avoir recouru contre l’ordonnance de non-lieu en soutenant la thèse du homicide, les requérants n’étaient donc plus tenus d’introduire une action en indemnisation.

    69.  La voie de recours effective était donc la procédure pénale, laquelle s’est achevée par la décision du tribunal militaire du 15 mars 2010.

    70.  Dès lors, la Cour rejette également l’exception préliminaire formulée par le Gouvernement à cet égard.

    71.  La Cour constate en outre que les griefs des requérants ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Relevant par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.

    B.  Sur le fond

    72.  Les requérants soutiennent que l’enquête pénale menée au sujet du décès de leur fils n’a pas été effective et qu’elle n’a pas permis d’en élucider les circonstances précises.

    73.  Le Gouvernement considère que rien ne permet de remettre en cause la thèse retenue par les autorités à l’issue de l’instruction pénale. À cet égard, il indique qu’une enquête a été ouverte immédiatement après les faits et que tous les actes d’enquête susceptibles de faire la lumière sur les circonstances du décès de Burhan Güzelaydın ont été accomplis de manière minutieuse. Il soutient que l’indépendance et l’effectivité de l’enquête ne prêtent le flanc à aucune critique. Il ajoute que les conditions du décès ont été établies avec exactitude et que les requérants ont eu la possibilité de participer à l’enquête et à la procédure pénales.

    74.  La Cour rappelle que, dans les affaires telles que la présente espèce, la protection procédurale du droit à la vie implique une forme d’enquête indépendante propre à déterminer les circonstances ayant entouré le décès ainsi qu’à établir les responsabilités (Çiçek c. Turquie (déc.), no 67124/01, 18 janvier 2005).

    75.  Les principes en matière d’effectivité de l’enquête au sens de l’article 2 de la Convention sont rappelés dans l’arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 169-182). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 161 à 163, série A no 324).

    76.  Pour qu’une enquête puisse être qualifiée d’effective au sens de l’article 2 de la Convention, elle doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-II).

    77.  Cela signifie qu’elle doit permettre d’identifier et - le cas échéant - de sanctionner les responsables (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, CEDH 2016).

    78.  Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005-VII, et Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014).

    79.  Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011 (extraits)).

    80.  En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009).

    81.  La nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu, précité, §§ 101-110, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000-VI).

    82.  Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, n38361/97, § 138, CEDH 2002-IV).

    83.  En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes.

    84.  L’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 348, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1er décembre 2009).

    85.  La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Dobriyeva et autres c. Russie, no 18407/10, § 72, 19 décembre 2013, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 147, CEDH 2014).

    86.  En l’espèce, la Cour observe qu’une instruction pénale a été ouverte d’office le jour même du décès de Burhan Güzelaydın. Cependant, si rien ne permet de mettre en doute la volonté des autorités de reconstituer le déroulement des faits, il n’en demeure pas moins que l’enquête comporte de nombreuses lacunes.

    87.  En ce sens, la Cour constate que les enquêteurs ayant participé aux investigations lors de la phase initiale de l’enquête faisaient partie de la gendarmerie, corps au sein duquel les faits se sont produits (paragraphes 18-25 ci-dessus) ; il existait donc un lien hiérarchique entre eux et les personnes susceptibles d’être impliquées. Ces enquêteurs n’étaient donc pas indépendants des personnes impliquées ou susceptibles de l’être.

    88.  Par ailleurs, la Cour relève que les lieux ont été nettoyés avant même l’arrivée du procureur, qui s’est rendu sur place cinq jours après les faits (paragraphe 32 ci-dessus). Il s’agit là d’une carence qui a eu pour effet de soustraire l’enquête préliminaire et ses résultats au contrôle judiciaire (Kamer Demir et autres c. Turquie, no 41335/98, § 47, 19 octobre 2006, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 58, 10 mai 2007, Mižigárová c. Slovaquie, no 74832/01, § 104, 14 décembre 2010, et Hüseyin Kaplan c. Turquie, no 20070/08, § 63, 15 octobre 2013).

    89.  La consignation des éléments de preuve dans un procès-verbal, effectuée par les gendarmes avant le nettoyage des lieux, ne modifie en rien cette constatation. La Cour considère que, dès qu’ils avaient eu connaissance des faits, les gendarmes auraient dû protéger les lieux en les délimitant par un cordon de sécurité le temps des investigations et prendre des mesures strictes afin d’éviter autant que possible d’altérer les indices matériels ; il s’agissait là de conditions essentielles pour permettre d’analyser correctement les faits, de reconstituer leur déroulement et de comprendre ce qui s’était réellement passé. En effet, une fois le nettoyage des lieux accompli, les autorités n’étaient plus en mesure de rectifier d’éventuelles erreurs ou de prélever des indices qui n’auraient pas été détectés ou qui auraient été négligés.

    90.  De plus, il apparaît qu’aucune recherche d’empreintes digitales n’a été effectuée sur l’arme, alors qu’un tel examen devrait relever de la procédure habituelle. La Cour estime qu’il s’agit là d’une carence importante, d’autant qu’aucun résidu de tir n’avait été retrouvé sur Burhan Güzelaydın. Cette recherche était déterminante pour l’enquête qui était censée servir à infirmer ou confirmer les différentes thèses envisageables, et notamment la thèse criminelle.

    91.  En outre, comme le souligne l’institut médicolégal dans son rapport du 30 septembre 2009, pour pouvoir déterminer le moment de la survenance des différentes lésions sur le corps de Burhan Güzelaydın et notamment celles relatives aux fractures costales, il aurait fallu faire des prélèvements lors de l’autopsie pour un examen histopathologique (paragraphe 48 ci-dessus). En l’espèce, l’absence d’un tel examen constitue également une lacune compte tenu, notamment, des allégations des requérants qui soutenaient que leur fils avait certainement été battu avant d’être tué. De telles allégations étaient défendables car l’institut médicolégal n’avait pas non plus exclu dans son rapport que les fractures eussent pu être causées par des coups et que le tir eût pu être effectué par une autre personne que Burhan Güzelaydın (paragraphe 48 ci-dessus).

    92.  La Cour estime que ces déficiences ont nui à la qualité de l’enquête et affaibli sa capacité à établir les circonstances de la mort du fils des requérants.

    93.  Dès lors, ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    94.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    95.  Les requérants réclament 66 035 EUR au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi.

    96.  Ils sollicitent 120 000 EUR pour préjudice moral.

    97.  Les intéressés demandent également 2 190 EUR pour frais et dépens. À titre de justificatif, ils présentent des factures de frais de traduction et font référence, pour les honoraires d’avocat d’un montant de 1 961 EUR, au tarif minimum fixé par l’Union des Barreaux de Turquie.

    98.  Le Gouvernement conteste ces prétentions et invite la Cour à les rejeter.

    99.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 20 000 EUR pour le préjudice moral subi.

    100.  Pour ce qui est des frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde conjointement aux requérants.

    101.  Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i)  20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 septembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente

     



    [1].  Ensemble de gestes destinés à assurer l’oxygénation des organes lorsque la victime, inconsciente, a cessé de respirer et est en arrêt circulatoire.


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