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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> TORJA v. ROMANIA - 27018/06 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section Committee)) French Text [2016] ECHR 815 (04 October 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/815.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2016:1004JUD002701806, [2016] ECHR 815, CE:ECHR:2016:1004JUD002701806 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE TORJA c. ROUMANIE
(Requête no 27018/06)
ARRÊT
STRASBOURG
4 octobre 2016
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Torja c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Paulo Pinto de Albuquerque,
président,
Iulia Motoc,
Marko Bošnjak, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 27018/06) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Viorel‑Adrian Torja (« le requérant »), a saisi la Cour le 31 mai 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me D.C. Rusu, avocat à Oradea. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par sa co‑agente, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 1er décembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1974 et réside à Oradea.
A. Le placement en garde à vue du requérant et l’enquête judiciaire
5. Le 16 décembre 2003, aux alentours de 21 heures, le requérant fut interpellé par deux agents de police qui étaient accompagnés d’une femme, I.S. Les agents lui demandèrent de présenter une pièce d’identité. Le requérant répondit qu’il n’en avait pas sur lui. Les agents de police procédèrent alors à une fouille corporelle sommaire, au cours de laquelle ils trouvèrent sur lui une somme d’argent, une pièce d’identité à son nom et deux téléphones portables. Le requérant indiqua que les deux téléphones étaient les siens, mais I.S. déclara que l’un des téléphones lui appartenait. Le requérant fut conduit au commissariat de police.
6. Par une décision du même jour, le requérant fut placé en garde à vue pour une durée de vingt-quatre heures, au motif qu’il était soupçonné d’avoir soustrait un téléphone portable au cours d’une altercation.
7. Vers 22 h 30, la police judiciaire examina, en présence de I.S. et de deux témoins, les lieux où le requérant aurait arraché son téléphone portable à I.S.
8. Entendue le soir même, I.S. déclara notamment que le requérant était vraisemblablement en état d’ébriété, qu’il l’avait injuriée, qu’il avait tiré sur ses vêtements et qu’elle s’était échappée en courant. Elle dit qu’elle avait ensuite constaté que son téléphone portable n’était plus accroché autour de son cou. Elle indiqua qu’elle avait peu après croisé une patrouille de police à laquelle elle avait présenté les faits.
9. Vers 1 heure du matin, le requérant fut entendu par la police judiciaire. Il déclara qu’il avait rencontré une femme dans la rue mais qu’il ne l’avait pas agressée, et qu’il ne pouvait pas expliquer comment il était entré en possession du deuxième téléphone portable. Lors de cette audition, le requérant n’était pas assisté par un avocat, mais il fit mentionner dans la déclaration qu’il serait représenté par un avocat commis d’office.
10. Au cours de la nuit, la police judiciaire procéda à la confrontation du requérant avec I.S. Cette dernière exposa que le requérant avait découvert le téléphone portable accroché autour de son cou en tirant sur ses vêtements, qu’il le lui avait arraché et qu’il lui avait ensuite dit qu’elle pouvait partir. Le requérant répondit qu’il n’avait pas rencontré I.S. ce soir-là.
11. Le 17 décembre 2003, des poursuites pénales furent engagées contre le requérant du chef de vol avec violences. Par une décision du tribunal départemental de Bihor du même jour, l’intéressé fut placé en détention provisoire pour une durée de trente jours.
12. Le 5 janvier 2004, la police judiciaire entendit D.P., témoin oculaire des événements, en présence de l’avocat du requérant. D.P. déclara que, le soir de l’incident, le requérant avait interpellé une femme, qu’il l’avait attrapée par le col de sa veste et qu’il lui avait demandé une cigarette. Il indiqua que la femme s’était enfuie en appelant à l’aide. Il dit que c’est à ce moment-là qu’il avait aperçu sur le trottoir un téléphone portable et qu’il avait vu le requérant s’en emparer. Il ajouta que le requérant lui avait alors demandé d’aller remettre une veste à un ami et qu’il lui avait expliqué que lui-même allait attendre la femme pour lui restituer le téléphone portable.
13. Au cours de l’enquête, quatre autres témoins furent entendus.
B. Le procès de première instance
14. Par un réquisitoire du 20 mai 2004, le requérant fut renvoyé en jugement du chef de vol avec violences (article 211 du code pénal, le « CP » - paragraphe 27 ci-après).
15. Le 18 octobre 2004, le tribunal départemental de Bihor auditionna le requérant ainsi que I.S.
16. I.S. déclara qu’il était impossible que le requérant eût su, avant de l’aborder, qu’elle avait un téléphone portable. Elle dit que c’est en tirant sur ses vêtements qu’il avait arraché le cordon auquel le téléphone était accroché. Selon elle, le téléphone portable s’était ainsi retrouvé entre les mains du requérant et ce dernier lui avait dit qu’elle pouvait partir.
17. Le requérant maintint qu’il n’avait pas rencontré I.S. le 16 décembre 2003. Il admit néanmoins que, comme l’avait affirmé D.P. dans la déclaration faite au cours de l’enquête (paragraphe 12 ci-dessus), il avait attrapé I.S. par le col et qu’il lui avait demandé une cigarette. Il ajouta que, en revanche, il ne se souvenait plus de la suite des événements.
18. Le 29 novembre 2014, le tribunal procéda à l’audition de D.P., seul témoin oculaire des événements. Un deuxième témoin, qui avait été entendu au stade de l’enquête, ne se présenta pas à l’audience. Le tribunal lut à haute voix sa déclaration écrite. Il n’apparaît pas que le requérant ou son avocat se soient opposés à cette lecture.
19. Par un jugement du 31 janvier 2005, le tribunal départemental de Bihor, après avoir entendu les parties à ce sujet, procéda à la requalification juridique des faits et condamna le requérant à une peine de trois ans d’emprisonnement avec sursis pour vol aggravé (articles 208 § 1 et 209 e) et g) du CP – paragraphe 27 ci-après). Le tribunal prit acte de la conciliation des parties quant à l’accusation de coups et blessures (article 180 du CP – paragraphe 27 ci-après) et prononça la relaxe de ce chef. Après avoir analysé l’ensemble des pièces du dossier, et notamment les déclarations faites devant lui et au cours de l’enquête par le requérant, par I.S. et par D.P., le tribunal jugea que le requérant était coupable d’avoir volé le téléphone portable appartenant à I.S. après une altercation avec celle-ci. Il considéra cependant que le requérant avait agressé I.S. dans le seul but d’obtenir une cigarette, qu’il n’avait pas eu l’intention de lui arracher son téléphone portable et qu’il ignorait préalablement l’existence de ce dernier.
C. L’appel
20. Par un arrêt du 19 avril 2005, sur appel du requérant et du parquet, la cour d’appel d’Oradea confirma le jugement du tribunal départemental. Elle estima que rien ne justifiait de retenir l’infraction de vol avec violences à l’encontre du requérant. Aucune preuve ne fut administrée à ce stade de la procédure.
D. Le recours devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »)
21. Le parquet forma un recours (recurs) contre cet arrêt et sollicita la condamnation du requérant pour vol avec violences. Le requérant forma également un recours, répétant notamment que l’élément intentionnel du délit de vol aggravé faisait défaut. Il soutenait que les violences en cause n’avaient pas pour but de s’approprier le téléphone portable de la victime.
22. La Haute Cour n’administra aucun moyen de preuve. Les juges n’entendirent pas le requérant.
23. Les débats eurent lieu le 9 décembre 2005, en présence du requérant qui était assisté par un avocat de son choix. Le procureur et l’avocat du requérant furent invités à plaider. Le requérant, utilisant la possibilité de prendre la parole en dernier, acquiesça aux conclusions de son avocat.
24. Par un arrêt du même jour, la Haute Cour fit droit au recours formé par le parquet, cassa les deux décisions et, statuant à nouveau sur le fond, condamna le requérant à cinq ans de prison ferme pour vol avec violences, infraction punie par l’article 211 du CP (paragraphe 27 ci-après). La Haute Cour se fonda sur la déclaration de la victime, sur la reconnaissance partielle des faits par le requérant et sur la déclaration du témoin oculaire D.P., pour juger que le vol, par le requérant, du téléphone portable de la victime, après une altercation avec celle-ci, était constitutif de l’infraction de vol avec violences. Elle considéra comme déterminantes la circonstance que le requérant avait indiqué à la victime qu’elle pouvait partir, au moment où, après avoir tiré sur ses vêtements, il s’était retrouvé avec le téléphone portable entre les mains (paragraphes 10 et 16 ci-dessus), et la circonstance que l’intéressé avait déclaré, lors de son interpellation par les agents de police, que les deux portables lui appartenaient (paragraphe 5 in fine ci-dessus).
E. Le recours extraordinaire du requérant
25. À une date non précisée, le requérant forma un recours extraordinaire (revizuire) contre le jugement du tribunal départemental de Bihor, tel que modifié par l’arrêt de la Haute Cour. Il demandait l’audition de plusieurs témoins ainsi qu’une nouvelle audition de la victime et de D.P. Il estimait que ces moyens de preuve étaient susceptibles d’apporter de nouvelles informations sur les faits.
26. Par un arrêt du 22 juin 2006, le tribunal départemental de Bihor rejeta le recours extraordinaire du requérant, considérant que les dispositions qu’il invoquait n’étaient pas applicables en l’espèce et qu’il demandait l’administration de nouveaux moyens de preuve à l’égard de faits et de circonstances déjà connus des premiers tribunaux.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
27. Les dispositions du CP en vigueur à l’époque des faits sont ainsi libellées :
Article 180 – Coups et blessures
« 1. Les coups ou autres actes de violence causant des souffrances physiques sont passibles d’une peine d’emprisonnement comprise entre un et trois mois ou d’une amende.
(...)
3. L’action pénale est déclenchée par la plainte préalable de la partie lésée (...)
4. La conciliation entre les parties exclut la responsabilité pénale (...). »
Article 208 – Vol
« 1. Le fait de [soustraire] un bien meuble à la possession ou à la détention d’autrui, sans son consentement et dans le but de se l’approprier injustement, est puni d’une peine d’emprisonnement comprise entre un et douze ans (...). »
Article 209 – Vol aggravé
« Le vol commis dans les conditions suivantes : (...)
e) dans un espace public ; (...)
g) pendant la nuit ; (...)
est puni d’une peine d’emprisonnement comprise entre trois et quinze ans. »
Article 211 – Vol avec violences
« 1. Le vol commis avec violences ou menaces ou en rendant la victime inconsciente ou incapable de se défendre ainsi que le vol suivi par l’usage de tels moyens afin de conserver le bien volé ou d’effacer les traces de l’infraction ou pour [permettre au] malfaiteur [de] fuir est passible d’une peine d’emprisonnement comprise entre trois et dix-huit ans (...)
2. Le vol commis avec violences dans les circonstances suivantes : (...)
b) pendant la nuit ;
c) dans un espace public (...)
est puni d’une peine d’emprisonnement comprise entre cinq et vingt ans. »
28. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale (le « CPP ») en vigueur à l’époque des faits sont ainsi libellées :
Article 341
« Avant de clore les débats, le président de la formation de jugement doit donner la parole en dernier à l’inculpé présent.
Lorsqu’il s’exprime en dernier, l’inculpé ne peut pas être interrogé. S’il fait état de nouveaux faits ou circonstances qui présentent un caractère essentiel pour le jugement de l’affaire, le tribunal ordonne la reprise de l’enquête judiciaire. »
Article 38514
« La juridiction statuant sur le recours (recurs) examine l’arrêt attaqué en se fondant sur les pièces du dossier (lucrărilor şi materialului) et sur tout autre écrit nouveau présenté devant elle.
La juridiction de recours doit répondre à tous les moyens de recours soulevés par le procureur et les parties. »
Article 38515
« Lorsqu’il statue sur le recours, le tribunal peut (...)
2. faire droit au recours, infirmer la décision attaquée et (...)
a) confirmer le jugement rendu en premier ressort, lorsque l’appel a été illégalement admis (...)
b) prononcer la relaxe de l’inculpé ou la clôture du procès pénal (...)
c) ordonner que l’affaire soit rejugée par le tribunal dont la décision a été infirmée pour une des raisons prévues à l’article 197 § 2 [Les nullités] (...)
Lorsque la juridiction saisie du recours est la Cour suprême de justice [devenue la Haute Cour de cassation et de justice], si l’administration de preuves s’impose, celle-ci renvoie l’affaire en jugement devant le tribunal dont la décision a été cassée (...)
d) retenir l’affaire pour la juger à nouveau [si la décision est infirmée] pour d’autres raisons que celles prévues à la lettre c). »
Article 38516
« Lorsque le tribunal ayant statué sur le recours retient l’affaire pour la juger à nouveau, conformément à l’article 38515 § 2 d), il se prononce également sur les questions relatives à l’administration des preuves et fixe une date pour la tenue des débats (...). »
Article 38519
« Après la cassation, l’affaire est rejugée conformément aux dispositions des chapitres I [Le procès – Dispositions générales] et II [Le procès en première instance] du titre II de la Partie spéciale, qui s’appliquent mutatis mutandis. »
29. En septembre 2006, le CPP a été modifié. En particulier, les dispositions suivantes ont été ainsi amendées :
Article 38514
« 1. Lorsque le tribunal statue sur le recours, il doit interroger l’inculpé présent, conformément aux dispositions du chapitre II [Le procès en première instance] du titre II de la Partie spéciale, lorsque ce dernier n’a pas été entendu par les juridictions ayant statué sur le fond et en appel ou encore lorsque ces juridictions n’ont pas prononcé antérieurement une décision de condamnation. »
Article 38516
« Lorsque le tribunal qui a statué sur le recours retient l’affaire pour la juger à nouveau conformément à l’article 38515 § 2 d), il se prononce également, par une décision, sur les questions relatives à l’administration des preuves et fixe une date pour la tenue des débats. Lors des débats, le tribunal doit entendre l’inculpé présent, conformément aux dispositions du chapitre II du titre II de la Partie spéciale, lorsque ce dernier n’a pas été entendu par les juridictions ayant statué sur le fond et en appel, ou encore lorsque ces juridictions n’ont pas prononcé antérieurement une décision de condamnation. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
30. Le requérant allègue qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable. Il reproche à la Haute Cour de l’avoir condamné du chef de vol avec violences sur la base des preuves que les juridictions qui l’avaient condamné du chef de vol aggravé en première instance et en appel auraient jugées insuffisantes. Il se plaint aussi que cette condamnation ait été prononcée sans qu’il y ait eu une nouvelle audition des témoins et sans que lui-même ait été entendu en personne. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. Sur la recevabilité
31. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il expose que le requérant n’a pas demandé à être entendu en personne devant la juridiction de recours saisie de l’affaire. Il ajoute que le requérant n’a pas sollicité auprès de cette juridiction l’examen de nouveaux éléments de preuve pas plus qu’une nouvelle audition des témoins. Il indique que le requérant pouvait utilement faire usage de cette possibilité, soit par l’intermédiaire de son avocat soit directement dès lors qu’il aurait été présent à l’audience. Il affirme que ce n’est que lors de son recours extraordinaire que le requérant a demandé une nouvelle audition des témoins (paragraphe 25 ci-dessus).
32. Le requérant estime qu’il a épuisé les voies de recours internes et que l’exception du Gouvernement doit être rejetée. Il argue qu’il appartenait à la Haute Cour d’appliquer les dispositions légales régissant le déroulement de la procédure.
33. La Cour rappelle qu’elle a déjà statué dans des affaires similaires sur l’argument soulevé par le Gouvernement consistant à dire que le requérant n’a lui-même jamais demandé à la juridiction de recours de l’entendre en personne ou d’entendre des témoins. Dans ces affaires, elle a jugé que la juridiction de recours était tenue de prendre d’office des mesures en ce sens, nonobstant l’absence de sollicitation expresse du requérant (voir, s’agissant de l’absence d’audition en personne du requérant, Mircea c. Roumanie, no 41250/02, § 52, 29 mars 2007 ; Dănilă c. Roumanie, no 53897/00, § 41, 8 mars 2007, et, mutatis mutandis, Botten c. Norvège, 19 février 1996, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1996-I ; voir également, s’agissant de l’absence d’audition des témoins, Găitănaru c. Roumanie, no 26082/05, § 34, 26 juin 2012 ; Hanu c. Roumanie, no 10890/04, § 38, 4 juin 2013, et Moinescu c. Roumanie, no 16903/12, § 28, 15 septembre 2015). De plus, en l’espèce, la Cour note que l’on ne saurait reprocher au requérant un manque d’intérêt pour son procès (voir Mihaiu c. Roumanie, no 42512/02, § 39, 4 novembre 2008, et, a contrario, Bragadireanu c. Roumanie, no 22088/04, § 110, 6 décembre 2007). Il convient dès lors de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.
34. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
35. Le requérant allègue que sa condamnation pour vol avec violences par la Haute Cour, sans que cette juridiction ait auditionné les témoins sur les dépositions desquels elle a fondé son verdict, et sans que lui-même ait été entendu en personne, s’analyse en une méconnaissance de son droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Il estime qu’il appartenait à la Haute Cour de prendre des mesures positives en vue de son audition et de l’audition des témoins dès lors que, selon lui, cette juridiction était appelée à examiner des éléments factuels, notamment ses agissements concrets.
36. Le Gouvernement considère que la condamnation du requérant a été conforme aux exigences d’équité de la procédure. Il plaide en premier lieu que, à la différence de l’arrêt Constantinescu c. Roumanie (no 28871/95, CEDH 2000‑VIII), dans la présente affaire la Haute Cour n’était pas la première juridiction à condamner le requérant dans cette affaire et que celui-ci avait déjà été condamné pour vol par les juridictions qui s’étaient prononcées en première instance et en appel. Dans ces conditions, il considère que la Haute Cour a été appelée à examiner, sur la base des pièces du dossier, non pas des éléments de fait, mais une question de droit, à savoir la qualification juridique des faits reprochés.
37. En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que l’avocat du requérant a pu plaider devant la Haute Cour, qu’il a ensuite pu déposer des observations écrites et qu’il a eu la parole en dernier. Il maintient que ni le requérant ni son avocat n’ont exigé une nouvelle audition des témoins. Il argue que la présente affaire est dès lors différente de celles dans lesquelles les tribunaux nationaux ont opposé un refus aux demandes d’audition de témoins présentées par les accusés (Unterpertinger c. Autriche, 24 novembre 1986, série A no 110, et Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, série A no 158).
2. Appréciation de la Cour
38. La Cour rappelle que les modalités d’application de l’article 6 de la Convention aux procédures d’appel dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit : il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure interne et du rôle dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national. Lorsqu’une audience publique a eu lieu en première instance, l’absence de débats publics en appel peut se justifier par les particularités de la procédure en question, eu égard à la nature du système d’appel interne, à l’étendue des pouvoirs de la juridiction d’appel, à la manière dont les intérêts du requérant ont réellement été exposés et protégés devant celle-ci, et notamment à la nature des questions que ladite juridiction avait à trancher (Botten, précité, § 39).
39. La Cour rappelle encore que l’admissibilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne, que c’est en principe aux juridictions nationales qu’il revient d’apprécier les éléments recueillis par elles (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I), et qu’elle-même a pour tâche, aux termes de la Convention, de rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, parmi beaucoup d’autres, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil).
40. La Cour souligne que, lorsqu’une instance d’appel est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité de la procédure, décider de ces questions sans appréciation directe des témoignages présentés en personne par l’accusé qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (voir, parmi d’autres exemples, Ekbatani c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134 ; Constantinescu, précité, § 55; Dondarini c. Saint-Marin, no 50545/99, § 27, 6 juillet 2004, et Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars 2009).
41. Dès lors, afin de déterminer s’il y a eu violation de l’article 6, il échet d’examiner le rôle de la Haute Cour et la nature des questions dont elle avait à connaître.
42. La Cour relève que, en l’espèce, l’étendue des pouvoirs de la juridiction de recours était définie dans les articles 38515 et 38516 du CPP, tels qu’en vigueur à l’époque considérée (paragraphe 28 ci-dessus). Conformément à l’article 38515, la Haute Cour, en tant qu’instance de recours, n’était pas tenue de rendre un nouveau jugement sur le fond, mais elle en avait la possibilité. Le 9 décembre 2005, elle a accueilli le recours du parquet, cassé le jugement du tribunal départemental du 31 janvier 2005 et l’arrêt de la cour d’appel du 19 avril 2005, et rendu un nouvel arrêt sur le fond (paragraphe 24 ci-dessus). Ayant connu tant des faits de la cause que du droit, elle a donc suivi une procédure complète. Selon les dispositions légales précitées, cette procédure était soumise aux mêmes règles qu’une procédure d’examen au fond. Après une appréciation complète de la question de la culpabilité ou de l’innocence du requérant, et après l’administration, le cas échéant, de nouveaux moyens de preuve, la juridiction de recours pouvait confirmer les décisions antérieures, prononcer l’acquittement de l’intéressé ou bien déclarer celui-ci coupable de vol avec violences. La Haute Cour a finalement choisi cette dernière option.
43. En l’espèce, les aspects que la Haute Cour a dû analyser afin de se prononcer sur la culpabilité du requérant avaient un caractère factuel prédominant. Il s’agissait d’apprécier si le requérant avait exercé des violences à l’encontre de la victime dans le but de lui voler un téléphone portable.
44. La Cour note qu’après avoir infirmé les décisions antérieures, et sans avoir entendu le requérant, la Haute Cour a reconnu ce dernier coupable de vol avec violences, faisant ainsi droit au recours du parquet, qui sollicitait une condamnation pour cette infraction plus grave (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour ne saurait accepter l’argument du Gouvernement, selon lequel le fait que l’accusé ait eu la parole en dernier était en l’espèce suffisant (paragraphe 37 ci-dessus). Elle précise que, si le droit de l’accusé à prendre la parole en dernier revêt une importance certaine, il ne saurait se confondre avec son droit d’être entendu, pendant les débats, par un tribunal (Constantinescu, précité, § 58).
45. La Cour considère dès lors que la Haute Cour a statué sur le fond des accusations pénales dirigées contre le requérant, et qu’elle a reconnu ce dernier coupable de vol avec violences sans que l’intéressé ait eu la possibilité de déposer et de défendre sa cause devant elle. À cet égard, elle relève que, comme l’indique le Gouvernement (paragraphe 36 ci-dessus), la présente espèce est différente de l’affaire Constantinescu, précitée, dans laquelle le requérant avait été acquitté par les juridictions inférieures, puis condamné pénalement, pour les mêmes faits, par la Haute Cour. En l’espèce, le requérant avait déjà été condamné pour vol aggravé par le tribunal départemental et la cour d’appel. Force est toutefois de constater que la Haute Cour est la première juridiction à l’avoir condamné pour vol avec violences, infraction distincte et plus grave que celle retenue par les juridictions inférieures. La Cour considère donc que la Haute Cour aurait dû entendre le requérant à ce sujet, ce qu’elle n’a pas fait.
46. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure à la violation de l’article 6 § 1 en l’espèce.
47. À titre surabondant, la Cour fait observer que, dans des affaires antérieures, elle a conclu que, en vertu de l’article 38516 du CPP (paragraphe 28 ci-dessus), si la juridiction de recours retenait une affaire pour la rejuger, elle devait se prononcer, le cas échéant, sur la question des preuves à administrer dans la procédure. Il apparaît donc que l’administration des preuves après la cassation d’un arrêt était régie par un cadre législatif spécifique (Găitănaru, précité, § 33).
48. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà reproché aux autorités roumaines le défaut d’administration de preuves devant la juridiction de recours (Dănilă, précité, §§ 53-65, Flueraş c. Roumanie, no 17520/04, §§ 56‑62, 9 avril 2013, et Moinescu, précité, §§ 36-41).
49. En l’espèce, la Cour note que le tribunal départemental et la cour d’appel ont jugé que les pièces du dossier, notamment les déclarations faites par le requérant, par I.S. et par D.P., justifiaient uniquement la condamnation pour vol aggravé. La Haute Cour ne disposait d’aucune donnée nouvelle pour y substituer une condamnation du prévenu pour vol avec violences. Elle s’est exclusivement fondée sur les pièces du dossier, principalement sur les dépositions écrites recueillies au stade de l’enquête et sur les notes d’audience du tribunal départemental relatant les déclarations des témoins.
50. La Cour constate encore que la Haute Cour a fondé la condamnation du requérant pour vol avec violences sur une nouvelle interprétation des témoignages qui avaient été versés au dossier devant les juridictions précédentes, et ce sans procéder à l’audition des témoins en question. En se fondant, notamment, sur les dépositions de ces mêmes témoins, la Haute Cour est allée plus loin que les tribunaux inférieurs, qui s’étaient bornés à condamner le requérant pour vol aggravé. Sans doute appartenait-il à la juridiction de recours d’apprécier les diverses données recueillies, de même que la pertinence de celles dont le requérant souhaitait la production. Il n’en demeure pas moins que le requérant a été reconnu coupable sur la base des témoignages que les premiers juges avaient estimé insuffisants pour le condamner pour vol avec violences. Dans ces conditions, l’omission de la Haute Cour d’entendre ces témoins avant de déclarer l’intéressé coupable a sensiblement réduit les droits de la défense (Destrehem c. France, no 56651/00, § 45, 18 mai 2004 ; voir également, mutatis mutandis, Marcos Barrios c. Espagne, no 17122/07, §§ 40-41, 21 septembre 2010, et Lacadena Calero c. Espagne, no 23002/07, § 49, 22 novembre 2011).
51. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant pour vol avec violences, prononcée en l’absence de l’audition du requérant en personne ainsi que de l’audition des témoins, alors que les deux juridictions inférieures avaient estimé que les éléments constitutif de cette infraction n’étaient pas réunis, est contraire aux exigences d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
52. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
53. Sur le terrain de l’article 5 de la Convention, le requérant allègue que son placement en garde à vue puis son placement en détention provisoire étaient illégaux. Sous l’angle de l’article 6 de la Convention, il estime également illégaux sa fouille corporelle, la recherche sur les lieux et le défaut d’assistance par un avocat lors de son audition au siège de la police et lors de sa confrontation avec la victime (paragraphes 5, 7, 9 et 10 ci-dessus). Il déplore en outre l’absence d’audition de l’un des agents de police ayant procédé à son interpellation ainsi que le caractère selon lui irrégulier du réquisitoire qui, à ses dires, n’a pas été confirmé par le procureur en chef du parquet. Citant l’article 14 de la Convention, il affirme que, dans une affaire similaire, la Haute Cour a annulé une condamnation pour vol avec violences au motif que l’accusé n’avait pas été assisté par un avocat et que le réquisitoire n’avait pas été confirmé par le procureur en chef du parquet. Invoquant l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention, le requérant se plaint enfin de l’impossibilité de former un recours contre l’arrêt de la Haute Cour prononçant sa condamnation pénale.
54. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention. Elle conclut donc que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
55. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
56. Le requérant réclame 70 804 lei roumains (RON) (soit environ 16 000 euros (EUR)) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Il expose que cette somme correspond aux salaires non perçus en raison de sa détention et à l’équivalent pécuniaire des tâches familiales quotidiennes qu’il n’a pas pu effectuer pendant cette période. Il sollicite en outre l’octroi de 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il aurait subi, en raison de sa condamnation pénale qu’il estime contraire à l’article 6 § 1 de la Convention, de sa détention et des conséquences de ces dernières pour lui et sa famille.
57. Le Gouvernement considère que le montant réclamé par le requérant pour dommage matériel n’a aucun lien avec l’objet de la présente affaire. Pour ce qui est du dommage moral, le Gouvernement est d’avis que la somme sollicitée est excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour.
58. La Cour n’aperçoit aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué par le requérant. Elle relève que, en l’espèce, le seul fondement à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside dans le fait que le requérant n’a pas bénéficié d’un procès équitable devant la Haute Cour. Elle ne saurait certes spéculer sur ce qu’aurait été l’issue du procès si l’article 6 de la Convention avait été respecté, mais estime qu’il n’est pas déraisonnable de penser que l’intéressé a subi une perte de chance réelle dans ledit procès (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 80, CEDH 1999-II).
59. Dès lors, statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour alloue au requérant la somme de 3 000 EUR au titre du préjudice moral.
60. En outre, la Cour rappelle que lorsqu’un particulier, comme en l’espèce, a été condamné à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure à la demande de l’intéressé représente en principe un moyen approprié de remédier à la violation constatée (Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, et Tahir Duran c. Turquie, no 40997/98, § 23, 29 janvier 2004). À cet égard, elle note que l’article 465 du nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur le 1er février 2014, permet la révision d’un procès sur le plan interne lorsque la Cour a constaté la violation des droits et libertés fondamentaux d’un requérant (Moinescu, précité, § 48).
B. Frais et dépens
61. Le requérant demande également 4 400 RON (environ 1 000 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, et 500 RON (soit environ 100 EUR) pour les frais engagés devant la Cour en traductions.
62. Le Gouvernement invite la Cour à ne pas octroyer de somme à ce titre. Il souligne que le requérant n’a pas déposé de justificatifs pour les montants sollicités, excepté deux reçus pour les frais de traduction qui ne comporteraient aucune mention quant à l’objet des traductions.
63. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 186, 23 avril 2015). Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 85 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
64. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention pour autant qu’il concerne l’absence d’audition par la Haute Cour du requérant en personne et des autres témoins, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cause de l’absence d’audition, par la Haute Cour, du requérant en personne et des autres témoins ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 85 EUR (quatre-vingt-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 octobre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea Tamietti Paulo Pinto de Albuquerque
Greffier adjoint Président