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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MIZRAK AND ATAY v. TURKEY - 65146/12 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 909 (18 October 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/909.html Cite as: CE:ECHR:2016:1018JUD006514612, ECLI:CE:ECHR:2016:1018JUD006514612, [2016] ECHR 909 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MIZRAK ET ATAY c. TURQUIE
(Requête no 65146/12)
ARRÊT
STRASBOURG
18 octobre 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mızrak et Atay c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 65146/12) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État, M. Hasan Mızrak, Mme Besire Mızrak, M. Mazlum Mızrak, Mme Deniz Mızrak et Mme Derya Atay, ont saisi la Cour le 22 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me B. Yavuz, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Invoquant les articles 2 et 13 de la Convention, les requérants alléguaient que les policiers avaient employé à l’encontre de Mahsum Mızrak une force excessive qui lui aurait été fatale. Ils soutenaient également que l’enquête et la procédure pénale subséquente n’avaient pas été conformes aux exigences d’effectivité.
4. Le 17 juin 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. M. Hasan Mızrak (« le premier requérant ») est né en 1958, Mme Besire Mızrak (« la deuxième requérante ») est née en 1957, M. Mazlum Mızrak (« le troisième requérant ») est né en 1997, Mme Deniz Mızrak (« la quatrième requérante ») est née en 1985 et Mme Derya Atay (« la cinquième requérante ») est née en 1983. À l’exception de la cinquième requérante, qui réside à Adana, les requérants résident à Diyarbakır.
Les deux premiers requérants sont le père et la mère de Mahsum Mızrak, né en 1989 et décédé le 30 mars 2006. Les trois derniers requérants sont respectivement son frère et ses sœurs.
A. Les circonstances de l’espèce
1. L’incident du 30 mars 2006
6. À la suite du décès de quatorze membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation armée illégale, lors d’une confrontation armée ayant eu lieu le 24 mars 2006, de nombreuses manifestations furent organisées sans autorisation à Diyarbakır entre le 28 et le 31 mars 2006. Onze manifestants y trouvèrent la mort.
7. Le 30 mars 2006, Mahsum Mızrak se trouvait sur les lieux d’une manifestation. Il fut blessé à la tête par une grenade lacrymogène qui aurait été tirée par des policiers et succomba à cette blessure.
8. Le même jour, à 22 h 50, une autopsie classique fut pratiquée à l’hôpital civil de Diyarbakır, en présence du procureur de la République, par quatre experts et deux assistants. Le rapport établi à la suite de cette autopsie faisait état d’un orifice d’entrée de 4 x 3 cm de diamètre, situé au-dessus du sourcil droit. Selon les conclusions de ce rapport, le décès résultait d’une hémorragie et des dommages cérébraux provoqués par une grenade lacrymogène qui avait fracturé le crâne. Il précisait également que, compte tenu de l’impact constaté sur le corps du jeune homme, il s’agissait probablement d’un tir à longue distance. En outre, le rapport indiquait qu’un projectile mesurant 7,5 x 4 cm et portant les indications suivantes : 40 MMX46rp 707-CS 7, 0 LOT DFPF 01/97, avait été extrait de la tête du défunt.
2. Procédure pénale engagée à l’encontre des policiers
9. Il ressort du dossier que le parquet de Diyarbakır engagea d’office une enquête au sujet du décès de Mahsum Mızrak.
10. Le 3 avril 2006, le premier requérant identifia le corps de son fils.
11. Selon un rapport d’expertise du 13 avril 2006, le projectile extrait de la tête du défunt était une capsule contenant du gaz lacrymogène.
12. Le 19 avril 2006, le premier requérant demanda au parquet de Diyarbakır l’élargissement de l’enquête afin de déterminer notamment l’origine du projectile ayant causé le décès de son fils.
13. Le 8 mai 2006, le parquet de Diyarbakır adressa une lettre à la direction de la sûreté de Diyarbakır dans le but d’obtenir des renseignements notamment sur l’origine de la grenade lacrymogène ayant atteint Mahsum Mızrak et l’identité des policiers qui l’avaient tirée.
14. Par une lettre du 21 juin 2006, la direction de la sûreté de Diyarbakır répondit au parquet de Diyarbakır. Elle confirma que la police avait utilisé des grenades lacrymogènes lors des manifestations qui avaient eu lieu entre le 28 et le 31 mars 2006. Elle cita le nom de trois policiers, à savoir B.O., N.O. et H.A.
15. Le 11 décembre 2006, le parquet de Diyarbakır adressa une nouvelle lettre à la direction de la sûreté de Diyarbakır aux fins d’obtenir des renseignements complémentaires.
16. Le 31 janvier 2007, les deux premiers requérants renouvelèrent auprès du parquet de Diyarbakır leur demande d’élargissement de l’enquête.
17. Le même jour, le premier requérant fut entendu par le procureur de la République. Il demanda que les responsables du décès de son fils fussent identifiés et punis.
18. Selon un rapport du 10 avril 2007, le projectile ayant atteint Mahsum Mızrak avait été tiré par un lance-grenade dont le type demeurait inconnu. Le rapport précisait que cette sorte de matériel pouvait causer la mort s’il atteignait un être vivant. Il ajoutait que la distance de tir ne pouvait être déterminée.
19. Dans une lettre du 16 mai 2007, la direction de la sûreté de Diyarbakır réitéra le contenu de sa réponse du 21 juin 2006.
20. Le 6 juillet 2007, dans le cadre d’une enquête engagée pour éclaircir les circonstances des évènements survenus entre le 28 et le 31 mars 2006, le procureur de la République entendit, en qualité de plaignants, les policiers S.S., S.B., H.U., A.K., N.Y., Y.S. et B.C., qui avaient participé à l’opération du 30 mars 2006. Ils déclarèrent que plusieurs policiers avaient utilisé des grenades lacrymogènes durant l’opération.
21. Le 15 novembre 2007, le procureur de la République auditionna, en qualité de témoin, K.A. et O.G., deux autres policiers ayant participé à l’opération du 30 mars 2006. Ils dirent avoir utilisé des grenades lacrymogènes dans le respect de la réglementation, sans viser personne.
22. Au cours des années 2007, 2008 et 2009, plusieurs autres policiers ayant participé à l’opération du 30 mars 2006 furent également entendus par le procureur de la République.
23. Il ressort du dossier devant la Cour que, le 30 mai 2008, le parquet de Diyarbakır transmit le dossier d’enquête à la préfecture de Diyarbakır et lui demanda l’autorisation d’entamer une action pénale contre les fonctionnaires de police ayant fait usage de grenades lacrymogènes.
24. Dans le cadre de l’enquête administrative menée par la préfecture de Diyarbakır, les 30 janvier, 2 février et 4 février 2009, les dépositions de trois policiers ayant fait usage de grenades lacrymogènes, à savoir B.O., N.O., et H.A., furent respectivement recueillies sur commission rogatoire. Ils déclarèrent qu’ils avaient exercé leurs fonctions dans le respect des règles établies en la matière et qu’ils n’avaient pas lancé de grenades directement vers les manifestants.
25. Le 19 février 2009, sur la base d’un rapport dressé par M.T., chef de police à la direction de la sûreté de Diyarbakır, la préfecture décida de ne pas autoriser le déclenchement de poursuites pénales contre les trois policiers en question au motif que ceux-ci avaient agi dans le cadre de leurs fonctions et n’avaient pas tiré de grenades lacrymogènes directement vers les manifestants.
26. Le 26 mars 2009, le premier requérant forma opposition contre cette décision devant le tribunal administratif régional de Diyarbakır. Il expliqua notamment que son fils avait été atteint à la tête au niveau du sourcil droit par une grenade tirée par un policier. Il soutenait que, si les policiers avaient fait un usage des grenades conforme à la réglementation, l’impact aurait dû se produire au niveau de la calotte crânienne.
27. Le 8 avril 2009, le tribunal accueillit favorablement l’opposition du premier requérant et infirma la décision de la préfecture.
28. Le 3 novembre 2009, le parquet de Diyarbakır engagea une action publique pour homicide volontaire contre B.O., N.O. et H.A. devant la cour d’assises de Diyarbakır.
29. À l’audience du 14 janvier 2010, la cour d’assises entendit les trois accusés ainsi que les deux premiers requérants, qui s’étaient constitués partie intervenante à la procédure pénale. Elle ordonna une expertise pour déterminer la manière dont la grenade fatale avait été tirée.
30. Le 21 juillet 2010, l’institut médicolégal dressa un rapport sur l’origine du projectile extrait de la tête de Mahsum Mızrak. Ce rapport exposait que la munition fatale n’avait pas été fabriquée pour blesser ou tuer, et mentionnait que la documentation relative à l’utilisation de ce matériel était rare. Il concluait qu’il était impossible de donner un avis définitif sur la manière dont la grenade avait été tirée et sur la distance de tir.
31. Le 30 septembre 2011, le laboratoire criminel régional de la gendarmerie de Van dressa un rapport au sujet des trois lance-grenades utilisés par les policiers mis en cause. Le rapport indiquait que le projectile extrait de la tête du défunt ne pouvait avoir été tiré avec l’un des lance-grenades soumis à examen, car ceux-ci n’étaient pas compatibles avec les munitions de ce calibre.
32. En outre, un autre rapport, établi le 31 octobre 2011 par l’institut médicolégal, fut versé au dossier. Il précisait qu’il n’était pas possible de déterminer à qui appartenait le lanceur au moyen duquel la grenade fatale avait été tirée.
33. Lors d’une audience du 15 mars 2012, la cour d’assises constata que le projectile extrait de la tête du défunt avait été égaré. Elle demanda l’ouverture d’une instruction pénale à ce sujet.
34. Selon les dernières informations fournies par les parties, l’affaire était toujours pendante devant les instances internes au 10 juin 2014.
3. Procédure devant les tribunaux administratifs
35. À une date non précisée, les deux premiers requérants engagèrent devant les tribunaux administratifs une action en dommages-intérêts contre le ministère de l’Intérieur.
36. Par un jugement du 5 novembre 2009, le tribunal administratif de Diyarbakır considéra qu’il pouvait passer pour établi que l’administration avait commis une faute dans le décès de Mahsum Mızrak, puisque les forces de l’ordre avaient utilisé le matériel de manière disproportionnée. Il estimait que les forces de l’ordre et Mahsum Mızrak (qui avait participé à une manifestation illégale) étaient mutuellement responsables à hauteur de 50 %, et décida d’accorder aux deux requérants une indemnité pour préjudice matériel de 14 533,08 livres turques (TRY), soit environ 6 608 euros (EUR) selon le taux de change de l’époque, ce montant correspondant à la perte de revenus résultant du décès de Mahsum Mızrak. En outre, il alloua aux requérants une somme totale de 5 000 TRY (environ 2 272 EUR selon le taux de change de l’époque) pour préjudice moral.
37. Ce jugement a fait l’objet d’un pourvoi qui, selon les dernières informations fournies par les parties, était toujours pendant devant le Conseil d’État au 10 juin 2014.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
38. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans les arrêts Abdullah Yaşa et autres c. Turquie (no 44827/08, §§ 28-28, 16 juillet 2013) et Ataykaya c. Turquie (no 50275/08, §§ 30-35, 22 juillet 2014).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
39. Les requérants allèguent que le décès de leur proche est dû à un usage excessif de la force. Selon eux, le droit interne ne réglemente pas d’une façon compatible avec la Convention l’usage des armes à feu par les agents de l’État. Les requérants considèrent que les agents de l’État ont été autorisés à user de la force meurtrière à l’encontre de leur proche alors que ce n’était pas absolument nécessaire. Ils reprochent également aux autorités de ne pas avoir mené une enquête effective sur le décès de leur proche. Ils invoquent à cet égard les articles 2 et 13 de la Convention, le premier étant ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
40. Rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et constatant que ces griefs se confondent, la Cour juge approprié d’examiner les allégations des requérants sous l’angle du seul article 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015).
A. Sur la recevabilité
41. Soulignant que les recours engagés par les requérants devant les juridictions pénales et administratives sont pendants, le Gouvernement soulève en substance une exception de non-épuisement des voies de recours internes divisée en quatre branches. Il indique premièrement que l’action pénale engagée contre les policiers est toujours pendante devant la cour d’assises de Diyarbakır. Deuxièmement, il expose que deux des requérants ont engagé une action en dommages-intérêts devant le tribunal administratif de Diyarbakır et que ce dernier, statuant en premier ressort, leur a octroyé une certaine somme à titre de dommage matériel et moral. Le Gouvernement ajoute qu’un pourvoi contre ce jugement est en cours devant le Conseil d’État. Troisièmement, il soutient que les requérants avaient également la possibilité d’introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, et que, d’après les informations fournies par cette juridiction, les requérants n’ont pas exercé cette voie de recours. Quatrièmement, enfin, il indique que les troisième, quatrième et cinquième requérants ne sont pas intervenus dans la procédure pénale et qu’ils n’ont donc pas épuisé les voies de recours internes.
42. Les requérants contestent ces arguments et assurent avoir utilisé les voies de recours internes disponibles et accessibles à l’époque où ils ont introduit leur requête.
43. En premier lieu, la Cour observe que le décès du proche des requérants a fait l’objet d’une enquête pénale, ainsi que d’une action pénale qui s’ensuivit. Cette dernière fut ouverte en novembre 2009, soit plus de trois ans et six mois après les faits. La Cour note de surcroît que, selon les dernières informations fournies par les parties, l’affaire était toujours pendante devant le tribunal de première instance au 10 juin 2014. Par conséquent, elle considère que cette branche de l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pose la question de l’effectivité de l’enquête pénale menée aux fins d’établir les faits et les responsabilités à l’égard de l’incident litigieux. Cette question est étroitement liée à celles posées par les requérants dans leurs griefs fondés sur l’article 2 de la Convention. Aussi la Cour estime-t-elle qu’il convient de l’examiner au regard de cette disposition normative de la Convention (Issaïeva et autres c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, § 153, 24 février 2005).
44. En second lieu, s’agissant du contentieux administratif, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, en matière de recours illégal à la force par les agents de l’État - et non en cas de simple faute, omission ou négligence - des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts, et non à l’identification et à la punition des responsables, ne sont pas des recours adéquats et effectifs propres à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 227, CEDH 2014 (extraits)). Bien que le tribunal administratif ait, en première instance, accueilli favorablement la demande des requérants et leur ait octroyé une indemnité, la Cour estime que, sans le bénéfice des résultats d’une enquête pénale, une telle action est inapte à déboucher sur des conclusions quant à l’identité des auteurs d’agressions mortelles, et plus encore à amener ceux-ci à répondre de leurs actes. Par conséquent, elle juge que cette branche de l’exception préliminaire est dépourvue de fondement.
45. En troisième lieu, sur la question de savoir si, avant de saisir la Cour, les requérants auraient dû au préalable exercer un recours devant la Cour constitutionnelle, la Cour rappelle qu’elle a déjà examiné le recours individuel devant la Cour constitutionnelle dans le cadre de l’affaire Hasan Uzun ((déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013) et qu’elle a considéré, à l’issue d’un examen des principaux aspects de cette nouvelle voie de recours, que M. Uzun aurait dû l’exercer préalablement au dépôt de sa requête à Strasbourg.
46. Toutefois, la Cour observe que la présente requête diffère de l’affaire Hasan Uzun (décision précitée) en ce qu’elle a été introduite avant la création de ce nouveau recours. Elle l’a en effet été le 22 septembre 2012, soit environ six ans et six mois après l’incident litigieux. Il est vrai que, lorsque les requérants ont saisi la Cour, la procédure engagée contre les policiers était pendante devant les tribunaux. Mais, en l’espèce, il s’agit principalement de déterminer si la réaction des autorités face au décès de Mahsum Mızrak est compatible avec l’article 2 de la Convention, entre autres avec l’exigence de célérité et de diligence raisonnables contenue de manière implicite dans l’obligation d’enquête. Par conséquent, la Cour conclut à l’absence de circonstances particulières qui permettraient de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant la Cour.
47. Elle estime donc que, en l’espèce, il n’y pas lieu d’opposer aux requérants l’obligation de soumettre à la juridiction constitutionnelle leurs griefs tirés de l’article 2 de la Convention (voir, dans le même sens, Cvetković c. Serbie, no 17271/04, § 41, 10 juin 2008, A. et B. c. Monténégro, no 37571/05, § 62, 5 mars 2013, Maširević c. Serbie, no 30671/08, § 42, 11 février 2014, et Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, § 45, 17 mars 2015).
48. En quatrième lieu, enfin, quant à l’argument du Gouvernement selon lequel les troisième, quatrième et cinquième requérants ne sont pas intervenus dans la procédure pénale et n’ont donc pas épuisé les voies de recours internes, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence établie, lorsqu’un homicide est allégué, le simple fait pour les autorités d’avoir été informées du décès en question donne ipso facto naissance à l’obligation, découlant de l’article 2 de la Convention, de mener une enquête effective sur les circonstances dans lesquelles ledit décès s’est produit (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 156, 9 avril 2009). Compte tenu de l’obligation susmentionnée de mener d’office une enquête, et eu égard au fait que les deux premiers requérants, les père et mère du défunt, ont fait usage des voies de recours internes disponibles et se sont constitués partie intervenante à la procédure pénale (paragraphe 29 ci-dessus), la Cour estime que les autres requérants - frère et sœurs du défunt - peuvent passer pour être dispensés de l’obligation d’épuiser en personne les voies de recours internes (voir, dans le même sens, Yüksel Erdoğan et autres c. Turquie, no 57049/00, §§ 74-75, 15 février 2007, et Özpolat et autres c. Turquie, no 23551/10, § 51, 27 octobre 2015).
49. En conclusion, la Cour décide de joindre au fond l’exception du Gouvernement pour autant qu’elle concerne la procédure pénale (première branche). En revanche, elle considère qu’il y a lieu de rejeter les autres branches de cette exception. Constatant que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
50. Les requérants soutiennent que Mahsum Mızrak a été tué délibérément par les forces de l’ordre, qui auraient employé une force non nécessaire et manifestement arbitraire et disproportionnée. Ils plaident que le droit interne ne réglemente pas d’une façon compatible avec la Convention l’usage des armes à feu par les agents de l’État et que ces derniers ont été autorisés à user de la force meurtrière de manière manifestement inappropriée et sans que cela fût absolument nécessaire. Ils ajoutent que de nombreuses violations des droits de l’homme ont été commises lors des incidents en question et que le Gouvernement n’est pas en mesure de fournir la moindre explication susceptible de justifier le recours à la force employée. Enfin, ils se plaignent que l’enquête n’a pas été conduite conformément aux exigences procédurales découlant de l’article 2 de la Convention.
51. Le Gouvernement regrette la survenance du décès en question. Il estime néanmoins qu’il n’y a aucune preuve indiquant que le décès du proche des requérants a été le résultat d’une utilisation directe de la force ou que le jeune homme a été intentionnellement abattu. À ses yeux, il s’agit d’un cas de décès non intentionnel et accidentel. Par conséquent, il considère que l’affaire doit être examinée sur le terrain des obligations positives de l’État. À cet égard, il déclare que l’incident s’est produit dans un environnement chaotique. Un groupe important avait attaqué les forces de sécurité ainsi que des lieux publics et privés au moyen de pierres, de bâtons et de cocktails Molotov. Compte tenu de ces circonstances, le Gouvernement soutient que les autorités ne peuvent pas être tenues pour responsables du décès regrettable du proche des requérants.
52. S’agissant du cadre légal et réglementaire régissant l’usage des projectiles à gaz lacrymogène, le Gouvernement explique tout d’abord que, aux termes de la loi no 2559, le recours à la force par les forces de l’ordre doit se faire de manière progressive et proportionnée. Il indique également que, en décembre 2008, le directeur de la sûreté générale a adressé à l’ensemble des services de la sûreté une circulaire fixant les conditions et les principes relatifs à l’utilisation de gaz lacrymogène. Le Gouvernement ajoute que, le 12 février 2011 et le 29 mars 2013, deux documents importants, à savoir une directive et une circulaire régissant les interventions des forces de l’ordre lors des manifestations, ont été respectivement adoptés. Il précise que, selon ces documents, les forces de l’ordre doivent utiliser le gaz lacrymogène de manière graduelle et proportionnée aux caractéristiques et au degré de résistance de la foule ou de la personne. Enfin, le Gouvernement mentionne deux autres circulaires, adoptées par le ministère de l’Intérieur le 26 juin et le 22 juillet 2013, qui complètent les documents précités et clarifient les circonstances dans lesquelles les forces de l’ordre peuvent utiliser ce type de matériel.
53. Le Gouvernement plaide que les autorités ont immédiatement ouvert et conduit une enquête sur le décès de Mahsum Mızrak aux fins de déterminer la responsabilité des forces de l’ordre et qu’elles ont entrepris toutes les recherches nécessaires pour identifier les membres des forces de l’ordre qui avaient utilisé le type de lance-grenades à l’origine de l’incident. Il indique qu’une procédure pénale a été engagée. Il affirme qu’il regrette la longueur des investigations, lesquelles étaient toujours pendantes au moment du dépôt de ses observations. À cet égard, il soutient être conscient des jugements de la Cour relatifs aux exigences procédurales de l’article 2 et de la jurisprudence pertinente en la matière. En conséquence, il déclare qu’il laisse à la discrétion de la Cour l’appréciation du respect de l’aspect procédural de cette disposition.
2. Appréciation de la Cour
a) Volet matériel
54. En l’espèce, la Cour observe notamment que, sur le plan interne, le tribunal administratif de Diyarbakır a considéré qu’il pouvait passer pour établi que l’administration avait commis une faute dans le décès de Mahsum Mızrak, les forces de l’ordre ayant fait un usage disproportionné du matériel à leur disposition. Elle relève également que le Gouvernement ne prétend pas que la grenade lacrymogène qui a tué Mahsum Mızrak a été tirée par une personne autre qu’un membre des forces de l’ordre. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il peut passer pour établi « au-delà de tout doute raisonnable » qu’un agent des forces de l’ordre a tiré avec un lanceur de grenades lacrymogènes sur Mahsum Mızrak, le blessant à la tête et provoquant sa mort. Par conséquent, il convient d’examiner l’affaire sur le terrain des obligations négatives de l’État. Il s’ensuit que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent démontrer que l’usage de la force meurtrière en cause était rendu absolument nécessaire par la situation et qu’il n’était pas excessif ou injustifié, au sens de l’article 2 § 2 de la Convention (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 57, 20 avril 2010).
55. La Cour relève d’emblée que, dans deux affaires relatives aux incidents survenus entre le 28 et le 31 mars 2006 (Abdullah Yaşa et autres c. Turquie, no 44827/08, 16 juillet 2013 et Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, 22 juillet 2014), elle a examiné le cadre normatif relatif à l’utilisation des armes non létales, telles que les grenades lacrymogènes, et a considéré ce qui suit (Ataykaya, précité, § 57) :
« (...) la Cour rappelle que, dans l’affaire Abdullah Yaşa et autres (précitée), qui portait sur une blessure occasionnée par le tir d’une grenade lacrymogène lors des mêmes incidents que ceux qui font l’objet de la présente affaire, elle a examiné la réglementation en matière d’usage des grenades lacrymogènes. Elle a conclu qu’à l’époque des faits, le droit turc ne contenait aucune disposition spécifique réglementant l’utilisation de ces matériels pendant les manifestations et qu’il n’énonçait aucune directive concernant leur mode d’emploi. En effet, compte tenu du fait qu’au cours des événements ayant eu lieu à Diyarbakır entre le 28 et le 31 mars 2006, deux personnes dont Tarık Ataykaya ont été tuées par des tirs de grenades lacrymogènes, on peut en déduire que les policiers ont pu agir avec une grande autonomie et prendre des initiatives inconsidérées, ce qui n’eût probablement pas été le cas s’ils avaient bénéficié d’une formation et d’instructions adéquates. Pour la Cour, une telle situation ne permet pas d’offrir le niveau de protection du droit à la vie « par la loi » qui est requis dans les sociétés démocratiques contemporaines en Europe (...). ».
56. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter dans la présente affaire de sa jurisprudence en la matière. Bien que, en l’espèce, contrairement à l’affaire Ataykaya précitée, une procédure pénale ait été engagée du chef d’homicide contre trois policiers, elle ne dispose d’aucun élément qui lui permettrait de faire une différence entre le cas de Mahsum Mızrak et celui de M. Ataykaya, tué lors des mêmes évènements par un tir de grenade lacrymogène. En effet, ni l’enquête ni la procédure pénale n’ont pu apporter un éclairage susceptible de justifier la manière inappropriée dont il a été fait usage des grenades lacrymogènes en l’espèce. Il ressort notamment du dossier que de nombreux agents des forces de l’ordre ont utilisé des grenades lacrymogènes de manière chaotique lors des manifestations en question. Le nombre d’agents des forces de l’ordre ayant été habilités à utiliser ce type d’arme lors de l’incident n’est même pas établi avec certitude (Ataykaya, précité, § 50). Bien que des poursuites aient été engagées contre trois policiers, il s’est avéré, lors de la procédure pénale, que le projectile extrait de la tête du défunt ne correspondait pas au calibre des lance-grenades utilisés par les trois policiers en question et qu’il ne pouvait donc avoir été tiré au moyen de ces derniers (paragraphe 31 ci-dessus).
57. La Cour observe qu’il incombait au premier chef aux autorités nationales d’effectuer les recherches nécessaires afin d’établir la manière dont le tir avait été effectué. Or les expertises réalisées au plan interne sont loin d’être concluantes et elles ne sont pas susceptibles d’infirmer la thèse des requérants selon laquelle il s’agissait d’un tir direct et tendu. Même s’il est impossible de déterminer précisément comment la grenade lacrymogène a été tirée, la Cour observe, comme dans l’affaire Abdullah Yaşa et autres (arrêt précité, § 48), qu’il semble, au vu des blessures occasionnées, qu’il s’agissait d’un tir direct et tendu et non d’un tir en cloche. Pour la Cour, le tir direct et tendu d’une grenade lacrymogène au moyen d’un lanceur ne saurait être considéré comme une action policière adéquate, puisque ce tir peut causer des blessures graves, voire mortelles, alors que le tir en cloche évite que les personnes soient blessées ou tuées en cas d’impact (ibidem).
58. Eu égard aux considérations qui précèdent, force est de constater qu’il n’est pas établi que la force meurtrière utilisée contre le proche des requérants était « absolument nécessaire ». La Cour considère notamment que, au vu de la manière dont les agents des forces de l’ordre ont utilisé les grenades lacrymogènes, les autorités n’ont pas manifesté la vigilance voulue pour que toute mise en danger de Mahsum Mızrak fût réduite au minimum. La Cour estime que les autorités ont ainsi fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises, et ce dans un contexte d’absence de réglementation adéquate sur l’usage des grenades lacrymogènes par les forces de maintien de l’ordre.
b) Volet procédural
59. Sur le terrain du volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour remarque d’emblée la durée excessive de l’enquête pénale et de la procédure pénale qui a suivi : selon les dernières informations fournies par les parties, plus de huit ans après les faits, l’affaire était toujours pendante devant le tribunal de première instance sans qu’aucun jugement sur le fond n’ait été rendu.
60. À cet égard, la Cour constate qu’une enquête pénale a été ouverte d’office par le parquet compétent, lequel a entendu les plaignants ainsi que certains policiers ayant participé aux opérations des 28, 29, 30 et 31 mars 2006, et ordonné des expertises. Il ressort du dossier devant elle que, le 30 mai 2008, le parquet de Diyarbakır a transmis le dossier d’enquête à la préfecture de Diyarbakır et lui a demandé l’autorisation d’entamer une action pénale contre les fonctionnaires de police ayant fait usage de grenades lacrymogènes. Toutefois, à la suite d’une enquête administrative, la préfecture a décidé le 19 février 2009 de ne pas autoriser le déclenchement de poursuites pénales contre les policiers en question au motif que ceux-ci, agissant dans le cadre de leur compétence, n’avaient pas tiré des grenades lacrymogènes directement vers les manifestants. Sur opposition du requérant, le tribunal administratif régional de Diyarbakır a levé cette décision de refus le 8 avril 2009 et c’est ainsi qu’après plus de trois ans après l’incident, une action pénale a pu être déclenchée.
61. La Cour considère notamment que l’enquête dans son ensemble a manqué de la méticulosité nécessaire, ce qui a compromis de façon décisive sa capacité à établir l’origine du tir ayant causé le décès de Mahsum Mızrak et l’identité des personnes responsables. À cet égard, la Cour rappelle avoir observé plus haut que l’enquête et la procédure pénale subséquente n’ont pu établir avec certitude le nombre d’agents des forces de l’ordre ayant été habilités à utiliser le type de lance-grenades litigieux lors de l’incident. En outre, il s’est avéré lors de la procédure pénale que le projectile qui a atteint le proche des requérants ne pouvait avoir été tiré par l’intermédiaire des lance-grenades appartenant aux trois policiers, car ceux-ci n’avaient pas le calibre correspondant (paragraphe 31 ci-dessus). Il est également étonnant de constater que le projectile extrait de la tête du défunt a par la suite été égaré.
62. Par ailleurs, le parquet n’a procédé que tardivement à l’audition des quelques policiers dont l’identité avait été communiquée. Par exemple, ce n’est que le 6 juillet 2007, c’est-à-dire environ un an et cinq mois après l’incident, que le parquet a commencé à procéder à l’audition des policiers, et ce en qualité de plaignants (paragraphe 20 ci-dessus). L’audition des trois policiers contre lesquels l’action pénale a été engagée n’a été effectuée qu’en janvier 2009, environ deux ans et dix mois après les faits (paragraphe 24 ci-dessus). Il ne fait pas de doute que, comme la Cour l’a souligné à maintes reprises, de tels retards créent non seulement une apparence de collusion entre les autorités chargées de l’enquête et la police, mais qu’ils peuvent également conduire les proches des victimes - ainsi que le public en général - à croire que les membres des forces de l’ordre n’ont pas à répondre de leurs actes devant les autorités judiciaires. En l’espèce, bien que rien ne suggère que les policiers en cause se soient entendus entre eux ou avec leurs collègues de la police de Mardin, le simple fait que les démarches appropriées n’aient pas été entamées pour prévenir le risque d’une telle collusion s’analyse en une lacune importante affectant l’adéquation de l’enquête (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 330, CEDH 2007-II). En outre, tout retard injustifié dans le recueil des témoignages risque d’entraîner la disparition des preuves et de rendre difficile l’obtention d’une déclaration complète sur l’incident puisque des témoins oublient les détails de leurs souvenirs à mesure que le temps passe.
63. Les éléments énumérés ci-dessus suffisent à la Cour pour conclure que les autorités n’ont pas conduit une enquête effective au sujet du décès de Mahsum Mızrak.
c) Conclusion
64. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire que le Gouvernement a tirée du caractère prématuré de ces griefs (paragraphes 43 et 49 ci-dessus) et conclut à une violation des volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
66. Les requérants réclament chacun 20 000 euros (EUR) pour préjudice matériel. Ce montant correspond selon eux à la perte de revenus résultant du décès de Mahsum Mızrak. En outre, pour préjudice moral, M. Hasan Mızrak et Mme Besire Mızrak demandent chacun 150 000 EUR et M. Mazlum Mızrak et Mmes Deniz Mızrak et Derya Atay demandent chacun 100 000 EUR.
67. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
68. S’agissant des demandes pour dommage matériel et dommage moral, la Cour note tout d’abord que le tribunal administratif a alloué aux requérants les sommes suivantes (paragraphe 36 ci-dessous) : aux deux premiers requérants une indemnité pour préjudice matériel de 14 533,08 livres turques (TRY) (environ 6 608 euros (EUR) selon le taux de change de l’époque) et 5 000 TRY (environ 2 272 EUR selon le taux de change de l’époque) pour préjudice moral. Elle observe que, pour ce qui est du dommage matériel allégué, à supposer même qu’un lien de causalité puisse se trouver établi entre les prétentions et les violations constatées en l’espèce, aucun des requérants n’a été en mesure de communiquer à la Cour des éléments d’appréciation susceptibles de justifier un préjudice matériel autre que celui constaté par le tribunal administratif. Par conséquent, elle rejette cette demande. Pour ce qui est du dommage moral, tenant compte des sommes allouées à ce titre par le tribunal administratif et des liens familiaux existant entre les requérants et la victime, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 48 000 EUR conjointement à M. Hasan Mızrak et Mme Besire Mızrak. Elle alloue en outre 5 000 EUR chacun à M. Mazlum Mızrak, Mme Deniz Mızrak et Mme Derya Atay, soit la somme totale de 63 000 EUR pour l’ensemble des requérants.
B. Frais et dépens
69. Les requérants sollicitent 8 326,28 EUR pour le travail effectué par leur représentant devant les juridictions internes et la Cour. Pour le reste, ils réclament une somme forfaitaire correspondant au montant accordé par la Cour au titre de l’aide judiciaire. Ils présentent à cet égard un décompte horaire et prennent pour référence le tarif minimal applicable aux honoraires d’avocat au barreau de Diyarbakır.
70. Le Gouvernement conteste ces demandes.
71. La Cour rappelle qu’elle ne s’estime pas liée par les barèmes et pratiques internes, même si elle peut s’en inspirer (Özpolat et autres, précité, § 102). Cela étant, suivant sa jurisprudence bien établie, les frais et dépens ne peuvent donner lieu à remboursement au titre de l’article 41 de la Convention que s’il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur taux (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999 II). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 6 000 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants.
C. Intérêts moratoires
72. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement tirée du caractère prématuré des griefs relatifs aux volets substantiel et procédural de l’article 2 et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement) :
i) 63 000 EUR (soixante-trois mille euros) au total, à savoir 48 000 EUR (quarante-huit mille euros) à Hasan Mızrak et Besire Mızrak conjointement, 5 000 EUR (cinq mille euros) à chacun de trois autres requérants, Mazlum Mızrak, Deniz Mızrak et Derya Atay, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 octobre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley
Naismith Julia Laffranque
Greffier Présidente