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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MIESSEN v. BELGIUM - 31517/12 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 910 (18 October 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/910.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2016:1018JUD003151712, CE:ECHR:2016:1018JUD003151712, [2016] ECHR 910

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MIESSEN c. BELGIQUE

     

    (Requête no 31517/12)

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    18 octobre 2016

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Miessen c. Belgique,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Işıl Karakaş, présidente,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 septembre 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 31517/12) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Vivian Miessen (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 mai 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me Y. Oschinsky, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.

    3.  Le requérant allègue que le Conseil d’État a fait preuve d’un formalisme excessif en violation du droit d’accès à un tribunal tel qu’il est garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

    4.  Le 10 mars 2015, le grief concernant l’article 6 § 1 (procédure devant le Conseil d’État) a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1969 et réside à Braine-L’Alleud.

    6.  Au cours de la nuit du 18 au 19 décembre 2003, le requérant fut victime d’un acte intentionnel de violence sans que l’auteur ne pût être appréhendé.

    7.  Par courrier du 14 mars 2007, le procureur du Roi de Bruxelles informa le requérant qu’il ne disposait pas d’assez d’éléments pour entamer des poursuites, mais que l’information judiciaire se poursuivait.

    8.  Par courrier du 14 janvier 2008, le procureur du Roi de Bruxelles informa le requérant que l’affaire avait été classée sans suite.

    9.  En date du 13 août 2009, le requérant introduisit une demande en vue de l’obtention d’une aide financière, évaluée à 21 934,09 euros (EUR), auprès de la Commission pour l’aide financière aux victimes d’actes intentionnels de violence et aux sauveteurs occasionnels (ci-après « la commission »). Étaient joints à la demande deux rapports médico-légaux, un rapport d’hospitalisation, une évaluation chiffrée de l’intervention financière sollicitée ainsi que la décision de classement sans suite du 14 janvier 2008.

    10.  Le 14 décembre 2009, le procureur général près la cour d’appel de Bruxelles transmit à la commission le dossier répressif demandé par elle en précisant que « le dossier a été classé sans suite le 16 juin 2004 pour signalement du suspect, K.M., qui n’a pas été reconnu formellement par la victime ».

    11.  La commission contacta le 6 janvier 2010 l’avocat du requérant l’informant que le dossier relatif à l’agression du requérant avait été classé sans suite le 16 juin 2004 et que, la demande ayant été introduite le 19 août 2009, soit plus de trois ans après la décision de classement sans suite, le délai d’introduction fixé par l’article 31bis, 3o de la loi du 1er août 1985 (voir paragraphe 23, ci-dessous) n’était pas respecté.

    12.  Le requérant informa la commission qu’il maintenait malgré tout sa demande. Il soulignait que le parquet lui avait fourni des informations contradictoires puisque le 17 mars 2007, le parquet lui avait indiqué que l’information judiciaire se poursuivait et que ce n’était que le 14 janvier 2008, soit après expiration dudit délai, qu’il avait été informé de la décision de classement sans suite du 16 juin 2004.

    13.  Le 8 mars 2010, le secrétariat de la commission déposa un rapport relatif à la demande du requérant faisant état de la chronologie des courriers et informations échangés.

    14.  Dans un avis du 25 mars 2010, le délégué du ministre de la Justice proposa de déclarer la demande du requérant recevable étant donné qu’il ne pouvait pas savoir que le délai de trois ans était dépassé au vu des informations contradictoires fournies par le parquet. Il proposait également de déclarer la demande partiellement fondée.

    15.  Par décision du 14 septembre 2010, la commission déclara la demande du requérant irrecevable pour ne pas avoir été introduite dans le délai de trois ans à partir de la décision de classement sans suite du 16 juin 2004.

    16.  Cette décision fut notifiée le 17 septembre 2010 au requérant et à son avocat avec l’information qu’elle était « susceptible d’un recours en cassation dans un délai de trente jours auprès du Conseil d’État, pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité ».

    17.  Le 18 octobre 2010, le requérant saisit le Conseil d’État d’un recours en cassation. Il se plaignait notamment d’une motivation « quasi inexistante » en ce qu’elle ne rencontrait pas l’argument basé sur les informations contradictoires fournies par le parquet.

    18.  Le Conseil d’État rendit en date du 9 novembre 2010 une ordonnance déclarant le recours du requérant admissible.

    19.  Dans son mémoire en réponse du 9 décembre 2010, l’État belge souleva l’irrecevabilité du recours en cassation au motif que le requérant avait intitulé son recours « requête en annulation », alors qu’il avait demandé la cassation de la décision de la commission. Au surplus, l’État belge affirmait que cette décision était régulièrement motivée. Il soulignait qu’il n’y avait aucune contradiction entre le courrier du 14 décembre 2009 du procureur général près la cour d’appel de Bruxelles et les courriers des 14 mars 2007 et 14 janvier 2008 du parquet du procureur du Roi en ce sens qu’il y avait eu un premier classement sans suite pour signalement du suspect K.M. qui n’avait pas été reconnu formellement par la victime, que l’enquête s’était poursuivie et qu’un dernier courrier informa le requérant d’une nouvelle décision de classement sans suite.

    20.  Le 15 janvier 2011, le requérant déposa son mémoire en réplique qui reprenait le contenu de sa requête initiale.

    21.  Dans son rapport du 26 août 2011, l’auditorat du Conseil d’État proposa de rejeter l’exception d’irrecevabilité, considérant que le requérant ne s’était manifestement pas mépris sur la nature du recours dirigé contre la décision de la commission. Par ailleurs, quant à l’obligation de déposer un mémoire en réplique sous forme de mémoire de synthèse, prévue par l’article 14, alinéa 3 de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État (voir paragraphe 28, ci-dessous), l’auditorat estima qu’étant donné que le requérant avait purement et simplement reproduit sa requête dans son mémoire en réplique, l’objectif de simplification poursuivi par la disposition précitée était atteint. Il proposa dès lors de déclarer le recours recevable. Il exprima toutefois l’avis qu’aucun des moyens était fondé.

    22.  Par arrêt du 1er décembre 2011, le Conseil d’État déclara le recours du requérant irrecevable au motif qui suit :

    « Considérant que l’article 14, alinéa 3, de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État précise que le mémoire en réplique « [ordonne] l’ensemble des arguments de la partie requérante », le but de la disposition étant de permettre au Conseil d’État de statuer sur la base d’un seul écrit de procédure ; qu’en l’espèce, le mémoire en réplique se borne à reproduire la requête, sans chercher à répondre aux arguments de la partie adverse, de sorte qu’il ne répond pas au vœu dudit article 14, alinéa 3. »

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A.  L’aide financière aux victimes d’actes intentionnels de violence

    23.  La loi du 1er août 1985 portant des mesures fiscales et autres (ci-après « la loi du 1er août 1985 ») disposait, au moment où la commission a rendu sa décision, en ses parties pertinentes ce qui suit :

    Article 30

    « § 1er.  Il est institué une Commission pour l’aide financière aux victimes d’actes intentionnels de violence et aux sauveteurs occasionnels, ci-après dénommée ‘la commission’, qui statue sur les demandes d’octroi d’une aide d’urgence, d’une aide financière ou d’un complément d’aide.

    [...]. »

    Article 31

    « La Commission peut octroyer une aide financière :

    1o  aux personnes qui subissent un préjudice physique ou psychique important résultant directement d’un acte intentionnel de violence ;

    [...]. »

    Article 31bis

    « § 1er.  L’aide financière visée à l’article 31, 1o à 4o, est octroyée aux conditions suivantes : [...]

    3o  Lorsque l’auteur est demeuré inconnu, le requérant doit avoir porté plainte, acquis la qualité de personne lésée ou s’être constitué partie civile.

    Lorsque le dossier pénal a été classé sans suite pour ce motif, le dépôt de plainte ou l’acquisition de la qualité de personne lésée par le requérant est suffisant.

    La demande est introduite dans un délai de trois ans. Le délai prend cours, selon le cas, à partir du jour de la première décision de classement sans suite pour auteurs inconnus, ou du jour où une décision de non-lieu pour auteurs inconnus, qui a acquis force de chose jugée, a été prononcée par une juridiction d’instruction.

    [...].

    4o  Lorsque l’auteur est connu, le requérant doit tenter d’obtenir réparation de son préjudice en s’étant constitué partie civile, en ayant procédé à une citation directe ou en ayant intenté une procédure devant un tribunal civil.

    (...)

    5o  La réparation du préjudice ne peut pas être assurée de façon effective et suffisante par l’auteur ou le civilement responsable, par un régime de sécurité sociale ou par une assurance privée, ou de toute autre manière.

    (...)»

    Article 33

    « § 1er.  Le montant de l’aide est fixé en équité.

    [...]

    § 2.  L’aide est octroyée par cas et par requérant pour un dommage excédant 500 euros et est limitée à un montant de 62.000 euros. »

    Article 33bis

    « L’aide peut également être octroyée lorsque aucune décision judiciaire définitive sur les intérêts civils n’est intervenue. Dans ce cas, la commission évalue elle-même le dommage qu’elle prend en considération. Cette évaluation ne lie pas les cours et tribunaux. »

    Article 34ter

    « La commission statue par décision motivée.

    Le requérant est entendu par la commission s’il en fait la demande par écrit ou si elle l’estime nécessaire. Il peut à cet effet se faire assister ou représenter par son avocat. Il peut également se faire assister par le délégué d’un organisme public ou d’une association agréée à cette fin par le Roi.

    Le Ministre de la Justice ou son délégué peut rendre un avis écrit relatif au respect de la loi. »

    Article 42

    « § 1er.  Sans préjudice des avantages accordés en vertu de la législation sur les accidents du travail ou les pensions de réparation, il est octroyé, en temps de paix, aux conditions et selon les modalités fixées par le Roi, une indemnité pour dommage moral de 53 200 euros, ci-après dénommée ‘indemnité spéciale’, aux personnes visées au § 3 qui sont contraintes de quitter définitivement le service pour inaptitude physique ou, en cas de décès, à leurs ayants droit.

    [...]

    § 3.  L’indemnité spéciale est octroyée :

    1o  aux membres du personnel du cadre opérationnel et du cadre administratif et logistique des services de police visés à l’article 116 de la loi du 7 décembre 1998 organisant un service de police intégré, structuré à deux niveaux ;

    2o  aux membres des services extérieurs de la section « Sûreté de l’État » de l’administration de la Sûreté publique du service public fédéral Justice ;

    3o  aux membres du personnel des forces armées et aux agents civils du ministère de la Défense ;

    4o  aux membres des services de la protection civile ;

    5o  aux membres des services publics d’incendie ;

    6o  aux membres des services extérieurs de l’administration des Établissements pénitentiaires.

    L’indemnité spéciale est octroyée aux personnes énumérées à l’alinéa 1er pour autant que le dommage visé au § 2 ait été causé lors de l’exercice de leurs fonctions. »

    24.  Il résulte des travaux préparatoires de la loi du 1er août 1985 que le fondement de l’intervention de l’État dans ce cadre n’est pas une présomption de faute qui pèserait sur l’État n’ayant pu empêcher l’infraction, mais un principe de solidarité collective entre les membres d’une même nation (Documents parlementaires, Sénat, 1984-1985, no 873/1, p. 17, et no 873/2/1o, p. 5), et que l’indemnisation prévue par la loi du 1er août 1985 est extraordinaire, « ce qui signifie que son octroi ne peut jamais être réclamé comme un droit » (Documents parlementaires, Sénat, 1984-1985, no 873/2/1, p. 19). Le Conseil d’État a jugé qu’une fois les conditions légales remplies, la commission détenait un pouvoir d’appréciation à la fois quant à l’opportunité de l’octroi de l’aide et quant à la fixation de son montant dans les limites légales (C.E., no 157.864, 24 avril 2006).

    25.  Les décisions de la commission sont motivées. Le corpus de décisions de la commission fait l’objet de recueils de jurisprudence, sous la forme de rapports d’activités publiés sur le site internet du ministère de la Justice. La plupart des décisions de la commission peuvent également être consultées via le site du ministère. Leur formulation répond à une approche analytique des conditions de recevabilité et de fond prévues par la loi.

    26.  Le Conseil d’État estime que lorsque la commission se prononce sur une demande fondée sur la loi du 1er  août 1985, elle ne se prononce pas sur une contestation qui porte sur des droits et obligations de caractère civil ni sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention (C.E., no 193.340, 15 mai 2009 ; C.E. (ordonnance), no 9377, 22 janvier 2013 ; C.E., no 229.428, 2 décembre 2014 ; C.E. (ordonnance), no 11.190, 26 mars 2015).

    27.  La commission est considérée comme un organe de type juridictionnel (C.E., nos 160.524 et 160.525, 26 juin 2006). Un recours en annulation devant le Conseil d’État contre une décision de la commission est ouvert au requérant et au ministre de la Justice, conformément à l’article 14 des lois coordonnées sur le Conseil d’État (article 34quater de la loi du 1er août 1985). Malgré le terme utilisé dans la loi, il s’agit d’un recours en cassation : le Conseil d’État statue en effet comme juge de cassation administrative (C.E., no 160.236, 16 juin 2006 ; C.E. (ordonnance), no 4868 8 septembre 2009).

    B.  Procédure devant le Conseil d’État

    28.  L’article 14, alinéa 3 de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État se lit comme suit :

    « Le mémoire en réplique ou ampliatif prend la forme d’un mémoire de synthèse ordonnant l’ensemble des arguments de la partie requérante. Sans préjudice de la recevabilité du recours et des moyens, le Conseil d’État statue au vu du mémoire de synthèse. »

    29.  Le rapport au Roi précédant cet arrêté est formulé en ces termes :

    « Il est prévu que le mémoire en réplique ou ampliatif prendra la forme d’un mémoire de synthèse. Le but est d’alléger le travail du Conseil d’État, qui doit statuer dans un délai réduit sans pour autant négliger les autres recours dont certains sont aussi prioritaires.

    Le mémoire de synthèse doit présenter les arguments de la requête et de la réplique dans un tout ordonné. La partie requérante, qui doit être assistée d’un avocat, sera ainsi amenée à déposer un écrit complet reprenant l’exposé des faits, ses éventuelles réponses à des exceptions d’irrecevabilité et ses moyens dans une argumentation unique et pertinente. Le mémoire ne peut donc se limiter à une pure compilation. [...] [L]a section de législation [du Conseil d’État] n’a émis aucune objection fondamentale sur l’obligation qui serait imposée aux parties de déposer des conclusions de synthèse.

    L’obligation de déposer un mémoire de synthèse a pour conséquence que le Conseil d’État n’a plus, en principe, à statuer au vu de l’exposé des faits et des moyens figurant dans la requête. Le Conseil d’État peut toutefois se référer à la requête pour trancher des questions de recevabilité du recours ou des moyens (par exemple, afin de déterminer si un moyen figurant dans la réplique est un moyen nouveau). »

    30.  Pour déclarer un recours en cassation irrecevable au vu du contenu du mémoire de synthèse, le Conseil d’État se réfère systématiquement à ce rapport au Roi (voir notamment C.E., no 218.386, 8 mars 2012 ; C.E., no 219.962, 26 juin 2012 ; C.E., no 220.067, 28 juin 2012 ; C.E., no 220.727, 25 septembre 2012).

    31.  Dans un arrêt no 178.411 du 8 janvier 2008, versé par le requérant, le Conseil d’État a également précisé ce qui suit :

    « Considérant que l’objectif de [l’article 14, alinéa 3 de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État] est de simplifier l’examen du recours en cassation par la chambre qui en est saisie en lui permettant de statuer sur le vu d’un seul acte de procédure émanant de la partie requérante ; que si celle-ci estime qu’il n’y a pas matière à synthèse, une synthèse n’étant concevable que lorsqu’il existe des éléments divers qu’il convient d’ordonner, le mémoire en réplique peut se limiter à se référer à la requête sans en reproduire la teneur ; qu’en ce cas, le Conseil d’État statue au vu d’un seul acte de procédure et l’objectif de simplification poursuivi par le règlement de procédure est atteint. »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    32.  Le requérant allègue que le Conseil d’État a fait preuve d’un formalisme excessif en violation du droit d’accès à un tribunal tel qu’il est prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    33.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    1.  Sur l’absence de préjudice important

    34.  Le Gouvernement soulève l’irrecevabilité de la requête pour absence de « préjudice important » qui aurait résulté pour le requérant de l’irrecevabilité de son recours devant le Conseil d’État, étant donné qu’ « il est douteux que [le Conseil d’État] aurait conclu au caractère fondé de son recours en cassation ». Par ailleurs, dans le cadre du contentieux de cassation, le Conseil d’État ne dispose pas d’un pouvoir de pleine juridiction. Si jamais il avait jugé le recours fondé, il aurait dû se limiter à casser la décision de la commission du 14 septembre 2010, sans pouvoir se prononcer sur la recevabilité de la demande introduite devant la commission. Il aurait alors appartenu à cette dernière de statuer une nouvelle fois. Or, rien en l’espèce ne permet de penser que la commission, dans le cadre d’un nouvel examen de la demande d’aide financière du requérant, aurait déclaré recevable la demande ou aurait in fine octroyé l’aide demandée. Enfin, le Gouvernement est d’avis que le requérant a fait preuve de négligence procédurale en ne demandant pas à comparaître devant la commission alors même que la recevabilité de sa demande était contestée.

    35.  Le requérant expose que le Conseil d’État, s’il avait déclaré son recours recevable, l’aurait accueilli et cassé la décision de la commission. Il se plaint que sa demande n’a été dûment analysée sur le fond par aucun tribunal, ni la commission ni le Conseil d’État n’ayant statué sur le bien-fondé de sa demande. Il estime que cette situation ne résulte par ailleurs d’aucune faute commise de sa part au niveau procédural.

    36.  La Cour rappelle que la condition du préjudice important renvoie à l’idée que la violation d’un droit, quelle que soit sa réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale. L’appréciation de ce seuil est, par nature, relative et dépend des circonstances de l’espèce (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, CEDH 2010). Cette appréciation doit tenir compte tant de la perception subjective du requérant que de l’enjeu objectif du litige (Gagliano Giorgi c. Italie, no 23563/07, § 55, CEDH 2012 (extraits)). Elle renvoie ainsi à des critères tels que l’impact monétaire de la question litigieuse ou l’enjeu de l’affaire pour le requérant (Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10, § 73, 4 mars 2014).

    37.  Or, l’importance subjective de la question paraît évidente pour le requérant (voir, a contrario, Shefer c. Russie (déc.), no 45175/04, 13 mars 2012). Ce dernier a en effet poursuivi la procédure jusqu’au bout. Quant à l’enjeu objectif du litige, la Cour relève qu’il porte sur la question des garanties procédurales entourant le système d’aide financière aux victimes d’actes intentionnels de violence (paragraphes 23-27, ci-dessus). Elle estime que, de ce point de vue également, le préjudice souffert par le requérant n’apparaît pas comme étant d’importance mineure.

    38.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la première condition de l’article 35 § 3 b) de la Convention, à savoir l’absence de préjudice important pour le requérant, n’a pas été remplie et qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

    2.  Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1

    a)  Thèses des parties

    39.  Le Gouvernement soutient que l’article 6 § 1 de la Convention n’est pas applicable au motif que la loi du 1er août 1985 n’ouvre aucun « droit » à une indemnisation : la loi accorde seulement la « possibilité » d’obtenir une aide financière à accorder par la commission statuant en équité. La commission, qui ne statue pas sur une « contestation », détient dès lors un pouvoir d’appréciation à la fois quant à l’opportunité de l’octroi de l’aide et quant à la fixation de son montant dans les limites prévues par la loi. La réparation du préjudice n’étant pas garantie, le requérant ne s’est pas vu conférer un droit subjectif à l’octroi d’une aide de la part de l’État, mais un simple intérêt dont le contentieux a été attribué à une juridiction administrative. S’il s’était agi d’un véritable « droit civil », les cours et tribunaux ordinaires, et non le Conseil d’État, auraient été compétents en cas de contestation.

    40.  Le Gouvernement explique qu’il s’agit d’un régime d’aide basé sur un principe de solidarité collective - donc d’un « droit politique »  subsidiaire par rapport à la responsabilité des auteurs d’infractions, dont le montant est fixé en équité à l’intérieur des limites fixées par la loi. Dans ce contentieux, le Conseil d’État conclut d’ailleurs lui-même à l’inapplicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à défaut pour lui de se prononcer sur des contestations portant sur de « droits et obligations à caractère civil » ou sur le « bien-fondé d’une accusation en matière pénale ». Enfin, la seule circonstance que l’enjeu de la procédure ait été patrimoniale n’est pas suffisante pour justifier l’application de l’article 6 § 1.

    41.  Le requérant affirme qu’il y a en l’espèce « contestation » dans la mesure où la procédure devant la commission est comparable à une procédure par défaut devant un tribunal de l’ordre judiciaire à l’encontre de l’auteur inconnu de l’infraction et qu’en cas d’indemnisation, l’État est subrogé dans les droits de la victime et peut se retourner contre l’auteur de l’infraction pour obtenir remboursement, donnant ainsi naissance à des « contestations ». D’ailleurs, devant le Conseil d’État, il s’est vu opposé à l’État qui a défendu la décision de la commission dans le cadre d’une contestation contentieuse classique. Il explique aussi que sa demande visait à se voir octroyer une indemnisation pour le préjudice subi et que dès lors « l’enjeu est civil et patrimonial ». Le requérant admet que la commission n’est pas obligée de lui octroyer une indemnisation à défaut de compétence liée. Cela dit, il en est de même devant les tribunaux de l’ordre judiciaire dans le cadre d’une demande en indemnisation basée sur la responsabilité civile, ceux-ci n’étant pas obligés de reconnaître la responsabilité de la partie adverse et d’accorder le montant demandé. Le requérant estime dès lors jouir d’un « droit de caractère civil » à obtenir une indemnisation.

    b)  Appréciation de la Cour

    i.  Rappel des principes applicables

    42.  La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, entre autres, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 100, CEDH 2016). Enfin, ce droit doit revêtir un caractère civil.

    43.  La Cour rappelle ensuite que l’esprit de la Convention commande de ne pas prendre le terme « contestation » dans une acception trop technique, au sens de deux prétentions ou demandes contradictoires, et d’en donner une définition matérielle plutôt que formelle (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 45, série A no 43).

    44.  L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 119, CEDH 2005-X, et Boulois, précité, § 91). Il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (Masson et Van Zon c. Pays-Bas, 28 septembre 1995, § 49, série A no 327-A, Roche, précité, § 120, et Boulois, précité, § 91). La Cour doit avoir des motifs très sérieux de prendre le contre-pied des juridictions nationales supérieures en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable qu’elle possédait un droit reconnu par la législation interne (ibidem).

    45.  Dans cette appréciation, il faut toutefois, par-delà les apparences et le vocabulaire employé, s’attacher à cerner la réalité (Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 38, série A no 50, Roche, précité, § 121, et Boulois, précité, § 92).

    ii.  Application des principes en l’espèce

    46.  À la lumière des principes ci-dessus, la Cour estime tout d’abord qu’il y avait une « contestation » sur le prétendu droit du requérant à être indemnisé au titre de la loi du 1er août 1985. Certes, saisie par l’intéressé, la commission, qui est une instance juridictionnelle (voir paragraphe 27, ci-dessus), déclara sa demande en indemnisation irrecevable au motif qu’elle n’avait pas été introduite dans le délai de trois ans prenant cours à partir de la décision de classement sans suite. Cela n’empêche pas que le requérant avait soumis à la commission une demande, et qu’il y avait de ce fait une contestation sur le point de savoir s’il avait droit à une indemnisation (voir, mutatis mutandis, Rolf Gustafson c. Suède, 1er juillet 1997, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, et Szal c. Pologne, no 41285/02, § 30, 18 mai 2010). Par ailleurs, la Cour rappelle que l’existence d’une « contestation » ne présuppose pas la présence de deux prétentions ou demandes contradictoires (voir paragraphe 43, ci-dessus). Enfin, rien ne permet de douter que la contestation était réelle et sérieuse.

    47.  Pour ce qui est de savoir si le droit interne reconnaît, au moins de manière défendable, un tel « droit », la Cour constate que plusieurs éléments plaident en faveur de la thèse du Gouvernement de la non-applicabilité de l’article 6 § 1. L’intervention de l’État prévue par la loi du 1er août 1985 ne repose pas sur une présomption de faute qui pèserait sur l’État au motif qu’il n’a pu empêcher l’infraction mais trouve son fondement dans un « principe de solidarité collective ». De plus, il ressort du texte de l’article 31 de la loi que la commission « peut octroyer » une aide financière, les travaux préparatoires de la loi indiquant à ce sujet que l’octroi de l’indemnité prévue par cette disposition « ne peut jamais être réclamé comme un droit » (voir paragraphe 23, ci-dessus). En outre, selon l’article 33 § 1 de la loi, le montant de l’aide à accorder « est fixé en équité ». Le Conseil d’État a lui aussi affirmé que, même si les conditions légales étaient remplies, la commission disposait d’un pouvoir d’appréciation quant à l’opportunité de l’octroi de l’aide et la fixation de son montant (voir paragraphe 27, ci-dessus).

    48.  Cela étant, la Cour rappelle qu’elle a déjà accepté que la seule existence d’un élément discrétionnaire dans le libellé d’une disposition légale n’excluait pas en soi l’existence d’un « droit » au sens de la Convention (Camps c. France, (déc.), no 42401/98, 23 novembre 1999, Lambourdière c. France, no 37387/97, § 24, 2 août 2000, et Ellès et autres c. Suisse, no 12573/06, § 16, 16 décembre 2010 ; voir également, a contrario, Boulois, précité, § 99).

    49.  De plus, la Cour constate que l’autorité compétente en l’espèce ne dispose pas, en pratique, d’un pouvoir discrétionnaire illimité pour décider s’il y a lieu d’accorder au requérant une indemnité (voir, a contrario, Masson et Van Zon, précité, § 51, Ankarcrona c. Suède (déc.), no 35178/97, CEDH 2000-VI, et Mendel c. Suède, no 28426/06, § 50, 7 avril 2009). Au contraire, la commission doit exercer son pouvoir d’appréciation dans les limites légales : la loi du 1er août 1985, en ses articles 31 et 31bis (voir paragraphe 23, ci-dessus), prévoit que les demandeurs d’intervention doivent remplir plusieurs conditions de recevabilité ainsi que des conditions de fond liées à leur qualité de victime d’un acte intentionnel de violence. La commission doit se baser sur des faits dont les demandeurs doivent établir la réalité et qui varient selon les individus, et chiffrer, parfois de façon très précise, le montant à octroyer. Enfin, des critères d’éligibilité tangibles se dégagent du corpus des décisions de la commission, lesquelles forment d’ailleurs une jurisprudence accessible au public.

    50.  La Cour observe ensuite que, eu égard aux conditions posées par la loi du 1er août 1985 et à la pratique de la commission (voir paragraphes 23 et 25, ci-dessus), le requérant a pu soutenir qu’il remplissait les conditions légales et qu’il avait dès lors « droit » à une aide financière. S’il est vrai que sa demande a été rejetée, on peut remarquer que le délégué du ministre de la Justice dans son avis du 25 mars 2010 l’avait estimée partiellement fondée et que rien dans le dossier ne laisse à penser que la commission n’aurait pas examiné le bien-fondé de sa demande si elle n’avait eu à se prononcer sur le respect du délai d’introduction de la demande.

    51.  À cela s’ajoute que les décisions de la commission sont par la suite soumises au contrôle juridictionnel du Conseil d’État, recours que le requérant a exercé et qui dans un premier stade a été déclaré admissible (voir paragraphe 18, ci-dessus).

    52.  Au vu de ces considérations, la Cour estime que, quelle que soit la qualification donnée à l’indemnisation en droit interne (voir, mutatis mutandis, Woś c. Pologne, no 22860/02, § 75, CEDH 2006-VII), le requérant pouvait prétendre, au moins de manière défendable, avoir un « droit » à se voir octroyer l’indemnité réclamée, même si la commission jouissait à cet égard d’un certain pouvoir discrétionnaire.

    53.  Tenant compte enfin du fait que le droit en question était patrimonial par nature, la Cour considère qu’il revêtait un caractère « civil » (voir, mutatis mutandis, Rolf Gustafson, précité, § 41, Mennitto c. Italie [GC], no 33804/96, § 28, CEDH 2000-X, et Woś, précité, § 76).

    54.  Certes, le Gouvernement fait valoir le caractère « politique » et non « civil » du droit en litige, tirant argument du fait que les demandes d’intervention au titre de la loi du 1er août 1985 ne reposent pas sur les notions classiques de responsabilité civile, domaine de compétence des tribunaux de l’ordre judiciaire, mais sur la solidarité collective pouvant donner lieu à la saisine d’une juridiction administrative.

    55.  Compte tenu du caractère autonome de la notion de « droits et obligations de caractère civil », la Cour ne juge pas ces éléments déterminants. Elle estime au contraire qu’il y a des similitudes entre le système d’aide aux victimes d’actes intentionnels de violence et un système classique d’indemnisation ou d’assurance. Dans tous les cas, il s’agit d’apporter une aide financière à des personnes qui, touchées par des aléas de la vie, ont subi un dommage. La Cour note également qu’à l’instar d’un régime d’assurance, l’intervention au titre de l’aide aux victimes d’actes intentionnels de violence est subsidiaire en ce sens qu’on ne peut s’adresser à la commission que dans le cas où la victime ne peut pas obtenir une réparation effective, l’auteur des faits étant insolvable ou inconnu, ou parce que la victime n’a pas pu ou ne pourra pas obtenir une réparation adéquate par d’autres voies (article 31bis alinéa 1, 5o, de la loi du 1er août 1985).

    56.  Eu égard aux éléments ci-dessus, la Cour considère que l’article 6 § 1 s’applique en l’espèce.

    3.  Conclusion

    57.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    58.  Le requérant se plaint que le Conseil d’État a porté atteinte au droit d’accès à un tribunal de deux manières : d’une part, par une application excessivement formaliste de l’article 14, alinéa 3 de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 régissant la procédure en cassation administrative devant le Conseil d’État, il a rejeté le mémoire en réplique ; d’autre part, par ce rejet, il n’a pas permis au requérant de voir la décision de la commission annulée et l’a privé de l’ultime chance de voir une juridiction statuer sur sa demande en indemnisation.

    59.  Selon le requérant, la légitimité du but poursuivi par le Roi en adoptant l’article 14, alinéa 3 est spécifique au contentieux des étrangers et ne peut être transposée dans les autres domaines de compétence du Conseil d’État. Ayant déposé un mémoire en réplique contenant l’ensemble de ses arguments à l’appui des moyens exposés, le requérant soutient avoir respecté le prescrit de l’article 14, alinéa 3. À l’instar de l’affaire Kemp et autres c. Luxembourg (no 17140/05, 24 avril 2008) dans laquelle une violation fut trouvée pour formalisme excessif, l’application qu’a faite le Conseil d’État de la disposition précitée a privé la règle de sa clarté, de son accessibilité et de sa prévisibilité. Tant dans l’affaire Kemp et autres que dans la présente affaire, les requérants ont déposé un mémoire permettant aux juridictions respectives d’exercer un contrôle de légalité sur la décision attaquée. Accepter que des juridictions suprêmes puissent appliquer des critères de recevabilité de manière aussi formaliste met en danger tant la bonne administration de la justice que la sécurité juridique.

    60.  Le Gouvernement fait valoir que le but poursuivi par l’article 14, alinéa 3 est légitime. Participant à la réforme du contentieux du droit des étrangers, il s’agissait, en fixant des conditions de recevabilité strictes et une procédure d’admissibilité préalable à l’examen de la recevabilité du recours, de maîtriser l’arriéré et l’afflux des requêtes portées devant le Conseil d’État mais également d’accélérer le traitement de ces requêtes. Ce contexte a imposé que lors de l’examen des recours déclarés admissibles, le mémoire en réplique ou ampliatif prenne la forme d’un seul acte de procédure, le mémoire de synthèse « ordonnant l’ensemble des arguments de la partie requérante ». Cela a permis d’alléger le travail du Conseil d’État qui doit, en cassation administrative, se prononcer dans les six mois de l’adoption de l’ordonnance en admissibilité sans pour autant négliger le reste du contentieux.

    61.  Le Gouvernement souligne que l’article 14, alinéa 3 est clair en ce qu’il exige un mémoire de synthèse. Cette pratique s’inscrit dans la procédure en cassation essentiellement écrite et contribue, en canalisant les moyens pouvant être produits par la partie requérante à l’audience, à assurer le respect des droits de la défense et le principe du contradictoire. À la lumière de la jurisprudence du Conseil d’État qui est constante, facilement accessible et connue des avocats - dont l’intervention est obligatoire -, le mémoire en réplique déposé par le requérant ne répondait pas aux vœux de l’article 14, alinéa 3, et son recours en cassation était logiquement irrecevable.

    62.  Enfin, le Gouvernement invite la Cour à distinguer la présente affaire de l’affaire Kemp et autres : alors qu’en l’espèce, le requérant disposait à l’audience de deux plaideurs, dans Kemp et autres, les requérants n’avaient pas eu accès à une audience de plaidoirie. De plus, alors que la règle appliquée par la juridiction luxembourgeoise était une construction jurisprudentielle, en l’espèce, le Conseil d’État a fait application d’une disposition règlementaire. Enfin, le contrôle de légalité a pu être exercé dans Kemp et autres sur la base de la requête alors qu’en l’espèce, le requérant n’a pas déposé de mémoire de synthèse.

    2.  Appréciation de la Cour

    63.  La Cour rappelle que l’article 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18). Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient en revanche à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle se doit de vérifier que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation au droit d’accès à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, §§ 54-55, CEDH 2010, Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, §§ 46-47, 29 juin 2011, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, §§ 229-230, CEDH 2012, Baka, précité, § 120).

    64.  L’article 6 § 1 n’astreint pas les États à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (voir, entre autres, Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no 11, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 122, CEDH 2000-XI, RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 70, CEDH 2011 (extraits), et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 88, 23 avril 2015), notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour faire statuer sur les contestations relatives à leurs droits et obligations de caractère civil (voir, parmi d’autres, Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, § 44, Recueil 1996-V, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 39, CEDH 2000-II, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 97, CEDH 2009, et L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, no 49230/07, § 36, CEDH 2009 (extraits)). En outre, la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause, et il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la cour suprême, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Khalfaoui c. France, no 34791/97, § 37, CEDH 1999-IX, Eliazer c. Pays-Bas, no 38055/97, § 30, CEDH 2001-X, et L’Erablière A.S.B.L., précité, § 36).

    65.  La Cour rappelle enfin que la réglementation relative aux formalités pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 33, CEDH 2000-I, Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 46, CEDH 2002-IX, Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002-IX, et L’Erablière A.S.B.L., précité, § 37).

    66.  Cela étant, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l’application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Il en est ainsi quand l’interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire faite par une juridiction empêche, de fait, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (Efstathiou et autres c. Grèce, no 36998/02, § 27, 27 juillet 2006, L’Erablière A.S.B.L., précité, § 38, et RTBF, précité, § 71).

    67.  En l’espèce, la tâche de la Cour consiste à examiner si la raison pour laquelle le Conseil d’État rejeta le recours du requérant a privé l’intéressé de son droit à voir son recours examiné au fond. Pour ce faire, elle examinera la proportionnalité de la limitation imposée par rapport aux exigences de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice.

    68.  La Cour constate que le Conseil d’État a déclaré le recours en cassation administrative du requérant irrecevable au motif que son mémoire en réplique se bornait à reproduire le contenu de sa requête, sans répondre aux arguments de la partie adverse. Le mémoire en réplique ne répondait, selon le Conseil d’État, dès lors pas au prescrit de l’article 14, alinéa 3 de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État (voir paragraphe 28, ci-dessus).

    69.  La Cour observe que le texte de l’article 14, alinéa 3 n’oblige pas le requérant à répondre aux arguments de la partie adverse. Il se limite à exiger que le mémoire en réplique ordonne « l’ensemble des arguments de la partie requérante ». Il ne s’oppose donc pas formellement à ce que le contenu du mémoire en réplique ou de synthèse soit identique à celui de la requête en cassation, dans le cas où le requérant ne voudrait ou ne pourrait pas répondre aux moyens du défendeur. Le critère de recevabilité énoncé par le Conseil d’État dans la présente espèce s’appuie sur le rapport au Roi précédant l’arrêté royal du 30 novembre 2006 (voir paragraphes 29-30, ci-dessus). Selon ce rapport, le but de l’obligation de déposer un mémoire en réplique sous la forme d’un mémoire de synthèse « est d’alléger le travail du Conseil d’État », qui « n’a plus, en principe, à statuer au vu de l’exposé des faits et des moyens figurant dans la requête ».

    70.  La Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 80, 25 mars 2014), le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011).

    71.  La Cour est d’avis que si l’on peut admettre, comme le soutient le Gouvernement, que l’accélération et la simplification de l’examen des affaires par le Conseil d’État constituent des buts légitimes, elle s’interroge sur le point de savoir si le fait de déclarer un recours irrecevable au motif que le mémoire en réplique se borne à reproduire la requête en cassation, « sans chercher à répondre aux arguments de la partie adverse », n’est pas disproportionné par rapport à l’objectif poursuivi.

    72.  La Cour n’est pas convaincue que le respect de la condition imposée, à savoir celle d’inclure dans le mémoire en réplique une réponse aux arguments de la partie adverse, ait été indispensable pour que le Conseil d’État puisse exercer son contrôle dans le cas d’espèce (voir, mutatis mutandis, Kemp et autres, précité, § 58), même de manière simplifiée. À cet égard, elle constate que les développements des moyens invoqués par le requérant dépassaient à peine une page, que le contenu du mémoire en réplique était identique à celui de la requête en cassation, et que ces moyens avaient été examinés par l’auditorat dans son rapport écrit. Dans ces circonstances, la Cour considère que la lecture du seul mémoire en réplique aurait suffi au Conseil d’État de prendre connaissance de « l’ensemble des arguments » du requérant et de statuer au vu d’un seul acte de procédure.

    73.  À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime que l’interprétation particulièrement stricte par le Conseil d’État de l’article 14, alinéa 3 de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 a restreint de façon disproportionnée le droit du requérant à voir son recours en cassation examiné au fond.

    74.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    75.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    76.  Le requérant réclame 21 934 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 10 000 EUR au titre du dommage moral qu’il aurait subi. Le premier montant est identique à l’aide financière que le requérant a réclamé à la commission eu égard au préjudice physique et esthétique qu’il a subi à la suite de l’acte de violence dont il fut victime.

    77.  Le Gouvernement soutient que même si le Conseil d’État avait déclaré recevable le recours en cassation, il est plus qu’incertain que le requérant aurait in fine obtenu l’aide financière demandée à la commission. Compte tenu de la jurisprudence, il est en effet peu probable que le Conseil d’État ait estimé le recours fondé ou que la commission ait ensuite jugé sa requête recevable ou ait octroyé au final « en équité » la somme demandée. En ce qui concerne le dommage moral, il estime la somme réclamée excessive et s’en remet à la sagesse de la Cour.

    78.  La Cour rappelle qu’une réparation pour dommage matériel ne peut être octroyée que s’il existe un lien de causalité entre la perte ou le préjudice allégué et la violation constatée (Andrejeva, précité, § 111 ; voir également Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 40, CEDH 2002-IV, et Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 81, CEDH 2014). En l’espèce, elle ne saurait certes spéculer sur ce qu’eût été l’issue la procédure au cas où le recours du requérant contre la décision de la commission n’aurait pas été déclarée irrecevable, mais elle n’estime pas déraisonnable de penser que le requérant a subi une perte de chances réelles (voir, mutatis mutandis, Cudak, précité, § 79). À quoi s’ajoute un préjudice moral auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, la Cour alloue au requérant 10 000 EUR, toutes causes de préjudices confondues (voir, mutatis mutandis, Sabeh El Leil, précité, § 72).

    B.  Intérêts moratoires

    79.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, toutes causes de préjudices confondues ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 octobre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                     Işıl Karakaş
            Greffier                                                                              Présidente

     


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