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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> TUDOROAIE v. ROMANIA - 37665/12 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 998 (15 November 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/998.html Cite as: [2016] ECHR 998 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE TUDOROAIE c. ROUMANIE
(Requête no 37665/12)
ARRÊT
STRASBOURG
15 novembre 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Tudoroaie c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 octobre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37665/12) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Andrei Tudoroaie (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 mai 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me A. Midan, avocate à Ploieşti. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant se plaint de l’absence d’une enquête prompte et effective portant sur l’agression dont il a été victime. Il invoque l’article 3 de la Convention.
4. Le 23 octobre 2013, le grief concernant l’article 3 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.
5. À la suite du déport de Mme Iulia Antoanella Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), M. Krzysztof Wojtyczek a été désigné pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du Règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1984 et réside au Royaume-Uni.
A. L’altercation du 27 octobre 2006
7. Le 27 octobre 2006, à environ 3 heures, une altercation intervint entre, d’une part, le requérant et deux amis (B. et V.), qui avaient essayé de soustraire un pneu du coffre d’une voiture, et d’autre part, I., le propriétaire de la voiture et A., la personne qui accompagnait ce dernier. Une personne qui travaillait à proximité alerta la police. Les agents de police arrivés sur les lieux constatèrent que le requérant et B. présentaient des blessures et les conduisirent à l’hôpital pour qu’ils soient soignés. V. avait réussi à s’enfuir. I. et A. furent conduits au bureau de police le plus proche où ils furent identifiés. Ils nièrent avoir agressé les personnes ayant tenté de voler le pneu. Un procès-verbal fut rédigé par les agents de police. S’agissant du requérant, le procès-verbal mentionnait qu’il était allongé par terre, qu’il présentait un traumatisme au niveau du nez et qu’il saignait abondamment.
B. L’enquête pénale ouverte d’office par la police du chef de vol
8. Le même jour, la police judiciaire ouvrit des poursuites pénales du chef de vol contre le requérant et ses amis.
9. Par ailleurs, toujours le même jour, après sa sortie de l’hôpital où il subit, sous anesthésie locale, une intervention en vue du redressement de la pyramide nasale, le requérant fut escorté au siège de la police aux fins d’un interrogatoire. Il reconnut avoir été en état d’ébriété et d’avoir voulu faire une blague avec les deux autres jeunes l’accompagnant, en soustrayant le pneu. Le requérant, qui n’entendit pas se faire assister par un avocat à ce stade de la procédure, ajouta :
« Je déclare que la personne [qui est apparue alors que nous volions le pneu] nous a porté des coups de poings au visage, à moi et à B., nous a immobilisés et a appelé la police, moment où j’ai appris que la personne en cause était le propriétaire de la voiture. (...) J’ai été informé que j’avais le droit de déposer plainte contre le propriétaire de la voiture, dont j’ai appris qu’il s’appelle I., du chef de coups et blessures, mais je n’entends pas porter plainte pénale à son encontre. »
10. Dans une déclaration manuscrite faite le même jour, le requérant précisa : « je n’entends pas porter plainte contre mes agresseurs ».
11. Le 17 janvier 2007, la police entendit B. qui déclara notamment :
« Tout de suite après avoir été agressés, les agents de police nous ont informés que la personne qui nous a frappés était le propriétaire de la voiture [du coffre] de laquelle nous aurions soustrait le pneu. »
12. Par une décision du 20 août 2007, le parquet près le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest (« le parquet ») clôtura les poursuites pénales du chef de vol, estimant que les faits ne présentaient pas le degré de danger social exigé par loi pénale. Il infligea néanmoins au requérant une amende administrative à hauteur de 300 lei roumains (RON), soit environ 90 euros, selon le taux de change de la banque nationale roumaine. Le parquet ordonna en outre un non-lieu du chef de coups et blessures au motif que le requérant et son ami B. n’avaient pas déposé de plainte pénale préalable à cet effet.
13. Par une décision du 5 février 2009, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest rejeta l’opposition du requérant formée contre la décision du 20 août 2007, par laquelle il faisait valoir que la clôture des poursuites pénales ouvertes à son encontre aurait dû être prononcée pour un tout autre motif, à savoir l’inexistence des faits reprochés.
14. Le requérant ne se pourvut pas en recours contre cette décision.
C. Les plaintes pénales déposées par le requérant
1. La plainte déposée contre I.
15. Entre-temps, le 23 décembre 2006, le requérant avait envoyé à la police, par voie postale, une plainte pénale dirigée contre I. du chef de coups et blessures (article 180 § 2 de l’ancien code pénal (« ancien CP »)). Il se constitua également partie civile. Il se référa à un certificat médicolégal, délivré le 1er novembre 2006, qui attestait qu’il présentait une fracture du nez, une ecchymose à l’œil gauche, des excoriations sur la fesse gauche, une tuméfaction de la main gauche et quatre dents cassées. Le certificat mentionnait en outre que ces lésions pouvaient dater du jour allégué par le requérant devant le médecin légiste, à savoir 26 octobre 2006, qu’elles avaient été causées par des coups avec des objets durs et qu’elles nécessitaient 16 à 18 jours de soins médicaux.
16. Le 3 janvier 2007, le requérant saisit le bureau d’investigation de la police d’une nouvelle requête tendant à l’obtention des coordonnées complètes de l’auteur « de l’infraction le concernant ».
17. Le 9
janvier 2007, le bureau informa le requérant que la personne l’ayant agressé
était I. et lui communiqua les données personnelles de
celui-ci. Il fut en outre informé de son droit de déposer une plainte pénale
contre celui-ci dans un délai de soixante jours. En réponse, le requérant
confirma qu’il entendait diriger sa plainte contre I.
18. Le 22 janvier 2007, le bureau d’investigations de la police ouvrit des poursuites pénales du chef de coups et blessures contre I.
19. Entendus par la police le 14 août 2007, I. et A. déclarèrent qu’ils avaient aperçu le requérant et ses deux amis courant après avoir soustrait un pneu de la voiture de I. Le requérant aurait trébuché et serait tombé par terre.
20. Le 21 août 2007, la police procéda à l’audition du requérant. Celui-ci déclara qu’il avait été agressé par I. qui lui avait porté un coup au visage et par une autre personne, qui accompagnait ce dernier, qui lui avait porté des coups de poing et de pied au visage. Entendu le même jour, B. déclara qu’il avait été également agressé par I. et qu’il avait vu le requérant blessé et allongé par terre, sans pour autant avoir identifié l’auteur de l’agression. Le requérant lui aurait toutefois dit qu’il avait été agressé par I. et par la personne l’accompagnant.
21. Le 3 octobre 2007, par une note envoyée au parquet, la police judiciaire proposa l’arrêt des poursuites ouvertes contre I., s’exprimant en ces termes :
« Après examen des preuves instruites dans l’affaire, des circonstances personnelles ainsi que des circonstances (...) du fait commis, il ressort que le suspect a obtenu dans cet intervalle des revenus modestes et, par conséquent, son acte ne présente pas le degré de danger d’une infraction.
Eu égard à ce qui précède, au fait qu’au cours des poursuites pénales, le suspect a eu une attitude sincère, reconnaissant et regrettant son acte, ainsi qu’à l’absence d’antécédents pénaux (...), je propose la clôture des poursuites pénales (...) »
22. Par une décision du 23 mars 2009, le parquet ordonna l’arrêt des poursuites engagées contre I. Pour ce faire, il nota que la plainte du 23 décembre 2006 versée au dossier de l’instruction n’était pas revêtue d’une confirmation de réception par une quelconque autorité judiciaire, de sorte qu’elle ne pouvait pas être prise en considération. Or, la demande d’identification déposée le 3 janvier 2007, était tardive, car déposée plus de deux mois après la date à laquelle le requérant avait pris connaissance de l’identité de son agresseur, à savoir le 27 octobre 2006. De l’avis du parquet, la demande du 3 janvier 2007 ne constituait qu’un moyen pour contourner les dispositions procédurales régissant les délais pour le dépôt d’une plainte. En outre, le parquet constata que, par sa décision du 20 août 2007, il avait déjà ordonné un non-lieu à l’égard de I. du chef de coups et blessures, au motif qu’aucune plainte pénale n’avait été déposée à son encontre par le requérant (paragraphe 12 in fine ci-dessus). Il estima que le refus initial du requérant de déposer une telle plainte pénale, qui avait fondé le non-lieu rendu en l’espèce, constituait un acte de renonciation irrévocable, et qui ne saurait être écartée par la simple volonté unilatérale de l’intéressé.
23. Le 22 janvier 2010, le procureur en chef du parquet confirma la décision du 23 mars 2009.
24. Le requérant contesta la décision du parquet du 23 mars 2009 devant les tribunaux. Il se constitua également partie civile.
25. Par un jugement du 31 mars 2010, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest confirma la décision du parquet en ce que la plainte pénale du requérant était tardive. Le tribunal nota toutefois que le requérant avait la liberté de revenir sur son refus initial et de déposer une plainte pénale, et cela à tout moment dans le délai de deux mois prévu par la loi pénale pour le dépôt d’une plainte préalable.
26. Par un arrêt du 14 juin 2010, le tribunal départemental de Bucarest, sur recours du requérant, annula le jugement du 31 mars 2010 et renvoya le dossier au tribunal de première instance pour examiner le fond de l’affaire. Pour ce faire, le tribunal départemental nota que le parquet lui-même avait confirmé dans une note interne la réception par voie postale de la plainte du requérant du 23 décembre 2006, formulée dans le délai de deux mois prévu par la loi pénale pour une telle plainte, et que la demande d’identification du 3 janvier 2007 avait été déposée par le requérant à la suggestion du parquet, étant donné qu’il n’avait indiqué, dans la plainte précitée, que le nom et le prénom de l’agresseur, et non ses coordonnés complètes.
27. Le 5 octobre 2010, après le renvoi de l’affaire, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest annula formellement la décision du parquet du 23 mars 2009 et inscrit l’affaire au rôle.
28. Entendu le 7 février 2011, le requérant déclara que I. lui avait porté un coup sur la nuque avant qu’il ne perde connaissance pour quelques secondes. A. lui porta ensuite des coups de poing et de pied au visage, de sorte qu’il perdit connaissance jusqu’à l’arrivée d’une ambulance.
29. Par une lettre du 10 février 2011, le requérant demanda au tribunal que la procédure soit élargie à l’encontre de A. et se constitua également partie civile. Il déclara que sa perte de connaissance avait certainement été accompagnée d’une commotion cérébrale de sorte que, pendant une longue période, il ne s’était pas souvenu de ce qui s’était passé lors de l’incident. Toutefois, combinant ses faibles souvenirs récents avec les déclarations extrajudiciaires que I. aurait faites, il était arrivé à la conclusion que A. lui avait porté plusieurs coups de pied à l’estomac et au visage lui provoquant une mutilation. Il considéra que les faits commis par A. constituaient une atteinte grave à l’intégrité corporelle, infraction punie par l’article 182 de l’ancien CP, et renvoya à cet égard aux conclusions de la Cour dans l’affaire Macovei et autres c. Roumanie (no 5048/02, 21 juin 2007).
30. Lors de l’audience du 28 février 2011, le parquet répondit que, selon le code de procédure pénale, la demande d’extension de la procédure à l’égard d’une tierce personne était l’attribut exclusif du procureur et que dès lors la demande du requérant devait être rejetée comme étant irrecevable. De son côté, le procureur refusa de déclencher l’action pénale contre A. Le tribunal nota que le requérant avait déjà déposé une plainte pénale séparée devant le parquet, que celui-ci allait instruire.
31. A la même audience, le tribunal entendit en outre B., V., I. et A., ainsi que la personne qui travaillait à proximité des lieux de l’altercation et qui avait alerté la police. B. déclara avoir vu I. portant un coup au requérant et qu’il avait lui-même été frappé par celui-ci. V. déclara qu’il avait été frappé aussi par une personne qu’il ne pouvait pas identifier.
32. Le 21 mars 2011, le tribunal accueillit la demande du requérant tendant à la réalisation d’une expertise médicolégale.
33. Le 6 mai
2011, un rapport d’expertise médicolégale fut établi par l’Institut national de
médecine légale qui conclut que les lésions du requérant ne pouvaient pas
résulter d’une chute (voir paragraphe 19
ci-dessus), mais de coups portés avec des objets durs et qu’elles avaient
nécessité 22 à 24 jours de soins médicaux. Les lésions au niveau du visage
avaient été causées par des coups de poing répétés portés de face ou de côté, ainsi
par des coups de pied frontaux. Les lésions au niveau de la fesse gauche et de la
main gauche pouvaient avoir été causées par une chute sur une surface dure dans
le même contexte.
34. Le 20 mai 2011, le requérant versa un mémoire au dossier par lequel il entendait apporter des précisions quant à sa déclaration faite devant le tribunal le 7 février 2011 (paragraphe 28 ci-dessus). Il indiqua qu’en réalité il n’avait pas reçu un coup de poing sur la nuque, mais sur le côté, ce qui avait provoqué la fracture du nez et l’ecchymose à l’œil gauche. Le reste des lésions, et notamment au niveau du maxillaire, avait été causé par les coups de pied portés par A. alors qu’il était allongé par terre.
35. Lors de l’audience du 6 juin 2011, le tribunal invita les parties à déposer leurs commentaires quant à la possibilité de requalifier les faits reprochés à I. en coups et blessures, infraction prévue par l’article 180 § 1 de l’ancien CP au lieu de l’article 180 § 2 de ce code.
36. Lors de l’audience du 27 juin 2011, le requérant fit valoir que, en effet, une requalification des faits s’imposait en l’espèce, mais comme atteinte grave à l’intégrité corporelle, infraction punie par l’article 182 de l’ancien CP. Il demanda en conséquence que la procédure soit étendue à l’encontre de A. de ce chef, sur le fondement de l’article 131 § 4 de l’ancien CP en vertu duquel les faits commis entraînaient la responsabilité pénale de tous les auteurs même si la plainte pénale préalable visait l’un seul d’entre eux.
37. Le 12 septembre 2011, le tribunal rejeta la demande de requalification formulée par le requérant, mais accueillit celle soulevée d’office. Il invita ensuite les parties à déposer leurs conclusions quant à l’éventuelle prescription spéciale de la responsabilité pénale. En outre, rappelant que le procureur avait refusé de déclencher l’action pénale contre A. (paragraphe 30 ci-dessus), il procéda à l’envoi au parquet de la plainte pénale produite au dossier par le requérant contre A.
38. Lors de l’audience du 26 septembre 2011, le requérant s’opposa à l’application de la prescription de l’action pénale, au motif que les faits reprochés avaient été commis avec intention et avaient eu des conséquences graves.
39. Par un jugement du 3 octobre 2011, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest clôtura la procédure au motif que la prescription spéciale pour l’infraction pour laquelle I. était poursuivi était acquise. Il rejeta en outre l’action civile comme étant dépourvue de fondement.
En particulier, le tribunal conclut, sur la base des témoignages, que I. avait porté un seul coup de poing à la nuque au requérant, ce qui ne lui avait pas provoqué les lésions identifiées dans les documents médicolégaux (paragraphes 15 et 33 ci-dessus). Dans ces conditions, il requalifia les faits en l’infraction prohibée par l’article 180 § 1 de l’ancien CP et constata l’acquisition de la prescription spéciale.
S’agissant du volet civil, le tribunal conclut que l’action de I. avait provoqué chez le requérant une souffrance minime, l’inculpé agissant dans un état de nécessité, étant donné qu’il entendait appréhender les personnes qui lui avaient volé un pneu.
40. Par un arrêt définitif du 28 novembre 2011, le tribunal départemental de Bucarest confirma le jugement rendu en première instance. Il écarta toutefois la motivation du tribunal de première instance se fondant sur l’état de nécessité dans lequel avait agi I. et qui avait conduit au rejet de la demande de dommages moraux formée par le requérant. Le tribunal départemental jugea que la demande devait être rejetée étant donné le comportement coupable du requérant qui avait causé la réaction de I. et A. L’arrêt fut mis au net le 7 décembre 2011.
2. La plainte déposée contre A.
41. La plainte pénale du requérant dirigée contre A. et renvoyée par le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest le 12 septembre 2011 (paragraphe 37 ci-dessus) fut enregistrée au rôle du parquet.
42. Le 11 octobre 2011, le parquet envoya la plainte à la police judiciaire lui enjoignant de mener une enquête du chef d’atteinte grave à l’intégrité corporelle, infraction punie par l’article 182 de l’ancien CP.
43. Le 26 octobre 2011, la police judiciaire ouvrit une enquête préliminaire du chef de coups et blessures (article 180 § 2 du CP). Elle entendit le requérant, ses deux amis, I. et A.
44. Par une décision du 26 juillet 2012, le parquet rendit un non-lieu. Le parquet nota que la seule preuve à l’encontre de A. était la déclaration du requérant, et qu’elle n’était pas, à elle seule, suffisante pour ouvrir des poursuites pénales.
45. Cette décision fut confirmée par le procureur en chef du parquet le 14 décembre 2012.
46. Le requérant contesta la décision du parquet du 26 juillet 2012 devant le tribunal, dénonçant une enquête ineffective.
47. Par un jugement définitif du 3 avril 2013, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest accueillit l’action du requérant, annula la décision du parquet et renvoya l’affaire à celui-ci pour un complément d’enquête. Pour ce faire, le tribunal nota que la décision était basée sur « une séparation artificielle de mêmes circonstances de fait, uniquement en raison du fait qu’elles avaient été examinées dans des procédures distinctes » (o separare artificială a aceloraşi împrejurări de fapt, doar pentru că au fost cercetate în dosare distincte). Il constata en outre que les auditions réalisées par la police avaient été purement formelles et que toutes les pièces du dossier n’avaient pas été étudiées attentivement, ce qui dénotait une enquête ineffective. Le tribunal dressa une liste des mesures à prendre par le parquet parmi lesquelles notamment : la réaudition des cinq personnes impliquées dans l’altercation et la clarification de plusieurs points précis à cette occasion, ainsi que la confrontation de ces personnes.
48. Par une
décision du 20 novembre 2013, le parquet ordonna un
non-lieu en raison de la prescription de l’action pénale. Il ne ressort pas du
dossier que les mesures indiquées par le tribunal aient été prises.
49. Par un jugement définitif du 24 avril 2014, sur recours du requérant, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest annula la décision du parquet. Il estima que la qualification juridique des faits devait s’effectuer sur la base de la documentation médicale disponible au dossier, qui, elle, permettait de conclure que le requérant avait subi une mutilation en raison des blessures subies aux quatre dents du maxillaire, ce qui justifiait l’application de l’article 182 § 2 de l’ancien CP. Compte tenu de l’entrée en vigueur d’un nouveau code pénal contenant des dispositions semblables, mais plus favorables pour le suspect, le tribunal ordonna l’ouverture des poursuites du chef de l’article 194 § 1 c) du nouveau CP.
50. Par une décision du 15 octobre 2014, la police judiciaire ouvrit des poursuites pénales à l’encontre de A. du chef de l’infraction réprimée par l’article 194 § 1 c) du nouveau CP.
51. En février et mars 2015, la police entendit B., I. et A., ainsi que la personne qui travaillait à proximité des lieux de l’altercation et qui avait alerté la police. Les personnes entendues maintinrent leur version des faits. B. ajouta à cette occasion que le requérant avait été frappé à coups de poing par A. et que lui-même, avant qu’il tombe sur les coups de I., avait vu A. portant un coup de poing au visage du requérant. I. et A. précisèrent que le requérant n’avait aucune dent cassée lorsqu’il arriva au bureau de police le jour de l’incident.
52. Cité à comparaître aux fins d’une audition par la police, le requérant ne se présenta pas. Son père informa la police en temps utile que le requérant habitait depuis quatre ans au Royaume-Uni, mais qu’il entendait maintenir sa plainte pénale.
53. Le 20 avril 2015, la police ordonna la réalisation d’une nouvelle expertise médicolégale afin d’obtenir plus d’informations quant aux lésions dentaires. Le requérant, par l’intermédiaire de son père, informa la police qu’il n’entendait pas nommer son propre expert ou formuler des demandes supplémentaires pour l’expertise.
54. Le 15 septembre 2015, un rapport d’expertise médicolégale fut établi par l’Institut national de médecine légale, sur la base de la documentation médicale, qui conclut que les lésions dentaires subies par le requérant ne constituaient pas une infirmité posttraumatique et qu’elles ne représentaient pas un « préjudice esthétique grave et permanent », étant donné que le requérant avait bénéficié d’une prothèse dentaire adaptée à son physionomie.
55. Le 15 octobre 2015, sur la base des conclusions de l’expertise médicolégale, la police judiciaire requalifia les faits reprochés à A. en l’infraction de coups et blessures (article 180 § 2 de l’ancien CP).
56. Par une décision du 26 octobre 2015, suite à la requalification juridique des faits, le parquet constata l’acquisition de la prescription spéciale et clôtura la procédure.
57. Cette décision fut confirmée par une décision du 28 décembre 2015 du procureur en chef du parquet, et par une décision du 9 février 2016 du tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
58. Les articles pertinents de l’ancien code pénal, en vigueur jusqu’au 1er février 2014, sont libellés comme suit :
Article 131 § 4 Défaut de plainte préalable
« Est engagée la responsabilité pénale de toutes les personnes ayant participé à la réalisation des faits, même si la plainte pénale préalable est portée ou fait mention uniquement de l’une des personnes. »
Article 180 Les coups et blessures
« (1) Les coups ou autres actes de violence causant des souffrances physiques sont passibles d’une peine de prison comprise entre un et trois mois de prison ou d’une amende.
(...)
(2) Les coups ou les actes de violence ayant causé des lésions nécessitant des soins médicaux pendant 20 jours maximum sont passibles d’une peine de prison comprise entre trois mois et deux ans de prison ou d’une amende.
(...)
(3) L’action pénale est déclenchée par la plainte préalable de la partie lésée (...) »
Article 182 L’atteinte grave à l’intégrité corporelle
« (1) L’atteinte portée à l’intégrité corporelle ou à la santé nécessitant, pour guérir, des soins médicaux de plus de 60 jours est passible d’une peine de deux à sept ans de prison.
(2) Si l’atteinte a entraîné l’une des conséquences suivantes : la perte d’un organe ou d’un sens, l’arrêt de leur fonctionnement, une infirmité permanente physique ou psychique, une mutilation, l’avortement ou la mise en danger de la vie de la personne, elle est passible d’une peine de deux à dix ans de prison. »
59. Les articles pertinents de l’ancien code de procédure pénale, en vigueur jusqu’au 1er février 2014, sont libellés comme suit :
Article 279 La procédure relative à la plainte préalable
« (1) Le déclenchement de l’action pénale a lieu sur plainte préalable de la personne lésée pour les infractions pour lesquelles la nécessité d’une telle plainte est prévue par la loi.
(2) La plainte préalable doit être envoyée aux autorités chargées de l’enquête pénale ou au procureur, selon la loi. »
Article 284 § 1 Le délai pour la plainte préalable
« (1) Dans le cas des infractions pour lesquelles la loi exige une plainte pénale préalable, celle-ci doit être introduite dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle la personne lésée a appris qui est l’auteur allégué des faits (făptuitorul) ».
60. Les articles pertinents du nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er février 2014, sont libellés comme suit :
Article 193 Les coups et blessures
« Les coups ou autres actes de violence causant des souffrances physiques sont passibles d’une peine de prison comprise entre trois mois et deux ans de prison ou d’une amende.
(2) Les faits ayant causé des lésions traumatiques ou qui ont affecté la santé d’une personne, dont la gravité a entraîné des soins médicaux pendant quatre-vingt-dix jours maximum, sont passibles d’une peine de prison comprise entre six mois et cinq ans de prison ou d’une amende.
(3) L’action pénale est déclenchée par la plainte préalable de la partie lésée (...) »
Article 194 L’atteinte à l’intégrité corporelle
« Les faits énumérés à l’article 193 qui ont causé l’une des conséquences suivantes :
a) une infirmité ;
b) des lésions traumatiques ou l’affectation de l’état de santé d’une personne qui ont entraîné, pour guérir, des soins médicaux de plus de quatre-vingt-dix jours ;
c) un préjudice esthétique grave et permanent ;
d) l’avortement ;
e) la mise en danger de la vie de la personne, sont passible d’une peine de deux à sept ans de prison. »
61. La position de la doctrine et de la pratique judiciaire quant à la question de savoir si la perte de dents constitue une « mutilation » au sens de l’article 182 du code pénal est décrite dans l’affaire Macovei (précitée, §§ 36 et 37). À cet égard, la doctrine et la pratique majoritaire, dont fait partie la jurisprudence constante de la Haute Cour de cassation et de justice, donnent une réponse affirmative à cette question.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
62. Le requérant se plaint de l’absence d’une enquête effective sur les violences subies le 27 octobre 2006. Il invoque l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
63. Dans ses
observations supplémentaires du 25 juin 2015, le Gouvernement informe la Cour
que le requérant n’a pas répondu aux citations envoyées par les autorités de
poursuites, ce qui avait gêné celles-ci dans l’instruction des mesures d’enquêtes
comme par exemple, l’audition de la victime, l’identification du suspect ou la
confrontation de la victime et du suspect. Eu égard à la conduite du requérant ainsi
qu’au fait que la correspondance avec la Cour et les autorités internes a été effectuée
par l’intermédiaire de son père, qui était son mandataire, le Gouvernement
invite la Cour à se prononcer sur la question de savoir si le requérant,
lui-même, entend maintenir la présente requête.
64. La Cour estime que, bien qu’il n’ait invoqué aucun article de la Convention, l’invitation du Gouvernement s’apparente à une demande de radiation du rôle de la requête sur le fondement de l’article 37 § 1 a) de la Convention pour le cas où le requérant n’entendrait plus maintenir sa requête.
65. À cet égard, la Cour note en premier lieu que le requérant a été entendu par les autorités de poursuite à plusieurs reprises au cours de la procédure (paragraphes 9, 28 et 43 ci-dessus). Ce n’est qu’en 2015 que le requérant n’a pas comparu lorsqu’il a été cité en vue de son audition et afin de formuler d’éventuelles observations pour la nouvelle expertise médicolégale ordonnée. Dans le premier cas, le père du requérant a informé les autorités de l’impossibilité de son fils de comparaître étant donné qu’il résidait à l’étranger et, dans le deuxième cas, il a fait connaître la position de son fils, en sa qualité de mandataire (paragraphes 52 et 53 ci-dessus). Il n’apparaît pas des pièces disponibles au dossier de la présente requête que le requérant ait été cité à comparaître en vue de l’identification du suspect ou de leur confrontation.
66. La Cour constate en deuxième lieu, que, dans le cadre de la présente requête, le requérant a été représenté par une avocate qui a transmis les observations demandées par la Cour. Qui plus est, dans ses observations supplémentaires arrivées à la Cour le 13 octobre 2015, l’avocate du requérant a confirmé l’intention de son client de poursuivre sa requête.
67. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que le requérant entend maintenir sa requête et qu’il ne convient pas de faire application des dispositions de l’article 37 § 1 a) de la Convention.
68. Elle constate en outre que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
69. Le requérant estime que les enquêtes menées en l’espèce à l’égard des mauvais traitements subis, qu’il qualifie de torture, ne remplissaient pas les exigences de l’article 3 de la Convention.
70. Il souligne en premier lieu qu’il a été dans l’impossibilité de déposer une plainte pénale contre ses agresseurs le jour de l’incident, étant donné que sa première déclaration a été recueillie quelques heures seulement après avoir subi de graves lésions, alors qu’il était encore sous l’influence des boissons alcoolisées consommées et de l’anesthésie pratiquée en vue de l’intervention chirurgicale sur son nez. Il se trouvait ainsi dans un état de choc physique et psychique.
71. Le requérant soutient en deuxième lieu que, lorsqu’il a déposé sa première plainte pénale, il a informé les autorités de la nature des blessures graves subies, y compris celles au niveau des dents et du nez. Or, s’il est, certes, vrai qu’il a fondé sa plainte sur l’article 180 § 2 de l’ancien CP du chef de coups et blessures, toujours est-il que les autorités judiciaires ont manqué à leur obligation de requalifier d’office les faits sur le terrain des dispositions pénales pertinentes, à savoir, dans le cas présent, l’article 182 de l’ancien CP. Par ailleurs, ces dernières dispositions n’exigeaient pas une plainte préalable de la part de victime pour entamer une enquête. Or, les autorités nationales étaient au courant de la nature des blessures subies et de l’identité des agresseurs présumés dès le 27 octobre 2006, quand elles avaient dressé un procès-verbal (paragraphe 7 ci-dessus). À ses yeux, il faut, de surcroît, constater que, même lorsque le procureur a finalement ordonné d’examiner ses allégations sous l’angle de l’article 182 de l’ancien CP, la police judiciaire a ignoré ces instructions (paragraphe 43 ci-dessus).
72. Le requérant fait valoir en troisième lieu que ses allégations ont fait l’objet de deux enquêtes successives fondées sur une qualification juridique erronée. Cette qualification a permis aux autorités d’effectuer des mesures formelles d’instruction et d’allonger la procédure dans le seul but de conclure à la prescription de l’action pénale. Il souligne que les deux enquêtes ont été clôturées pour cause de prescription. Il reproche notamment aux autorités d’avoir refusé d’étendre l’enquête initiale à l’égard de A. lorsque les pièces du dossier ont permis de conclure à la participation de celui-ci à l’agression (paragraphe 30 ci-dessus). Le requérant dénonce enfin la mauvaise volonté des autorités face à ses allégations et souligne ainsi l’effort continu des autorités pour minimiser la gravité des lésions qu’il avait subies, tel que cela ressort, à ses yeux, des conclusions de la note de la police judiciaire du 3 octobre 2007 (paragraphe 21 ci-dessus).
b) Le Gouvernement
73. Le Gouvernement estime qu’il convient d’examiner séparément les deux enquêtes pénales menées en l’espèce, qui, à ses yeux, ont eu un caractère effectif.
74. S’agissant
de la plainte pénale déposée par le requérant contre I., le Gouvernement se
réfère aux conclusions du non-lieu du parquet du 23 mars 2009, qu’il
n’estime pas dénuées de fondement, bien que ledit
non-lieu ait été annulé ultérieurement par une décision du tribunal
départemental de Bucarest. Il considère ainsi que l’issue et la durée de cette
première enquête ont été déterminées par la conduite du requérant. Il estime en
outre que les autorités judiciaires ont rendu des décisions motivées, après l’accueil
des offres de preuve du requérant et l’examen de ses arguments. À cet égard, le
Gouvernement souligne que le parquet a instruit tous les éléments de preuve nécessaires
dans un délai raisonnable ce qui a permis aux tribunaux de garder l’affaire
pour un examen sur le fond après l’annulation du non-lieu rendu par le parquet.
Il souligne ensuite que, malgré le fait que la procédure a été clôturée en
raison de la prescription de l’action pénale, elle n’a duré que quatre ans et
onze mois, durée qui n’est pas susceptible de poser en soi un problème au
regard de l’article 3 de la Convention d’autant plus que cette durée a été
provoquée par le requérant. Enfin, en ce qui concerne la constitution de partie
civile du requérant, le Gouvernement soutient que le constat de l’existence d’une
violation infligée par I. au requérant représenterait une satisfaction
équitable.
75. En ce qui concerne la deuxième enquête visant A., le Gouvernement souligne que le requérant n’a déposé sa plainte pénale contre A. que tardivement, en février 2011, alors qu’il savait que celui-ci avait été l’un de ses agresseurs (paragraphe 10 ci-dessus). Il soutient également que le fait qu’il incombe aux victimes de porter plainte pénale du chef de coups et blessures ne contrevient pas en soi aux obligations procédurales tirées de l’État de l’article 3 de la Convention. D’ailleurs, si l’obligation d’effectuer une enquête au terme de l’article 2 de la Convention est impérative, l’obligation procédurale qui découle de l’article 3 de la Convention dans le cas des agressions commises par des particuliers dépend des circonstances de l’affaire. Selon le Gouvernement, dans certains cas, il incomberait aux requérants de porter plainte ou de faire preuve de diligence et d’initiative dans la procédure (Frandeş c. Roumanie (déc.), no 35802/05, § 19, 17 mai 2011, et Costiniu c. Roumanie (déc.), no 22016/10, § 34, 19 février 2013). En outre, se référant à la jurisprudence de la Haute Cour de cassation et de justice, il considère que les dispositions de l’article 131 § 4 de l’ancien CP invoquées par le requérant (paragraphe 36 ci-dessus) ne sont pas applicables en l’espèce en l’absence d’une entente préalable des suspects.
76. En ce qui concerne notamment la qualification juridiques des faits reprochés à A., le Gouvernement souligne que, à la différence de l’affaire Macovei (précitée), le requérant dans la présente affaire a exposé initialement ses allégations du chef de coups et blessures (article 180 § 2 de l’ancien CP) et ce n’est qu’ultérieurement qu’il a soulevé l’existence d’une mutilation au terme de l’article 182 de l’ancien CP. Par ailleurs, à la différence de l’affaire précitée, le requérant a bénéficié de la possibilité de faire entendre sa cause par un tribunal. En outre, par rapport aux critères fixés dans la jurisprudence interne pour qualifier une blessure de mutilation, il met en exergue le fait que le requérant a subi uniquement une fracture partielle de quatre dents et qu’il a été remédié au préjudice esthétique par la pose d’une prothèse dentaire. Dans ces conditions, la qualification des faits comme relevant de l’infraction de coups et blessures apparaît comme étant justifiée.
2. Appréciation de la Cour
77. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).
78. La Cour rappelle
que l’interdiction absolue inscrite à l’article 3 de la Convention implique
pour les autorités nationales le devoir de mener une enquête officielle
effective lorsqu’une personne allègue, de manière « défendable »,
avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 et commis dans des
circonstances suspectes, quelle que soit la qualité des personnes mises en
cause (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 151 et 153,
CEDH 2003-XII).
79. En particulier, la Cour rappelle que l’article 3 de la Convention astreint les États à mettre en place des dispositions pénales efficaces propres à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, supprimer et sanctionner les violations. En même temps, elle rappelle qu’il va de soi que l’obligation de l’État découlant de l’article 1 de la Convention ne saurait être interprétée comme exigeant de lui de garantir à travers son système de droit qu’un traitement inhumain ou dégradant ne soit jamais infligé par un particulier à un autre. Pour qu’un État puisse être tenu responsable il faut, aux yeux de la Cour, qu’il soit établi que son système de droit, notamment le droit pénal applicable aux circonstances de l’affaire, n’a pas fourni une protection pratique et efficace des droits énoncés à l’article 3 de la Convention (Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 71, 25 juin 2009, et Muta c. Ukraine, no 37246/06, § 60, 31 juillet 2012).
80. En matière d’effectivité, les normes minimales définies par la jurisprudence de la Cour exigent aussi que les autorités compétentes fassent preuve d’une diligence et d’une promptitude exemplaires (voir, par exemple, Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006-III). Ainsi, les autorités ont l’obligation d’agir dès qu’une plainte officielle est déposée. Une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance des justiciables dans le principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux. En effet, la tolérance des autorités envers de tels actes ne peut que miner la confiance du public dans le principe de légalité et son adhésion à l’État de droit (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV (extraits), et Ceachir c. République de Moldova, no 50115/06, § 45, 10 décembre 2013).
81. La Cour rappelle également que la Convention ne garantit ni le droit de provoquer l’exercice de poursuites pénales contre des tiers, ni le droit à ce qu’une procédure pénale aboutisse à une condamnation (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I). Enfin, les tribunaux nationaux ont le droit incontesté de qualifier les faits dont ils sont régulièrement saisis (voir, mutatis mutandis, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 62, CEDH 1999-II).
82. En l’espèce, la Cour souligne qu’elle ne saurait ignorer que les évènements du 27 octobre 2006 ont suivi les agissements du requérant, ce que celui-ci ne conteste guère. Toutefois, elle relève qu’il n’est pas contesté que les blessures du requérant revêtent une gravité suffisante pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. En tout état de cause, ses allégations sont corroborées par les conclusions des documents médicolégaux (paragraphes 15 et 33 ci-dessus) et les décisions des juridictions internes (paragraphe 49 ci-dessus).
83. La Cour note ensuite que deux enquêtes ont bien eu lieu dans la présente affaire à la suite des plaintes déposées par le requérant. Il reste à apprécier leur caractère « effectif ».
84. Elle
souligne d’emblée que des lacunes dans les deux enquêtes ont à plusieurs
reprises été constatées par les autorités judiciaires nationales
elles-mêmes (voir, dans le même sens, Larie et autres c. Roumanie, no 54153/08, § 99, 25 mars 2014). Ainsi,
c’est en raison de ces carences que le 14 juin 2010, le tribunal départemental
de Bucarest a infirmé la décision du tribunal inférieur et a ordonné un
complément d’enquête (paragraphe 26 ci-dessus). Il en va de même pour ce
qui est des décisions définitives des 3 avril 2013 et 24 avril 2014
du tribunal de première instance du 6ème arrondissement de
Bucarest (paragraphes 47 et 49 ci-dessus). Par ces décisions, le tribunal a
ordonné des compléments d’enquête, indiquant de manière détaillée quels actes d’enquête
devraient être réalisés dans les meilleurs délais.
85. S’agissant de la première enquête, la Cour note qu’elle a été engagée à l’initiative du requérant qui a déposé une plainte pénale le 23 décembre 2006. Elle note d’emblée que cette plainte était dirigée contre I. qui, selon les informations fournies par les autorités nationales, l’aurait agressé (paragraphe 9, 11 et 17 ci-dessus). Par une décision définitive du 28 novembre 2011, le tribunal départemental de Bucarest a clôturé la procédure, après environ cinq ans, pour cause de prescription de l’action pénale (paragraphe 40 ci-dessus).
86. La Cour observe que, après l’ouverture des poursuites pénales contre I., le 22 janvier 2007, aucune mesure d’instruction n’a été prise pendant plus de six mois, jusqu’en août 2007 quand la police a entendu quatre des participants à l’incident. Ce n’est ensuite qu’après un laps de temps d’environ un an et demi que le parquet a arrêté les poursuites engagées contre I. Bien qu’il apparaisse que le requérant a omis de s’informer auprès du parquet ou de la police judiciaire du stade de l’enquête ouverte suite à sa plainte pénale, la Cour estime que ces périodes d’inactivité reflètent un certain désintérêt des autorités quant aux allégations du requérant. Ce désintérêt est d’ailleurs confirmé par les termes de la note de la police judiciaire du 3 octobre 2007 qui se réfère de manière superfétatoire aux revenus modestes du requérant et qui conclut, sans aucune base factuelle, que I. avait reconnu et regretté les faits qui lui étaient reprochés, faits qui de surcroît ne présentaient pas le degré de gravité d’une infraction (paragraphe 21 ci-dessus). En outre, la Cour note que la motivation de la décision d’arrêter les poursuites du 23 mars 2009 se fonde notamment sur l’appréciation personnelle du procureur responsable de l’enquête, quant aux éventuels motifs subjectifs du requérant qui aurait essayé de contourner les dispositions procédurales (voir, mutatis mutandis, Ghiga Chiujdea c. Roumanie, no 4390/03, § 43, 5 octobre 2010). De plus, la Cour note que le procureur a entendu sanctionner de manière irrégulière (voir, à cet égard, les conclusions du tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest, paragraphe 25 ci-dessus) la volonté initiale du requérant de ne pas déposer une plainte pénale, estimant qu’il s’agissait d’une renonciation irrévocable à ce droit.
87. La Cour note que, malgré la gravité des blessures du requérant, une expertise médicolégale n’a été réalisée en l’espèce que plusieurs années après l’agression. En tout état de cause, il apparaît que les autorités ne se sont préoccupées de la qualification juridique des faits par rapport à la nature et à la gravité des blessures subies qu’en 2011, lorsque cela a permis la requalification en une infraction de moindre gravité et l’application de la prescription (paragraphe 39 ci-dessus).
88. La Cour observe ensuite que lorsque les interrogatoires effectués ultérieurement par le tribunal ont finalement permis de clarifier certains aspects, notamment la participation de A. à l’altercation, le procureur a refusé d’étendre la procédure à l’encontre de celui-ci. La Cour constate que le requérant avait invoqué devant le tribunal interne l’application de certaines dispositions procédurales qui auraient permis, à son avis, l’extension de la procédure. Le Gouvernement combat cette thèse (paragraphes 36 et 75 ci-dessus). Pour les besoins de la présente affaire, la Cour estime suffisant de rappeler que le procureur s’est opposé à cette extension sans une quelconque motivation (paragraphe 30 ci-dessus). Il ne lui appartient donc pas de spéculer sur les intentions du procureur à cet égard. Elle se borne en revanche à constater que cette décision a considérablement contribué à l’allongement de l’enquête et a engendré l’ouverture d’une procédure séparée environ cinq ans après l’incident.
89. S’agissant de la deuxième enquête effectuée cette fois-ci à l’encontre de A., la Cour observe que les autorités judiciaires nationales elles-mêmes ont conclu que la police judiciaire s’est bornée dans un premier temps à prendre des mesures formelles de nature à porter atteinte à l’effectivité de la procédure (paragraphe 47 ci-dessus). Qui plus est, elle n’a pas respecté les instructions initiales lui enjoignant d’examiner la plainte du requérant sur le terrain de l’article 182 de l’ancien CP, ce qui a permis au parquet de prononcer dans un premier temps un non-lieu du chef de l’infraction de coups et blessures en raison de la prescription de l’action pénale. De ce fait, après l’annulation de ce non-lieu, des poursuites pénales du chef d’atteinte grave à l’intégrité corporelle n’ont été engagées pour la première fois que huit ans après l’incident. Toutefois, après une deuxième expertise médicolégale plus détaillée qui a engendré une nouvelle requalification juridique des faits, la procédure a finalement été clôturée en raison de la prescription de l’action pénale.
90. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne saurait accueillir l’argument du Gouvernement consistant à dire que le requérant a contribué de manière significative à la durée globale de la procédure. Elle estime que, même s’il a fait usage des recours à sa disposition, en contestant les décisions du parquet, il l’a fait de manière raisonnable (mutatis mutandis, Gina Ionescu c. Roumanie, no 15318/09, § §§ 41-42, 11 décembre 2012, et Dâmbean c. Roumanie, no 42009/04, § 47, 23 juillet 2013).
91. La Cour rappelle qu’un retard de la part des autorités internes pour parvenir à une conclusion dans une affaire pénale, quelle que soit sa complexité, entache inévitablement l’efficacité de la procédure. Le fait que l’affaire a été clôturée en raison de la prescription de l’action pénale l’atteste (voir, mutatis mutandis, Şerban c. Roumanie, no 11014/05, § 84, 10 janvier 2012, Ceachir précité, § 52). La Cour rappelle en outre que l’un des buts de l’application des sanctions pénales est de réprimer et de dissuader l’auteur d’une infraction d’en commettre davantage. Elle ne peut pas accepter que la finalité d’une protection effective contre les mauvais traitements est atteinte lorsque la procédure pénale est classée en raison de la prescription et lorsque cela est survenu, comme indiqué ci-dessus, à cause des omissions des autorités étatiques compétentes (Beganović, précité, § 85).
92. En somme, au vu de ce qui précède, la Cour conclut que les autorités compétentes n’ont pas traité la cause du requérant avec le niveau de diligence et d’efficacité requis par l’article 3 de la Convention.
En conséquence, la Cour conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
93. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
94. Le requérant réclame 5 243, 99 lei roumains (RON) au titre du préjudice matériel. Ce montant correspondrait aux frais des traitements médicaux subis auxquels s’ajouterait l’intérêt légal. Il réclame en outre 25 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi eu égard aux sentiments de frustration et d’insatisfaction provoqués à la fois par son agression physique et le préjudice esthétique qui s’est ensuivi, l’ineffectivité des enquêtes menées par les autorités à cet égard, ainsi que par son absence aux cours universitaires et sur son lieu de travail.
95. Le Gouvernement estime que la demande faite au titre du dommage matériel devrait être rejetée au motif d’une absence de lien de causalité entre la somme demandée et la violation alléguée. Il souligne en outre que le requérant n’a pas soumis de justificatifs pour un montant de 300 RON et il s’oppose au paiement de l’intérêt légal réclamé par le requérant. S’agissant de la somme sollicitée au titre du préjudice moral, le Gouvernement estime qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable et qu’en tout état de cause, le montant sollicité est exagéré par rapport à la jurisprudence de la Cour.
96. La Cour considère que le dommage matériel réclamé ne saurait être attribué aux actions ou inactions des autorités étatiques qui sont à l’origine de la violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention constatée dans la présente affaire.
97. S’agissant du dommage moral, la Cour estime que, au vu des circonstances particulières de l’affaire, il est suffisamment réparé par le constat de violation auquel elle parvient.
B. Frais et dépens
98. Le requérant demande 9 277, 79 RON, soit environ 2 100 EUR, selon le taux de change de la banque nationale roumaine, dont 2 740, 19 RON représentant des intérêts, pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Il ventile ainsi cette somme : 700 RON représentant les honoraires d’avocat pour les procédures internes ; 4 000 RON correspondant aux honoraires d’avocat pour la procédure devant la Cour, dont 3 000 RON à verser directement à l’avocate ; 63 RON correspondant aux frais pour l’expertise médicolégale ; 126, 7 RON pour les frais de notaire versés pour les procurations accordées à son père pour la représentation devant les autorités judiciaires internes ; 482, 9 RON pour les frais de transport, 475 RON pour les frais de correspondance et 690 RON pour les frais de traduction engagés dans la présente requête. Le requérant produit plusieurs justificatifs à l’appui de sa demande, y compris un contrat d’assistance judiciaire conclu le 1er avril 2014 et un décompte horaire.
99. Le Gouvernement estime que la demande visant le remboursement des frais notariaux devrait être rejetée. Il conteste en outre le caractère nécessaire des frais de transport, de traduction et de correspondance. Il s’interroge enfin sur le caractère nécessaire des honoraires d’avocat pour la procédure devant la Cour étant donné que le contrat d’assistance judiciaire n’a été conclu que le 1er avril 2014.
100. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, du décompte détaillé des heures de travail qui lui a été soumis et des questions que la présente affaire a soulevées, la Cour estime raisonnable la somme de 1 400 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant, dont 670 EUR à verser directement à l’avocate le représentant devant la Cour.
C. Intérêts moratoires
101. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, sous son volet procédural ;
3. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i) 730 EUR (sept cent trente euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, au requérant, pour frais et dépens ;
ii) 670 EUR (six cent soixante-dix euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser directement à l’avocate qui l’a représenté devant la Cour;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Marialena Tsirli András Sajó
Greffière Président