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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SAUMIER v. FRANCE - 74734/14 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fifth Section)) French Text [2017] ECHR 30 (12 January 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/30.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2017:0112JUD007473414, CE:ECHR:2017:0112JUD007473414, [2017] ECHR 30

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    CINQUIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE SAUMIER c. FRANCE

     

    (Requête no 74734/14)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    12 janvier 2017

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Saumier c. France,

    La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

              Angelika Nußberger, présidente,
              Erik Møse,
              Khanlar Hajiyev,
              André Potocki,
              Yonko Grozev,
              Síofra O’Leary,
              Carlo Ranzoni, juges,
    et de Milan Bla
    ško, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 novembre 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 74734/14) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, Mme Laure Saumier (« la requérante »), a saisi la Cour le 24 novembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante est représentée par Me Christophe Pettiti, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

    3.  La requérante allègue en particulier que, contrairement aux victimes de fautes relevant du droit commun, les salariés qui, comme elle, sont victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles dus à une faute inexcusable de leur employeur, ne peuvent obtenir la réparation intégrale de leur préjudice ; elle invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    4.  Le 9 juin 2015, le grief concernant l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 a été communiqué au Gouvernement, et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  La requérante est née en 1967 et réside à Le Plessis Trevise.

    6.  La requérante était employée par un laboratoire du 11 février 1986 au 28 octobre 1987. Ayant été exposée à du bioxyde de manganèse au cours de ses fonctions, elle contracta la maladie de Parkinson, dont elle ressentit les premières conséquences à l’âge de 27 ans. La maladie fut constatée médicalement en 2000. Lourdement handicapée, elle dut cesser toute activité professionnelle et a désormais besoin d’une assistance permanente.

    A.  Les jugements du tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil

    7.  Le 3 mai 2007, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil reconnut le caractère professionnel de la maladie de la requérante.

    8.  Le 17 juillet 2008, la caisse primaire d’assurance maladie (« CPAM ») de Créteil lui reconnut un taux d’incapacité permanent de 70 % et lui alloua une rente d’incapacité de 11 377,22 EUR par an.

    9.  Par un jugement du 15 octobre 2010, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil reconnut la faute inexcusable de l’employeur et fixa la rente à son taux maximum, soit 12 749,64 EUR par an. Il ordonna une expertise pour l’évaluation des préjudices extrapatrimoniaux.

    10.  Déposé le 26 mars 2011, le rapport retient un déficit fonctionnel temporaire partiel de 33 % du 26 octobre 1998 au 30 septembre 2002, de 50 % jusqu’au 31 décembre 2004, puis de 66 % jusqu’au 31 décembre 2007. Il fixe la date de consolidation au 1er janvier 2008 et retient un déficit fonctionnel permanent de 50 % à partir de cette date. Il évalue les souffrances (physiques et morales) subies à 5 sur 7 et les atteintes esthétiques à 1 sur 7. Il note que, sur le plan professionnel, la requérante est considérée comme inapte définitive par les organismes de sécurité sociale, et relève un préjudice d’agrément résultant du fait qu’elle a dû renoncer à certaines activités sportives ou de loisir. Il préconise en outre de retenir une aide par tierce personne pour les activités courantes à raison de cinq heures par jour du 1er octobre au 31 décembre 2004, de quatre heures par jours jusqu’au 16 juillet 2008 et de 3 heures par jour à partir du 17 juillet 2008, « date à laquelle la sécurité sociale a fixé un taux d’invalidité à 70 % avec effet rétroactif ». Enfin, il précise que « des réserves sont à émettre sur l’aggravation éventuelle de la pathologie présentée par [la requérante] ».

    11.  Sur la base de ce rapport, la requérante demanda l’indemnisation de l’ensemble de ses préjudices, à hauteur de 1 211 664,90 EUR.

    12.  La CPAM refusa de faire l’avance de la réparation de l’intégralité des préjudices réclamés par la requérante. Elle faisait valoir que le dernier alinéa de l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, relatif à cette modalité (article 23 ci-dessous), ne visait que les préjudices énumérés par ce même article.

    13.  Par un jugement du 21 septembre 2011, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil alloua 745 042,81 EUR à la requérante : 88 934,72 EUR pour les frais de tierce personne temporaire ; 457 708,09 EUR pour les frais de tierce personne permanente ; 100 000 EUR pour l’incidence professionnelle ; 29 400 EUR pour le déficit fonctionnel temporaire ; 22 000 EUR pour les souffrances endurées ; 2 000 EUR pour préjudice esthétique ; 15 000 EUR pour préjudice d’agrément ; 30 000 EUR pour préjudice extrapatrimonial évolutif. Il dit en outre que la CPAM devait faire l’avance de l’ensemble de ces sommes à la requérante. Il la débouta en revanche de ses prétentions relatives à « la perte de gains professionnels actuels et futurs et [au] déficit fonctionnel permanent (réparation forfaitaire) ». Le tribunal retint que « la perte de gains professionnels [avait] fait l’objet d’une réparation forfaitaire par les indemnités journalières, de même que la perte de gains professionnels futur, par la rente », et qu’« il n’apparai[ssait] pas qu’en sus de cette réparation forfaitaire, Mme Saumier ait droit à une réparation complémentaire ».

    B.  L’arrêt de la cour d’appel de Paris

    14.  Saisie par la CPAM, la cour d’appel de Paris, par un arrêt du 4 avril 2013, infirma le jugement en ce qu’il allouait une indemnisation au titre de l’incidence professionnelle, du déficit fonctionnel permanent, de la tierce personne permanente et du préjudice extrapatrimonial évolutif, et débouta la requérante de ses demandes y relatives. L’arrêt est ainsi rédigé :

    « Considérant qu’aux termes de l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, indépendamment de la majoration de rente d’accident du travail, la victime a le droit de demander la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle ; que, selon la décision [no 2000-8 QPC] du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010, cette disposition ne fait pas obstacle aux demandes d’indemnisation des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ;

    Considérant cependant que cette indemnisation complémentaire ne s’étend pas à l’ensemble des postes d’indemnisation envisagée par la nomenclature Dintilhac ; que seuls les dommages ne donnant lieu à aucune indemnisation au titre du livre IV, même forfaitaire ou plafonnée, peuvent désormais faire l’objet d’une réparation en cas de faute inexcusable de l’employeur ;

    Et considérant que la perte de gains professionnels, de l’incidence professionnelle et du déficit fonctionnel permanent sont déjà réparés par la majoration de la rente d’accident prévue à l’article L. 452-2 ; que les dépenses de santé actuelles et futures sont prises en charge par les articles L. 431-1 1o et L. 432-1 à L. 432-4, et les frais d’assistance d’une tierce personne après la consolidation de l’état de santé, déjà prévus par l’article L. 434-2, alinéa 3, quand bien même l’intéressé ne remplirait pas les conditions d’incapacité pour recevoir une indemnisation à ce titre ; (...) »

    15.  S’agissant du préjudice extrapatrimonial évolutif, la cour d’appel jugea qu’il ne pouvait être indemnisé dans la mesure où ce type de préjudice recouvrait l’ensemble des préjudices de caractère personnel, tant physiques que psychiques, consécutifs à la maladie professionnelle, et qu’il incluait par conséquent les souffrances endurées déjà réparées par la somme allouée à ce titre ; or en qualifiant le préjudice des souffrances endurées de 5/7, l’expert avait pris en compte « la longueur de l’évolution de la maladie », les traitements subis, les douleurs dues à ce traitement et les souffrances morales endurées.

    16.  Par ailleurs, la Cour d’appel réforma le jugement quant aux montants relatifs à l’indemnisation au titre de la tierce personne temporaire et du déficit temporaire - ces éléments n’étant pas couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale -, fixant ceux-ci à 7 266 EUR et 15 000 EUR. La requérante obtint en conséquence les sommes suivantes : 7 266 EUR, au titre de la tierce personne temporaire ; 15 000 EUR, au titre du déficit fonctionnel temporaire ; 22 000 EUR, au titre des souffrances endurées ; 2 000 EUR, au titre du préjudice esthétique ; 15 000 EUR, au titre du préjudice d’agrément.

    C.  L’arrêt de la Cour de cassation

    17.  La requérante se pourvut en cassation. Elle invoquait notamment l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1. Elle renvoyait par ailleurs à la réserve émise par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2010-8 QPC du 18 juin 2010, à laquelle la cour d’appel de Paris faisait référence dans son arrêt du 4 avril 2013, et présentée au paragraphe 26 ci-dessous ; elle indiquait que cette réserve visait à garantir à la victime l’indemnisation intégrale de son préjudice, ce qui impliquait que les prestations sociales fussent complétées de manière à ce que l’intégralité du préjudice subi fût couverte. Elle ajoutait que seule cette interprétation permettait d’atteindre l’objectif fixé par le Conseil constitutionnel, à savoir l’égalité entre les victimes d’actes fautifs. Selon elle, « de fait, de la même manière qu’il n’existe aucune raison d’introduire une distinction entre les victimes fondées sur les chefs de préjudice indemnisables, il n’y a pas davantage de justification à ce que certaines « victimes d’actes fautifs » fassent l’objet d’une réparation incomplète, forfaitaire ou inexistante, alors que d’autres ont légitimement droit à la réparation intégrale de leur préjudice sur le fondement du droit commun ou d’un régime spécial ».

    18.  La Cour de cassation (deuxième chambre civile) rejeta le pourvoi par un arrêt du 28 mai 2014. Elle jugea notamment ce qui suit :

    « (...) les dispositions des articles L. 451-1, L. 452-1 et L. 452-3 du code de la sécurité sociale, qui interdisent à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, imputable à la faute inexcusable de l’employeur, d’exercer contre celui-ci une action en réparation conformément au droit commun et prévoient une réparation spécifique des préjudices causés, n’engendrent pas une violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (...), ni une atteinte au droit au respect des biens prohibée par l’article 1er du Protocole additionnel no 1, à la Convention, du seul fait que la victime ne peut obtenir une réparation intégrale de son préjudice ;

    (...) si l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2010-8 QPC du 18 juin 2010, dispose qu’en cas de faute inexcusable, la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle peut demander à l’employeur, devant la juridiction de sécurité sociale, la réparation d’autres chefs de préjudice que ceux énumérés par le texte précité, c’est à la condition que ces préjudices ne soient pas couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ;

    (...) ayant énoncé que la rente dont bénéficiait [la requérante] en application de l’article L. 452-2 de ce code indemnisait, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent, de sorte que les dommages dont la victime demandait réparation étaient déjà indemnisés au titre du livre IV du code de la sécurité sociale, la cour d’appel, qui n’avait pas à procéder à la recherche prétendument omise, a décidé à bon droit qu’ils ne pouvaient donner lieu à indemnisation complémentaire sur le fondement de l’article L. 452-3 du même code. »

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    19.  Inséré dans le Titre 4 (consacré aux ressources de la sécurité sociale) du Livre II du code de la sécurité sociale, l’article L. 241-5 de ce code précise que « les cotisations dues au titre des accidents du travail et des maladies professionnelles sont à la charge exclusive des employeurs ».

    20.  Le livre IV du code de la sécurité sociale est consacré aux « accidents du travail et maladies professionnelles ». Il comprend les articles L. 411-1 à L. 482-5. Les articles L. 431-1 et L. 451-1 sont ainsi libellé :

    Article L. 431-1

    « Les prestations accordées aux bénéficiaires du présent livre comprennent :

    1o) la couverture des frais médicaux, chirurgicaux, pharmaceutiques et accessoires, des frais liés à l’accident afférents aux produits et prestations inscrits sur la liste prévue à l’article L. 165-1 et aux prothèses dentaires inscrites sur la liste prévue à l’article L. 162-1-7, des frais de transport de la victime à sa résidence habituelle ou à l’établissement hospitalier et, d’une façon générale, la prise en charge des frais nécessités par le traitement, la réadaptation fonctionnelle, la rééducation professionnelle et le reclassement de la victime. Ces prestations sont accordées qu’il y ait ou non interruption de travail ;

    2o) l’indemnité journalière due à la victime pendant la période d’incapacité temporaire qui l’oblige à interrompre son travail ; lorsque la victime est pupille de l’éducation surveillée, l’indemnité journalière n’est pas due aussi longtemps que la victime le demeure sous réserve de dispositions fixées par décret en Conseil d’État ;

    3o) les prestations autres que les rentes, dues en cas d’accident suivi de mort ;

    4o) pour les victimes atteintes d’une incapacité permanente de travail, une indemnité en capital lorsque le taux de l’incapacité est inférieur à un taux déterminé [10 %], une rente au-delà et, en cas de mort, les rentes dues aux ayants droit de la victime.

    La charge des prestations et indemnités prévues par le présent livre incombe aux caisses d’assurance maladie. »

    Article L. 451-1

    « Sous réserve des dispositions prévues aux articles L. 452-1 à L. 452-5, L. 454-1, L. 455-1, L. 455-1-1 et L. 455-2 aucune action en réparation des accidents et maladies mentionnés par le présent livre ne peut être exercée conformément au droit commun, par la victime ou ses ayants droit. »

    21.  L’indemnité en capital dont il est question à l’article L. 431-1 4o ci-dessus est forfaitaire et varie selon l’importance de l’incapacité. Quant à la rente mentionnée par cette même disposition, elle est égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité. Toutefois, d’une part, le salaire pris en compte pour ce calcul ne peut être supérieur à 146 108,32 EUR (ni inférieur à 18 263,54 EUR), et seule la partie du salaire inférieure à 36 527,08 EUR est intégralement prise en compte dans le calcul ; pour la partie supérieure à ce montant, seul un tiers du surplus est pris en compte, ce tiers étant ensuite additionné aux 36 527,08 euros. D’autre part, le taux d’incapacité permanente n’est compté que pour moitié pour la partie inférieure à 50 % ; la partie supérieure à 50 % est multipliée par 1,5 (exemple : si le taux d’incapacité est de 60 %, le taux de la rente sera de 50/2 + 10 x 1,5 = 40 %).

    22.  Lorsque le taux d’incapacité est égal ou supérieur à 80 % et que la victime a besoin de l’assistance d’un tiers pour accomplir les actes de la vie courante, le montant de la rente peut être majoré (articles L. 434-2, troisième alinéa, et R. 434-3 du code de la sécurité sociale).

    23.  Relatifs à la « faute inexcusable ou intentionnelle de l’employeur », les articles L. 452-1, L. 452-2, L. 452-3 et L. 452-5 sont rédigés comme il suit :

    Article L. 452-1

    « Lorsque l’accident est dû à la faute inexcusable de l’employeur ou de ceux qu’il s’est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants. »

    Article L. 452-2

    « Dans le cas mentionné à l’article précédent, la victime ou ses ayants droit reçoivent une majoration des indemnités qui leur sont dues en vertu du présent livre.

    Lorsqu’une indemnité en capital a été attribuée à la victime, le montant de la majoration ne peut dépasser le montant de ladite indemnité.

    Lorsqu’une rente a été attribuée à la victime, le montant de la majoration est fixé de telle sorte que la rente majorée allouée à la victime ne puisse excéder, soit la fraction du salaire annuel correspondant à la réduction de capacité, soit le montant de ce salaire dans le cas d’incapacité totale.

    (...) »

    Article L. 452-3

    « Indépendamment de la majoration de rente qu’elle reçoit en vertu de l’article précédent, la victime a le droit de demander à l’employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. Si la victime est atteinte d’un taux d’incapacité permanente de 100 %, il lui est alloué, en outre, une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation.

    De même, en cas d’accident suivi de mort, les ayants droit de la victime mentionnés aux articles L. 434-7 et suivants ainsi que les ascendants et descendants qui n’ont pas droit à une rente en vertu desdits articles, peuvent demander à l’employeur réparation du préjudice moral devant la juridiction précitée.

     La réparation de ces préjudices est versée directement aux bénéficiaires par la caisse qui en récupère le montant auprès de l’employeur. »

    Article L. 452-5

    « Si l’accident est dû à la faute intentionnelle de l’employeur ou de l’un de ses préposés, la victime ou ses ayants droit conserve contre l’auteur de l’accident le droit de demander la réparation du préjudice causé, conformément aux règles du droit commun, dans la mesure où ce préjudice n’est pas réparé par application du présent livre. (...) »

    24.  La détermination du taux de la majoration mentionnée par l’article L. 452-2 précité relève de l’appréciation souveraine des juges du fond.

    25.  Le Conseil constitutionnel a été saisi le 10 mai 2010 d’une question prioritaire de constitutionnalité visant ces articles. Les requérants exposaient que le régime d’indemnisation des accidents du travail faisait obstacle à ce que la victime obtienne de son employeur la réparation intégrale de son préjudice même dans l’hypothèse où ce dernier a commis une faute à l’origine de l’accident, que le dispositif de majoration applicable lorsque l’employeur a commis une faute jugée inexcusable ne permettait pas à la victime de l’accident d’obtenir la réparation de tous les préjudices subis, qu’étaient, en particulier, exclus du droit à réparation les préjudices non mentionnés par l’article L. 452-3, et qu’à l’exception du cas où la faute commise par l’employeur revêt un caractère intentionnel, ces dispositions privaient la victime de la possibilité de demander réparation de son préjudice selon les procédures de droit commun. Ils en déduisaient que les dispositions en cause étaient notamment contraires au principe constitutionnel d’égalité devant la loi.

    26.  Par une décision no 2010-8 QPC du 18 juin 2010, le Conseil constitutionnel a conclu à la constitutionnalité des dispositions contestées tout en exprimant une réserve. Sa décision est ainsi motivée :

    « (...) 14. Considérant que les dispositions contestées confèrent à la victime ou à ses ayants droit un droit à indemnisation du dommage résultant d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle et, en cas de litige, un droit de recours devant les juridictions de la sécurité sociale sans supprimer leur droit d’action contre l’employeur en cas de faute inexcusable ou intentionnelle ; que, pour concilier le droit des victimes d’actes fautifs d’obtenir la réparation de leur préjudice avec la mise en œuvre des exigences résultant du onzième alinéa du Préambule de 1946, il était loisible au législateur d’instaurer par les articles L. 451-1 et suivants du code de la sécurité sociale un régime spécifique de réparation se substituant partiellement à la responsabilité de l’employeur ;

    15. Considérant, en deuxième lieu, que, compte tenu de la situation particulière du salarié dans le cadre de son activité professionnelle, la dérogation au droit commun de la responsabilité pour faute, résultant des règles relatives aux prestations et indemnités versées par la sécurité sociale en application des articles précités du code de la sécurité sociale, est en rapport direct avec l’objectif de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles visé par le livre IV de ce code ;

    16. Considérant, en troisième lieu, qu’en application des dispositions du titre II du livre IV du code de la sécurité sociale, les prestations en nature nécessaires aux victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles sont totalement prises en charge et payées par la caisse d’assurance maladie ; que, durant la période d’incapacité temporaire, la victime reçoit des indemnités journalières qui suppléent à la perte de son salaire ; que, lorsqu’elle est atteinte d’une incapacité permanente, lui est versée une indemnité forfaitaire calculée en tenant compte notamment du montant de son salaire et du taux de son incapacité ; qu’en dépit de sa faute même inexcusable, ce droit à réparation est accordé au salarié dès lors que l’accident est survenu par le fait ou à l’occasion du travail, pendant le trajet vers ou depuis son lieu de travail ou en cas de maladie d’origine professionnelle ; que, quelle que soit la situation de l’employeur, les indemnités sont versées par les caisses d’assurance maladie au salarié ou, en cas de décès, à ses ayants droit ; que ceux-ci sont ainsi dispensés d’engager une action en responsabilité contre l’employeur et de prouver la faute de celui-ci ; que ces dispositions garantissent l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles ; qu’elles prennent également en compte la charge que représente l’ensemble des prestations servies ; que, par suite, en l’absence de faute inexcusable de l’employeur, la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l’incapacité, l’exclusion de certains préjudices et l’impossibilité, pour la victime ou ses ayants droit, d’agir contre l’employeur, n’instituent pas des restrictions disproportionnées par rapport aux objectifs d’intérêt général poursuivis ;

    17. Considérant que, lorsque l’accident ou la maladie est dû à la faute inexcusable de l’employeur, la victime ou, en cas de décès, ses ayants droit reçoivent une majoration des indemnités qui leurs sont dues ; qu’en vertu de l’article L. 452-2 du code de la sécurité sociale, la majoration du capital ou de la rente allouée en fonction de la réduction de capacité de la victime ne peut excéder le montant de l’indemnité allouée en capital ou le montant du salaire ; qu’au regard des objectifs d’intérêt général précédemment énoncés, le plafonnement de cette indemnité destinée à compenser la perte de salaire résultant de l’incapacité n’institue pas une restriction disproportionnée aux droits des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle ;

    18. Considérant, en outre, qu’indépendamment de cette majoration, la victime ou, en cas de décès, ses ayants droit peuvent, devant la juridiction de sécurité sociale, demander à l’employeur la réparation de certains chefs de préjudice énumérés par l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale ; qu’en présence d’une faute inexcusable de l’employeur, les dispositions de ce texte ne sauraient toutefois, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs, faire obstacle à ce que ces mêmes personnes, devant les mêmes juridictions, puissent demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ;

    19. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que, sous la réserve énoncée au considérant 18, les dispositions contestées ne sont contraires ni au principe de responsabilité, ni au principe d’égalité, ni à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit. »

    27.  La Cour de cassation a souligné que « la décision du Conseil constitutionnel no 2010-8 QPC du 18 juin 2010 (...) n’a pas consacré le principe de la réparation intégrale du préjudice causé par l’accident dû à la faute inexcusable de l’employeur » (2ème Civ., 4 avril 2012, pourvoi no 11-10308 ; ajouté dans le résumé de l’arrêt figurant sur le site Légifrance (service public de la diffusion du droit par l’internet) : « mais interprète comme non limitative la liste des préjudices figurant à l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale »). Elle a également indiqué que, si l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2010-8 QPC, dispose qu’en cas de faute inexcusable, la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle peut demander à l’employeur, devant la juridiction de sécurité sociale, la réparation d’autres chefs de préjudice que ceux énumérés par le texte précité, c’est à la condition que ces préjudices ne soient pas déjà couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale (Civ. 2ème, 4 avril 2012, pourvoi no 11-15393). Ont notamment été jugés couverts par le livre IV du Code de la sécurité sociale, les dépenses de santé actuelles (Civ. 2ème, 4 avril 2012, no11-18014), les pertes de gains professionnels (Civ. 2ème, 4 avril 2012, no11-10308 ; Civ. 2ème, 29 novembre 2012, no 11-25577), l’incidence professionnelle de l’incapacité (Civ. 2ème, 4 avril 2012, no11-15393), l’assistance permanente par une tierce personne (jugée déjà couverte par la rente ; Civ. 2ème, 28 novembre 2013, no12-25338) et le déficit fonctionnel permanent (Civ. 2ème 4 avril 2012, no11-15393). 

    28.  Le régime de responsabilité pour faute de droit commun est fondé sur l’article 1382 du code civil, aux termes duquel « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Il pose le principe de la réparation intégrale du préjudice, mais requiert que la victime démontre la faute de celui à qui elle demande réparation, le dommage et le lien de causalité entre ceux-ci.

    EN DROIT

    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

    29.  La requérante dénonce le fait que, contrairement aux victimes de fautes relevant du droit commun, les personnes qui, comme elle, sont victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles dus à une faute de leur employeur, ne peuvent obtenir la réparation intégrale de leur préjudice. Elle invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, lesquels sont ainsi libellés :

    Article 14 de la Convention

    « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

    Article 1 du Protocole no 1

    « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

    Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

    A.  Thèses des parties

    1.  Le Gouvernement

    30.  Le Gouvernement soutient tout d’abord que les faits dénoncés n’entrent pas dans le champ de l’article 1 du Protocole no 1, cette disposition ne garantissant pas un droit à réparation intégrale. Il en déduit que le grief tiré de l’article 14 combiné avec cette disposition est irrecevable ratione materiae.

    31.  Il invite ensuite la Cour à déclarer ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

    32.  À titre liminaire, le Gouvernement renvoie à la décision du Conseil constitutionnel no 2010-8 QPC du 18 juin 2010. Il souligne qu’il en résulte que, dès lors qu’un préjudice est réparé, même de façon partielle, par le livre IV du code de la sécurité sociale, il est impossible pour la victime d’obtenir plus que le montant des prestations légalement prévues ; en revanche, dès lors qu’un préjudice n’est pas réparé par le livre IV, il a vocation à être indemnisé dans son intégralité, même s’il n’est pas mentionné dans la liste de l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale ; il suffit pour cela qu’il figure parmi les préjudices indemnisables au titre du droit commun de la responsabilité.

    33.  Le Gouvernement soutient que les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles sont dans une situation différente de celle des autres victimes, le salarié étant dans un lien de subordination juridique avec l’employeur, et la survenance d’accidents et de maladies dans le cadre de l’exécution du travail constituant un risque particulier. Il constate ensuite que le critère de différenciation est la « qualité de salarié », laquelle ferait naître un lien de subordination et un risque particulier d’accidents et de maladies. Ce serait d’ailleurs cette différence de situation qui aurait conduit à la naissance d’un régime spécifique pour les salariés.

    34.  Le Gouvernement admet que le critère de différenciation tiré de la qualité de salarié relève de « toute autre situation », au sens de l’article 14, mais, renvoyant à la décision du Conseil constitutionnel no 2010-8 QPC du 18 juin 2010, il fait valoir que le caractère forfaitaire de la réparation dans le contexte de certains préjudices répond à deux motifs d’intérêt général et repose sur une justification objective et raisonnable.

    35.  Le premier de ces objectifs relève de la nécessité de prendre en compte les avantages dont bénéficient les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles par rapport à la situation de celles qui ne peuvent agir que sur le fondement du droit commun de la responsabilité. Le Gouvernement souligne à cet égard qu’en matière d’accident du travail, la faute inexcusable peut être reconnue là où, en droit commun, elle ferait débat : elle est caractérisée dès lors que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé son salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en prémunir ; il suffit de démontrer que la faute de l’employeur était une cause nécessaire du dommage ; elle peut être retenue même en cas de relaxe de l’employeur au pénal. Il ajoute que la victime bénéficie du versement systématique, rapide et direct des sommes réparant ses préjudices par la caisse de sécurité sociale, laquelle se charge ensuite d’en récupérer le montant auprès de l’employeur ; une victime - telle la requérante - bénéficie ainsi d’une indemnisation systématique qui ne dépend ni de la solvabilité de l’auteur du dommage ni du pouvoir d’appréciation des tribunaux.

    36.  Le second motif d’intérêt général relève de la nécessité de prendre en compte la charge que représenteraient les prestations servies en cas d’indemnisation intégrale (charge économique pour les employeurs, qui financent intégralement la branche accidents du travail et maladies professionnelles, et charge financière pour la branche maladie de la sécurité sociale), qui pourrait se chiffrer à plusieurs milliards d’euros. Selon le Gouvernement, l’indemnisation systématique des salariés a pour contrepartie une réparation partiellement forfaitaire, qui répond aux exigences d’une assurance sociale profitant au plus grand nombre.

    37.  Le Gouvernement ajoute qu’en cas de faute inexcusable de l’employeur, indépendamment de la majoration de la rente servie à la victime d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle, le salarié peut obtenir de la juridiction de sécurité sociale la condamnation de l’employeur à la réparation non seulement des chefs de préjudice énumérés par l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, mais aussi de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV de ce code : les frais d’aménagement du logement et d’adaptation d’un véhicule ; le déficit fonctionnel temporaire ; les besoins d’assistance par une tierce personne temporaire ; le préjudice sexuel ; les souffrances physiques et morales non indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent. Il observe que, dans son arrêt du 4 avril 2013, la cour d’appel de Paris a reconnu au profit de la requérante le droit à l’indemnisation de tels préjudices, non couverts par le livre IV.

    38.  Selon le Gouvernement, les règles limitant le droit d’agir de la victime d’un accident du travail doivent être analysées dans le cadre du dispositif global de sécurité social dont elles participent. Or la requérante ne ferait qu’une analyse sélective des dispositions applicables.

    39.  Le Gouvernement souligne qu’issue d’un compromis économico-juridique très favorable aux salariés, la législation française est aujourd’hui fondée sur un double équilibre social. Le premier facteur d’équilibre tiendrait à la rapidité, la sureté et l’efficacité d’un système juridique de reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles dont le traitement est encadré de manière stricte et très favorable aux victimes, qui ne se trouvent pas confrontées aux délais et aléas des procédures classiques et sont assurées de la réparation immédiate de leur préjudice. Le second facteur d’équilibre se trouverait dans le système public de gestion de l’indemnisation des accidents du travail, confié aux CPAM, qui doivent mettre en balance les cotisations ou ressources de toutes natures qui servent au financement de ce risque et l’aggravation avérée tant du niveau du risque lui-même que des préjudices à couvrir, qui revêtent des formes et objectifs nouveaux et plus larges.

    2.  La requérante

    40.  La requérante réplique qu’elle pouvait se prévaloir d’une espérance légitime d’obtenir une indemnisation intégrale des préjudices nés d’une faute de son employeur, le droit français de la responsabilité civile consacrant un principe général d’indemnisation intégrale et le Conseil constitutionnel ayant retenu, dans sa décision no 2010-8 QPC, un droit à indemnisation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de sécurité sociale.

    41.  Elle estime par ailleurs qu’il faut déduire de cette décision que le Conseil constitutionnel a considéré que, lorsqu’il y a faute inexcusable de l’employeur, les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles sont dans la même situation que les victimes de droit commun : dans les deux cas, elles subissent un dommage causé par la faute d’un tiers, et il existe un lien de causalité entre la faute et le dommage. Elle insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de comparer avec le régime de la responsabilité civile (qui requiert une faute), le régime général de l’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles, qui ne requiert pas la preuve d’une faute, mais celui de l’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles en cas de faute inexcusable de l’employeur.

    42.  Elle met ensuite en exergue le fait que la différence entre l’indemnisation accordée en vertu du régime des accidents du travail et des maladies professionnelles et celle accordée au titre du droit commun est de l’ordre de 1 à 9. Or, selon elle, un tel écart n’est pas compensé par un régime juridique plus favorable. Les procédures en matière d’accident du travail pour faute inexcusable seraient en effet complexes : l’employeur contesterait généralement la faute, ce qui impliquerait la saisie du tribunal des affaires de sécurité sociale, la victime se trouvant alors dans la même situation qu’une victime de droit commun. De plus, elles seraient particulièrement longues, ce qu’illustrerait son cas (14 ans entre la maladie déclarée et l’arrêt de la Cour de cassation). La requérante considère en outre que l’on ne saurait retenir que ce régime est plus favorable que le régime de droit commun pour la raison qu’il permet une indemnisation systématique, puisqu’en droit commun, l’auteur du dommage est pratiquement toujours assuré au titre de la responsabilité civile obligatoire, à défaut de quoi le fonds d’indemnisation des victimes intervient. Elle écarte par ailleurs l’argument économique avancé par le Gouvernement, soulignant que la branche accidents du travail de la sécurité sociale n’est pas déficitaire et qu’il revient in fine à l’employeur fautif de payer. Selon elle, à supposer même qu’il soit démontré que l’indemnisation intégrale des préjudices causés par la faute inexcusable de l’employeur ferait peser un risque important sur les finances publiques, il suffirait pour y remédier de mettre en place un système obligatoire d’assurance des employeurs couvrant spécifiquement ce type de faute. Enfin, la requérante observe que, sur 670 000 accidents du travail avec arrêt de travail et 55 000 maladies professionnelles par an, le nombre de fautes inexcusables reconnues annuellement est d’environ 1 000.

    B.  Appréciation de la Cour

    1.  Sur la recevabilité

    43.  S’agissant de l’exception soulevée par le Gouvernement, la Cour rappelle que l’article 14 de la Convention ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention (voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 39, et Biao c. Danemark [GC], n38590/10, § 88, CEDH 2016).

    44.  Ainsi, en l’espèce, pour que l’article 14 puisse être combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, il faut et il suffit que les faits tombent sous l’empire de cette dernière disposition, c’est-à-dire, dans les circonstances de la cause, que la requérante puisse se dire titulaire d’un bien dans le contexte de ses prétentions indemnitaires.

    45.  La Cour rappelle à cet égard que la notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » tombant sous le coup de l’article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une « base suffisante en droit interne », par exemple qu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no11810/03, § 63, CEDH 2005-IX, Draon c. France [GC], no 1513/03, § 68, 6 octobre 2005 et M.C. et autres c. Italie, no 5376/11, § 77, 3 septembre 2013) ; il doit démontrer qu’il a une « espérance légitime » de voir cette créance se concrétiser (voir, par exemple, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 31, série A no 332, ainsi que Maurice, précité, §§ 64-66). Comme le montre les affaires Pressos Compania Naviera S.A. et autres, Maurice et M.C. précitées, lorsque ces conditions sont réunies, un droit à réparation peut constituer un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 alors même que le montant de la réparation dépend de l’appréciation des juridictions. Ce qui importe c’est que les conditions d’engagement de la responsabilité sur le fondement du droit positif soient réunies (voir Maurice, précité, § 69), de sorte que l’intéressé puisse se prévaloir d’un « intérêt pécuniaire reconnu » en droit interne (Plechanow c. Pologne, n22279/04, § 85, 7 juillet 2009) ; il peut alors se dire titulaire d’une « valeur patrimoniale » constitutive d’un bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

    46.  La Cour renvoie en particulier, à titre d’illustration, à l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres. Cette affaire concernait des créances en réparation résultant d’accidents de navigation censés avoir été provoqués par la négligence de pilotes belges. En vertu du droit belge de la responsabilité, les créances prenaient naissance dès la survenance du dommage. La Cour a considéré qu’une créance de ce genre - dont, par définition, le montant, si ce n’est l’étendue, sont à établir - s’analysait en une valeur patrimoniale et avait donc le caractère d’un bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle a retenu à cet égard qu’en l’état du droit positif au moment des faits, les requérants pouvaient prétendre avoir une espérance légitime de voir concrétiser leurs créances quant aux accidents en cause conformément au droit commun de la responsabilité.

    47.  Ceci étant souligné, la Cour constate qu’en France, les salariés victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles bénéficient d’un régime d’indemnisation automatique, sans faute, de leurs préjudices patrimoniaux, et qu’ils peuvent obtenir une indemnisation complémentaire lorsque l’accident qu’ils ont subi ou la maladie qu’ils ont contractée résulte d’une faute inexcusable de l’employeur. Elle relève ensuite que le caractère professionnel de la maladie dont souffre la requérante a été reconnu par les juridictions internes, tout comme le fait que cette maladie a pour cause une faute inexcusable de son employeur. Elle en déduit que les conditions d’engagement de la responsabilité de l’employeur de la requérante étaient réunies et que cette dernière avait une espérance légitime de voir son droit à réparation se concrétiser. Les juridictions internes ont du reste reconnu le droit à réparation de la requérante au titre non seulement du régime général des accidents du travail et des maladies professionnelles mais aussi - mêmes si elles n’ont pas accueilli l’intégralité de ses prétentions - de la faute inexcusable de l’employeur.

    48.  Le droit à réparation de la requérante à raison de la maladie professionnelle qu’elle a contractée est certes limité dans son étendue par les prescriptions du droit interne. Il n’en reste pas moins que la requérante est, dans cette limite, en mesure de se prévaloir d’un intérêt pécuniaire reconnu en droit interne et donc d’une « valeur patrimoniale » constitutive d’un bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

    49.  L’existence d’un bien dont la requérante peut se dire titulaire est donc suffisamment établie pour qu’il puisse être considéré que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1, et pour que la requérante soit en mesure d’invoquer l’article 14 de la Convention en combinaison avec cette disposition. Partant, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement.

    50.  Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    2.  Sur le fond

    a)  Principes généraux

    51.  Seules les différences de traitements fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 de la Convention. En outre, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir, par exemple, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). La Cour a en particulier jugé que les États disposent d’une large marge d’appréciation dans le domaine de l’assurance sociale (voir, notamment, Ruszkowska c. Pologne, no 6717/08, §§ 52-53, 1er juillet 2014).

    52.  Par ailleurs, s’agissant des différences de traitement qui ne sont pas fondées sur l’un des critères énumérés à l’article 14 de la Convention, seules celles qui sont fondées sur une caractéristique personnelle par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres sont susceptibles de relever de « toute autre situation » (other status, dans la version en anglais de la Convention), au sens de l’article 14 de la Convention, et de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de cette disposition (voir, notamment, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 56, série A no 23, et Carson et autres, précité, § 70).

    53.  Enfin, dans la mesure où, en l’espèce, la requérante se plaint d’inégalités dans un régime de sécurité sociale, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne comporte pas un droit à acquérir des biens. Il ne limite en rien la liberté qu’ont les États contractants de décider s’il convient ou non de mettre en place un quelconque régime de sécurité sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations devant être accordées au titre de pareil régime. Dès lors toutefois qu’un État décide de créer un régime de prestations ou de pensions, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention (voir, notamment, précités, Stec et autres, § 53, et Ruszkowska, § 54).

    b)  Application de ces principes

    54.  La Cour relève que, comme indiqué précédemment, en France, un salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle bénéficie d’un régime spécial de couverture et d’indemnisation. Ce régime comprend la prise en charge automatique par la CPAM des soins médicaux jusqu’à la date de la guérison ou de la consolidation de la blessure du salarié ainsi que, le cas échéant, le versement pendant la période d’incapacité temporaire l’obligeant à interrompre son travail, d’indemnités journalières destinées à compenser sa perte de salaire. Par ailleurs, lorsqu’en conséquence de la maladie ou de l’accident, il souffre d’une incapacité permanente de travail, il peut, sans avoir à démontrer une faute de son employeur, obtenir une indemnisation destinée à compenser la perte de salaire, constituée d’un capital quand le taux de l’incapacité est inférieur à 10 %, et d’une rente viagère lorsque le taux est égal ou supérieur à ce pourcentage. En contrepartie de la responsabilité sans faute de l’employeur, l’indemnité versée au salarié est forfaitaire et ne couvre pas les préjudices dits extrapatrimoniaux (paragraphes 20-21 ci-dessus).

    55.  Quand l’accident ou la maladie professionnelle est due à une « faute inexcusable » de l’employeur, le salarié a droit à une indemnisation complémentaire, qui prend la forme d’une majoration du capital ou de la rente précités ; l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale ajoute qu’indépendamment de cette majoration de la rente, le salarié peut aussi obtenir la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales, du préjudice esthétique, du préjudice d’agrément et du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle (s’il est atteinte d’un taux d’incapacité permanent de 100 %, il peut en plus obtenir une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation) (paragraphes 22-24 ci-dessus). Il ressort de la décision no 2010-8 QPC du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010 (paragraphe 26 ci-dessus) que cette énumération n’est pas limitative, le salarié pouvant demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale (le livre IV concerne les prestations légales ainsi que les compléments prévus en cas de faute inexcusable). Inversement, dès lors qu’un préjudice est couvert par le livre IV, ne serait-ce que partiellement, le salarié ne peut obtenir plus que le montant des prestations légalement prévues.

    56.  Comme cela ressort des paragraphes 8-9, 13 et 16 ci-dessus, la requérante s’est vu allouer par la CPAM une rente d’incapacité de 11 377,22 EUR par an, que le tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil a porté au maximum (12 749,64 EUR) après avoir constaté la « faute inexcusable » de l’employeur. Saisi par elle, ce même tribunal lui a accordé 745 042,81 EUR pour réparation intégrale de son préjudice (frais liés à l’assistance d’une tierce personne, incidence professionnelle, déficit fonctionnel temporaire, souffrances endurées, préjudice esthétique, préjudice d’agrément et préjudice patrimonial évolutif). La cour d’appel de Paris a cependant réduit ce montant à 91 266 EUR (il s’agit du montant indiqué par la requérante dans sa requête ; il ne correspond pas à celui auquel conduit l’addition des montants résultant de l’arrêt de la cour d’appel (paragraphe 16 ci-dessus)), dès lors que seuls les dommages ne donnant lieu à aucune indemnisation au titre du livre IV, même forfaitaire ou plafonnée, pouvaient faire l’objet d’une réparation en cas de faute inexcusable de l’employeur. Elle a en conséquence exclu l’indemnisation à titre complémentaire de l’incidence professionnelle et des frais relatifs à l’assistance d’une tierce personne permanente - tous deux étant couverts par le livre IV - mais a admis l’indemnisation au titre de la tierce personne temporaire et du déficit temporaire.

    57.  Ainsi, alors que le régime de responsabilité pour faute de droit commun permet à la victime de la faute d’obtenir la réparation intégrale de son préjudice - sous réserve qu’elle démontre la faute de celui à qui elle demande réparation, le dommage et le lien de causalité entre ceux-ci -, la requérante, dont la maladie a été causée par une faute de son employeur, n’a pu obtenir réparation intégrale du préjudice lié à cette maladie.

    58.  La Cour constate cependant que les salariés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle causée par la faute de leur employeur et les individus victimes de dommages corporels ou d’atteintes à la santé causés par la faute d’une personne qui n’est pas leur employeur ne se trouvent pas dans des situations analogues ou comparables.

    59.  Certes, les deux situations se rapprochent l’une de l’autre en ce qu’il s’agit dans tous les cas de personnes qui souffrent de dommages corporels ou d’atteintes à leur santé causés par la faute d’autrui, qui cherchent à obtenir réparation.

    60.  On ne peut cependant ignorer dans ce contexte les spécificités de la relation entre un employeur et son employé. Il s’agit d’une relation contractuelle, assortie pour chacun de droits et d’obligations particulières, et caractérisée par un lien de subordination légale. Cette relation est régie par un régime juridique propre, qui se distingue nettement du régime général des relations entre individus. Le droit français de la responsabilité des employeurs en cas d’accident du travail ou de maladie professionnel des employés est l’expression de cette spécificité dans le contexte de la responsabilité civile.

    61.  Le régime français de la responsabilité en cas d’accidents du travail ou de maladies professionnelles est ainsi très différent du régime de droit commun en ce que pour beaucoup, il ne repose pas sur la preuve d’une faute et d’un lien de causalité entre la faute et le dommage, et sur l’intervention d’un juge, mais sur la solidarité et l’automaticité. Il s’en distingue aussi en ce qu’il opère en trois phases : premièrement, la prise en charge automatique de l’incapacité temporaire ; deuxièmement, l’indemnisation automatique de l’incapacité permanente ; troisièmement, la possibilité d’obtenir une indemnisation complémentaire en cas de faute inexcusable de l’employeur (paragraphes 54-55 ci-dessus).

    62.  Comme l’a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2000-8 QPC précitée, les salariés victimes d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle bénéficient ainsi d’un droit à réparation dès lors que l’accident est survenu par le fait ou à l’occasion du travail, pendant le trajet vers ou depuis le lieu de travail ou en cas de maladie d’origine professionnelle, même s’ils ont eux-mêmes commis une faute inexcusable. Par ailleurs, quelle que soit la situation de l’employeur, les indemnités sont versées par la CPAM aux salariés, qui se trouvent de la sorte dispensés d’engager une action en responsabilité contre leur employeur et de prouver la faute de celui-ci. Selon le Conseil constitutionnel, ce régime spécial garantit l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles.

    63.  De plus, pour ce qui est spécifiquement de la réparation du préjudice du salarié à raison de la faute inexcusable de l’employeur, il faut relever qu’elle vient en complément de dédommagements automatiquement perçus par le premier, ce qui singularise là aussi sa situation par rapport à la situation de droit commun.

    64.  Il en ressort que, dans le contexte de la réparation du préjudice, la situation du salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle n’est pas la même que celle d’une personne victime d’un dommage qui se produit dans un autre contexte. La situation du responsable du dommage est également différente, puisque, dans le cadre d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, la réparation du dommage est dans un premier temps à la charge non de l’employeur du salarié victime mais de la collectivité des employeurs (la branche accidents du travail et maladies professionnelles étant financée par des cotisations prélevées auprès des employeurs).

    65.  En somme, il s’agit de l’application de régimes juridiques distincts à des personnes qui se trouvent dans des situations distinctes.

    66.  Or, comme la Cour l’a rappelé précédemment (paragraphe 51 ci-dessus), pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14 de la Convention, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables.

    67.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

        Milan Blaško                                                                  Angelika Nußberger
      Greffier adjoint                                                                        Présidente


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