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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> VATANDAS v. TURKEY - 37869/08 (Judgment : Article 3 - Prohibition of torture : Second Section) French Text [2018] ECHR 399 (15 May 2018) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/399.html Cite as: CE:ECHR:2018:0515JUD003786908, [2018] ECHR 399, ECLI:CE:ECHR:2018:0515JUD003786908 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE VATANDAŞ c. TURQUIE
(Requête no 37869/08)
ARRÊT
STRASBOURG
15 mai 2018
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Vatandaş c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 avril 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37869/08) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Uğraş Vatandaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 juillet 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me K. Sürek, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant se plaignait d’avoir été frappé durant son arrestation et alléguait que l’enquête menée à propos de ses allégations de mauvais traitements avait été ineffective.
4. Le 10 septembre 2015, les griefs concernant les mauvais traitements et l’ineffectivité de l’enquête menée à cet égard ont été communiqués au Gouvernement. La requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1979 et réside à Istanbul.
6. Le 6 avril 2002, le requérant fut arrêté au cours d’une manifestation, à Istanbul, par des agents de la police anti-émeute. Il fut remis à des agents de police du quartier de Beyoğlu, lesquels étaient chargés de le conduire à leur commissariat.
7. Selon un rapport médical établi à l’hôpital civil le même jour, le requérant souffrait d’un œdème au coude gauche. L’intéressé fut transféré au service d’orthopédie de cet hôpital, où le médecin qui l’examina conclut, eu égard aux actes de radiologie effectués, à une fracture intra-articulaire du coude gauche. Les deux rapports susmentionnés n’indiquent pas l’heure à laquelle furent effectués les examens.
8. Le requérant fut libéré dans la nuit.
9. Le 8 avril 2002, il se rendit de son propre chef au service d’orthopédie et de traumatologie de l’hôpital civil de Taksim, à Istanbul. Sa fracture au coude (ulna olcecrâne) fut confirmée. Le 16 avril et le 16 décembre 2002, le requérant subit des interventions chirurgicales. Il demeura à l’hôpital une journée pour chacune de ces interventions.
10. Le 7 avril 2003, par le biais de son avocat, le requérant déposa plainte. Il déclarait avoir été frappé par les policiers à coups de matraque alors qu’il se serait trouvé sur les lieux de la manifestation par hasard. Il alléguait que l’un des policiers avait volontairement écrasé son coude quand il était tombé à terre. Il n’indiquait pas à quelle catégorie d’agent appartenaient ceux qu’il accusait.
11. Le 8 avril 2003, le requérant fut auditionné par la police. Il soutint à cette occasion que des agents en uniforme de la police anti-émeute l’avaient frappé, mais qu’il n’avait pas pu voir leur visage car ils portaient des casques, et qu’il avait été transféré au commissariat de Beyoğlu par d’autres agents que ceux-ci.
12. Le procureur de la République de Beyoğlu (« le procureur ») interrogea cinq agents de la police de Beyoğlu, lesquels exposèrent qu’ils avaient uniquement été chargés de transférer le requérant et de le placer en garde à vue.
13. Le procureur obtint également un avis rendu le 22 juillet 2003 par l’institut médicolégal sur les rapports relatifs à la blessure de l’intéressé, qui mentionnait une incapacité de travail de 25 jours.
14. Le 16 octobre 2003, le procureur intenta une action pénale contre les cinq agents susmentionnés, pour mauvais traitements.
15. Le 2 décembre 2003, le tribunal correctionnel de Beyoğlu auditionna le requérant, qui réitéra sa plainte. Celui-ci indiqua en outre qu’il avait été frappé à coups de matraque par les policiers appartenant aux forces anti-émeute, qui, selon lui, n’étaient pas ceux qui l’avaient emmené au commissariat. Durant cette audience, sa demande de constitution de partie intervenante fut admise.
16. Le 22 janvier 2004, le tribunal correctionnel procéda à l’audition des inculpés. Ceux-ci nièrent les accusations portées contre eux. Ils déclarèrent qu’ils ne relevaient pas de la section anti-émeute qui avait arrêté le requérant et répétèrent avoir uniquement été responsables du transfert du requérant vers les locaux de la police.
17. L’avocat du requérant était présent lors des deux audiences susmentionnées.
18. Des audiences se tinrent également les 24 février, 23 mars et 22 avril 2004. Ni le requérant ni son représentant n’y participèrent.
19. Par un arrêt du 22 avril 2004, le tribunal correctionnel acquitta les policiers, estimant qu’il n’y avait pas de preuves démontrant que les faits litigieux avaient été commis par ceux-ci et que les membres de la police anti-émeute en question n’avaient pas été identifiés.
20. Soutenant n’avoir pris connaissance de cette décision que le 11 juillet 2008, le requérant se pourvut en cassation le même jour, par le biais de son avocat. La décision en cause fut officiellement notifiée à ce dernier le 25 juillet 2008.
21. Par un arrêt du 14 juin 2011, la Cour de cassation clôtura l’affaire en concluant à la prescription pénale des faits.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
22. L’article 242 § 1 du code de procédure pénale régit le droit de la partie intervenante à faire appel contre le jugement de première instance. L’article 291 § 2 prévoit que si le jugement de première instance est prononcé en l’absence des intéressés qui disposent du droit de faire appel, le délai afférent à ces voies de recours commence à courir à compter de la notification du jugement.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
23. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir subi des mauvais traitements lors de son arrestation, lesquels lui auraient causé une fracture du coude. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, il se plaint aussi que l’enquête menée à l’encontre des policiers, qui a abouti à l’extinction de la procédure pénale pour prescription, a été ineffective.
A. Sur la recevabilité
24. Le Gouvernement déplore l’inactivité du requérant pendant une période de plus de quatre ans entre l’acquittement des policiers en première instance et l’appel introduit à cet égard. Se référant aux décisions Bayram et Yıldırım c. Turquie ((déc.), no 38587/97, ECHR 2002-III), et Bulut et Yavuz c. Turquie ((déc.) no 73065/01, 28 mai 2002), il invite ainsi la Cour à déclarer la requête irrecevable aux motifs que le requérant n’a pas respecté le délai de six mois et qu’il n’a pas fait preuve de diligence quant à la poursuite de ses griefs.
25. Le requérant argue avoir été dûment qualifié de partie intervenante par le tribunal correctionnel et déclare que tout acte juridique relatif à cette procédure aurait dû lui être notifié conformément à la législation en la matière.
26. La Cour rappelle que les intéressés sont effectivement censés prendre des mesures pour se tenir informés de l’état d’avancement de l’enquête, ou de sa stagnation, au risque de se voir reprocher de la négligence (Bayram et Yıldırım, décision précitée, Bulut et Yavuz, décision précitée, et Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 158, CEDH 2009). Les requérants potentiels doivent en effet s’enquérir de manière diligente de l’état d’avancement de l’enquête pénale. Un requérant doit agir dès qu’il apparaît clairement qu’aucune enquête effective ne sera menée, c’est-à-dire dès qu’il devient manifeste que l’État défendeur ne s’acquittera pas de son obligation au regard de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 262-263, CEDH 2014 (extraits)). La Cour a estimé qu’il était indispensable que les personnes qui entendaient se plaindre devant elle du manque d’effectivité d’une enquête ou de l’absence d’enquête ne tardent pas indûment à la saisir de leur grief. Après un laps de temps considérable, lorsque l’activité d’investigation est marquée par d’importantes lenteurs et interruptions, vient un moment où les intéressés doivent se rendre compte qu’il n’est et ne sera pas mené une enquête effective. La Cour a cependant jugé que, tant qu’il existe un contact véritable entre ces derniers et les autorités au sujet des plaintes et des demandes d’information, ou un indice ou une possibilité réaliste que les mesures d’enquête progressent, la question d’un éventuel retard excessif de la part des requérants ne se posait généralement pas (même référence, §§ 266-269). Or, en l’espèce, le requérant pouvait légitimement croire que les autorités nationales s’orientaient vers l’identification et la poursuite des véritables auteurs des violences d’autant plus que ses allégations concordaient avec les dépositions des policiers chargés de son transfert.
27. En outre, la Cour constate que le pourvoi du requérant a bel et bien été déclaré recevable malgré le laps de temps important qui s’était écoulé entre le jugement du tribunal correctionnel du 22 avril 2004 et le pourvoi introduit le 11 juillet 2008. Ceci était vraisemblablement dû au fait que la législation nationale prévoyait la notification du jugement à la partie intervenante, laquelle n’a eu lieu que le 25 juillet 2008. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pas indiqué que le requérant avait été informée du jugement en question avant le 11 juillet 2008, date de connaissance du jugement déclarée par l’intéressé (voir mutatis mutandis, El-Masri c. l’ex-République Yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, § 147). Eu égard à ce qui précède, la Cour ne peut attribuer au requérant une négligence quelconque dans la poursuite de sa plainte, étant considéré de surcroît que la procédure était en phase de jugement (voir, a contrario, Bayram et Yıldırım, ainsi que Bulut et Yavuz, décisions précitées). Par conséquent, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.
28. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
29. Le requérant se plaint d’avoir fait l’objet de mauvais traitements et considère que l’enquête menée à cet égard était ineffective. Il invoque les articles 3 et 13 de la Convention.
30. Le Gouvernement conteste ces allégations et considère que la force utilisée à l’égard du requérant était nécessaire et proportionnelle pour disperser une manifestation illégale.
31. La Cour considère que ces griefs doivent être examinés uniquement sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
32. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie aux arrêts El-Masri (précité, §§ 182-185 et 195-198), Mocanu et autres (précité, §§ 314-326, CEDH 2014 (extraits)), et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 81-90 et 114-123, CEDH 2015).
33. La Cour a déjà dit que l’obligation d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements n’est pas une obligation de résultat mais de moyens. L’enquête doit être en principe de nature à conduire à l’établissement des faits et, si les allégations se révèlent vraies, à l’identification et à la sanction des responsables (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 98, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, Mikheïev c. Russie, no 77617/01, § 107, 26 janvier 2006, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006-XII (extraits), et Mehmet Fidan c. Turquie, no 64969/10, §§ 46-49, 16 décembre 2014).
34. La Cour rappelle aussi que, lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention (Salin et Karşin c. Turquie, no 44188/09, § 60, 23 juin 2015, Bouyid, précité, §§ 56 et 88).
35. En l’espèce, la Cour observe qu’il n’y a pas de désaccord entre les parties pour dire que la blessure du requérant, à savoir une fracture intra-articulaire du coude, atteint le « seuil de gravité nécessaire » pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention et qu’elle est survenue durant l’intervention de la police anti-émeute. Or les policiers anti-émeute auteurs de l’intervention en cause n’ont jamais été identifiés, faute de recherches en ce sens, et ce malgré les allégations répétées du requérant, concordantes avec les dépositions des policiers chargés de son transfert et de son placement en garde à vue. La Cour observe aussi que la procédure s’est soldée par la constatation de la prescription pénale des faits, situation qu’elle a qualifiée à maintes reprises d’incompatible avec les exigences procédurales de l’article 3 de la Convention (Mehmet Yaman c. Turquie, no 36812/07, § 67-72, 24 février 2015, et Ali Aba Talipoğlu c. Turquie, no 16408/10, §§ 33-35, 18 octobre 2016).
36. Au vu de ce qui précède, la Cour dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
37. Le requérant réclame 4 000 euros (EUR) pour dommage matériel et 10 000 EUR pour dommage moral ainsi que 3 000 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour, ventilés selon les heures de travail de son avocat, les frais de reproduction de documents et de traduction.
38. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes, qu’il considère comme injustifiées.
39. La Cour observe que le requérant n’a présenté aucune explication ni document relatifs à sa prétention au titre du préjudice matériel. Par conséquent, elle la rejette. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la totalité de sa demande au titre du préjudice moral, soit 10 000 EUR. Quant aux frais et dépens, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR et l’accorde au requérant.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, par six voix contre une, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 mai 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan Bakırcı Robert Spano
Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Karakaş.
R.S.
H.B.
OPINION Partiellement Dissidente
DE LA JUGE KARAKAŞ
Cette affaire a été déclarée recevable par la majorité. J’ai voté pour une violation de l’article 3 une fois que la requête a été déclarée recevable.
Toutefois, je pense que l’affaire devrait être déclarée irrecevable aux motifs que le requérant n’a pas respecté le délai de six mois et qu’il n’a pas fait preuve de diligence dans la poursuite de ses griefs.
Il faut rappeler que les intéressés sont effectivement censés prendre des mesures pour se tenir informés de l’état d’avancement de l’enquête, ou de sa stagnation, et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors qu’ils savent, ou devraient savoir, qu’aucune enquête pénale effective n’est menée (Bayram et Yıldırım c. Turquie (déc.), no 38587/97, CEDH 2002-III, et Bulut et Yavuz c. Turquie (déc.), no 73065/01, 28 mai 2002). Les requérants ne sauraient attendre indéfiniment pour saisir la Cour. Ils doivent faire preuve de diligence et d’initiative et introduire leurs griefs sans délai excessif (voir, mutatis mutandis, en matière de disparitions, Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 161, CEDH 2009).
L’obligation de diligence et d’initiative a été clairement affirmée dans l’arrêt Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, CEDH 2014) :
« Il s’ensuit que l’obligation de diligence incombant aux requérants comporte deux aspects distincts quoique étroitement liés : d’une part, les intéressés doivent s’enquérir promptement auprès des autorités internes de l’avancement de l’enquête - ce qui implique la nécessité de les saisir avec diligence car tout retard risque de compromettre l’effectivité de l’enquête -, et, d’autre part, ils doivent promptement saisir la Cour dès qu’ils se rendent compte ou auraient dû se rendre compte que l’enquête n’est pas effective (...) » (§ 264).
« Cela étant, la Cour rappelle que le premier aspect du devoir de diligence - c’est-à-dire l’obligation de saisir promptement les autorités internes - s’apprécie au regard des circonstances de la cause. À cet égard, elle a jugé que le retard mis par des requérants à porter plainte n’est pas décisif dès lors que les autorités auraient dû être averties qu’une personne pouvait avoir subi des mauvais traitements - notamment dans le cas d’une agression perpétrée en présence de policiers -, le devoir d’enquête mis à la charge des autorités leur incombant même en absence de plainte formelle (Velev c. Bulgarie, no 43531/08, §§ 59-60, 16 avril 2013). Pareil retard n’affecte pas non plus la recevabilité de la requête lorsque le requérant était dans une situation particulièrement vulnérable eu égard à la complexité de l’affaire et à la nature des violations des droits de l’homme invoquées, et qu’il était raisonnable de sa part d’attendre des évolutions qui auraient pu permettre de résoudre des questions factuelles ou juridiques cruciales (El-Masri, précité, § 142) » (§ 265).
« Ainsi la Cour a-t-elle rejeté pour tardiveté des requêtes dont les auteurs avaient trop attendu, ou attendu sans raison apparente, pour la saisir après s’être rendu compte, ou avoir dû se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquête, de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de celle-ci ainsi que de l’absence dans l’immédiat de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir (voir, entre autres, Narin, précité, § 51, Aydınlar et autres c. Turquie (déc.), no 3575/05, 9 mars 2010, et Frandes, décision précitée, §§ 18-23) » (§ 268).
En l’espèce, à la suite de sa plainte, le requérant a précisé lors de son audition du 8 avril 2003 avoir fait l’objet de violences de la part de membres de la police anti-émeute et avoir été transféré dans les locaux de la police par d’autres agents. Lorsque le procureur a interrogé les agents ayant effectué ce transfert, ceux-ci ont également déclaré, pour leur défense, qu’ils avaient uniquement été chargés de cette mission.
Par la suite, ce sont ces mêmes agents qui ont été mis en accusation par le procureur.
Durant la procédure devant le tribunal correctionnel, tant les accusés que le requérant ont exposé la même version des faits à cet égard. Les policiers mis en cause ont finalement été acquittés, et le tribunal a indiqué que les agents de la police anti-émeute, que le requérant désignait comme étant les responsables des mauvais traitements dont il se plaignait, n’avaient pas été identifiés.
Il faut considérer que, compte tenu du déroulement de la procédure en cause, le requérant aurait dû se rendre compte que l’enquête était de toute évidence vouée à l’échec puisque les agents traduits en justice n’étaient pas les auteurs présumés des actes dont il se plaignait. Le requérant aurait dû savoir au plus tard après l’audience du 22 janvier 2004 qu’aucune enquête pénale effective n’était menée en l’espèce. En effet, l’allégation des accusés selon laquelle ils avaient uniquement été chargés du transfert et de la garde à vue du requérant coïncidait avec celle de ce dernier, qui soutenait avoir subi des mauvais traitements de la part d’agents de la police anti-émeute. Or aucun acte juridique n’a été pris pour orienter l’enquête vers la recherche de l’identité de ces personnes. Pourtant la majorité considère que le requérant pouvait légitimement croire que les autorités nationales s’orientaient vers l’identification et la poursuite des véritables auteurs des violences.
De plus, le requérant lui-même, représenté par un avocat, ne s’est pas enquis de la suite de la procédure, ce qui semble corroborer la thèse selon laquelle l’ineffectivité de l’enquête était devenue évidente. Son absence durant les trois dernières audiences permet de penser qu’il était bien conscient de l’ineffectivité de la procédure et/ou qu’il faisait montre d’un manque de diligence.
Le requérant est resté inactif jusqu’au 11 juillet 2008, soit durant quatre ans et sept mois environ. À cette date, il a formé son pourvoi en cassation, puis, le 26 juillet 2008, il a introduit la présente requête devant la Cour. Il faut aussi souligner que la période d’inactivité du requérant est supérieure à celle prise en considération dans l’affaire Bayram et Yıldırım, laquelle était de trois ans et cinq mois environ.
Dans ces conditions, j’estime que la requête a été introduite tardivement et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.