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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CIPOLLETTA v. ITALY - 38259/09 (Judgment : Violation of Right to a fair trial (Administrative proceedings - Reasonable time)) French Text [2018] ECHR 51 (11 January 2018)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/51.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2018:0111JUD003825909, [2018] ECHR 51, CE:ECHR:2018:0111JUD003825909

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PREMIÈRE SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE CIPOLLETTA c. ITALIE

 

(Requête no 38259/09)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

STRASBOURG

 

11 janvier 2018

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Cipolletta c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

          Linos-Alexandre Sicilianos, président,
          Kristina Pardalos,
          Guido Raimondi,
          Krzysztof Wojtyczek,
          Ksenija Turković,
          Pauliine Koskelo,
          Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 novembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38259/09) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Aldo Cipolletta (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me S. Benedetti, avocat à Corridonia. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora.

3.  Le 27 juillet 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  Le requérant est né en 1928 et réside à Recanati.

5.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

6.  Le requérant était propriétaire d’une entreprise de bâtiment.

7.  Le 30 avril 1985, le tribunal de Macerata (arrêt no 31 de 1985) déclara que la société coopérative d’habitation V.L.G., dont le requérant se prétendait créancier en raison de lettres de change pour un montant de 307 364 000 lires italiennes (ITL) (soit 158 740,258 euros (EUR), était en cessation de paiements. Par un décret du 4 mai 1985 du ministère du Travail et de la Prévoyance, la société fut placée en liquidation administrative (liquidazione coatta amministrativa) sous la direction d’un commissaire liquidateur (« le commissaire »).

8.  Le 21 juin 1985, le commissaire informa le requérant de l’ouverture de la procédure et de l’état de vérification des créances. La sienne n’ayant pas été prise en compte, le 4 juillet 1985, le requérant adressa au commissaire une demande d’admission au passif de la créance.

9.  Le 14 août 1985, le commissaire déposa l’état des créances. Celle du requérant n’y figurait pas. Le 17 septembre 1985, le requérant s’opposa à l’état des créances.

10.  Par un arrêt déposé au greffe le 17 avril 1997, le tribunal de Macerata : 1)  constata que le requérant et le commissaire avaient signé une transaction reconnaissant l’existence d’une créance de 285 000 000 ITL (soit 129 114,28 EUR) ; 2)  accueillit la demande du requérant ; 3)  modifia l’état des créances.

11.  Selon les informations fournies à la Cour par le requérant le 24 décembre 2010, et non démenties par le Gouvernement, la procédure de liquidation était à cette date toujours en cours.

12.  Le requérant n’a pas entamé de « procédure Pinto » au motif que la Cour de cassation aurait estimé la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », inapplicable aux procédures de liquidation administrative.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  La procédure de liquidation administrative

13.  La procédure de liquidation administrative est réglementée par le décret royal no 267 du 16 mars 1942 (indiqué ci-après par les termes « loi de la faillite »). Elle s’applique aux compagnies d’assurances, aux banques et aux sociétés coopératives, entreprises normalement soumises à un contrôle de la part de l’État en raison du caractère d’intérêt général de leur activité.

La mise en liquidation est précédée de la déclaration du tribunal civil indiquant que l’entreprise est en état de cessation de paiements. La déclaration du tribunal est par la suite transmise à l’autorité administrative (autorità amministrativa di vigilanza) à laquelle est rattachée l’entreprise concernée eu égard à son activité, qui prononce la mise en liquidation. La procédure est dirigée par un ou trois commissaires liquidateurs, qui, dans l’exercice de leurs fonctions, sont assimilés à des officiers publics (articles 198 et 199 § 1 de la loi de la faillite). Ces commissaires sont soumis au contrôle de l’autorité administrative compétente.

14.  Au cours de la procédure de liquidation administrative, aucun créancier ne peut introduire devant le juge judiciaire des demandes individuelles en exécution visant à attaquer directement le patrimoine de la société débitrice (articles 201 et 51 de la loi de la faillite). Toute créance, même privilégiée, doit être d’abord vérifiée selon la procédure arrêtée aux articles 207 et 209 de la loi de la faillite, qui, en leurs parties pertinentes en l’espèce, se lisent ainsi :

« Dans un délai d’un mois à compter de sa nomination, le commissaire liquidateur communique à chaque créancier (...) le montant de sa créance déterminé à partir des documents comptables de l’entreprise (...). Dans un délai de quinze jours à compter de la réception de la communication susmentionnée, les créanciers (...) peuvent adresser au commissaire des observations ou des demandes.

(...) Dans un délai de quatre-vingt-dix jours, (...) le commissaire rédige un état des créances acceptées et rejetées (...) et le dépose au greffe du tribunal (...). Par le dépôt au greffe, l’état des créances devient exécutoire. »

15.  Le(s) commissaire(s) se charge(nt) ensuite de la liquidation de l’actif (articles 210 et 211 de la loi de la faillite) et de la répartition aux créanciers des sommes obtenues (article 212 de la loi de la faillite). En particulier, pour la vente de biens immeubles ou de l’ensemble de biens meubles faisant parties de l’actif, l’article 210 prévoit l’obligation pour le(s) commissaire(s) de demander l’autorisation préalable de l’autorité de vigilance. Les créances qui disposent d’un droit de préemption, dites privilégiées, sont payées en priorité. Les créanciers chirographaires (qui ne disposent pas d’un tel droit) sont satisfaits sur le restant de l’actif. Selon le principe de l’égalité des créanciers (par condicio creditorum), ces derniers participent à la répartition de l’actif et sont payés proportionnellement à la valeur de leurs créances respectives (article 52, premier alinéa, et article 111 § 3) de la loi de la faillite).

16.  Aux termes de l’article 213, premier alinéa, de la loi de la faillite, le bilan final de la liquidation et le plan de répartition aux créanciers sont déposés au greffe du tribunal. Dans un délai de vingt jours à compter de la communication de ce dépôt, les créanciers ont la faculté de contester le bilan et le plan de répartition devant le tribunal civil (article 213 § 3 de la loi de la faillite).

17.  La procédure a été modifiée à de nombreuses reprises. En particulier, les décrets législatifs no 5 du 9 janvier 2006 et no 169 du 12 septembre 2007 ont modifié les articles 209 et 213 et abrogé l’article 211 de la loi de la faillite.

B.  L’application de la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto » à la procédure de liquidation administrative

18.  En matière d’application de la « loi Pinto » aux procédures de liquidation administrative, la Cour de cassation (arrêts no 17048 du 14 mai 2007, déposé le 3 août 2007, et no 28105 du 29 septembre 2009, déposé le 30 décembre 2009 ; voir aussi les arrêts nos 18579/04, 1817/05, 12386/11 et 12729/11) a affirmé que la liquidation est une procédure de nature administrative, sur laquelle se greffent des phases de caractère juridictionnel, telles que la déclaration de cessation de paiements (dichiarazione dello stato di insolvenza), les éventuels recours et les oppositions prévus aux articles 98 et 100 de la loi de la faillite.

Selon la Cour de cassation, le dépôt de l’état des créances constituant le fondement pour les demandes devant l’autorité judiciaire ordinaire, la procédure devient juridictionnelle par l’effet de la proposition de l’opposition et des recours ou des admissions tardives de créances (insinuazioni tardive). Par conséquent, toujours selon la Cour de cassation, dans la mesure où la déclaration de cessation de paiements n’a pas donné lieu à contestation, la procédure garde inaltéré son caractère administratif. D’où l’inapplicabilité de la « loi Pinto ».

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

19.  Sur le terrain des articles 13 et 14 de la Convention, le requérant allègue que la durée de la procédure de liquidation administrative a méconnu le principe du « délai raisonnable ».

20.  Le Gouvernement combat cette thèse.

21.  Maîtresse de la qualification juridique des faits (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 43, CEDH 2012, Halil Yüksel Akıncı c. Turquie, no 39125/04, § 54, 11 décembre 2012, et Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), la Cour estime que l’affaire doit être examinée à la lumière de l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Sur la recevabilité

1.  Sur l’applicabilité

22.  La Cour rappelle que, dans chaque affaire qui lui est présentée, elle doit s’assurer qu’elle est compétente pour connaître de la requête, et qu’il lui faut donc à chaque stade de la procédure examiner la question de sa compétence (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III).

23.  Dans la présente affaire, la Cour est amenée à se prononcer sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention à la liquidation administrative.

24.  La seule autre occasion dans laquelle un organe de la Convention s’est prononcé sur sa compétence à statuer sur cette procédure a été dans l’affaire F.L. c. Italie (no 25639/94, décision de la Commission du 12 avril 1996, non publiée). Dans sa décision partielle sur la recevabilité de la requête, la Commission a écarté le grief tiré de la durée de la procédure, estimant que celle-ci s’était déroulée sous la direction de l’autorité administrative. Elle a ainsi jugé qu’il n’y avait pas de « contestation » portant sur l’existence même ou les modalités ou l’étendue du droit du requérant.

25.  La Cour considère qu’il y a lieu d’analyser plus en détail la question. Elle estime que des arguments convaincants militent en faveur d’une nouvelle approche qui permet d’harmoniser sa jurisprudence en ce qui concerne les garanties accordées aux créanciers, que ce soit dans le cadre de la procédure de faillite ou dans celui de la liquidation administrative, et donc indépendamment de la nature du sujet débiteur en état de cessation de paiements.

26.  Tout d’abord, la Cour observe que la ratio de la discipline dédiée à la liquidation administrative est de répondre à l’exigence consistant à donner à l’État la possibilité d’intervenir directement et de surveiller la procédure qui fait suite à la cessation de paiements de certaines catégories de sociétés actives dans des secteurs économiques stratégiques.

27.  Selon le droit interne, si la procédure de faillite est pleinement juridictionnelle, la liquidation administrative a, en partie, nature administrative ; le commissaire préside à l’établissement de la liste des créances sous la supervision de l’autorité administrative compétente (paragraphe 13 ci-dessus). Les éventuelles contestations de la liste des créances donnent lieu à une procédure d’opposition, régie par les mêmes dispositions que celles qui disciplinent l’opposition dans la procédure de faillite, dont le caractère juridictionnel ne fait aucun doute.

28.  La Cour note que les procédures de faillite et de liquidation administrative ont en commun le fait que le créancier ne peut pas introduire devant les juridictions judiciaires une demande en exécution visant à attaquer directement le patrimoine de la société débitrice. En effet, le principe de fond visant à assurer de l’égalité entre les créanciers (par condicio creditorum) reste le même. La loi de la faillite veut garantir la satisfaction proportionnelle et à égalité de conditions des droits des créanciers.

29.  Ce principe implique ainsi que le commissaire, bien que nommé par une autorité administrative, n’agit pas dans le but de faire prévaloir les intérêts de l’acteur public impliqué dans la procédure et encore moins pour privilégier un créancier au détriment des autres. Le commissaire doit au contraire agir de manière neutre et impartiale afin de protéger les intérêts de l’ensemble des créanciers.

30.  Dès lors, indépendamment de la qualification donnée au niveau interne à la procédure litigieuse, ce qui importe aux yeux de la Cour est de déterminer si, dans le cadre de l’activité menée par le commissaire, il y a une « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne.

31.  La Cour rappelle qu’il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, CEDH 2016 (extraits)). Une contestation implique l’existence d’un différend (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 45, série A no 43) et l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le « droit de caractère civil en question » (voir, parmi d’autres, Frydlender c. France [GC], n30979/96, § 27, CEDH 2000‑VII, et Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 81, série A no 52).

32.  L’esprit de la Convention commande de ne pas prendre le terme « contestation » dans une acception trop technique, au sens de deux prétentions ou demandes contradictoires, et d’en donner une définition matérielle plutôt que formelle (Le Compte, Van Leuven et De Meyere, précité, § 45). De surcroît, pour apprécier l’existence d’une contestation sur un droit de caractère civil, il faut, par-delà les apparences et le vocabulaire employé, s’attacher à cerner la réalité telle qu’elle ressort des circonstances de chaque affaire (Miessen c. Belgique, no 31517/12, § 45, 18 octobre 2016).

33.  En l’espèce, la Cour relève que, au-delà de la différente nature attribuée au niveau interne à la procédure de faillite et à celle de liquidation administrative, dans les deux cas le créancier fonde la perspective de réalisation de son crédit sur l’activité d’un sujet tiers qui vérifie l’existence des créances et procède ensuite à leur liquidation.

34.  En ce qui concerne la procédure de faillite, la Cour a toujours considéré qu’il y a contestation à partir du moment où le créancier dépose une déclaration de créance (Savona c. Italie, no 38479/97, §§ 7 et 14, 15 février 2000, Venturini c. Italie, no 44534/98, §§ 4 et 10, 1er mars 2001, et Ragas c. Italie, n44524/98, §§ 3 et 9, 23 octobre 2001).

35.  Dans le cadre de la liquidation administrative, la Cour relève que c’est à partir de la première communication du commissaire relative à la vérification des créances de l’entreprise en cessation de paiements, que le créancier peut présenter une demande visant l’admission de son crédit dans la liste de créances (voir, mutatis mutandis, Santoni c. France, n49580/99, § 37, 29 juillet 2003 ; Jorge Nina Jorge et autres c. Portugal, n52662/99, §§ 30 et 31,19 février 2004).

36.  En s’intéressant à l’impact réel de cette démarche dans le cadre de la procédure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Gorou c. Grèce (no 2) [GC], no 12686/03, § 30, 20 mars 2009), la Cour estime en l’occurrence que, à partir de ladite demande formulée par le créancier, il surgit une « contestation » réelle et sérieuse sur un droit de caractère civil, s’agissant d’une créance fondée sur des lettres de change (Neves e Silva c. Portugal, § 37, 27 avril 1989, série A no 153-A, et Éditions Périscope c. France, § 38, 26 mars 1992, série A no 234-B).

37.  Dès lors, la Cour conclut que l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer à la présente espèce.

2.  Sur le non-épuisement des voies de recours internes

38.  La Cour prend acte des observations du gouvernement défendeur, qui maintient, en s’appuyant sur la jurisprudence interne bien établie, que la « loi Pinto » n’est pas applicable à la liquidation administrative.

39.  Elle observe que, d’après cette même jurisprudence, la possibilité de recourir au remède Pinto est limitée à la seule contestation de la déclaration de cessation de paiements ou à l’opposition à la liste de créances, ce qui exclut ainsi la procédure menée par le commissaire.

40.  Dès lors, la Cour considère que le requérant n’était pas tenu d’épuiser la voie de recours représentée par la « loi Pinto ».

3.  En conclusion

41.  Constatant enfin que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.  Sur le fond

42.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 68, CEDH 2006‑V).

43.  En l’espèce, la Cour note que la procédure a débuté le 4 juillet 1985, date à laquelle le requérant a adressé au commissaire la demande visant l’admission de sa créance. Elle relève que la liquidation des actifs composant le patrimoine de la société débitrice était encore pendante à la date des dernières informations fournies par le requérant (à savoir le 24 décembre 2010 - paragraphe 11 ci-dessus). À cette date, la procédure avait donc duré globalement près de vingt-cinq ans et six mois. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour constate que la procédure en question a été particulièrement complexe, s’agissant notamment du recensement de l’activité économique de la société et de la transformation de chaque créance en liquidité par voie de vente ou de recouvrement. Néanmoins, elle considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument convaincant pouvant justifier une telle durée.

44.  Partant, tout en reconnaissant en l’occurrence la complexité des procédures en matière de faillite, la Cour estime que la durée litigieuse est excessive et qu’elle n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, en matière de faillite, De Blasi c. Italie, no 1595/02, §§ 19-35, 5 octobre 2006, Gallucci c. Italie, no 10756/02, §§ 22-30, 12 juin 2007, et Viola et autres c. Italie, n7842/02, §§ 58-63, 8 janvier 2008).

45.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

46.  Le requérant se plaint du caractère ineffectif du recours fondé sur la « loi Pinto », notamment au motif que, en raison de la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, la liquidation administrative est considérée comme une procédure administrative pour laquelle le recours Pinto serait exclu. Il invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

47.  Le Gouvernent soutient que le remède Pinto représente en règle générale une voie de recours effective qui est toutefois inapplicable en matière de liquidation administrative.

48.  La Cour observe que les principes qui se dégagent de la jurisprudence interne consolidée en la matière confirment l’inapplicabilité de la « loi Pinto » à la liquidation administrative (paragraphe 18 ci-dessus).

49.  Ainsi, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention à raison de l’absence en droit interne d’un recours permettant au requérant d’obtenir la sanction de son droit à voir sa cause entendue dans un délai raisonnable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Xenos c. Grèce, no 45225/09, § 44, 13 juillet 2017).

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

51.  Le requérant réclame 367 166,22 EUR pour les préjudices matériel et moral.

52.  Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il juge excessives, injustifiées et contraires à la jurisprudence de la Cour.

53.  La Cour observe que, en ce qui concerne le préjudice matériel, son évaluation est en cours dans le cadre de la procédure nationale de liquidation administrative, laquelle était, aux dernières informations, encore pendante. En tout état de cause, le préjudice matériel allégué par le requérant n’a pas de lien de causalité avec la violation constatée, à savoir la durée excessive de la procédure. Partant, il y a lieu de rejeter la demande sous ce volet. En revanche, elle estime que le requérant a subi un tort moral certain. Statuant en équité, elle lui accorde 24 000 EUR à ce titre.

B.  Frais et dépens

54.  Le requérant, justificatif à l’appui, demande également 9 393,25 EUR pour les frais et dépens engagés dans la procédure devant la Cour.

55.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

56.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 500 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

57.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

 

2.  Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

 

3.  Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

 

4.  Dit, par six voix contre une,

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  24 000 EUR (vingt-quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii.  2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 janvier 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Abel Campos                                                       Linos-Alexandre Sicilianos
        Greffier                                                                         Président

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

- opinion concordante de la juge Koskelo ;

- opinion dissidente du juge Wojtyczek.

L.A.S.
A.C.


CONCURRING OPINION OF JUDGE KOSKELO

1.  Like my colleagues in the majority, I have voted in favour of the conclusion that Article 6 is applicable in the circumstances of the present case. I have also joined the majority in finding that there has been a violation of Article 6 on account of the excessive duration of the liquidation proceedings. I consider, however, that it is important in the context of Article 6 to note the particularities of insolvency proceedings, because they do have a bearing on the assessment, inter alia, of the reasonable duration of such proceedings and the extent to which the responsibility of the State under that Article may be engaged in this regard.

General remarks

2.  Insolvency proceedings are, in some key respects, different from most other kinds of proceedings within the purview of Article 6.

3.  Firstly, the role and involvement of courts in such proceedings is usually more limited than in other types of civil proceedings. Although certain stages of insolvency proceedings take place before the competent courts and depend on judicial determinations and decisions, the courts, or other State authorities for that matter, are usually not in charge of other, crucial stages of such proceedings. In most cases, the liquidator or administrator who is responsible for managing the resolution of the insolvency is a private practitioner entrusted with the task of acting in the collective interest of the creditors. Although appointed by the competent court and subject to some form and degree of supervision, the liquidator or administrator is typically not an agent of the State but a trustee of the body of creditors. This has also been acknowledged by the Court – in the context of a complaint under Article 1 of Protocol No. 1 – in Kotov v. Russia [GC], no. 54522/00, §§ 99-107, 3 April 2012.

4.  Secondly, the basic character of insolvency proceedings distinguishes them from most other kinds of civil proceedings in terms of their aim. Insolvency proceedings exist in different forms, as collective mechanisms for the enforcement of the totality of claims against a debtor, either through liquidation of the insolvent debtor’s assets, or through the reorganisation of corporate debtors finding themselves in financial distress, or through the rehabilitation of over-indebted individuals. Regardless of the type of insolvency proceedings, a common feature of such proceedings is that they are not only, or even mainly, concerned with the adjudication of disputes but with the overall resolution of complex situations arising from a debtor’s financial crisis, aimed at an outcome which is in the best interests of the stakeholders, in particular of the various classes of creditors.

5.  Because of these special features, it would be a grave mistake to apply Article 6 in the context of insolvency proceedings as if such proceedings could be assimilated with other, ordinary kinds of adjudication proceedings. It is necessary to take into account the particular characteristics and aims of insolvency proceedings.

6.  While both the opening and the closure of insolvency proceedings will usually require the involvement of courts, and even if issues may arise in the context of such proceedings which require the adjudication of disputes – for instance in determining the validity, amount or legal status of claims against the debtor or the enforceability of certain pre-insolvency transactions – the duration of the insolvency proceedings does not only depend on the time taken by those stages which take place before the courts. The overall duration of such proceedings, that is the period between the opening and the closure of the proceedings, is very much dependent on the time required by the actual liquidation, reorganisation or rehabilitation measures. The whole process is guided by the aim of achieving optimal results from the point of view of satisfying the creditors. This in turn may require measures over a long period of time. In this context, rapid action may not be the best option for reaching an optimal economic outcome for the creditors; in insolvency proceedings, fast resolution is not necessarily the best resolution. Thus, unlike in most other kinds of proceedings, a lengthy overall duration of the process of resolution may sometimes be well justified by the purpose of the proceedings and the best interests of the creditors. Obviously, this must be determined in the light of the circumstances of each case.

7.  For these reasons, the time aspects of insolvency proceedings require special considerations to be taken into account, both in terms of the extent to which the duration can be attributable to the State at all, and in terms of the standards by which the reasonableness of the duration must be assessed, bearing in mind the nature and purpose of those proceedings. These specificities need to be borne in mind when assessing whether and how the responsibility of the State is engaged under the timeliness requirement enshrined in Article 6.

The present case

8.  This case concerns a special kind of liquidation procedure under Italian law (liquidazione coatta amministrativa), applicable to particular categories of debtors, such as financial institutions and cooperatives, which are subject to State supervision because of the general interest involved in their activities (paragraph 13 of the judgment). In line with liquidation procedures in general, the impugned procedure is aimed at collective enforcement of all claims against the debtor, in this case a housing cooperative (paragraphs 14-15 of the judgment).

9.  Under this procedure, the competent court determines the state of insolvency and carries out certain other functions in the context of the proceedings, the relevant supervisory authority is entrusted with the formal opening of the liquidation, and the liquidators are public officials. Thus, unlike the typical insolvency procedures existing in the Contracting States, the procedure at issue is in all respects conducted by State authorities, either judicial or administrative, depending on the stage of the liquidation process. Consequently, I agree that the overall duration of these liquidation proceedings is capable of engaging the responsibility of the respondent State under Article 6.

10.  As to the length of the liquidation process in the present case, I do agree with my colleagues in the majority that the respondent Government have failed to submit any pertinent justification for the very long time during which the proceedings have remained pending, and that under these circumstances there has been a violation of Article 6 by the respondent State.


 

OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

1.  Contrairement à la majorité, je ne pense pas que l’article 6 trouve à s’appliquer dans la présente affaire.

2.  Cette affaire concerne une ingérence dans les droits patrimoniaux du requérant. Pendant la durée de la procédure de liquidation administrative, les créanciers ne peuvent pas recouvrer leurs créances, fût-ce partiellement. Ils doivent attendre l’issue de la procédure pour savoir si et dans quelle mesure leurs créances seront honorées. La requête aurait donc dû être communiquée et examinée sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1. La durée de la procédure de liquidation dans cette affaire constitue en effet un motif suffisant pour constater une violation de cet article de la Convention. Je regrette que la majorité ait refusé d’examiner cet aspect de l’affaire.

3.  La majorité exprime l’opinion suivante :

« En s’intéressant à l’impact réel de cette démarche dans le cadre de la procédure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Gorou c. Grèce (no 2) [GC], no 12686/03, § 30, 20 mars 2009), la Cour estime en l’occurrence que, à partir de ladite demande formulée par le créancier, il surgit une « contestation » réelle et sérieuse sur un droit de caractère civil, s’agissant d’une créance fondée sur des lettres de change (Neves e Silva c. Portugal, § 37, 27 avril 1989, série A no 153-A, et Éditions Périscope c. France, § 38, 26 mars 1992, série A no 234-B)»

Je ne suis pas d’accord avec cette opinion. Je note que dans l’arrêt Neves e Silva c. Portugal, la Cour a formulé le point de vue suivant :

« L’article 6 par. 1 (art. 6-1) vaut pour les "contestations" relatives à des "droits" (de caractère civil) que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne, qu’ils soient ou non protégés de surcroît par la Convention (voir entre autres les arrêts Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 16, par. 33, et H. contre Belgique du 30 novembre 1987, série A no 127-B, p. 31, par. 40). »

Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, l’article 6 sous son volet civil est applicable aux litiges portant sur les droits des personnes concernées. Dans le contexte des procédures administratives, la Cour a dans l’arrêt Janssen c. Allemagne (no 23959/94, § 40, 20 décembre 2001) formulé des indications plus précises concernant l’applicabilité de l’article 6 :

« La Cour estime à l’instar du Gouvernement que la période pertinente a commencé à courir le 20 mars 1986, date à laquelle Mme Gretel Janssen a contesté le refus d’indemnisation que lui avait opposé la caisse d’assurance maladie professionnelle. C’est seulement à ce moment-là qu’est née une « contestation » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (König c. Allemagne, 28 juin 1978, § 98, série A no 27) ».

Cette approche a été confirmée, entre autres, dans les affaires Nichifor c. Roumanie (no 1) (n62276/00, § 23, 13 juillet 2006), Schädler et autres c. Liechtenstein (no 32763/08, § 25, 21 octobre 2010), Mitkova c. l’ex¬République yougoslave de Macédoine (no 48386/09, § 49, 15 octobre 2015), Pejčić c. Serbie (n34799/07, § 69, 8 octobre 2013), et Franz Maier GMBH c. Autriche (n24143/11, § 49, 14 février 2017).

Selon cette jurisprudence, passée sous silence dans l’arrêt, dans le cadre d’une procédure administrative non contentieuse, une contestation naît si une personne introduit un recours contre un acte administratif pris à son égard. Tant que l’intéressé n’a pas introduit de recours contre le premier acte administratif, il n’y a pas de contestation.

Dans la présente affaire, il y a effectivement eu une contestation concernant la prise en considération de la créance du requérant. Le litige a été réglé définitivement par l’arrêt du tribunal de Macerata en date du 17 avril 1997 (paragraphe 10). La créance du requérant a été reconnue par le juge. Depuis lors, il n’y a eu aucune nouvelle contestation, aucun nouveau litige. Personne ne conteste que la société placée en liquidation administrative n’est pas en mesure de payer ses dettes. Le requérant attend une décision qui déterminera quelle partie de sa créance lui sera remboursée. Une contestation peut naître à l’avenir si le requérant n’est pas satisfait du déroulement ou de l’issue de la procédure.

4.  La majorité argumente de la façon suivante :

« En ce qui concerne la procédure de faillite, la Cour a toujours considéré qu’il y a contestation à partir du moment où le créancier dépose une déclaration de créance (Savona c. Italie, no 38479/97, §§ 7 et 14, 15 février 2000, Venturini c. Italie, n44534/98, §§ 4 et 10, 1er mars 2001, et Ragas c. Italie, no 44524/98, §§ 3 et 9, 23 octobre 2001). »

Je constate que dans les affaires citées ici, la Cour a effectivement calculé la durée de la procédure à partir de la date à laquelle un créancier avait déposé une déclaration de créance, mais qu’elle l’a fait sans donner aucune explication à cet égard. Elle a complètement omis d’examiner si une contestation existait bel et bien à cette date. En particulier, elle n’a pas examiné si la situation du requérant remplissait les critères d’applicabilité énoncés dans sa jurisprudence. Elle n’a pas non plus formulé explicitement le point de vue selon lequel il y aurait contestation à partir du moment où le créancier dépose une déclaration de créance. Les raisons du choix de l’approche retenue dans ces affaires restent inconnues.

Je note ici aussi que le seul fait qu’une affaire relève de la compétence d’une juridiction et concerne un droit de caractère civil ne rend pas automatiquement l’article 6 applicable. Dans certains systèmes juridiques, les juridictions ont parfois compétence pour statuer sur des questions non litigieuses, à caractère administratif, qui pourraient être du ressort des autorités administratives.

5.  La question de l’applicabilité de l’article 6 à la procédure de liquidation administrative est traitée dans la jurisprudence établie de la Commission européenne des droits de l’homme. La chambre a décidé de s’écarter de cette jurisprudence sans examiner la question en profondeur. Elle s’écarte aussi de la jurisprudence établie concernant la procédure administrative non contentieuse. L’approche adoptée revient à étendre la notion de contestation à toute affaire administrative dans laquelle un pouvoir public doit prendre un acte déterminant les droits (droits de caractère civil au sens de l’article 6) d’une personne.


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