DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KOLOBYCHKO c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA, RUSSIE ET UKRAINE
(Requête n o 36724/10)
ARRÊT
STRASBOURG
18 septembre 2018
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Kolobychko c. République de Moldova, Russie et Ukraine,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano,
président,
Julia Laffranque,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Dmitry Dedov,
juges,
et de Stanley Naismith,
greffier
de section
,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 août 2018,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 36724/10) dirigée contre la République de Moldova, la Fédération de Russie et l'Ukraine, dont un ressortissant ukrainien, M. Ivan Kolobychko (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 juin 2010 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par M es T. Cârnaţ et A. Briceac, avocats à Chișinău. Le gouvernement moldave a été représenté par son agent, M. L. Apostol. Le gouvernement russe a été représenté par son agent, M. G. Matiouchkine.
3. Le requérant se plaint en particulier d'une violation de l'article 2 de la Convention.
4. Le 18 décembre 2012, la requête a été communiquée au gouvernement moldave et au gouvernement russe. Informé de son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement de la Cour), le gouvernement ukrainien n'a pas répondu.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1963 et réside à Tiraspol, en région transnistrienne de la République de Moldova. Il est le père de Evgueni Kolobychko, né en 1989.
6. Le gouvernement moldave a indiqué qu'il lui était impossible de vérifier les faits de l'affaire au motif que ceux-ci s'étaient déroulés dans une zone sous contrôle exclusif des autorités de la « République moldave de Transnistrie » (« RMT »), autoproclamée comme telle.
7. Le gouvernement russe n'a pas formulé d'observations sur les circonstances de la présente affaire.
8. Le contexte de l'affaire, notamment le conflit armé qui s'est déroulé en Transnistrie en 1991-1992 ainsi que les événements ultérieurs, est décrit dans les arrêts Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie ([GC], n o 48787/99, §§ 28-185, CEDH 2004-VII) et Catan et autres c. République de Moldova et Russie ([GC], n os 43370/04, 8252/05et 18454/06, §§ 8-42, CEDH 2012 (extraits)).
9. Les faits de la cause, tels qu'exposés par le requérant et tels qu'ils peuvent être établis à partir des documents versés au dossier, peuvent se résumer comme suit.
A. Le contexte du décès de Evgueni Kolobychko
10. Le 29 juillet 2007, l'armée de la « RMT » enrôla Evgueni Kolobychko, en tant qu'appelé, au sein d'une unité militaire sise à Tiraspol.
11. D'après les éléments du dossier, le 20 septembre 2007, celui-ci a quitté de son propre chef l'unité militaire et serait resté pendant plus d'un mois chez sa cousine, à Bender, en Transnistrie. Il ressort des déclarations écrites du requérant, de son épouse et de la cousine en question que Evgueni Kolobychko avait à ce moment-là de multiples ecchymoses sur le corps, et qu'il avait rapporté à ce sujet que des soldats lui avaient infligé des brimades et des mauvais traitements.
12. D'après le requérant, les autorités de la « RMT » ont reconduit son fils dans son unité militaire le 24 octobre 2007.
13. Le 1 er novembre 2007, le requérant fut informé que son fils s'était une nouvelle fois enfui de la caserne.
14. Le 3 janvier 2008, le corps en décomposition d'un homme en tenue militaire fut retrouvé au bord du Dniestr.
B. L'enquête diligentée par les autorités de la « RMT »
15 . Le 4 janvier 2008, un rapport d'examen médicolégal du corps retrouvé au bord du Dniestr fut dressé à la demande des autorités de la « RMT ». La Cour n'a pas connaissance du texte de ce rapport.
16 . L'expertise génétique du 4 février 2008, ordonnée par les autorités de la « RMT » et effectuée par un expert du ministère de la Défense de la Fédération de Russie, révéla que le corps était celui de Evgueni Kolobychko. Le rapport correspondant mentionnait en outre que, selon les conclusions de l'expertise médicolégale, le décès était dû à une noyade et que le corps était resté dans l'eau pendant environ quatre semaines.
17 . À des dates non précisées dans le dossier, le parquet militaire de la « RMT » ouvrit une enquête pénale concernant le décès de Evgueni Kolobychko et considéra que le requérant était partie lésée dans la procédure.
18 . Par une lettre du 29 décembre 2008, le parquet en question informa le requérant que l'enquête avait été suspendue au motif qu'aucune personne susceptible d'être mise en examen n'avait été identifiée. Il indiquait que la copie de la décision de suspension ne pouvait être fournie à la partie lésée.
C. Les plaintes déposées auprès des autorités moldaves et russes
19 . Entre-temps, le 5 février 2008, les autorités moldaves avaient ouvert, sur saisine du requérant, une enquête pénale concernant le décès de Evgueni Kolobychko.
20. Le 2 avril 2008, le requérant déposa également une plainte auprès du parquet général de la Fédération de Russie pour le meurtre dont aurait été victime son fils et pour les mauvais traitements que ce dernier aurait subis pendant son service militaire.
21. Par une lettre du 25 avril 2008, le parquet général de la Fédération de Russie transmit la plainte du requérant au parquet général de la République de Moldova.
22 . Selon un rapport d'expertise médicolégale du 29 juillet 2008, dressé par un expert mandaté par l'autorité de poursuite moldave, de l'eau était présente dans les sinus sphénoïdaux de Evgueni Kolobychko, ce qui aurait étayé la thèse d'une mort par noyade. Le rapport précisait également que le corps était en état de décomposition et qu'aucune blessure antérieure au décès n'avait pu être constatée. L'expert indiquait enfin que ses conclusions se fondaient sur les constatations figurant dans le rapport d'expertise médicolégale du 4 janvier 2008 (paragraphe 15 ci-dessus).
23 . Par une ordonnance du 29 octobre 2009, le parquet général de la République de Moldova suspendit l'enquête pénale sur le meurtre allégué de Evgueni Kolobychko au motif qu'aucune personne susceptible d'être mise en examen n'avait été identifiée. Il indiqua que l'autorité de poursuite avait entendu le requérant et que, compte tenu du contexte de l'affaire, elle avait entrepris toutes les démarches procédurales qui étaient en son pouvoir pour élucider les circonstances de la cause. En même temps, il ordonna à l'officier en charge du dossier d'entreprendre des mesures d'investigation afin d'établir l'identité des éventuels auteurs et de rapporter l'avancement de ces recherches au moins une fois tous les six mois.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS DE LA RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA ET D'AUTRES ÉLÉMENTS PERTINENTS
24. Des rapports d'organisations intergouvernementales et non gouvernementales, le droit et la pratique internes pertinents de la République de Moldova ainsi que d'autres documents pertinents en l'espèce sont résumés dans l'arrêt Mozer c. République de Moldova et Russie ([GC], n o 11138/10, §§ 61-77, CEDH 2016).
EN DROIT
I. SUR LA JURIDICTION
25. La Cour doit d'abord déterminer si les faits dénoncés par le requérant relèvent de la juridiction des États défendeurs au sens de l'article 1 de la Convention.
A. Thèses des parties
26. Le gouvernement moldave estime que les faits en cause relèvent de la juridiction de la République de Moldova et de celle de la Fédération de Russie.
27. Pour sa part, le gouvernement russe soutient que les faits à l'origine des griefs soulevés par le requérant ne relèvent pas de sa juridiction et que, par conséquent, la requête doit être déclarée irrecevable ratione personae et ratione loci à l'égard de la Fédération de Russie. Comme il l'a fait dans l'affaire Mozer (précitée, §§ 92-94), le gouvernement russe exprime le point de vue que l'approche adoptée par la Cour à l'égard de la question de la juridiction dans les affaires Ilaşcu et autres (précitée), Ivanţoc et autres c. Moldova et Russie (n o 23687/05, 15 novembre 2011) et Catan et autres (précitée) était erronée et incompatible avec le droit public international.
28. Le requérant rétorque que les faits en cause relèvent de la juridiction des deux États défendeurs susmentionnés.
B. Appréciation de la Cour
29. La Cour note que, au sujet de la juridiction, les parties dans la présente affaire ont des positions identiques à celles adoptées par les parties dans les affaires Catan et autres (précitée, §§ 83-101) et Mozer (précitée, §§ 81-95). En particulier, le requérant et le gouvernement moldave soutiennent que les faits relèvent de la juridiction des deux États défendeurs, alors que le gouvernement russe soutient que la Fédération de Russie n'exerçait aucune juridiction.
30. La Cour rappelle que les principes généraux relatifs à la question de la juridiction au sens de l'article 1 de la Convention à l'égard des actes et faits ayant eu lieu dans la région transnistrienne de la République de Moldova ont été établis dans les arrêts Ilaşcu et autres (précité, §§ 311-�319), Catan et autres (précité, §§ 103-107), ainsi que, plus récemment, Mozer (précité, §§ 97-�98).
1. Juridiction de la République de Moldova
31 . Dans les affaires Ilaşcu et autres , Catan et autres et Mozer (précitées), la Cour a estimé que, même si la République de Moldova n'exerçât aucune autorité sur la région transnistrienne, il découlait du fait que la Moldova était l'État territorial que les personnes se trouvant dans cette région relevaient de sa juridiction. L'obligation incombant à la République de Moldova, en vertu de l'article 1 de la Convention, de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés garantis par la Convention se limitait toutefois à celle de prendre les mesures qui étaient en son pouvoir et en conformité avec le droit international, qu'elles fussent d'ordre diplomatique, économique, judiciaire ou autre ( Ilaşcu et autres , précité, § 333, Catan et autres , précité, § 109, et Mozer , précité, § 100). Les obligations de la République de Moldova en vertu de l'article 1 de la Convention furent décrites comme des obligations positives ( Ilaşcu et autres , précité, §§ 322 et 330-331, Catan et autres , précité, §§ 109-110, et Mozer , précité, § 99).
32 . La Cour ne voit aucune raison de distinguer la présente espèce des affaires mentionnées ci-dessus. Elle observe, par ailleurs, que le gouvernement moldave n'émet pas d'objection quant à l'adoption en l'espèce d'une approche similaire. Elle conclut donc que le fils du requérant relevait en l'espèce de la juridiction de la République de Moldova au sens de l'article 1 de la Convention, mais que la responsabilité de cet État dans les actes dénoncés doit s'établir à la lumière des obligations positives précitées ( Ilaşcu et autres , précité, § 335).
2. Juridiction de la Fédération de Russie
33 . La Cour rappelle avoir jugé dans l'affaire Ilaşcu et autres que la Fédération de Russie avait contribué, tant militairement que politiquement, à la création d'un régime séparatiste dans la région de Transnistrie en 1991-1992 ( Ilaşcu et autres , précité, § 382). Dans des affaires subséquentes ayant eu trait à la Transnistrie, elle a en outre estimé que, jusqu'en juillet 2010, la « RMT » n'avait pu continuer à exister - en résistant aux efforts déployés par la République de Moldova et les acteurs internationaux pour régler le conflit et rétablir la démocratie et la primauté du droit dans la région - que grâce au soutien militaire, économique et politique de la Russie ( Ivanţoc et autres , précité, §§ 116-120, Catan et autres , précité, §§ 121-122, et Mozer , précité, §§ 108 et 110). Dans l'affaire Mozer , la Cour a conclu que le degré élevé de dépendance de la « RMT » à l'égard du soutien russe constituait un élément solide permettant de considérer que la Fédération de Russie continuait d'exercer un contrôle effectif et une influence décisive sur les autorités transnistriennes, et que, dès lors, le requérant relevait de la juridiction de cet État aux fins de l'article 1 de la Convention ( Mozer , précité, §§ 110-111).
34 . Faute d'information pertinente nouvelle prouvant le contraire, la Cour estime que cette conclusion est toujours valable pour la période à considérer en l'espèce, à savoir de juillet 2007 à juin 2010. Elle ne voit donc aucune raison de distinguer le cas présent des affaires Ilaşcu et autres , Ivanţoc et autres , Catan et autres et Mozer précitées.
35. Il s'ensuit que le fils du requérant relevait en l'espèce de la juridiction de la Fédération de Russie, au sens de l'article 1 de la Convention. Par voie de conséquence, la Cour rejette les exceptions ratione personae et ratione loci formulées par le gouvernement russe.
36. La Cour déterminera ci-après si l'intéressé a eu à subir une violation de ses droits protégés par la Convention de nature à engager la responsabilité de l'un ou l'autre des États défendeurs ( Mozer , précité, § 112).
3. Juridiction de l'Ukraine
37. La Cour note que la requête est également dirigée contre l'Ukraine. Elle relève cependant que la présente affaire repose sur des faits qui se sont produits exclusivement sur le territoire contrôlé par la « RMT ». À ce sujet, elle remarque, d'une part, que la région de Transnistrie fait partie, au regard du droit international public, du territoire de la République de Moldova et, d'autre part, que rien ne permet de conclure à l'existence d'un quelconque contrôle exercé par l'Ukraine sur les actes de la « RMT ». Par conséquent, le fils du requérant ne relevait pas de la juridiction de l'Ukraine. Il s'ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée comme étant incompatible ratione personae et ratione loci avec les dispositions de la Convention, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de celle-ci.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
38. Invoquant les articles 2, 3 et 13 de la Convention, le requérant se plaint du décès de son fils survenu pendant l'accomplissement du service militaire obligatoire et de l'absence d'enquête effective sur les circonstances de ce décès.
La Cour rappelle qu'elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d'un grief en examinant celui-ci sur le terrain d'articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant ( Radomilja et autres c. Croatie [GC], n os 37685/10et 22768/12, § 126, CEDH 2018). En l'espèce, elle estime qu'il convient d'examiner les griefs sous l'angle du seul article 2 de la Convention. Cette disposition énonce ce qui suit dans sa partie pertinente en l'espèce :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »
A. Sur la recevabilité
39. Constatant que la requête, dans sa partie dirigée contre la République de Moldova et la Fédération de Russie, n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
40. Le requérant allègue que les autorités ont failli à leur obligation de protéger la vie de Evgueni Kolobychko. Il affirme que son fils a été persécuté et maltraité par d'autres militaires. Il argue également que l'enquête sur les circonstances du décès de son fils n'a pas été suffisamment approfondie et indépendante. Il se plaint en outre de n'avoir pas eu accès à l'enquête diligentée par les autorités de la « RMT ».
41. Les gouvernements moldave et russe ne se sont pas exprimés sur le fond de ces griefs.
1. Sur le volet procédural de l'article 2 de la Convention
42. La Cour rappelle que l'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention requiert qu'une forme d'enquête effective soit menée lorsqu'un individu perd la vie dans des circonstances suspectes ( Šilih c. Slovénie [GC], n o 71463/01, § 157, 9 avril 2009, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], n o 24014/05, § 171, 14 avril 2015).
43. Elle rappelle également que l'effectivité de l'enquête s'apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels : l'adéquation des mesures d'investigation, la promptitude de l'enquête, la participation des proches du défunt à celle-ci et l'indépendance de l'enquête. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Pour de plus amples détails concernant ces critères, la Cour renvoie aux arrêts Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 172-182) et Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], n o 5878/08, §§ 232-239, 30 mars 2016).
44. En l'espèce, la Cour relève que Evgueni Kolobychko a disparu de sa caserne le 1 er novembre 2007 et que son corps, vêtu de l'uniforme militaire, a été retrouvé mort au bord du fleuve Dniestr deux mois plus tard. Elle estime que, dès lors, une enquête sur les circonstances de sa mort devait être menée.
45. Elle note d'emblée qu'elle n'a pas connaissance des décisions adoptées par les autorités de la « RMT » relatives à l'enquête sur le décès de Evgueni Kolobychko ni du contenu du dossier d'instruction tenu par lesdites autorités. Cela est dû tout d'abord au fait que le requérant ne s'est pas vu fournir une copie de la décision de suspension de l'enquête (paragraphe 18 ci-dessus). Elle relève en outre que les gouvernements défendeurs ne lui ont pas non plus fourni de copie des documents émanant des autorités de la « RMT », tous deux s'abstenant de commenter le fond de ce grief. Il est donc difficile pour la Cour de se forger une idée sur le caractère adéquat de l'enquête en l'espèce. Cependant, elle estime, en tout état de cause, qu'il n'est pas nécessaire de se prononcer sur ce point pour les raisons exposées ci-dessous.
46. Elle rappelle que l'enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes et que le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l'enquête, à un degré variable selon les cas ( Hugh Jordan c. Royaume-�Uni , n o 24746/94, § 109, 4 mai 2001, et Armani Da Silva , précité, § 235). Cependant, l'accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d'autres stades de la procédure (voir, parmi d'autres, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], n o 23458/02, § 304, CEDH 2011 (extraits), et Mustafa Tunç et Fecire Tunç , précité, § 179).
47. La Cour a déjà conclu à la violation du volet procédural de l'article 2 dans des affaires dans lesquelles les requérants n'avaient été informés de décisions judiciaires concernant l'enquête qu'avec un retard considérable et dans lesquelles les informations fournies ne contenaient aucune précision sur les motifs desdites décisions (voir, par exemple, Trufin c. Roumanie , n o 3990/04, § 52, 20 octobre 2009, et Velcea et Mazăre c. Roumanie , n o 64301/01, § 114, 1 er décembre 2009) en raison du fait qu'une telle situation était de nature à empêcher toute contestation efficace. Aussi, dans l'affaire Anık et autres c. Turquie (n o 63758/00, §§ 76-�77, 5 juin 2007), où les requérants, après le prononcé de la décision de non-lieu, ne s'étaient vu remettre aucun document du dossier à l'exception de leurs propres dépositions, la Cour a conclu à une violation de l'article 2 au motif que le non-lieu ne pouvait être efficacement contesté sans connaissance préalable des éléments du dossier d'instruction.
48. En l'espèce, la Cour relève que le requérant, en tant que père de Evgueni Kolobychko, avait un intérêt légitime à participer à l'enquête menée par les autorités de la « RMT », d'autant plus que celles-ci lui avaient reconnu la qualité de partie lésée dans le cadre de cette procédure (paragraphe 17 ci-dessus). Elle remarque cependant que le texte de la décision de suspension de l'enquête n'a pas été fourni au requérant et que celui-ci n'a reçu qu'une lettre très sommaire dans laquelle aucune mention n'était faite des motifs qui sous-tendaient cette décision (paragraphe 18 ci-�dessus). Elle souligne en outre qu'il n'apparaît pas non plus que le requérant ait jamais eu l'occasion de prendre connaissance des documents du dossier d'instruction tenu par les autorités de la « RMT ». Elle observe à cet égard que les gouvernements défendeurs ne contestent nullement l'impossibilité pour l'intéressé d'accéder au contenu du dossier en question. Cette impossibilité a sans doute sérieusement contrecarré toute contestation efficace par le requérant des actions de l'autorité de poursuite transnistrienne, ce qui n'est pas non plus nié par les gouvernements défendeurs.
49. La Cour estime donc que l'omission des autorités de la « RMT » d'associer le requérant à l'enquête ou même de lui fournir des informations y relatives a privé celui-ci de la possibilité de défendre ses intérêts légitimes.
50. La Cour juge que ce constat suffit pour conclure que l'enquête diligentée par les autorités de la « RMT » sur les circonstances de la mort de Evgueni Kolobychko n'a pas été effective au sens de l'article 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis , Anık et autres , précité, § 78).
51 . Partant, il y a eu violation du volet procédural de l'article 2 de la Convention.
2. Sur le volet matériel de l'article 2 de la Convention
52. La Cour réaffirme que l'article 2 de la Convention met à la charge des États l'obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l'individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d'autrui ( Osman c. Royaume-Uni , 28 octobre 1998, § 115, Recueil des arrêts et décisions 1998-�VIII) ou, le cas échéant, par ses propres agissements lorsque cette personne est à la charge des autorités ( Keenan c. Royaume-Uni , n o 27229/95, §§ 89-93, CEDH 2001-�III). Elle souligne que cette obligation vaut sans conteste dans le domaine du service militaire obligatoire ( Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), n o 51192/99, 3 juillet 2001) et que, lorsqu'un État impose le service national obligatoire à ses citoyens, il doit faire preuve de la plus grande diligence, notamment en ce qui concerne l'usage des armes ( Abdullah Yılmaz c. Turquie , n o 21899/02, § 56, 17 juin 2008). Cependant, il ne faut pas perdre de vue l'imprévisibilité du comportement humain et il faut interpréter l'obligation positive de l'État de manière à ne pas lui imposer un fardeau insupportable ou excessif. La Cour rappelle que, dans son examen à cet égard, elle doit vérifier si l'éventuelle faute imputable aux professionnels de l'armée va bien au-delà d'une simple erreur de jugement ou d'une imprudence ( ibid. , § 57).
53. Dans le cas d'espèce, la Cour note que, deux mois après sa disparition, Evgueni Kolobychko a été retrouvé mort au bord d'un fleuve, à l'extérieur de sa caserne. Elle observe également qu'il a été établi que la cause de la mort était la noyade et que le corps était resté dans l'eau pendant environ quatre semaines (paragraphes 16 et 22 ci-dessus). Elle remarque que rien dans le dossier ne lui permet de s'écarter de ces constats. Il ressort donc des éléments qui lui ont été fournis, et qui n'ont pas été contestés par le requérant, que le décès de Evgueni Kolobychko est survenu environ un mois après sa disparition de la caserne.
54. La Cour rappelle que, pour l'appréciation des éléments de fait, elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », soulignant qu'une telle preuve peut résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, parmi beaucoup d'autres, Giuliani et Gaggio , précité, § 181).
55 . En l'espèce, les éléments dont dispose la Cour ne lui permettent pas de conclure que Evgueni Kolobychko a été tué ou que sa mort est survenue dans l'enceinte de la caserne. Elle estime donc qu'il n'a pas été établi « au-�delà de tout doute raisonnable » que des militaires ou des agents de la « RMT » avaient été impliqués dans le décès en cause.
56. Cela étant, il incombe encore à la Cour de rechercher si les autorités transnistriennes savaient ou auraient dû savoir qu'il existait un risque réel et immédiat pour la vie de Evgueni Kolobychko et, dans l'affirmative, si elles ont fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour prévenir ce risque.
57. La Cour relève que les allégations selon lesquelles la vie de Evgueni Kolobychko était en danger en raison des persécutions et des mauvais traitements que lui auraient infligés des soldats ne sont fondées que sur les affirmations du requérant et des proches de la victime, affirmations qui se basent exclusivement sur des propos que Evgueni Kolobychko aurait lui-même tenus. La Cour remarque que le requérant n'a fourni aucune autre preuve étayant sa thèse. Elle ne dispose donc pas d'éléments suffisants prouvant que la vie du fils du requérant était menacée par les agissements d'autrui.
58. Il s'ensuit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel à l'égard du fils du requérant.
3. Sur la responsabilité de la République de Moldova et de la Russie
59. La Cour doit ensuite déterminer si la République de Moldova s'est acquittée en l'espèce de son obligation positive de prendre des mesures appropriées et suffisantes pour garantir au fils du requérant les droits découlant de l'article 2 de la Convention (paragraphe 32 ci-dessus). Dans l'arrêt Mozer , la Cour a dit que les obligations positives incombant à la République de Moldova concernaient tant les mesures nécessaires au rétablissement de son contrôle sur le territoire transnistrien, en tant qu'expression de sa juridiction, que les mesures destinées à assurer le respect des droits des requérants individuels ( Mozer , précité, § 151).
60 . Concernant le premier aspect des obligations positives de la République de Moldova, à savoir le rétablissement de son contrôle sur le territoire national, la Cour a jugé dans l'affaire Mozer que, du début des hostilités en 1991-1992 au mois de juillet 2010, l'État avait pris toutes les mesures qui étaient en son pouvoir ( Mozer , précité, § 152). Étant donné que les faits dénoncés dans la présente affaire ont eu lieu avant cette dernière date, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l'espèce ( ibid. ).
61 . Quant au second aspect des obligations positives, à savoir le devoir d'assurer le respect des droits du fils du requérant, la Cour estime que les autorités moldaves ont déployé en l'espèce des efforts pour protéger les intérêts de celui-ci. En particulier, le parquet moldave a ouvert, à la suite des plaintes déposées par l'intéressé, une enquête pénale concernant le décès de Evgueni Kolobychko (paragraphe 19 ci-dessus). Par la suite, il a entrepris les démarches procédurales qui semblent avoir été en son pouvoir. Il a ainsi ordonné une expertise médicolégale du corps de Evgueni Kolobychko et a entendu le requérant (paragraphes 22 et 23 ci-dessus).
62. À la lumière de ce qui précède, la Cour juge que la République de Moldova n'a pas manqué à satisfaire à ses obligations à l'égard du fils du requérant et qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention par cet État.
63. Quant à la responsabilité de la Fédération de Russie, la Cour a établi que la Russie exerçait un contrôle effectif sur la « RMT » pendant la période en question (paragraphes 33-34 ci-dessus). Eu égard à cette conclusion, et conformément à sa jurisprudence, il n'y a pas lieu de déterminer si la Russie exerçait un contrôle précis sur les politiques et les actes de l'administration locale subordonnée ( Mozer , précité, § 157). Du fait de son soutien militaire, économique et politique continu à la « RMT », sans lequel celle-ci n'aurait pu survivre, la responsabilité de la Russie se trouve engagée au regard de la Convention à raison de l'atteinte aux droits du fils du requérant ( ibid. ).
64 . En somme, au vu de ses conclusions opérées au paragraphe 51 ci-�dessus, la Cour estime qu'il y a eu violation par la Fédération de Russie du volet procédural de l'article 2 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
66. Le requérant réclame 60 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
67. Le gouvernement moldave s'en remet à l'appréciation de la Cour quant au bien-fondé de cette demande.
68. Le gouvernement russe estime qu'il n'a pas à verser d'indemnité puisque, selon lui, aucune violation des droits du fils du requérant ne peut lui être imputée. Il ajoute que, en tout état de cause, la somme demandée est excessive.
69. La Cour rappelle avoir jugé que, en l'espèce, la République de Moldova ne pouvait être tenue pour responsable d'aucune violation des droits garantis au fils du requérant par la Convention. En conséquence, il n'y a pas lieu que cet État défendeur verse au requérant une indemnité pour dommage moral.
70. La Cour a conclu ci-dessus à la violation par la Fédération de Russie du volet procédural de l'article 2 de la Convention à l'égard du fils du requérant. Eu égard à la violation commise par cet État et à sa gravité, la Cour estime qu'il se justifie en l'espèce d'allouer une réparation pour dommage moral. Statuant en équité, elle accorde au requérant la somme de 20 000 EUR, à verser par la Fédération de Russie.
B. Frais et dépens
71. Le requérant demande également 2 400 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il allègue avoir conclu un contrat avec ses représentants, qu'il n'a cependant pas versé au dossier. Il fournit néanmoins un relevé horaire détaillé du travail effectué par les représentants en question pour la présente affaire (quarante heures au taux horaire de 60 EUR). Il fournit également copie des taux horaires recommandés par l'Union des avocats de la République de Moldova, qui sont compris entre 40 et 150 EUR.
72. Le gouvernement moldave estime ces demandes excessives. Le gouvernement russe les considère quant à lui excessives et non étayées.
73. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d'accorder, pour la procédure devant elle, le montant réclamé par le requérant. Cette somme est à verser par la Fédération de Russie.
C. Intérêts moratoires
74. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare , à l'unanimité, la requête recevable à l'égard de la République de Moldova ;
2. Déclare , à la majorité, la requête recevable à l'égard de la Fédération de Russie ;
3. Déclare , à l'unanimité, la requête irrecevable pour le surplus ;
4. Dit , à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention par la République de Moldova ;
5. Dit , par six voix contre une, qu'il y a eu violation du volet procédural de l'article 2 de la Convention par la Fédération de Russie ;
6. Dit , à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation du volet matériel de l'article 2 de la Convention par la Fédération de Russie ;
7. Dit , par six voix contre une,
a) que la Fédération de Russie doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral,
ii. 2 400 EUR (deux mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette , à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 septembre 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley Naismith
Robert Spano
Greffier
Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée du juge Dedov.
R.S.
S.H.N.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE DEDOV
Mon vote dans cette affaire repose sur le raisonnement que j'ai exposé dans mon opinion dissidente en l'affaire Mozer c. République de Moldova et Russie ([GC], n o 11138/10, CEDH 2016) quant à la question du contrôle effectif de la Fédération de Russie sur la Transnistrie.