KOK v. TURKEY - 32954/12 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 520 (02 July 2019)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/520.html
Cite as: CE:ECHR:2019:0702JUD003295412, ECLI:CE:ECHR:2019:0702JUD003295412, [2019] ECHR 520

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KOK c. TURQUIE

( Requête n o 32954/12 )

 

 

 

 

 

 

ARRÊT
 

 

STRASBOURG

2 juillet 2019

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif . Il peut subir des retouches de forme.

 


En l ' affaire Kok c. Turquie ,

La Cour européenne des droits de l ' homme ( deuxième section ), siégeant en un comité composé de   :

Valeriu Griţco, président,
Egidijus Kūris,
Darian Pavli, juges ,
et de Hasan Bakırcı , greffier adjoint d e section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2019 ,

Rend l ' arrêt que voici, adopté à cette date   :

PROCÉDURE

1.     À l ' origine de l ' affaire se trouve une requête (n o 32954/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M.   Nazım Kok («   le requérant   »), a saisi la Cour le 30 mars 2012 en vertu de l ' article   34 de la Convention de sauvegarde des droits de l ' homme et des libertés fondamentales («   la Convention   »).

2.     Le requérant a été représenté par M e   R. Demir, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc («   le Gouvernement   ») a été représenté par son agent.

3.     Le 16 janvier 2017 , la requête a été déclarée irrecevable sur le fondement de l ' article 54 § 3 du règlement de la Cour, à l ' exception d ' un grief concernant une atteinte que le requérant estimait avoir été portée à son droit à la liberté d ' expression, lequel a été communiqué au Gouvernement.

EN FAIT

I.     LES CIRCONSTANCES DE L ' ESPÈCE

4.     Le requérant est né en 1963 et réside à Mardin.

5.     Le 21 août 2005, alors qu ' il était le représentant local du parti politique DEHAP (Parti démocratique du peuple) à Nusaybin (Mardin), il organisa le transfert vers Nusaybin de la dépouille d ' un membre du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée) d ' origine syrienne qui avait été tué par les forces de l ' ordre turques lors d ' affrontements armés qui s ' étaient déroulés à Trabzon. À l ' occasion des obsèques qui eurent lieu sur le sol turc avant le transfert de la dépouille en Syrie, il prononça un discours.

6.     Par un acte d ' accusation daté du 19 septembre 2005, le procureur de la République de Diyarbakır («   le procureur   ») engagea à l ' encontre du requérant et de sept autres personnes des poursuites du chef de propagande en faveur d ' une organisation terroriste à raison du discours qui avait été prononcé par l ' intéressé et des slogans qui avaient scandés par le public.

7.     Le 3 avril 2008, la cour d ' assises de Diyarbakır («   la cour d ' assises   ») condamna le requérant à un an et huit mois d ' emprisonnement du chef de propagande en faveur d ' une organisation terroriste, infraction réprimée par l ' article 7 § 2 de la loi n o 3713 sur la lutte contre le terrorisme («   loi n o   3713   »). Elle exposa que le requérant était le représentant local du DEHAP à Nusaybin, qu ' il était allé chercher la dépouille du terroriste d ' origine syrienne à Trabzon pour la ramener à Nusaybin, qu ' il avait permis que des obsèques y fussent organisées, qu ' il était monté sur la camionnette qui transportait la dépouille et qu ' il y avait prononcé un discours, que dans le cadre de celui-ci il avait indiqué que Nusaybin protégeait son martyr et qu ' elle allait toujours le protéger, et que le public l ' avait interrompu pour l ' applaudir et avait scandé des slogans. Elle estima que, ce faisant, le requérant avait fait de la propagande en faveur du PKK et que, dans le même temps, il avait provoqué la foule. Elle considéra aussi que le fait que le requérant avait permis le transfert de la dépouille, le rassemblement du public ainsi que la tenue des obsèques démontrait que c ' était de manière délibérée qu ' il avait commis l ' infraction susmentionnée.

8.     Le 26 novembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant et confirma l ' arrêt de la cour d ' assises.

9.     Le 6 juillet 2012, la cour d ' assises, prenant acte de l ' entrée en vigueur de la loi n o 6352 (paragraphe 13 ci-dessous) et se conformant à l ' article 1 provisoire de cette loi, décida de suspendre l ' exécution de la peine qui lui avait été infligée avant que le requérant ne fût r éincarcéré, et le 31   juillet 2012 elle prononça un sursis à l ' exécution de la décision de condamnation.

II.     LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.     L ' article 7 § 2 de la loi n o 3713

10.     L ' article 7 § 2 de la loi n o 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était libellé comme suit   :

«   Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l ' alinéa ci-dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d ' emprisonnement ainsi qu ' à une peine d ' amende de 50   millions à 100   millions de livres (...)   »

11.     Après avoir été modifié par la loi n o 5532, entrée en vigueur le 18   juillet 2006, l ' article 7 § 2 de la loi n o 3713 disposait ce qui suit   :

«   Quiconque fait de la propagande en faveur d ' une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d ' emprisonnement. (...)   »

12.     Depuis la modification opérée par la loi n o 6459, entrée en vigueur le 30   avril 2013, cette disposition se lit               ainsi   :

«   Quiconque fait de la propagande en faveur d ' une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d ' organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d ' emprisonnement. (...)   »

B.     La loi n o 6352

13 .     La loi n o 6352, intitulée «   loi portant modification de diverses lois aux fins de l ' optimisation de l ' efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias   » («   la loi n o   6352   »), est entrée en vigueur le 5 juillet 2012 . Elle prévoit en son article   1 provisoire, alinéas 1 c) et 3, qu ' il sera sursis pendant une période de trois ans à l ' exécution de toute peine devenue définitive consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans infligée pour la commission d ' une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d ' autres moyens de communication de la pensée et de l ' opinion, à la condition que l ' infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.

EN DROIT

I.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L ' ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

14.     Le requérant voit dans la condamnation qui lui a été infligée au pénal une atteinte à son droit à la liberté d ' expression, au sens de l ' article   10 de la Convention.

15.     Le Gouvernement soulève une exception d ' irrecevabilité concernant la qualité de victime du requérant. Il argue que, eu égard au fait qu ' il a été sursis à l ' exécution de la peine infligée à l ' intéressé, ce dernier ne peut se prétendre victime.

16.     Le requérant combat cette thèse.

17.     La Cour rappelle avoir déjà jugé que la mesure de sursis à l ' exécution d ' une peine ne peut passer pour prévenir ou réparer les conséquences de la procédure pénale dont l ' intéressé a directement subi les dommages à raison de l ' atteinte portée par elle à sa liberté d ' expression (voir, mutatis mutandis , Aslı Güneş c.   Turquie (déc.), n o   53916/00, 13   mai   2004, Yaşar Kaplan c. Turquie , n o   56566/00, §§ 32 et   33, 24   janvier 2006, et Ergündoğan c. Turquie , n o   48979/10, § 17, 17   avril 2018). Elle relève par ailleurs qu ' en l ' espèce le requérant a été maintenu en détention provisoire et qu ' il a donc déjà purgé une partie de la peine d ' emprisonnement prononcée contre lui. Il convient donc de rejeter cette exception.

18.     Le requérant plaide que sa condamnation à une peine d ' emprisonnement a méconnu son droit à la liberté d ' expression.

19.     Le Gouvernement soutient que l ' ingérence litigieuse dans l ' exercice par le requérant de son droit à la liberté d ' expression était prévue par l ' article   7 § 2 de la loi n o 3713 et qu ' elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale, la défense de l ' ordre et la prévention du crime. Le Gouvernement indique que le requérant avait organisé les obsèques d ' un membre du PKK, qu ' il avait permis le rassemblement de manifestants, et que ceux-ci avaient scandé des slogans en faveur de cette organisation illégale. Il estime que, dans ces conditions, l ' ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

20.     La Cour observe qu ' il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant s ' analyse en une ingérence dans l ' exercice par l ' intéressé de son droit à la liberté d ' expression, que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l ' article 7 § 2 de la loi n o   3713, et qu ' elle poursuivait des buts légitimes au regard de l ' article   10   §   2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l ' ordre et la prévention du crime.

21.     Quant à la nécessité de l ' ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d ' expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], n o 56925/08, §   48, 29 mars 2016) et Belge c. Turquie (n o 50171/09, §§ 31, 34 et 35, 6   décembre 2016). Elle estime que, pour apprécier si la «   nécessité   » de l ' atteinte portée au droit à la liberté d ' expression du requérant est établie de manière convaincante en l ' espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions turques à l ' appui de leur condamnation de l ' intéressé ( Gözel et Özer , n os 43453/04et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

22.     Elle note que, en l ' espèce, le requérant a été condamné au pénal du chef de propagande en faveur d ' une organisation terroriste. Les tribunaux internes ont reconnu l ' intéressé coupable de l ' infraction susmentionnée au motif qu ' il avait organisé les obsèques d ' un membre du PKK qui avait été tué par les forces de l ' ordre lors d ' affrontements armés, qu ' il avait permis au public de se rassembler, qu ' à cette occasion il avait prononcé un discours et que des slogans y avaient été scandés par les manifestants. Examinant les décisions rendues par les juridictions nationales, la Cour constate que ni l ' arrêt de la cour d ' assises ni celui de la Cour de cassation l ' ayant confirmé n ' apportent des explications suffisantes sur la question de savoir si, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s ' inscrivaient et à leur capacité de nuire, le discours de l ' intéressé, les slogans scandés par le public et les autres actes reprochés au requérant, pouvaient être considérés, et c ' est là, aux yeux de la Cour, l ' élément essentiel, comme renfermant une incitation à l ' usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine ( Mart et autres c. Turquie , n o   57031/10, §   32, 19 mars 2019).

23.     Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure prise par les autorités internes à l ' égard du requérant ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu ' en tout état de cause elle n ' était pas proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n ' était pas nécessaire dans une société démocratique.

24.     Partant, il y a eu violation de l ' article 10 de la Convention.

II.     SUR L ' APPLICATION DE L ' ARTICLE   41 DE LA CONVENTION

25.     Le requérant réclame 10   000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu ' il estime avoir subi. Il sollicite en outre 2   000 EUR pour les frais afférents à sa représentation. Il ne présente aucune pièce justificative à l ' appui de cette demande.

26.     Le Gouvernement soutient que cette somme est exorbitante et injustifiée. Il expose aussi que le requérant n ' a pas présenté de justificatifs de paiement relativement à ses frais d ' avocat.

27.     La Cour considère qu ' il y a lieu d ' octroyer au requérant 2   500   EUR pour préjudice moral. Quant aux frais afférents à sa représentation, la Cour rejette la demande présentée à ce titre, faute pour l ' intéressé d ' avoir produit les justificatifs nécessaires à cet égard.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L ' UNANIMITÉ,

1.     Déclare la requête recevable   ;

2.     Dit qu ' il y a eu violation de l ' article 10 de la Convention   ;

3.     Dit

a)     que l ' État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, la somme de 2   500 EUR (deux mille cinq cents euros), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d ' impôt sur cette somme, pour dommage moral   ;

b)     qu ' à compter de l ' expiration dudit délai et jusqu ' au versement, ce montant sera à majorer d ' un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage   ;

4.     Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 juillet 2019 , en application de l ' article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

  Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président

 


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