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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KOKLU AND OTHERS v. TURKEY - 77832/12 (Judgment : Article 2 - Right to life : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 741 (15 October 2019)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/741.html
Cite as: [2019] ECHR 741

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DEUXIÈME SECTION

 

AFFAIRE KÖKLÜ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 77832/12)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

15 octobre 2019

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l’affaire Köklü et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

          Julia Laffranque, présidente,
          Ivana Jelić,
          Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er octobre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 77832/12) dirigée contre la République de Turquie et dont quatorze ressortissants de cet État, tous de nationalité turque (« les requérants » – voir la liste en annexe), ont saisi la Cour le 21 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants ont été représentés par Me G. Tuncer, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Le 17 avril 2018, les griefs requalifiés sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

4.  Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un Comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.

EN FAIT

I.         LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  À l’époque des faits, les requérants, condamnés pour appartenance à une organisation terroriste, purgeaient leurs peines à la prison de type E d’Üsküdar (Istanbul).

A.    La genèse de l’affaire

6.  En octobre 2000, dans plusieurs prisons furent entamées des grèves de la faim pour protester contre la création de nouveaux établissements pénitentiaires de haute sécurité, dits de type F, qui visait à mettre en service des unités de vie d’une à trois personnes au lieu de dortoirs.

7.  Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans vingt établissements pénitentiaires. Au cours de cette opération, baptisée « retour à la vie » (hayata dönüş), des heurts violents survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers.

8.  La prison d’Üsküdar n’échappa pas à ces mouvements. À cette dernière date, vers 4 h 30, les forces de la gendarmerie y déclenchèrent une opération anti-mutinerie qui dura trois jours et fut marquée par des montées de violence sporadiques. 1 142 gendarmes furent impliqués dans cette opération, dont 268 déployés intra muros ; ils eurent recours à des armes d’assaut, bombes lacrymogènes et jets d’eau à haute pression pour contrer les insurgés.

9.  L’opération coûta la vie à un sergent et cinq détenus, et plusieurs personnes furent blessées, dont les requérants et deux gardiens, touchés par balles.

10.  Au terme de l’opération, le 23 décembre 2000, l’administration pénitentiaire procéda au transfèrement de vingt-huit détenus dans d’autres établissements carcéraux (voir Makbule Akbaba et autres c. Turquie, no 48887/06, §§ 5 à 7, 10 juillet 2012, et Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, §§ 7 à 10, 23 juin 2009).

11.  Les fouilles effectuées parallèlement permirent de découvrir dans les dortoirs cinq pistolets, 55 balles, 108 douilles, plusieurs explosifs et armes à feu artisanaux, une bombe à retardement, différents types d’armes blanches, des substances chimiques et des cocktails Molotov.

Concernant plus particulièrement l’utilisation de bombes lacrymogènes lors de l’opération, le rapport d’expertise du 4 janvier 2001, préparé par l’Institut médicolégal, contient le passage suivant :

« (...) Furent observés plusieurs trous ouverts au niveau du plafond entre les dortoirs C-8 et C-9. De cette zone fut senti une odeur provenant probablement de bombes lacrymogènes. Dans le salle de conférence du bloc B et son passerelle furent observés quatre petits trous au plafond et deux grands sur les murs du fond et de devant ; sous l’un de ces derniers, fut découvert une bombe lacrymogène (...) non explosée. Le personnel pénitentiaire a expliqué que l’équipe ayant mené l’opération avait ramassé sur les lieux et emporté une quantité importante de bombes lacrymogènes usées (...) ».

B.  Les situations individuelles

1.    Melek Tukur

12.  La requérante fut examinée le 23 décembre 2000 par le médecin pénitentiaire de la prison d’Üsküdar. Ce dernier observa des érythèmes sur les deux cuisses. Se fondant sur ce rapport, le 3 décembre 2001, l’Institut médicolégal conclut que les jours de la requérante n’étaient pas en danger, mais que son état justifiait un arrêt de trois jours.

2.    Oya Açan

13.  Cette requérante fut également examinée le 23 décembre 2000, dans la prison de Kartal, où elle avait été transférée au terme de l’opération. Le rapport mis au net le 15 mai 2001 faisait état de « douleurs musculaires subjectives ». Le 20 juin 2001, l’Institut médicolégal entérina ce constat qui, selon lui, entraînait un arrêt de trois jours.

3.    Gülpınar Adıyaman

14.  Examinée le 23 décembre 2000 par le médecin de la prison d’Üsküdar, cette requérante ne présentait aucune trace de coups et blessures. Aussi, dans son rapport du 3 décembre 2001, l’Institut médicolégal précisa qu’aucun arrêt de convalescence ne s’imposait.

4.    Nuri Akalın

15.  Le requérant fut examiné le 22 décembre 2000, soit avant la fin de l’opération, dans la prison de Kocaeli, où il avait été transféré. Le rapport préliminaire y afférent faisait état de zones ecchymotiques et œdémateuses du côté gauche du front, diverses zones ecchymotiques au niveau du dos ainsi que d’égratignures aux extrémités inférieures et supérieures. Dans son rapport définitif du 29 novembre 2001, l’Institut médicolégal conclut que le pronostic vital du requérant n’était pas engagé, mais que sa situation nécessitait un arrêt de sept jours.

5.    Ömer Berber

16.  L’examen de ce requérant eut lieu le 23 décembre 2000, dans la prison de Kocaeli. Le médecin observa des zones d’hyperémie au niveau supérieur du dos, de la nuque et des poignets – qui présentaient également des égratignures – ainsi qu’une autre hyperémie de 5x5 cm sur l’épaule gauche. Selon toute vraisemblance, l’Institut médicolégal n’a pas rendu un rapport définitif quant à ce requérant.

6.    Özcan Çolak

17.  Le 22 décembre 2000, ce requérant fut conduit à l’hôpital de Numune pour suspicion d’intoxication au gaz. Il se plaignait d’une difficulté respiratoire, d’asthénie, d’irritations aux yeux et de crachats mousseux. Le lendemain, il fut admis à l’hôpital civil de Sağmalcılar, où il déclara qu’il s’opposerait à tout traitement médical. Le requérant resta à l’hôpital jusqu’au 24 décembre suivant. Il s’avéra qu’il ne présentait pas, ou plus, les signes d’une intoxication. Dans son rapport du 29 janvier 2001, l’Institut médicolégal conclut qu’aucun arrêt de convalescence n’était à prescrire.

7.    Turgut Köklü

18.  Ce requérant fut aussi examiné le 23 décembre 2000, dans la prison de Kocaeli. Les médecins observèrent des égratignures et lésions sur les lèvres, deux ecchymoses au niveau de la racine du nez et de l’épaule droite, des égratignures et œdèmes sur les poignets, et trois ou quatre blessures de chevrotine au niveau des extrémités inférieures. Dans son rapport du 29 novembre 2001, l’Institut médicolégal en déduisit que les jours du requérant n’étaient pas en danger, mais que son état justifiait un arrêt de sept jours.

8.    Ahmet Oğur

19.  Le 22 décembre 2000, ce requérant fut examiné dans la prison de Kocaeli. Dans son rapport y afférent, le médecin fit état d’une ecchymose sur le dos et des égratignures superficielles sur le genou droit. L’Institut médicolégal ne se prononça pas sur ce rapport.

9.    Merdan Özçelik

20.  Ce requérant fut examiné le 23 décembre 2000 dans la prison de Kocaeli. Le médecin observa de larges ecchymoses sur plusieurs endroits du dos, diverses blessures intrabuccales, plusieurs égratignures au niveau des poignets et des extrémités inférieures ainsi que des zones ecchymotiques mineures sur le front. Dans son rapport du 28 novembre 2001, l’Institut médicolégal précisa que les jours du requérant n’étaient pas en danger, mais que son état justifiait un arrêt de sept jours.

10.  Mete Tuncer

21.  Examiné le 22 décembre 2000 par le médecin de la prison de Kocaeli, ce requérant présentait plusieurs ecchymoses et égratignures sur le dos, des égratignures sur les poignets et extrémités inférieures, ainsi qu’une sensitivité au niveau de la paroi abdominale évoquant une atteinte hépatique. Dans son rapport du 29 novembre 2001, l’Institut médicolégal précisa qu’il ne pouvait se prononcer avec certitude sans disposer du rapport afférent au problème hépatique susmentionné. Le dossier ne contient pas d’informations ultérieures à cet égard.

11.  İdris Yiğit

22.  Ce requérant fut également examiné le 23 décembre 2000 dans la prison de Kocaeli. Le médecin observa nombre de lésions au niveau du front et sur le dos du nez, une hypérémie au visage, les traces d’un saignement du nez, des lacérations au niveau des lèvres, des lésions sur le dos et la poitrine ainsi que des égratignures au niveau des extrémités inférieures. Par un rapport du 26 novembre 2001, l’Institut médicolégal, concluant à l’absence d’un pronostic vital, précisa que l’état du requérant justifiait un arrêt de sept jours.

12.  Les autres requérants

23.  Il ne ressort pas du dossier que les requérants Cafer Kurt, Selçuk Ulu ou Ali Yıldızbakar aient passé un quelconque examen médical après l’opération litigieuse.

C.  Les procédures diligentées en l’espèce

1.  Les procédures pénales

a)      Quant au personnel militaire ayant participé à l’opération intra muros

24.  Dans la présente affaire l’enquête préliminaire démarra immédiatement après l’opération litigieuse. Le 26 novembre 2002, le préfet d’Istanbul, qui avait été saisi par le parquet d’Ümraniye en vertu de la loi no 4483, décida qu’il n’y avait pas lieu d’entamer des poursuites contre les gendarmes ayant activement participé à l’opération.

Cependant, sur opposition de onze détenus-plaignants, le tribunal administratif régional d’Istanbul infirma la décision du préfet, estimant que les actes dénoncés en l’occurrence tombaient sous le coup du droit commun et ne relevaient pas de la loi no 4483. Une enquête pénale fut ainsi ouverte devant le parquet d’Istanbul.

25.  Le 16 mars 2004, les rapporteurs du parquet sollicitèrent la mise en examen de 268 gendarmes pour mauvais traitements et recours à la force létale ayant entraîné six décès et provoqué 408 blessés parmi les détenus.

Par un acte d’accusation du 29 mars 2004, 267 gendarmes furent finalement déférés pour homicide et coups et blessures dans l’exercice de leurs fonctions. Il y était précisé que les protagonistes avaient usé de leurs armes conformément aux ordres et dans le but de parer aux attaques des insurgés armés.

26.  Tous les requérants figuraient dans la liste des détenus-plaignants. Les requérants Akalın, Köklü, Özçelik et Yiğit étaient aussi cités parmi les blessés ayant fait l’objet d’un arrêt de convalescence de sept jours. La requérante Tukur était sur la liste des personnes ayant bénéficié d’un arrêt de trois jours. La requérante Gülpınar figurait sur la liste des blessés dont l’état ne justifiait pas un arrêt de convalescence. En revanche, Mme Açan, dont la situation était similaire à celle de Mme Tukur, et M. Çolak dont l’état était comparable à celui de Mme Gülpınar, n’étaient cités dans aucune des listes. Il en était de même quant aux requérants Kurt, Ulu et Yıldızbakar qui n’avaient pas passé d’examen médical (paragraphe 22 ci-dessus), tout comme les requérants Berber, Oğur et Tuncer, qui avaient été examinés, mais dont les rapports n’ont pas été finalisés par l’Institut médicolégal.

27.  Les débats s’ouvrirent le 28 avril 2006, sous le numéro de dossier 2001/245. À ce jour, d’après l’information fournie par le Gouvernement, le procès est toujours pendant devant la cour d’assises d’Anadolu Istanbul (anciennement, la cour d’assises d’Üsküdar).

b)      Quant aux détenus

28.  Le 23 mars 2001, le procureur de la République d’Üsküdar inculpa 399 détenus pour rébellion, possession d’explosifs ainsi que homicides et coups et blessures.

29.  Par un jugement du 22 janvier 2016, la cour d’assises d’Anadolu Istanbul déclara l’action pénale éteinte par prescription dans les chefs des requérants.

Selon le Gouvernement, l’affaire est toujours sous examen devant la Cour de cassation.

2.  La procédure administrative (selon les informations fournies par le Gouvernement)

30.  À une date non précisée, la requérante Gülpınar Adıyaman saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’une action de pleine juridiction contre les ministères de l’Intérieur et de la Justice, réclamant réparation du fait d’avoir été blessée lors de l’opération litigieuse.

31.  Le tribunal enjoignit à la requérante de compléter les frais postaux afférent à l’ouverture de son dossier. Celle-ci n’ayant pas obtempéré dans le délai légal, le tribunal décida, le 15 septembre 2003, de classer son affaire. Le 27 octobre 2003, cette décision fut notifiée à la requérante, qui omit d’en interjeter appel, et ladite décision devint définitive.

3.    La procédure devant la Cour constitutionnelle (selon les informations fournies par le Gouvernement)

32.  Le 22 février 2016, le requérant Özcan Çolak introduisit devant la Cour constitutionnelle un recours individuel. Faisant valoir son droit à être jugé dans un délai raisonnable, tel que garanti par la Constitution turque, le requérant tira notamment grief de son acquittement qui aurait été indûment retardé jusqu’à l’écoulement du délai de prescription (paragraphe 28 ci‑dessus).

33.  Par une décision du 27 février 2018, la Cour constitutionnelle déclara ce recours irrecevable, au motif que le requérant avait omis de verser au dossier copie de sa carte d’identité. L’avocate du requérant forma opposition contre cette décision.

Selon le Gouvernement, cette procédure est toujours pendante.

II.      LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

34.  Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans les arrêts Ceyhan Demir et autres c. Turquie (no 34491/97, §§ 77-80, 13 janvier 2005) et Gömi et autres c. Turquie (no 35962/97, §§ 42-45, 21 décembre 2006).

EN DROIT

I.         SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 2 OU 3 DE LA CONVENTION

A.    Considérations liminaires

35.  En premier lieu, l’avocate de la partie requérante relate longuement, en détail, les atrocités qui auraient été commises lors de l’opération litigieuse. Ensuite, les requérants, qui ne procèdent pas d’une distinction claire entre les articles 2 ou 3 de la Convention, dénoncent le caractère meurtrier de l’opération menée en l’espèce, lors de laquelle, ils auraient subi des violences tant physiques que psychiques[1] et échappés de justesse à la mort, faute de mesures propres à les en protéger.

Ils tirent en outre grief de l’inefficacité de la procédure pénale menée à cet égard contre les gendarmes et invoquent les articles 6 et 13 de la Convention en connexion avec l’une ou l’autre des dispositions ci-dessus.

36.  Le Gouvernement conteste ces thèses.

37.  La Cour rappelle d’emblée qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention (paragraphe 34 in fine ci-dessus) sous les angles procéduraux, selon le cas, des articles 2 ou 3 de la Convention.

38.  La Cour s’est déjà prononcée sur l’applicabilité des articles 2 et/ou 3 de la Convention dans le cadre des affaires dirigées contre la Turquie, relativement aux opérations anti-émeutes, dont celles dites de « retour à la vie », en cause dans la présente affaire (voir Vefa Serdar c. Turquie, no 7309/04, § 76, 27 janvier 2015).

À cet égard, elle rappelle avoir déjà conclu à l’applicabilité de l’article 2 lorsque l’usage d’une arme à feu avait été à l’origine des blessures déplorées ; dans ces affaires, la Cour, tenant dûment compte des circonstances ayant entouré le déroulement des opérations incriminées, a considéré que – indépendamment de la question de savoir si le pronostic vital de la victime avait été engagé  ou non – l’utilisation d’armes à feu en milieu carcéral était, en soi, « potentiellement meurtrière » (voir les exemples énumérés dans Vefa Serdar, précité, § 77).

39.  La Cour rappelle que, lorsqu’il n’y a pas de décès de la victime, c’est dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels qui auraient été subis du fait des agents de l’État peuvent être examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention, tout dépendant, entre autres, du degré et du type de la force utilisée ainsi que des intentions et du but non équivoques sous‑jacents à l’emploi de celle-ci (voir Ebru Dincer c. Turquie, no 43347/09, § 33, 29 janvier 2019 et les affaires y citées, et pour une analyse plus détaillées, Vefa Serdar, précité, §§ 75 à 80).

40.  Dans ce contexte, la Cour observe qu’une partie des blessures subies par le requérant Turgut Köklü étaient dues à des chevrotines, donc à l’utilisation d’une arme à feu (paragraphe 17 ci-dessus), et rappelle avoir déjà examiné sous l’angle de l’article 2 de la Convention des cas où les requérants avaient été touchés aux jambes par balles, et où les blessures n’avaient pas engagé de pronostic vital (Evrim Öktem c. Turquie, no 9207/03, §§ 42-43, 4 novembre 2008, Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, §§ 41-42, 12 avril 2011, et Trévalec c. Belgique, no 30812/07, § 61, 14 juin 2011).

Il échoit donc d’examiner les circonstances concernant M. Köklü sur le terrain de l’article 2, ainsi libellé :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

41.  Il n’en va pas de même de la situation des autres requérants, à l’égard desquels la question est plutôt de savoir si leurs jours ont été mis en danger, ce qui a une importance déterminante (Vefa Serdar, précité, § 78, et les références qui y figurent). En l’absence d’un quelconque élément médical ou factuel laissant à penser que les pronostics vitaux de ces requérants se trouvaient éventuellement engagés, la Cour – en vertu du principe jura novit curia (voir Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018) – conclut que leurs griefs doivent être examinés sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

B.     Sur la recevabilité

1.    Les situations particulières de certains requérants

42.  Avant d’aborder l’examen des exceptions préliminaires formulées par le Gouvernement, la Cour estime devoir se pencher d’office sur les situations particulières de certains requérants.

43.  Premièrement, il ne ressort pas du dossier que les requérants Cafer Kurt, Selçuk Ulu ou Ali Yıldızbakar aient passé un examen médical après l’opération litigieuse. Leur avocate explique qu’il ne lui est pas possible de fournir un quelconque élément de preuve à cet égard, reprochant aux autorités d’avoir omis de verser au dossier tous les rapports médicaux pertinents pour l’examen de la présente requête.

Par ailleurs, si la requérante Gülpınar Adıyaman a bien été examinée le 23 décembre 2000 et que deux rapports ont été émis à son égard (paragraphe 13 ci-dessus), la conclusion fut qu’elle ne présentait aucune lésion.

44.  Dans les circonstances telles que celles incriminées en l’espèce, la Cour reconnaît qu’il peut être difficile pour les requérants, tout comme pour leurs avocats, d’obtenir ou de réunir des preuves quant aux mauvais traitements allégués. Aussi a-t-elle déjà admis que pareilles allégations puissent être étayées devant elle par des éléments de preuve qui peuvent résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, parmi d’autres, Kavaklıoğlu et autres c. Turquie, no 15397/02, § 235, 6 octobre 2015).

Dans la présente affaire toutefois, la Cour n’aperçoit rien de tel. MM. Kurt, Ulu, Yıldızbakar et Mme Adıyaman n’ont produit aucun commencement de preuve susceptible d’appuyer leurs thèses. Les trois premiers n’ont pas non plus suggéré qu’on leur eût jamais refusé l’autorisation de consulter un médecin après l’opération pour faire constater les traces des sévices allégués, et la dernière n’a, selon tout vraisemblance, même pas contesté les rapports la concernant.

45.  La Cour observe qu’en fait l’avocate de ces requérants se limite à décrire en détail ce qui serait arrivé aux autres détenus pendant l’intervention militaire, mais ne fournit pas la moindre explication convaincante sur la question de savoir en quoi ses clients auraient « échappé de justesse à la mort » pendant l’opération. Pour la Cour, pareil récit ne saurait s’analyser, à lui seul, comme un commencement de preuve (voir, par exemple, Kars et autres c. Turquie, no 66568/09, § 109, 22 mars 2016).

En l’absence d’explications plus solides sur ce que MM. Kurt, Ulu, Yıldızbakar et Mme Adıyaman auraient enduré, la Cour ne voit aucune raison de suspecter les autorités d’avoir sciemment dissimulé des éléments médicaux sur leurs véritables tableaux cliniques (paragraphe 42 ci‑dessus).

46.  La situation sus-décrite ne diffère guère de celle examinée dans l’affaire Kavaklıoğlu et autres, relativement à une partie des requérants qui avaient fait valoir des griefs comparables (mutatis mutandis, arrêt précité, §§ 236 à 239, et Kars et autres, précité, ibidem).

En bref, tout bien considéré, la Cour déclare la requête irrecevable dans les chefs de Cafer Kurt, Selçuk Ulu, Ali Yıldızbakar et Gülpınar Adıyaman pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

47.  Il en va de même des requérants Melek Tukur, Oya Açan et Ahmet Oğur.

En effet, s’alignant toujours sur son raisonnement dans l’affaire susmentionnée Kavaklıoğlu et autres (paragraphe 45 ci-dessus), la Cour prend acte des rapports médicaux versés au dossier quant à ces trois requérants (paragraphes 11, 12 et 18 ci-dessus), lesquels n’ont jamais été contestés par les intéressés.

Ces rapports font état d’« érythèmes » sur les deux cuisses de Mme Tukur, de « douleurs musculaires subjectives » chez Mme Açan et d’une « ecchymose » sur le dos ainsi que des « égratignures superficielles » sur le genou de M. Oğur.

48.  Pour la Cour, compte tenu de leurs descriptions, pareilles blessures ont pu être occasionnées pendant ou après la fin de l’intervention militaire. Or, ces épisodes se sont assurément déroulés dans des conditions plus ou moins chaotiques et brutales. Il paraît difficile de dissocier ces requérants de cette situation, dans laquelle ils ont été, ne serait-ce qu’indirectement, impliqués ou de présumer qu’ils n’en ont point pâti. Dès lors, il ne peut être exclu que ces blessures, du reste présumées très légères, ont pu être causées pendant l’exécution des mesures d’évacuation des dortoirs ou de regroupement et de transfèrement des détenus, sans qu’il faille forcément reprocher aux responsables de les avoir infligées intentionnellement (comparer avec, mutatis mutandis, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 240).

49.  La Cour estime donc qu’au vu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, il n’a pas été établi que les requérants Melek Tukur, Oya Açan et Ahmet Oğur ont fait l’objet de traitements prohibés par l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gömi et autres c. Turquie, no 35962/97, § 75, 21 décembre 2006).

Il y a alors lieu de déclarer la requête irrecevable également dans leurs chefs pour défaut manifeste de fondement, conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2.    Le caractère prématuré de la requête

50.  Le Gouvernement affirme que la requête est prématurée, dès lors que la procédure pénale ouverte contre les gendarmes devant la cour d’assises d’Anadolu Istanbul est toujours pendante (paragraphe 26 ci-dessus).

51.  Selon la partie requérante, cette exception ne saurait prospérer compte tenu des conclusions de la Cour dans les affaires comparables (Şat c. Turquie, no 14547/04, 10 juillet 2012, et Erol Arıkan et autres c. Turquie, no 19262/09, 20 novembre 2012).

52.  La Cour estime que cette exception doit être jointe au fond de l’affaire, car elle est étroitement liée à la substance des doléances tirées du non-respect des obligations procédurales dégagées tant de l’article 2 (voir, par exemple, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 115, ainsi que les références qui y sont faites, et Makbule Akbaba et autres c. Turquie, no 48887/06, § 31, 10 juillet 2012) que de l’article 3 de la Convention (voir, entre autres, Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 40, 23 juin 2009, et Ebru Dinçer, précité, § 40).

3.  Le non-épuisement de la voie de réparation administrative

53.  Le Gouvernement fait remarquer qu’en l’espèce rien ne démontre que les requérants ont été blessés en raison d’un recours à la force par les gendarmes ni qu’ils aient été directement visés par ces derniers. Pour le Gouvernement, vu la nature de leurs doléances, tirées de préjudices prétendument subis en raison d’absence de mesures préventives prises lors de l’opération litigieuse, une action de pleine juridiction, sur le fondement des articles 17, 56, 125 et 129 de la Constitution, s’avérait un recours que les requérants auraient dû épuiser.

À ce sujet, il fait valoir l’affaire E. 2015/1826 (17 mai 2016), où le Conseil d’État avait eu à connaître d’un cas de blessure grave d’un détenu, survenu lors de la même opération anti-mutinerie. Dans son arrêt, le Conseil d’État concluait à une faute lourde de service, observant qu’en l’occurrence, si la victime était gréviste de la faim, il n’avait pas fait preuve de résistance active à l’aide d’armes ; alors, selon le Conseil d’État, ce détenu avait droit à une protection et n’aurait pas dû être traité de la même manière que les insurgés violents.

54.  L’avocat de la partie requérante avance que, dans les circonstances dénoncées en l’espèce, ses clients n’avaient pas à emprunter la voie en question.

55.  À cet égard, la Cour rappelle ce qui est de jurisprudence constante, que ce soit sous l’angle de l’article 2 (voir, parmi beaucoup d’autres, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 79, CEDH 1999IV, et Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 55, 20 décembre 2007) ou de l’article 3 (voir, par exemple, Keser et Kömürcü, précité, § 57, Şahmo c. Turquie (déc.), no 37415/97, 1er avril 2003, et Özkur et Göksungur c. Turquie (déc.), no 37088/97, 7 décembre 1999) : le simple octroi de dommages-intérêts ne satisfait pas à l’obligation que ces dispositions imposent, dans certaines circonstances, aux États contractants, de rechercher le ou les coupables de mort d’homme ou de mauvais traitements.

Or le recours administratif de réparation dont il s’agit est fondé sur la responsabilité objective de l’État, entre autres, pour les actes illicites de ses agents, dont l’identification – par définition – n’est pas un préalable à l’exercice dudit recours, qui, du reste, ne peut déboucher que sur l’octroi d’une indemnité.

Dès lors, la Cour rejette cette branche de l’exception du Gouvernement.

4.  Le non-épuisement de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle

56.  Le Gouvernement excipe enfin du non-épuisement de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle, en s’appuyant sur la décision de comité de trois juges Deniz c. Turquie (no 47554/11, 3 juillet 2018), et se réfère à un jugement adopté par la Cour constitutionnelle le 23 février 2017, dans l’affaire Elif Poyraz (no 2014/17445), portant sur le décès d’un détenu des suites de blessures subies lors de la même opération. Dans cette affaire, la mère du défunt se plaignait de ce que la procédure pénale diligentée en l’espèce – qui alors perdurait depuis plus de 16 ans – n’avait pas abouti avec la célérité voulue. La Cour constitutionnelle a conclu à la violation du volet procédural du droit à la vie (article 17 de la Constitution), alors que les faits incriminés en l’occurrence remontaient à une date antérieure au 23 septembre 2012, à savoir la date de l’instauration du recours individuel dont il s’agit.

Partant, le Gouvernement reproche aux requérants d’avoir omis d’épuiser cette voie de droit relativement à leurs griefs tirés des volets procéduraux des articles 2 ou 3 de la Convention.

57.  La partie requérante ne répond pas à cet argument.

58.  La Cour estime davantage opportun de joindre l’examen de cette exception à celui du bien-fondé.

5.  Conclusion

59.  Du reste, la Cour constate que la requête – hormis la partie concernant les requérants Cafer Kurt, Selçuk Ulu, Ali Yıldızbakar, Gülpınar Adıyaman, Melek Tukur, Oya Açan et Ahmet Oğur (paragraphes 45 et 48 ci-dessus) – n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Aussi la Cour la déclare-t-elle recevable dans le chef du restant des requérants.

C.    Sur le fond

1.    Les arguments des parties

60.  L’avocate de la partie requérante reprend pour l’essentiel les griefs principaux des requérants et son récit sur les violences commises lors de l’opération litigieuse (paragraphe 34 ci-dessus).

61.  Le Gouvernement, rappelant que déjà en 1996 les détenus membres d’une organisation terroriste avaient lancé une mutinerie dans cette même prison, souligne que l’intervention litigieuse du 19 décembre 2000 s’inscrivait dans le cadre d’une série d’opérations qui ont dû être lancées dans certains établissements pénitentiaires pour y rétablir l’ordre et, notamment, pour protéger la vie des détenus grévistes de la faim, dont l’état de santé ne cessait de s’aggraver. Pour le Gouvernement, il s’agissait là d’une mesure de dernier recours, rendue absolument nécessaire.

62.  Dans ce but, les autorités ont élaboré un plan d’action détaillé, considérant tous les risques potentiels, plan qui prévoyait le déploiement d’agents spécialement formés pour ce faire et, en particulier, la mise en place des moyens pour prodiguer des soins médicaux.

Le Gouvernement précise que, avant de recourir à la force, les gendarmes avaient maintes fois appelé, en vain, les détenus à se rendre. Or, en dépit d’annonces et d’avertissements, certains rebelles ont généré la violence et n’ont pas hésité à utiliser toutes sortes d’armes et d’engins artisanaux, y compris des explosifs. Ils ont ainsi blessé plusieurs gendarmes et tué un autre. Le Gouvernement en veut pour exemple les armes et munitions découvertes dans les dortoirs, soulignant que tout donnerait à penser que les premières balles ont été tirées par ces rebelles.

63.  À cet égard, le Gouvernement précise qu’en l’espèce l’opération avait été conçue et planifiée de façon extrêmement minutieuse et soucieuse de la sécurité des détenus. Au début de l’intervention, les forces de l’ordre avaient privilégié l’usage de moyens non-létales et avaient tout fait pour que les détenus puissent être évacués via les passages ouverts dans les murs et pour que l’effet des bombes lacrymogènes soit atténué par des jets d’eau ; si les agissements des insurgés ont finalement rendu nécessaire l’ultime recours à des armes, leur usage avait été strictement proportionnée et en conformité avec la règlementation en vigueur.

64.  Pour ce qui est de la situation des requérants, le Gouvernement avance que ces derniers n’ont pas été en mesure de démontrer, par des preuves appropriées, que leurs vies avaient été mises en danger, ni que les blessures dont ils se plaignent ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Du reste, rien dans le dossier ne permettrait d’associer ces blessures aux agissements des forces de l’ordre.

65.  Quant aux volets procéduraux des articles 2 et 3 de la Convention, le Gouvernement fait valoir la promptitude avec laquelle le parquet compétent a ouvert une enquête dans la présente affaire et a assuré les examens médicaux des détenus blessés.

Le Gouvernement soutient encore que la procédure pénale contre les gendarmes a jusqu’à ce jour été menée avec diligence et attention. Il estime que la durée de cette procédure, du reste très complexe, ne saurait permettre, à elle seule, pour dire que « l’enquête pénale » menée en amont était dénuée d’effectivité (İldem et autres c. Turquie (déc.), no 17820/11, § 58, 16 janvier 2018), d’autant moins qu’en l’espèce il s’agit d’un procès impliquant 267 prévenus et 408 plaignants.

66.  Le Gouvernement, se référant à la décision Atsız et autres c. Turquie (no 6084/06, 21 novembre 2017), affirme enfin que même la clôture pour motif de prescription d’une procédure pénale ne permettrait pas toujours de conclure que l’enquête initiale avait été inefficace ou que les autorités étaient restées inactives.

2.    Appréciation de la Cour

a)      Sur les volets matériels des articles 2 et 3 de la Convention

67.  La Cour juge approprié d’examiner les questions qui se posent en l’espèce à la lumière des principes généraux dégagés de sa jurisprudence pertinente pour les affaires similaires (voir, par exemple, Keser et Kömürcü, précité, §§ 59 et 60, Ceyhan Demir et autres c. Turquie, no 34491/97, § 97, 13 janvier 2005, Gömi et autres, précité, §§ 51 à 55, et Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77-78, 26 février 2008, ainsi que les références qui s’y trouvent citées), en tenant compte notamment des preuves médicales disponibles.

68.  Dans la présente affaire, nul ne conteste que des affrontements violents opposant des détenus aux forces de l’ordre ont eu lieu dans la prison d’Üsküdar, lors de l’opération anti-émeute qui s’y est déroulée du 19 au 23 décembre 2000. Il n’est pas non plus contesté que les requérants ont été blessés pendant cette période ou subséquemment, alors qu’ils se trouvaient sous l’autorité et la responsabilité de l’État.

La Cour constate aussi qu’aucun élément du dossier ne lui permet d’établir que les requérants auraient activement pris part à l’émeute ou concrètement attaqué les forces de l’ordre, étant entendu que l’action publique intentée contre eux pour rébellion ne tire pas à conséquence sur ce point, car éteinte par prescription en première instance (paragraphe 28 ci‑dessus).

69.  Il s’ensuit qu’en l’occurrence, il incombe au Gouvernement – et à lui seul – de justifier les blessures déplorées ainsi que de produire des preuves pertinentes pour réfuter les allégations des requérants, sans qu’il puisse légitimement tirer argument de leurs agissements lors des événements (voir, parmi beaucoup d’autres, Mansuroğlu, précité, §§ 77-78, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 234 et les références qui y figurent, et Perişan et autres c. Turquie, n  12336/03, § 95, 20 mai 2010).

70.  À cet égard, les explications d’ordre général fournies par le Gouvernement (paragraphes 60 et 62 ci-dessus) permettent de comprendre le potentiel de violence susceptible d’exister dans un établissement pénitentiaire et le fait qu’une désobéissance des détenus puisse dégénérer rapidement en une mutinerie, nécessitant ainsi l’intervention des forces de l’ordre. La Cour est également prête à accorder du poids à l’argument du Gouvernement en ce que l’opération incriminée n’avait pas été menée au hasard ni de manière à donner lieu à des développements inattendus susceptibles d’inciter les gendarmes à réagir sans y être préparés (paragraphe 61 ci-dessus).

Toutefois, ces éléments ne suffisent point pour ôter la charge de la preuve pesant sur le Gouvernement quant à l’établissement des circonstances exactes ayant entouré la situation de chacun des requérants, ni ne permettent à la Cour d’apprécier dûment la nécessité ou la proportionnalité du recours à la force à leur encontre.

71.  Toutefois, cela ne l’empêche pas d’observer objectivement qu’en espèce les autorités n’ont assurément pas déployé la vigilance nécessaire en vue de s’assurer de réduire au minimum tout risque de mettre la vie et l’intégrité physique de Turgut Köklü en péril, étant entendu que, abstraction faite de ses diverses blessures, ce dernier a été touché par plusieurs chevrotines (paragraphe 17 ci-dessus).

La force utilisée en l’espèce sur la personne de ce requérant ne pouvait passer pour « absolument nécessaire » sous l’angle de l’article 2 § 2 de la Convention, dès lors que – et il convient de le réaffirmer – l’utilisation d’armes à feu en milieu carcéral est, en soi, « potentiellement meurtrière » (voir, entre autres, Kavaklıoğlu et autres, précité, § 224, et les références qui y figurent).

72.  Compte du rejet de l’exception du Gouvernement à cet égard (voir, paragraphe 86 in fine ci-dessous), aussi la Cour ne peut-elle que conclure à la violation matérielle de l’article 2 de la Convention dans le chef de M. Köklü.

73.  Quant au requérant Özcan Çolak, dont la situation relève de l’article 3 de la Convention (paragraphe 16 ci-dessus), la Cour rappelle que ce dernier a été conduit à l’hôpital de Numune, avant la fin de l’opération, puis admis à l’hôpital civil de Sağmalcılar pour suspicion d’intoxication au gaz ; il souffrait d’une difficulté respiratoire, d’asthénie, de démangeaisons aux yeux et de crachats mousseux. Finalement, le 24 décembre 2000, les médecins conclurent qu’il ne présentait pas, ou plus, les symptômes d’une telle intoxication.

74.  Tout d’abord, il convient d’observer que le tableau clinique ainsi décrit est plus préoccupant que ceux que la Cour a eu à connaître, par exemple, dans l’affaire Kars et autres c. Turquie, où il s’agissait, entres autres, de deux détenues qui, à la fin d’une opération similaire lancée dans la prison de Bayrampaşa, avaient été conduites à l’hôpital, se plaignant d’avoir pâti d’un usage excessif de gaz lacrymogène et subi une intoxication, alors qu’apparemment leur état ne nécessitait même pas une hospitalisation (arrêt précité, § 96).

Or, dans ladite affaire, la Cour, rappelant sa jurisprudence sur la question de l’utilisation de gaz lacrymogène ou de spray au poivre dans un contexte de maintien de l’ordre public, a mis l’accent sur l’utilisation de tels moyens pour réprimer une émeute dans une prison et, notamment, sur le fait que le gaz a été utilisé – comme en l’espèce – dans un espace confiné (Kars et autres, précité, §§ 97 et 98). La Cour reviendra sur ce point (paragraphe 76 ci‑dessous).

75.  La Cour estime qu’en l’espèce les observations de l’Institut médicolégal concernant l’usage de bombes lacrymogènes lors de l’opération (paragraphe 10 in fine ci-dessus), tout comme le rapport médical concernant M. Çolak, militent en faveur de la thèse d’un usage excessif. En l’absence d’explications de la part du Gouvernement, susceptibles de discréditer cette thèse, le traitement infligé à ce requérant par l’utilisation de gaz lacrymogène doit être considéré comme ayant atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention (ibidem, § 99, et Songül İnce et autres c. Turquie, nos 34252/10 et 25595/08, § 99, 26 mai 2015).

76.  Il faut savoir que si l’utilisation de moyens neutralisants peut s’avérer nécessaire et appropriée pour réprimer une émeute, cela ne signifie pas pour autant que les autorités ont carte blanche, au regard de l’article 3 de la Convention, pour recourir à de tels moyens. Or, rien dans le dossier ne permet à la Cour de déterminer si, en l’espèce, l’action des forces de l’ordre était entourée de garanties suffisantes lorsqu’elles ont fait usage de pareils moyens.

77.  Il n’en demeure pas moins qu’en la matière, la Cour a déjà précisé que l’emploi de gaz et de grenades lacrymogènes au cours de manifestations devait être réglementée (İzci c. Turquie, no 42606/05, § 66, 23 juillet 2013, et Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 57, 22 juillet 2014) et que cette même exigence valait a fortiori pour leur usage dans un espace confiné et densément peuplé, comme celui des prisons, ce qui pourrait entraîner des conséquences graves, voire létales (paragraphe 73 in fine ci-dessus – Songül İnce et autres, précité, § 102). Or, ayant déjà eu l’occasion d’examiner les rares dispositions de la législation nationale en vigueur à l’époque pertinente, relative au maintien de la sécurité en milieu carcéral, la Cour souligne derechef que celles-ci n’énonçaient aucune directive concernant les conditions d’utilisation de gaz et de grenades lacrymogènes (voir, par exemple, Ceyhan Demir et autres, précité, § 80). À cela s’ajoute l’absence d’une explication claire de la part du Gouvernement sur les instructions reçues par les forces de l’ordre quant aux modalités d’utilisation de gaz lacrymogène lors de l’opération en cause.

78.  Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue que l’usage du gaz lacrymogène à l’encontre du requérant Çolak était une réponse adéquate à la situation au regard des exigences de l’article 3 de la Convention (voir en ce sens, Kars et autres, précité, § 107, et Songül İnce et autres, précité, § 105).

Aussi conclut-elle à la violation de l’article 3 de la Convention dans son chef, eu égard au rejet de l’exception du Gouvernement sur ce point (voir, paragraphe 86 in fine ci-dessous).

79.  Reste la situation des requérants Nuri Akalın, Merdan Özçelik, İdris Yiğit, Ömer Berber et Mete Tuncer. Les éléments médicaux concernant ces derniers (paragraphes 14, 15, 19 à 21) permettent d’établir qu’ils ont tous subi diverses blessures, justifiant un arrêt de travail de sept jours pour ce qui concerne les trois premiers requérants. Certes, l’Institut médicolégal n’a pas réexaminé M. Berber et n’a ainsi pas pu se prononcer sur la nécessité d’un arrêt, mais cette circonstance n’a guère de poids, car les traces observées sur le corps de ce requérant sont comparables à celles des trois premiers. Il en va a fortiori de même pour M. Tuncer : l’Institut médicolégal n’a pas pu finaliser le rapport définitif à son égard, car semble-t-il l’information qu’il avait exigée pour ce faire relativement au risque d’une atteinte hépatique ne lui a pas été fournie.

80.  La Cour observe d’emblée que les nombreuses zones ecchymotiques ou d’hyperémie, parfois œdémateuses, ainsi que les lésions observées chez ces requérants, au niveau de la tête et du dos, tout comme les égratignures notées au niveau des extrémités supérieures et/ou inférieures correspondent à des formes de blessures qui, de par leur définition, nombre et emplacement, donnent lieu à de fortes présomptions de fait à la charge du Gouvernement, d’autant que le parquet a cité ces requérants parmi les détenus-plaignants victimes de coups et blessures (paragraphe 25 ci-dessus).

81.  En tout état de cause, contrairement à ce que le Gouvernement laisse entendre (paragraphe 63 ci-dessus), ces cinq requérants ont dû endurer des douleurs physiques et que, quelle qu’en soit la nature, le traitement dont ils ont été victimes a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3. Rien ne permet donc de distinguer franchement leurs situations de celles de MM. Kömürcü et Keser, eux aussi, blessés lors de la même opération (Keser et Kömürcü, précité, §§ 62 et 63).

82.  Le Gouvernement devait alors fournir une explication convaincante sur ces questions et produire des preuves pertinentes susceptibles de faire peser un doute sur les allégations desdits requérants (voir, Keser et Kömürcü, précité, § 63). Or, il s’est borné à faire valoir l’absence de preuves probantes susceptibles d’étayer celles-ci (paragraphe 63 ci-dessus), argument qui, au vu des observations précédentes, n’a pas d’incidence.

83.  Rappelant derechef que la preuve requise par l’article 3 peut résulter d’un faisceau d’indices suffisamment graves, précis et concordants (paragraphe 43 ci-dessus), la Cour considère que les blessures observées sur le corps de ces cinq requérants ont pour origine un traitement qui n’a pu être infligé qu’intentionnellement, et qu’il convient de qualifier d’inhumain et dégradant.

84.  Partant, tenant toujours compte du rejet de l’exception afférente du Gouvernement (voir, paragraphe 86 in fine ci-dessous), la Cour conclut qu’il y a également eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention, dans le chef des requérants Akalın, Özçelik, Yiğit, Berber et Tuncer.

b)      Sur les volets procéduraux des articles 2 et 3 de la Convention

85.  La Cour note – comme déjà dans l’affaire Makbule Akbaba et autres qui portait sur les mêmes événements (arrêt précité, § 39) – qu’en mars 2004 une procédure pénale a été ouverte contre les gendarmes ayant participé à l’intervention et le Gouvernement a indiqué que cette procédure était toujours pendante devant la cour d’assises d’Anadolu Istanbul (paragraphe 26 ci‑dessus).

86.  À cet égard, il n’y a pas lieu de s’attarder sur l’argument du Gouvernement, d’après lequel la durée de la procédure pénale en question ne permettrait pas, à elle seule, de rendre inefficace « l’enquête pénale » y afférente (paragraphe 64 ci-dessus). En effet, la décision İldem et autres sur lequel il s’appuie sur ce point concerne un procès clôturé, non pendant, et parce qu’il est de principe que les exigences procédurales, telles que celles en jeu en l’espèce, s’étendent au-delà du stade de « l’enquête officielle », lorsqu’en l’occurrence celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites (voir, mutatis mutandis, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004 XII). Enfin, pour ce qui est de l’argument tiré de la décision Atsız et autres (paragraphe 64 ci-dessus), il suffit de rappeler que cette affaire portait sur un cas de mort accidentelle, à savoir un cas d’atteinte non-volontaire à la vie, domaine où l’obligation de mettre en place un « système judiciaire efficace » n’exige pas forcément – contrairement au cas présent ‑ un recours de nature pénale.

87.  Force est de constater que plus de dix-huit ans après les faits dénoncés, la procédure dont il s’agit n’a pas enregistré le moindre progrès susceptible de conduire à l’établissement des faits et des responsabilités invoquées par le parquet compétent à raison des actes à l’origine de ce dont les requérants ont été victimes.

Des conséquences sont à tirer de cette situation, à la lumière des exigences de célérité et de diligence auxquelles les investigations menées en l’espèce devaient satisfaire au regard des articles 2 et/ou 3 de la Convention (voir, entre autres, les arrêts précités Kavaklıoğlu et autres, § 283, Vefa Serdar, § 102, Perişan et autres, § 103, et Ceyhan Demir et autres, § 111).

L’une de ces conséquences est que l’exception du Gouvernement, tirée du caractère prématuré de la requête (paragraphes 49 à 51 ci-dessus) doit être écartée.

88.  Ceci étant dit, en ce qui concerne les questions de fond, la Cour observe que sa tâche se confond avec celle de la Cour constitutionnelle turque, pour les motifs qui suivent.

En effet, elle note que, dans le système juridique national, le 23 septembre 2012, un recours individuel a été mis en place devant la Cour constitutionnelle, laquelle a depuis lors compétence pour examiner les recours formés par tout individu s’estimant lésé dans ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution ou par la Convention et ses Protocoles (voir, par exemple, Önkol c. Turquie, no 24359/10, § 66, 17 janvier 2017). Ensuite, elle rappelle que, dans sa décision Kaya et autres c. Turquie (no 9342/16, 20 mars 2018), elle a considéré la nature et les effets d’une décision rendue par la Cour constitutionnelle et a ainsi déclaré les griefs tirés de l’article 2 de la Convention irrecevables au motif que le redressement offert par le système de recours individuel était adéquat (décision précitée, §§ 33-46). En outre, dans sa décision de comité Deniz c. Turquie qu’invoque le Gouvernement (paragraphe 55 ci-dessus), la Cour a exigé l’exercice au préalable de ce recours s’agissant des griefs formulés devant elle sur le terrain de l’article 3 (décision précitée, § 16).

89.  La Cour prend aussi acte du jugement du 23 février 2017 de la Cour constitutionnelle, auquel le Gouvernement se réfère (paragraphe 55 ci‑dessus). Ce précédent est effectivement pertinent, car il conclut à la violation du volet procédural du droit à la vie, relativement à des griefs tirés de la durée et de l’inefficacité du même procès pénal que celui incriminé dans la présente affaire.

90.  Certes, l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête et la Cour a souvent tenu compte de la situation personnelle des requérants dans l’examen de la question de l’épuisement d’une nouvelle voie instaurée après cette date (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)) ; dans des affaires similaires dirigées contre la Turquie, aussi a‑t‑elle déjà statué qu’il serait peu conforme à l’équité de demander aux requérants d’épuiser une autre voie de droit créée le 23 septembre 2012, même si les procédures pénales dont ils se plaignaient étaient toujours pendantes lorsqu’ils l’avaient saisi (voir, entre autres, Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, §§ 42-45, 17 mars 2015, Önkol, précité, § 67, et Ebru Dinçer, précité, §§ 44 et 45).

91.  L’un des critères appliqués à cet égard par la Cour était l’importance du délai qui séparait la date de l’introduction de la requête de celle de la création du recours constitutionnel dont il s’agit, temps qui, dans l’affaire la plus récente, Ebru Dinçer, s’élevait à environ trois ans et deux mois.

Or, dans sa décision susmentionnée Deniz, la Cour a toléré une période de moins d’un an et cinq mois, alors que dans la présente affaire cette période n’est que de deux jours (paragraphe 1 ci-dessus).

92.  La Cour, rappelant que la règle susmentionnée quant à l’épuisement (paragraphe 89 in limine ci-dessus) souffre d’exceptions qui peuvent se justifier par les circonstances d’une affaire donnée (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 87, CEDH 2010), estime que pareille exception doit s’appliquer dans la présente espèce.

93.  Sur ce point, le recours individuel introduit le 22 février 2016 par le requérant Özcan Çolak devant la Cour constitutionnelle (paragraphes 31 et 32 ci-dessus) ne rentre pas en ligne de compte, car l’objet de ce recours était l’action publique intentée contre le requérant, et non le procès des gendarmes mis en cause en l’espèce.

94.  La Cour accueille donc l’exception y afférente du Gouvernement (paragraphes 55 à 57 ci-dessus) et rejette l’ensemble des griefs formulés sur le terrain des volets procéduraux des articles 2 et/ou 3 de la Convention, pour non-épuisement du recours individuel devant la Cour constitutionnelle, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

II.    SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

95.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

96.  Les avocats de la partie requérante réclament pour chacun de leurs clients 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral et s’en remettent à la sagesse de la Cour pour l’évaluation des préjudices matériels subis par eux en l’espèce.

97.  Le Gouvernement conteste ces prétentions, selon lui, exagérées.

98.  La Cour note que la seule question soulevée au titre de la satisfaction équitable concerne les violations matérielles constatées en l’espèce sur le terrain de l’article 2 de la Convention, dans le chef de M. Köklü, et de l’article 3, dans les chefs des requérants Çolak, Akalın, Özçelik, Yiğit, Berber et Tuncer.

Tout d’abord, les requérants n’ayant chiffré aucune demande pour dommage matériel ni étayé l’existence d’un tel préjudice par des éléments tangibles, la Cour conclut à l’absence de prétentions valablement formulées à ce titre et les rejette (voir, par exemple, Saçılık et autres c. Turquie (satisfaction équitable partielle), nos 43044/05 et 45001/05, § 115, 5 juillet 2011).

99.  En revanche, elle estime que les violations constatées n’ont pu manquer de causer des souffrances considérables aux requérants qui ont subi des violences, potentiellement mortelles pour l’un.

Dans ces conditions et tenant dûment compte des exemples qui ressortent des affaires comparables, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer, au titre du préjudice moral, 15 000 EUR au requérant Turgut Köklü (voir, notamment, Songül İnce et autres, précité, §§ 71, 85 et 123), 8 000 EUR au requérant Özcan Çolak (ibidem, §§ 95, 107 et 123), et 10 000 EUR à chacun des requérants Nuri Akalın, Merdan Özçelik, İdris Yiğit, Ömer Berber et Mete Tuncer (ibidem, §§ 88, 93 et 123).

B.     Frais et dépens

100.  L’avocate des requérants demande 10 670 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Cette somme couvrirait les postes suivants exprimés en livres turques (TRY) : 4 000 TRY de frais de traduction, 60 TRY pour les dépens de bureau et 80 TRY pour les frais de poste (pour un total de 4 140 TRY) ; à cela s’ajouterait les honoraires, qu’elle aurait négocié verbalement avec ses clients sur la base de 500 TRY l’heure, en conformité avec les barèmes du barreau d’Istanbul ; Me Tuncer explique avoir fourni un travail de 120 heures au total, dont 78 consacrées aux entretiens, à la préparation de la requête ainsi qu’à la représentation des intéressés au niveau national, et 42, aux communications, recherches et observations écrites. Le montant des honoraires s’élèverait donc à 60 000 TRY, soit à environ 9 980 EUR à l’époque pertinente.

101.  Le Gouvernement rétorque que ces demandes ne sont pas documentées ni suffisamment précises pour faire état des heures travaillées par jour.

102.  La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, entre d’autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). De plus, l’article 60 § 2 de son règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Zubani c. Italie (satisfaction équitable), no 14025/88, § 23, 16 juin 1999).

En l’espèce, la Cour observe que ces prétentions ne sont pas accompagnées de justificatifs, de quittances, de notes ou d’un contrat d’honoraires, le seul document fourni étant un simple relevé des heures de travail fourni. Les principes précités excluent la prise en compte de conventions d’honoraires verbales. Toutefois, compte tenu dudit relevé, fut‑il superficiel, et du nombre des requérants parties à la présente procédure, la Cour estime raisonnable d’allouer aux requérants conjointement la somme de 3 000 EUR, tous frais confondus.

C.    Intérêts moratoires

103.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête irrecevable dans les chefs des requérants Cafer Kurt, Selçuk Ulu, Ali Yıldızbakar, Gülpınar Adıyaman, Melek Tukur, Oya Açan et Ahmet Oğur ;

2.      Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du caractère prématuré de la requête du fait de la litispendance de la procédure pénale devant la cour d’assises d’Anadolu Istanbul et la rejette ;

3.      Joint au fond l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle, puis l’accueille et déclare irrecevables pour ce motif les griefs tirés des volets procéduraux des articles 2 et/ou 3 de la Convention ;

4.      Déclare la requête recevable pour le surplus ;

5.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel, dans le chef de Turgut Köklü ;

6.      Dit qu’il y a eu violation matérielle de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les requérants Özcan Çolak, Nuri Akalın, Merdan Özçelik, İdris Yiğit, Ömer Berber et Mete Tuncer ;

7.        Dit,

a)     que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i.            pour dommage moral, 15 000 EUR (quinze mille euros) au requérant Turgut Köklü, 8 000 EUR (huit mille euros) au requérant Özcan Çolak, et 10 000 EUR (dix mille euros) à chacun des requérants Nuri Akalın, Merdan Özçelik, İdris Yiğit, Ömer Berber et Mete Tuncer, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt,

ii.          conjointement aux requérants, la somme de 3 000 EUR (trois mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par ces derniers à titre d’impôt ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8.      Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 octobre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

   Hasan Bakırcı                                                                    Julia Laffranque
  Greffier adjoint                                                                        Présidente

 


 

ANNEXE

 

1.      Turgut KÖKLÜ est né en 1977

2.      Melek TUKUR est née en 1971

3.      Oya AÇAN est née en 1955

4.      Gülpınar ADIYAMAN est née en 1974

5.      Nuri AKALIN est né en 1977

6.      Ömer BERBER est né en 1975

7.      Özcan ÇOLAK est né en 1974

8.      Turgut KÖKLÜ est né en 1977

9.      Cafer KURT est né en 1967

10.  Ahmet OĞUR est né en 1969

11.  Merdan ÖZÇELİK est né en 1965

12.  Mete TUNCER est né en 1969

13.  Selçuk ULU est né en 1976

14.  İdris YİĞİT est né en 1966

15.  Ali YILDIZBAKAR est né en 1978

 



[1].  Les doléances formulées par une partie des requérants au sujet des sévices qui leur auraient été infligés dans la prison de type F de Kocaeli, où ils avaient été transférés après l’opération, ont fait l’objet d’une autre requête, à savoir Gülbahar et autres c. Turquie, n° 5264/03.


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